1. Introduction
Les Victoriens ont à juste titre la réputation d’être des correspondants phénoménaux. Cela est aussi vrai des hommes et femmes de lettres, aussi prolifiques en dehors que dans leur œuvre. Les douze gros volumes qui rassemblent les lettres de Charles Dickens en sont un exemple, parmi d’autres. Le volume de ces correspondances est une première difficulté dans la recherche des liens qu’elles peuvent tisser avec l’écriture proprement créative car, bien sûr, elles parlent de tout. La seconde, qui n’est pas moindre, vient de la discrétion quant aux pratiques ‘d’atelier’ qui semble avoir été la règle à l’époque (avec l’exception des négociations quant aux rémunérations mentionnées quant à elles tout à fait ouvertement). Elizabeth Gaskell ne fait pas exception en ce qui concerne la discrétion. Et dans son cas s’ajoute le désir très clair qu’elle exprimait régulièrement à ses correspondants que cette écriture privée demeurât du domaine du privé et fût brûlée après sa mort (parfois même après lecture). Ses souhaits furent en grande partie respectés et la correspondance dont nous disposons aujourd’hui consiste en un volume (The Letters of Mrs Gaskell, ci-dessous L) d’environ mille pages et un autre, Further Letters (ci-dessous F L) qui en compte presque trois cents. Ce corpus, bien que restreint, livre cependant des indices sur la conception et la pratique de l’écriture de la romancière, qu’il s’agisse de l’inspiration, de la narration et des choix stylistiques. Ces indices, sous forme de remarques d’ordre général et de ce qu’on pourrait appeler des remarques traces finissent pourtant, par leur récurrence, par faire sens. C’est à travers elles que cet article tentera de définir les stratégies et techniques de l’écrivaine. Nous devons cependant indiquer l’exception notable dans ce presque silence de la romancière sur son art, The Life of Charlotte Brontë (ci-dessous The Life), seul texte sur lequel nous avons plus que des traces, peut-être parce que c’est le seul texte factuel (en principe du moins). Nous avons fait le choix de l’inclure dans cette étude car ce que les lettres nous en apprennent confirme souvent ce que de petites remarques faites en passant sur les romans suggéraient. Et aussi parce que – les critiques de Gaskell en conviennent généralement – The Life est une biographie de romancière, peut-être même une biographie roman. C’est certainement le seul cas où les lettres, de façon très occasionnelle il est vrai, peuvent être considérées comme une étape dans le processus d’écriture du texte final. Le premier aspect de l’écriture gaskellienne révélé par les lettres, et le plus visible est l’engagement moral, caractéristique en fait de la fiction anglaise jusqu’au Modernisme. Le deuxième concerne les problèmes et en particulier la fatigue de l’écrivain et le troisième les principes esthétiques et/ou compositionnels de la romancière.
2. Engagement et vérité
On ne peut ignorer le fait que pour une grande partie de la carrière de Gaskell le fait d’écrire était fortement associé à l’accomplissement d’un devoir moral. Ce n’est qu’à la fin du labeur que fut pour elle l’écriture de The Life qu’elle déclare « J’ai l’intention dans le futur de me restreindre aux mensonges (c’est-à-dire la fiction). C’est plus sûr » (L : 458).1 Les deux romans qui suivirent, Sylvia’s Lovers (1863) et Wives and Daughters (1864-6), sont les seuls qu’on peut qualifier de fiction pure. Jusqu’alors l’engagement moral avait toujours été la motivation première pour prendre la plume, qu’il soit social comme la description de la vie des ouvriers de Manchester dans Mary Barton (1848) ou la tentative de réconciliation entre les classes de North and South (1854-6), qu’il soit plus individuel avec le plaidoyer pour les mères célibataires dans Ruth (1855), ou qu’il soit d’ordre personnel avec The Life (1857). Elle déclare d’ailleurs à propos de son premier roman que « s’il y a une puissance quelconque dans Mary Barton elle est due à la force des sentiments qui me poussèrent à prendre parti » (L : 119).2 Elle insiste également sur le fait que, contrairement au titre du roman, John Barton est « pour [elle] la figure centrale » car « elle pensait depuis longtemps que la vie pleine de questions sans réponses d’un homme ignorant mais capable de penser, d’un homme doué d’une forte capacité à la sympathie et vivant dans une ville de contrastes si marqués que celle-ci [Manchester], cette vie était un poème tragique, et qu’en l’écrivant c’était lui son héros » (L : 70).3 A propos du sujet, délicat à l’époque, au cœur de Ruth, la séduction d’une jeune ouvrière par un bourgeois aisé, elle est aussi très claire : « J’ai dit ce que je pensais du mieux que j’ai pu, et je suis sûre que la sincérité et le sérieux de l’intention ne peuvent que faire du bien, même si ce n’est pas tout le bien possible ou même le bien précis que j’avais à l’esprit » (L : 221).4 Le même sentiment d’une mission dont elle se sent investie réapparaît comme la motivation primaire de The Life quand elle annonce son désir : « publier ce que je sais d’elle et faire en sorte que le monde [...] honore la femme comme il a admiré l’écrivaine » (L : 345).5 Elle pense également aider ce monde à prendre pleinement conscience que Charlotte Brontë était une femme « si différente qu’elle en était unique » (L : 417).6 Il ne semble donc y avoir aucun doute que pour Gaskell l’écriture devait faire œuvre utile.
