« Dois-je continuer de t’écrire dans ce style ? Quelle absurdité ! » (Trakl 1987, I : 477)1
« On ne peut absolument pas se dire. » L’œuvre de Georg Trakl est celle d’un défi : le combat du langage contre le silence, lutte à l’issue incertaine, sans cesse remise en cause, qui ne vaut que d’exister : le poète, tel Sisyphe, ne semble l’avoir gagnée que pour l’avoir livrée. « Magie blanche contre magie noire » (Petit 1990 : 22). En luttant pour la conquête de son propre langage, son « obscure euphonie » („dunkler Wohllaut“ ), Trakl lutte pour son être, sa survie, pour ce qu’il appellera son « salut ». Cette œuvre de conquête, Trakl semble l’entreprendre véritablement au cours de l’année 1908 en dépassant, dans ses nouvelles productions, la résignation désespérée du « Chant à la nuit » datant du mois d’avril, en traversant l’« obscurité qui [l’]éteignit en silence » (Trakl 1987, I : 225).2 Face à l’indicibilité de l’existence et de son malheur, il oppose un devoir impérieux, tâche suprême qu’il s’est donnée à lui-même, avec laquelle se confond sa vie et son œuvre-maîtresse au cours des cinq dernières années de sa brève existence : accomplir sa vérité ou « faire le vrai », c’est « se soumettre, sans condition, à ce qu’il faut représenter » (Trakl 1987, I : 530 et 486).3 Autrement dit, et par-dessus tout, donner langage à l’âme, et le donner au monde. „Sich mitteilen“. Malgré tout : malgré la lancinante conscience de l’impossibilité d’une telle entreprise, ou de son incomplétude.4 On ne peut sans doute aborder l’œuvre de Trakl sans comprendre, par une initiation de type paratextuel, l’« éthique du langage » qui fonde son œuvre : « Dire ou ne pas dire, c’est être ou ne pas être. » (Finck 1993 : 36).
Pour ce faire, il y a certes le texte lui-même, qui est son propre commentaire. Les grandes œuvres, rappelle Jean Bollack, sont leur interprète. Et de fait, à travers trois éléments matriciels, l’œuvre de Trakl se révèle le lieu de son douloureux avènement, d’une confrontation permanente avec le doute qui la menace, d’une interrogation jamais close sur sa possibilité même. Il y a, fondamentalement, le choix de l’altérité radicale du langage, de ce que l’on appelle l’hermétisme ou l’« obscurité » trakléenne (des images, des sons). Elle caractérise son œuvre majeure, qui s’élabore à partir de 1909 : loin d’être un jeu, l’obscurité, pour Trakl (comme plus tard pour Celan), interroge la possibilité du langage humain, sa validité. Mais au cœur de la pénombre, il y a le silence trakléen dont Rilke, dès 1915, comprit qu’il était le fondement de ces chants, ces « quelques clôtures entourant l’infinie non-parole » (Erinnerung 1959 : 10)5 : le silence rend audible la conscience chez l’artiste des limites de l’expression. Il faut enfin envisager l’œuvre poétique dans son étymologie : « poiein », activité productrice, faire. Depuis la première édition critique (1969, rééd. 1987) s’impose en effet un paratexte (factuel) qui fait commentaire : les innombrables corrections auxquelles l’auteur soumet le texte en font une œuvre mouvante, en devenir, sorte de réécriture permanente. Ce phénomène matérialise, mieux qu’une déclaration théorique, la quête inlassable d’un langage singulier et la conscience inquiète de son inachèvement.6
A quoi bon, alors, le discours paratextuel (ou épitextuel), fût-il auctorial ? L’œuvre ne livre-t-elle pas les clés de sa compréhension, jusque dans sa propre interrogation ? Ne boudons pas le plaisir du paratexte. Rilke lui-même clôt son commentaire par une question entre parenthèses, qui appelle en quelque sorte toute l’exégèse trakléenne : « (Qui peut-il avoir été ?) » (Erinnerung 1959 : 11).7 En guise de première « réponse », entrée et horizon de toute glose, figurerait probablement cette déclaration de l’auteur : « On ne peut absolument pas se dire. » (Basil 1987 : 101).8 Si l’on y reconnaît la signature d’un artiste en questionnement permanent, livré à une « nature constamment hésitante et doutant de tout » (Trakl 1987, I : 476), 9 le commentateur peut hésiter à son tour, s’interrogeant sur les conditions de sa transmission : il s’agit d’une information de seconde main, consignée en 1912 dans son journal intime par l’un des amis du poète (Karl Röck) suite à une conversation datant vraisemblablement de la même année, et publiée quelque soixante ans plus tard.10 C’est dire à quelle indigence paratextuelle le poète, par ailleurs avare de commentaire théorique, soumet le lecteur. Restent donc les lettres : elles ne viennent pas démentir le constat. Leur intérêt tient à autre chose qu’à un seul pouvoir d’explication.11
1. L’impossible « correspondance »
La déclaration qui sert ici d’entrée aurait pu figurer en leur sein, encore que, dans sa formulation, elle convînt moins à une activité épistolaire qui est tout entière l’écriture d’un moi („ich“), ancrée dans l’immédiateté de la réalité vécue (matérielle, psychologique). Trakl est un être de l’instant (« Tout est affaire de moment » ; Trakl 1987, I : 549-550), 12 ce qui ne manque pas de façonner sa correspondance. Les cent cinquante-deux lettres qui la composent sont donc précieuses en ce qu’elles sont dictées par ce que le moment commande d’écrire, étrangères à toute forme de ritualisation épistolaire du langage (Diaz 2002 : 229). Proximité (affective, morale) au destinataire (sauf exceptions), proximité à l’instant : ces lettres sont d’autant plus riches qu’elles sont « en phase » avec leur auteur, que leur intention ne dépasse pas leur production. Véritable « correspondance », de ce point de vue, elles sont une sorte de transparent, expression brute du sujet face à une situation : psychologique (sentiment d’exil après l’arrivée à Vienne en septembre 1908), poétologique (prise de conscience d’une « manière » propre), matérielle (besoin d’argent ou de logement), professionnelle mais à seul contenu pragmatique, contrairement aux correspondances, prodigues de leurs commentaires, d’un Zola avec Lacroix, d’un Hugo avec Hetzel (Genette 1987 : 346-347). Dépouillées de toute recherche d’effet, ces lettres, d’expression et non de construction, sont à prendre non comme des témoignages (lettres « pour », pour nous), mais comme expression (lettre « de ») et praxis (lettre « à »), résultant du seul rapport si complexe (« infernal ») entre vie et création.13 Or, en donnant à lire l’expression spontanée d’un sujet parlant de soi, authentifiée par la sincérité du discours et la proximité des (deux principaux) destinataires, la correspondance de Trakl, en creux, révèle ses limites. Par ce que, en tant que discours, elle ne dit ou ne peut dire, et par ce que, comme action, elle tente malgré tout de faire, la correspondance de Trakl introduit au cœur de son œuvre et de la question qui la hante : que peut le langage ?