La notion du devoir de l’écriture a pour corollaire, implicite dans les citations ci-dessus, la nécessité de dire la vérité. Mais faire de la vérité une priorité ne signifie pas qu’elle soit facile à trouver ou à écrire, ce dont Gaskell était évidemment consciente. Nous en avons un exemple dans ses réactions à la colère des industriels envers Mary Barton. Dans une lettre datée du 23 décembre 1850 elle écrit : « Je suis intimement convaincue que j’ai écrit la vérité » (L : 66).7 Les italiques marquent-elles les limites de la perception d’une personne ou au contraire l’assurance du témoin privilégié ? Une autre lettre, quelques jours plus tard, semble clarifier les choses : « Tout ce que je peux dire c’est que je voulais représenter le sujet sous l’angle que certains ouvriers considèrent, je le sais, comme vrai ; ce qui ne signifie pas que j’ose affirmer que c’est la vérité dans son sens abstrait et absolu » (L : 67).8 Le mois suivant l’explication devient plaidoyer : « [Ce que] j’ai écrit avec tant de sérieux & de tout mon cœur doit être juste » (L : 69).9 La même hésitation est perceptible dans une lettre à Ellen Nussey, amie proche de Charlotte, après la parution de The Life : « J’ai vraiment tellement essayé de dire la vérité, & maintenant je suis sûre que j’ai tapé aussi près de la vérité qu’il est possible de le faire (L : 454)10.
Malgré sa conscience de la relativité de toute vérité Gaskell n’en demeure pas moins attachée au concept d’une représentation aussi fidèle que possible des choses, et cela encore plus quand elle quitte son environnement familier comme dans Sylvia’s Lovers. La recherche qu’elle mène et qu’elle fait mener à ses amis sur les recruteurs pour la marine qui sévissaient dans le Yorkshire des guerres napoléoniennes en fait foi. Mais quand on arrive à l’époque où elle écrit The Life il devient clair – au fur et à mesure qu’on lit les lettres – que cette recherche de la vérité est devenue presque obsessionnelle. Certainement, la plus grande partie de la correspondance de cette époque a pour sujet Charlotte, ceux qui la connaissaient ou l’avaient rencontrée et de manière plus générale son environnement humain et géographique. Elle parle de son intention de contacter Miss ‘Temple’ pour obtenir « des renseignements à propos de cette terrible période à Cowan Bridge » (L : 360),11 elle mentionne un voyage à Bruxelles pour rencontrer M. Héger (L : 394). Elle pose à Miss Nussey de nombreuses questions sur le séjour des sœurs Brontë à Roehead, leur expérience en tant qu’institutrices privées, la formation artistique de Branwell. Elle veut tous les détails de leur séjour à Bruxelles, « la position exacte qu’elles occupaient à l’école – leurs devoirs et leurs occupations – si elles avaient une chambre à elles – même les horaires d’enseignement – tous ces détails seraient d’une importance inestimable » (L : 406).12 Toutes ces questions, venant d’une femme assez proche de Charlotte Brontë pour que son père lui demande d’écrire sa biographie, suggèrent en fait que le but de la biographe est d’aller au-delà de la parfaite exactitude quant aux faits, jusqu’à la vérité intime de Charlotte.
Il est également difficile de ne pas remarquer que la vérité demeure subordonnée au dessein initial de l’auteure. La remarque que « plus elle serait connue plus les gens l’honoreraient en tant que femme, au-delà de sa réputation en tant qu’auteure » (L : 347)13 est une indication aussi peu ambiguë que possible de ce dessein originel, ici la (re)construction d’une Charlotte idéalisée dont la personnalité correspondrait (enfin) aux normes féminines de l’époque. Car la remarque citée ci-dessus n’est pas isolée ; la correspondance mentionne en fait très franchement l’attitude de la biographe par rapport à son sujet : « Je suis convaincue que plus sa personnalité et son talent seront connus, plus ils deviendront des objets d’admiration et de révérence » (L : 395).14 Et pour mieux asseoir cette révérence elle se sent obligée de faire la démonstration que « dans son cas, et cela de manière plus évidente que la plupart du temps, les circonstances de sa vie furent la cause de ses défauts alors que ses vertus n’eurent d’autre source qu’elle-même » (L : 416).15 Elle va encore plus loin quand elle explique que « chaque mot [de la biographie] devrait participer au noble dessein de la faire connaître et apprécier comme quelqu’un qui a affronté une vie terrible avec un cœur tout de courage et de fidélité » (L : 454).16 On peut affirmer que l’engagement de Gaskell va au-delà d’une restitution fidèle des faits, au-delà même d’une transformation de Charlotte en femme victorienne idéale et qu’il a pour but de créer une sorte de sainte et martyre protestante.