Précédant immédiatement la déclaration du poète sur l’insuffisance du langage en général, figure celle-ci, déconcertante, consignée dans le même journal intime : « On ne peut se dire, pas même avec des poèmes. » Le détour par la correspondance paraît nécessaire pour comprendre ce qu’il révèle ici de son expérience littéraire, et approcher son « obscurité ». A la fois « lettre de » et « lettre à », le langage épistolaire invite à une réflexion sur la notion de « Mitteilung ». Se dire, et le dire. Ecriture de soi, message à autrui. Expression et communication. Si la lettre, dans sa pratique commune, efface la frontière entre les deux fonctions langagières, c’est que sa double nature les mêle l’une à l’autre, les faisant se « correspondre » : plus rien de tel avec Trakl. S’il est vrai que la correspondance est le lieu où s’éprouve d’ordinaire la bivalence du langage dans ses fonctions expressive et communicative, alors celle de Georg Trakl constitue – loin d’en seulement témoigner –, l’écriture d’une faille, existentielle parce que langagière. Dans son impuissance à lier les deux fonctions, dans ce qu’elle ne peut exprimer, d’un côté, dans son effort pour communiquer, de l’autre, la correspondance de Trakl est l’écriture d’une dissociation fondamentale entre le moi et le monde, le dedans et le dehors, entre l’âme et le « reste », vie psychique et vie sociale, entre le moi et le moi. Dans ce qu’elles ne sont pas, ou dans ce que, au fil des ans et du drame de l’existence, elles ne peuvent plus assumer, les lettres de Trakl révèlent, tragiquement, que la « correspondance » est impossible, qu’elle ne peut être cet espace traditionnel de médiation entre un sujet (créateur) et le monde (environnant). L’entre-deux épistolaire, ce bel espace où, depuis les Romantiques, tant de créateurs ont su se construire une identité, les Balzac, Flaubert, Hugo, Fontane, Hofmannsthal, Schnitzler ou Rilke, pour Georg Trakl, s’amenuise rapidement, sans jamais totalement s’épuiser. Sa correspondance est ainsi à l’image d’une vie qui s’étiole inexorablement sans que, malgré tout, il y renonce, jusqu’au bout (la dernière lettre est datée du 27 octobre 1914, alors qu’il se trouve transféré dans l’unité psychiatrique de l’hôpital militaire de Cracovie, où il succombera sept jours plus tard d’une overdose de cocaïne). Etiolement, raccrochement : cette œuvre épistolaire tient du défi. Défi face à l’impossible correspondance, celle d’un moi avec lui-même. La scission, chez Trakl, des deux fonctions du langage décrit la faille qui traverse le « sujet dissocié » (Kemper 1984 : 301). Impossible correspondance, car dissociation, aliénation (« Sichentfremden ») d’un moi avec lui-même. L’espoir de la médiation épistolaire, assez vite, est évanoui, le divorce consommé entre une expression qui s’étiole et finalement s’amuït (en langage trakléen : „verstummt“ ), et une communication, émouvante, qui se raccroche à la seule présence de l’autre, l’absent.
Il est dès lors possible de proposer une description du rapport qu’entretiennent les deux œuvres, la « mineure » et la « majeure » : il n’est rien moins que linéaire ou cohérent ; l’une n’est pas l’antichambre de l’autre, son faire-valoir, laboratoire ou commentaire (glose, entre-glose), sa « préface » (Diaz 2002 : 234) ou postface. Le rapport entre correspondance et création n’est pas ici de gradation, ou hiérarchique : il tient du paradoxe, rapport de négativité. La correspondance de Trakl est ce que sa poésie n’est pas, son négatif. Plus exactement : l’histoire de cette relation décrit celle d’une partition progressive, définitive lorsque se constitue une écriture poétique singulière (vers 1909).14 L’œuvre épistolaire apparaît comme non-poésie, zone d’ombre, à contre-jour. Riche de sa pauvreté, de ses silences, elle serait semblable à une sorte de métapoème trakléen, ou d’« infrapoème », qui, à l’instar des textes de l’auteur, ne se laisse appréhender que dans la pénombre d’un ailleurs où elle s’origine (la poésie). Les lettres seraient alors semblables, à leur façon, à ces « quelques clôtures entourant l’infinie non-parole », mais à un degré zéro de l’écriture poétique : non pas images pour dire l’indicible, mais attestations de cet indicible, de cette non-parole.
Le rapport paradoxal entre correspondance et poésie tient à la scission qui s’opère au sein du langage, moins sur un plan lexical que fonctionnel. Entre les deux discours, rares sont les emprunts, échos ou variations. L’intertexte trakléen (ou, si l’on veut, l’« interépitexte ») se limite à quelques fugitives occurrences : la « forêt », l’« hiver », la « lune », les « étoiles », la « faute », la « sœur », avec une exception de poids : la présence terrifiante, car prémonitoire, des « ténèbres de pierre » qui referment la fameuse lettre (n° 106) à Ludwig von Ficker du début avril 1914, comme elles pèsent sur l’ensemble de l’œuvre poétique. Mais pareil constat demeure somme toute peu opérant.15 En revanche, la dissociation transparaît nettement dans celle, irréparable, des fonctions langagières. En tant que discours, la correspondance paraît avoir abandonné à la poésie la fonction expressive du verbe, s’amenuisant vite pour n’être plus que la chronique d’un malheur annoncé. Chronique qui souffre de celui de ne pouvoir le dire, sauf à faire entendre une monotonalité qui émeut le lecteur (le destinataire, et nous autres), et exaspère son auteur : « Dois-je continuer de t’écrire dans ce style ? Quelle absurdité ! », s’écrie-t-il à son ami Buschbeck. Si George Sand déplore que, dans les lettres, « on est toujours poussé par le besoin de parler de soi » (Diaz 2002 : 231), Trakl ressent là une « terrible impuissance » dont il semble avoir pris son parti, renvoyant ses divers correspondants à la musicalité secrète des « flûtes sombres de l’automne » (Trakl 1987, I : 477 et 167).16
L’étiolement, qualitatif, d’une correspondance devenue impossible est manifeste dans ces lettres de la dernière année, dont le texte – hormis les formules génériques – se confond avec le poème qu’elles donnent à lire : cas-limites d’une écriture épistolaire anémiée, désespérée, qui s’épuise dans son incapacité à dire. Discours qui s’abolit dans ce qui le sauve : l’offrande.17 Mais la « lettre-poème » tardive révèle de façon radicale ce qui, depuis quelques années déjà, confère à l’ensemble des lettres de Trakl leur raison d’être. Dans le même temps où, en tant que discours, elles cèdent à la poésie leur fonction expressive, elles deviennent de plus en plus, en contrepartie, épistolaires (« epistola »), apostoliques, c’est-à-dire missives, messages ou messagers. La lettre gagne en acte ce qu’elle perd en discours. Ayant abandonné à la poésie l’expression adéquate du malheur d’exister, elle prend en charge ce que la poésie ne peut (plus) être : une communication („Mitteilung“) : « On ne peut pas se dire, pas même avec des poèmes. »
La dissociation du sujet, la faille du langage, se traduit donc dans le rapport paradoxal entre correspondance et poésie où chacune des deux œuvres abandonne à l’autre ce qu’elle ne peut plus prendre en charge, tant le drame de l’existence est profond : la fonction expressive pour l’une, la fonction communicative pour l’autre. Pourtant, écrites en étroite conjonction temporelle (et psychique), correspondance et poésie sont à considérer, l’une avec l’autre, l’une par l’autre, comme la double réponse à la déchirure de l’existence, comme la tentative de restituer au moi aliéné un semblant d’unité en restituant au langage sa double fonction originelle. Il s’agit, pour Trakl, de tenir, de lutter contre la désespérante aporie d’un malheur à la fois indicible et si impérieux de dire. Tentative bouleversante dans son tragique, car consacrant la scission du langage (celle du sujet) en même temps qu’elle cherche à y remédier. Cette œuvre double, ce double langage, est nécessaire autant qu’elle est condamnée, ce que perçoit l’auteur, sans doute, quand il parle du « monde », de son monde, de son œuvre, dans la fameuse lettre (à L. von Ficker) du début avril 1914 qui fait écho, sans la préciser, à une catastrophe personnelle survenue peu avant, à ces « terribles choses […] dont [il] ne pourra plus de [son] vivant chasser l’ombre » : « C’est un si indicible malheur que de voir le monde se briser en deux. » (Trakl 1987, I : 529-530).18
Mis à part la correspondance éditoriale (vingt-quatre lettres), l’œuvre épistolaire de Georg Trakl est en effet une longue plainte continue, un lamento croissant dont l’objet central est la conscience de plus en plus aiguë de la fêlure existentielle. S’il est un thème qui la traverse, de loin en loin et s’amplifiant, outre les soucis d’argent (qu’accentue la consommation de drogues), de logement, d’emploi et de santé, c’est bien la souffrance d’un être qui tente de dire, en la criant, sa rupture avec le monde, avec son passé, le langage, et puis soi-même. Témoins ces quatre occurrences, jalons d’une lente descente („Untergang“) jusqu’au bout de la nuit :
- octobre 1908, à sa sœur « Minna » : « J’ai senti en moi les plus effrayantes possibilités […] et entendu en mon sang hurler les démons ». Puis, au paragraphe suivant : « Cela n’est plus ! […] mon œil s’élance à nouveau, en rêvant, vers ses images, qui sont plus belles que toute la réalité ! Je suis en moi, je suis mon monde ! » (Trakl 1987, I : 472).19
- juillet 1910, à E. Buschbeck : « Mais je suis en ce moment assailli par beaucoup trop de visions (quel infernal chaos de rythmes et d’images !) […] Quelle vie absurdement déchirée que cette vie-là ! » (Trakl 1987, I : 479).20
- mars 1913, à L. von Ficker : « Il ne reste plus rien qu’un sentiment de désespoir sauvage et d’épouvante devant cette existence chaotique. » (Trakl 1987, I : 505).21
- avril 1914, à L. von Ficker : « Ma vie, en quelques jours, s’est indiciblement brisée et il ne reste plus qu’une souffrance sans mots […]. » (Trakl 1987, I : 530).22
« Froid inexprimable », « tremblements indicibles » et « haine inexplicable de moi-même », « inexplicable angoisse », « souffrance muette » et « malheur sans nom », « tristesse indicible », « tristesse indicible ».23 Si la correspondance de Trakl est émouvante, ce n’est pas tant comme témoignage d’un malheur dont elle ne révèle pas grand-chose (seulement de « terrifiantes choses »), que comme acte tragique, aveu de son impuissance : « Permettez, devant cela, que je me taise. » (Trakl 1987, I : 505).24 Le silence qu’impose l’indicible douleur, le langage artistique seul peut l’habiter ou l’« entourer », sans l’abolir. Si le lamento épistolaire s’épuise à clamer sa paralysie, la « Lamentation », dans l’ordre poétique, donne voix à cette « bouche, coquillage de cristal », avide de pleurer l’amie disparue (Trakl 1987, I : 280).25
2. L’appel
A l’effacement du discours correspond le repli de la production épistolaire sur sa fonction communicative. Si elle ne s’interrompt pas, ne s’amuït pas, si elle tient, tel un défi, jusqu’au bout de la nuit, c’est en tant qu’elle est acte, message, intention, pragmatique. Rachetant, en quelque sorte, la « lettre de », la « lettre à » sauve la correspondance de son extinction. La parole comme un défi à l’expression échouée. Encore convient-il de préciser la fonction communicative des lettres de Trakl, que l’isolement („Abgeschiedenheit“) de sa poésie semble avoir abdiquée.
Parcourant ses épîtres, le lecteur non initié peut s’étonner de l’abondance des demandes adressées à leur destinataire (non professionnel). Nous avons mentionné les questions („Bitten“) d’argent, de logement, d’emploi et autres demandes d’autant plus nombreuses et parfois insistantes que le destinataire est proche (Erhard Buschbeck). Ces demandes de soutien, de services divers traduisent une dépendance croissant en mesure de l’impuissance à vivre. Témoin ce constat chiffré : les courriers professionnels mis à part, 67 % de la correspondance de Trakl comporte au moins une demande, une sollicitation, une supplique. Or il apparaît que le même acte, l’appel à l’aide, concerne tout autant les questions liées à son œuvre poétique : demandes de conseil, d’avis, de relecture, correction, promotion, souscription, édition – ensemble dans lequel nous avons inclus les quelques mots (brefs) de remerciement qu’elles suscitent (parfois). Il fournit à lui seul un peu plus de la moitié de la correspondance (non professionnelle).26
Dernière information, visant cette fois le corpus dans son évolution : Georg Trakl se met à correspondre véritablement dans les trois dernières années de sa vie, avec une fièvre épistolaire tout au long de 1913 (soixante-cinq documents), alors que l’étiage entre 1906 et 1911 se maintenait, de ce que l’on sait, entre deux et huit lettres seulement par an. Au moment où il crée ses chefs d’œuvre, Trakl, éperdu, multiplie les courriers où la plainte (discours) s’efface peu à peu derrière l’appel : appel au secours, acte de survie. La concomitance ou correspondance (cette fois réussie) des lettres et de la poésie éclaire ce qu’il dit de son „Hélian“ : « Il est, de ce que j’ai écrit jusqu’à présent, ce qui m’est le plus cher, et le plus douloureux. »27 Elle atteste que la création artistique, loin de suspendre le malheur de vivre en l’isolant dans quelque illusion esthétique, suscite au contraire le cri qui l’accompagne. Ce cri, c’est celui de la correspondance. Sa fonction est de tenter de sauver le moi, non du malheur de vivre « J’ai bien rencontré ici des gens secourables, mais […] ils ne peuvent m’aider» (Trakl 1987, I : 526) : 28 c’est du malheur de ne pouvoir le confier („Man kann sich überhaupt nicht mitteilen“) que la correspondance, par le cri qu’elle constitue, cherche à sauver son auteur, le poète à la « bouche cristalline ». Donnant raison à Kafka, qui se demandera « comment a pu naître l’idée que les hommes puissent communiquer par lettres » (Kafka 1965 : 260), celles de Trakl, dans leur majorité et de façon graduelle, se résument dans le fait d’être discours adressé, dépêché, discours qui, devenu parole, établit un lien avec le dehors, un pont avec le monde, gardant l’auteur et son œuvre de l’ensevelissement dans la démence d’un isolement absolu. Il sait d’expérience (voir note 2), comme le murmure un poème de 1913, que la « folie ouvre la bouche empourprée » (Trakl 1987, I : 316)29 : sur le silence effrayant, béant, d’une figure d’Edvard Munch. Contre cette béance muette, la correspondance correspond avec le monde, cherche à faire entendre malgré tout une voix : elle s’accomplit en tant que porte-parole, porte-voix, organe : „Mund-Stück“, afin que de cette « bouche cristalline » ne s’interrompe l’épanchement : « A l’orée de la forêt et des ombres de la mélancolie / Flotte de l’or de sa bouche épanché. » (Trakl 1987, I : 285).30
Correspondance avec le monde, correspondance avec soi : les lettres de Trakl tentent, héroïquement, de retisser – tissu épitextuel – l’unité brisée du sujet, de son langage, pour ne pas abandonner le « chant du séparé », la poésie, à un isolement qui le rendrait inaudible à son auteur lui-même. Du fond de son abîme, Georg Trakl lance, sous forme épistolaire, un cri à Georg Trakl, le créateur de sons et d’images, pour qu’il lui retourne quelques signes de vie, d’un langage encore possible, d’une existence encore viable. Adressant à ses quelques amis, du fond de son désarroi, ces ultimes appels à répondre, à correspondre, c’est lui-même qu’il paraît supplier d’un signe de vie : « Peut-être m’écrirez-vous quelques lignes. » Ou : « Je serais si heureux d’avoir de vos nouvelles. » (Trakl 1987, I : 543 et 544).31 Ces appels sont trop rares dans leur forme explicite pour qu’on les assimile à une convention générique. Lancés du front de Galicie en pleine tourmente guerrière, puis de l’hôpital de Cracovie où il est placé pour « observation de [son] état psychologique » (Trakl 1987, I : 543), 32 ils semblent la forme murmurée, résignée d’un précédent appel, pathétique et haletant celui-là, adressé à son ami Ludwig von Ficker six mois plus tôt, suite aux « terribles choses » qui viennent de briser définitivement sa vie : « Peut-être m’écrirez-vous deux mots ; je suis perdu. (…) Dites-moi que je dois avoir encore la force de vivre et d’accomplir le vrai. Dites-moi que je ne suis pas fou. » (Trakl 1987, I : 530).33 Le cri de la correspondance est sa transcendance : il perce l’enfermement démoniaque d’un discours voué au silence de la nuit.34
3. Conclusion : le don
« Ô mon ami, comme je suis devenu petit et malheureux. » (Trakl 1987, I : 530). 35 Trakl clôt la dernière de ses longues missives, qui prédit une chute imminente, par cette plainte jaillissant du sentiment de perte de soi. Trois ans et demi plus tôt, il n’a pas encore succombé à l’angoisse de voir la folie déferler, qui fera de cette même lettre le « plus effrayant document de la douleur de l’âme » (Basil 1987 : 133). Pourtant déjà, en ce mois de juillet 1910, il écrit à son ami et confident, suite à une première crise existentielle, une phrase, également conclusive, qui peut paraître sibylline si on ne prend soin de la mettre en perspective d’une chronique de vie : « Et plus on s’enrichit, plus on s’appauvrit. » (Trakl 1987, I : 477).36 « Tout seul à Vienne […] [avec] une grande angoisse et un sentiment de dépossession sans pareil » (Trakl 1987, I : 477), 37 Trakl traduit là le paradoxe, la contradiction fondamentale dont il pressent confusément qu’elle résume tout son être. C’est la vision effarée de la division du moi, de son inexorable aliénation („Sichentfremden“), dont la pratique du langage, du « double langage », déjà, lui renvoie une image par trop vive et douloureuse, en même temps qu’il croit pouvoir encore, par la confidence, s’en rendre maître. L’écriture dissociée, entre une correspondance qui s’appauvrit et une poésie qui s’enrichit, l’écartement inexorable entre deux œuvres dont il doit bientôt constater l’impossible correspondance, l’histoire de cette dissociation est celle de Georg Trakl.
Le lien, même impossible, ne s’interrompt pourtant pas. Double défi face à la perte, poésie et correspondance tentent la reconquête du moi, au prix d’un double travail, harassant, qu’il supplie jusqu’au bout d’avoir la force d’accomplir : conquête de soi sur l’indicible, pour l’œuvre poétique38 ; conquête de soi, pour l’œuvre épistolaire, sur la déréliction („Verlassenheit“).39 L’héroïsme de Trakl tient en ce que, d’une scission, il fait une interdépendance. Au cœur de la division du langage (donc de l’être), il travaille, malgré tout (« à la sueur de son front » Trakl 1987, I : 551), 40 à rendre les deux fonctions comme tributaires l’une de l’autre : irrémédiablement dissociées, expression poétique et communication épistolaire, dans le même effort pour la survie de l’être, sont aussi définitivement jointes, arrimées l’une à l’autre : c’est leur jonction qui rend possible, malgré tout, la „Mitteilung“ (se dire, le dire).
C’est aussi elle qui, pour le lecteur, favorise la compréhension des deux œuvres. Au terme de cette enquête, le style poétique trakléen s’éclaire en effet un peu plus. Enumératif, ou dissociatif („Reihungsstil“, „Reihentechnik“), il consiste, dans sa forme exemplaire et selon les mots de l’auteur, à diviser un quatrain « en quatre fragments d’image » pour susciter « une même impression » (Trakl 1987, I : 478).41 La dissociation, alors, semble à la poésie ce que l’impossible correspondance (entre lettres et œuvre) est à l’ensemble de la production de Trakl : la parataxe de l’une trouve un reflet dans l’ensemble « métaparataxique » étudié ici : poésies et lettres („Dichtungen und Briefe“). Au sein de la syntaxe poétique, le langage se dissocie quand le sujet cherche à se dire (l’être voué à la mort), comme il se fissure dans ses fonctions fondamentales (expression, communication) quand il tente de le dire (à). Au milieu de la perte, Georg Trakl élabore l’intervalle. L’écriture, dans ses différents registres, est la conquête de l’intervalle qui tient ensemble, sans le réduire, le divisé. Elle est, ainsi conçue, la seule réponse qui, face au spectacle harcelant de la chute, se puisse faire entendre. Dans une lettre à E. Buschbeck (avril 1912), le poète, derrière les marques de modestie, paraît conscient de ce que l’on qualifia ici d’héroïque, alors même que la tentation l’anime de fuir (« à Bornéo ») : « Et pourtant, je supporte toute cette dispersion relativement sereinement, pas totalement immature. » (Trakl 1987, I : 488).42 La strophe disloquée comme la correspondance dissociée mettent en lumière le même paradoxe (et la même « force »)43 : une souveraineté poétique (poiein) au sein même de la perte de maîtrise du langage.44
Ces considérations confirment, par voie de conséquence, l’importance du Recueil de 1909, non tant prélude qu’ouverture : il est le lieu du passage d’un style à un autre, suite, notamment, au retrait progressif de l’instance du « je » qui assurait à la phrase une continuité dans l’énonciation de la plainte, et au langage sa « fonction traditionnelle de communication » (Methlagl 1981 : 41). Comme si elle entravait la quête absolue de « la vérité » et son expression, la fonction communicative se trouverait donc, au cours de l’élaboration de ces poèmes (dits) précoces, progressivement abandonnée : à la correspondance. Ces mois de 1909 sont ceux, décisifs, d’une crise du langage qui bouleverse puis redéfinit, après leur divorce, l’équilibre entre les deux registres scripturaux : l’épistolarité assume douloureusement ses limites (« Dois-je continuer de t’écrire dans ce style ? ») ; l’écriture poétique, de son côté, conquiert l’« intervalle » du langage dissocié.45
Enfin, c’est également au sein de l’intervalle – celui exploré ici : lettres / poèmes – que se fonde la double éthique trakléenne du langage. Côté poétique, il s’agit de nommer l’innommable, de faire entendre l’in-ouï, sa « vérité », poser « quelques clôtures sur l’infinie non-parole ». L’éthique épistolaire, complémentaire, est formulée quant à elle par l’auteur lui-même dans une lettre précoce (1909), toute portée encore par le bonheur de créer ; mais le malheur à venir ne l’altérera pas :
J’ai des jours bénis derrière moi. Oh si j’en avais devant moi de plus riches encore, et pas de fin, pour tout donner, tout redonner ce que j’ai reçu, et le recevoir à nouveau, comme le reçoit, s’il le peut, le prochain. (Trakl 1987, I : 475)46
L’activité épistolaire de Trakl, la « force » qu’il déploie pour faire accéder ses visions poétiques à la publication n’est rien moins que l’utilisation de liens d’amitié pour l’édification d’une gloire personnelle. Bien au contraire, l’épistolaire porte, intrinsèquement, le souci inquiet de la médiation, du don, d’un apostolat. Pont entre la sacralité et le siècle, la correspondance – recouvrant alors la vitalité de son nom –, veut permettre à l’œuvre poétique de réaliser ce qu’elle doit être dans le plan de l’auteur : une œuvre de « charité » (Finck 1993 : 37). Don de soi en vue de l’« expiation incomplète » d’une « faute irrédimée », de cette « malédiction » qui pèse sur l’espèce humaine (Trakl 1987, I : 463).47 Don de soi car, dit-il dans le même aphorisme daté d’août 1914, trois mois avant sa disparition : « Tous les hommes sont dignes d’amour. »48 En cela, toute l’œuvre (poétique) de Georg Trakl est épistolaire, dédicace, dédiée : « À ceux qui se sont tus » (Trakl 1987, I : 124), 49 et aux quelques autres. Don de soi en vue de son « salut », dût-il être impossible. L’œuvre de « vérité » („das Wahre“) est aussi cela. La mission requiert ses missives, comme l’apostolat trakléen ses épîtres. La correspondance de Trakl ou : de l’éthique paratextuelle.
Le legs épistolaire, à notre tour, nous oblige. L’affairement de Trakl, ses demandes, suppliques et requêtes se résument en un appel, inquiet, qui nous est adressé : il faut écouter, voir, accueillir une œuvre qui veut être parole. Réduire l’écart à notre tour, qui condamna l’auteur à la marge. Et faire que ses poèmes, les véritables lettres de Georg Trakl – les seules qui nous soient à la vérité adressées –, que les « lettres du séparé »50 ne soient plus ce que son époque en fit jadis, et que la nôtre, dans sa surdité, pourrait en faire à son tour : les lettres d’un fou.51 C’est à cette condition que nous pouvons nous dire les destinataires de cette « correspondance » : les correspondants de Georg Trakl.
Références bibliographiques
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