Cette première conclusion suggère la nécessité d’un examen des problèmes rencontrés par la biographe quand il s’agira d’écrire la vérité que ses recherches ont découverte. Les problèmes sont intrinsèques à l’entreprise de sanctification, incompatible avec l’exigence de vérité que s’impose aussi l’auteur ; Brontë toute géniale qu’elle était n’en était pas moins humaine et, si l’on s’en tient aux normes de l’époque, peu conforme. Une des stratégies utilisées par Gaskell pour concilier l’inconciliable est la révision des faits, l’exemple le plus frappant demeurant la description de Cowan Bridge School à propos de laquelle elle dit vouloir « des renseignements, & si possible des explications qui pourraient modifier cette description de l’école dans Jane Eyre (...) De graves erreurs furent sans doute commises ; mais j’ai entendu Miss Brontë elle-même regretter que sa description se soit, si l’on peut dire, gravée dans l’esprit et la mémoire des gens » (L : 360).17 Les explications seront fournies et les modifications trouveront place dans The Life. Accompagnées des regrets de Charlotte, elles contribueront à adoucir l’image de rebelle (et donc non féminine) de la narratrice Jane Eyre, et de l’auteure Charlotte Brontë.
On peut, bien sûr, admettre le fait que la révision était ici nécessaire, que les souvenirs et les émotions d’enfance de Charlotte ne reflétaient pas forcément la vérité. Mais on doit se poser des questions quant à la révision beaucoup plus radicale qui est effectuée à propos de la liaison de Branwell avec la femme de son employeur, Mrs Robinson. La correspondance garde un silence discret sur le sujet jusqu’à ce que l’auteure réagisse aux objections de George Smith à son portrait de « la dame impliquée dans la faute de Branwell ». « Je désirais montrer le contraste entre la vie qu’elle mène maintenant & la vie que d’autres ont dû vivre à cause d’elle » (L : 428).18 « D’autres » signifie évidemment Charlotte et le fait qu’elle dut supporter la honte de ce licenciement et l’angoisse causée par l’alcoolisme du frère revenu à la maison. La manière dont The Life tente de disculper Branwell en le présentant comme la victime d’une femme immorale transforme Charlotte en victime collatérale. Cela vaut certainement mieux que d’être la sœur d’un jeune homme libertin/licencieux, les péchés d’une personne étant à l’époque considérés comme une tache sur la réputation de la famille entière et plus particulièrement celle des femmes. Il est également intéressant de noter que la même lettre enchaîne sur des louanges de Charlotte, « sa confiance et son plaisir, d’une délicatesse toute féminine, à être protégée – chaperonnée – appelez cela comme vous voudrez ; ce qui est un trait de vraie féminité (contraire aux idées qui courent qu’elle est un ‘esprit fort’ et une femme ‘émancipée’) que j’aimerais mettre en valeur » (L : 430).19 La proximité même de cette description d’une Charlotte pudique et effarouchée et de la mention de la liaison adultère de Mrs Robinson, contribue (consciemment ou pas) à la construction d’une femme idéale qui est au cœur de la biographie de Gaskell.
On peut analyser de la même façon la révision la plus radicale du texte, le silence de la biographe quant à l’amour, à sens unique, de Charlotte pour son professeur belge M. Héger. L’épisode, parce qu’il est en contradiction avec la réputation en cours d’élaboration d’une Charlotte femme unique par la vertu autant que par le talent, est, nous le savons tous, gommé de l’histoire de sa vie. Plus frappant est le fait que cette auto-censure s’applique également aux lettres. Elles ne mentionnent pas cet amour, sauf une fois et de manière indirecte quand elle écrit : « J’avais très peur que Le Prof : n’inclue quelque chose de M. Héger (...) je le crois trop bon pour publier ces lettres » (L : 409).20 La décision d’omettre une vérité qui ternirait l’image de Charlotte que Gaskell veut faire passer est évidente; une femme qui non seulement tombe amoureuse d’un homme marié mais en plus le lui déclare fait par trop penser à son frère, et à sa maîtresse. Elle est bien loin de l’idéal féminin tel qu’on le concevait à l’époque.
3. Fatigue et frustration
On ne peut s’étonner que Gaskell se soit souvent sentie fatiguée et frustrée par ces efforts, pas toujours réussis, pour maintenir un équilibre précaire entre le devoir, la vérité et les exigences de l’idéologie victorienne. Elle écrit le 8 septembre 1856 :
Vous me posez des questions sur ma vie de Miss Brontë. Elle avance mais très lentement. Je dois sans cesse réécrire des passages à cause de nouveaux faits, faits qui auraient dû être insérés dans une période antérieure à celle que je suis en train de mettre en forme.21 (L : 407)
Il est bien sûr possible de mettre ceci au compte d’une frustration normale à l’idée de devoir réviser un travail qu’elle pensait achevé. Mais dans une autre lettre de la même époque, le ton est plus acide : « demain je me remets à la corvée de Miss Brontë » (L : 408).22 Elle explique aussi à quel point elle se sent lasse et presque malade de trop de travail (L : 411).23 Ce surmenage est confirmé par la description de son emploi du temps de vacances :
J’ai écrit 120 pages de plus pendant que nous étions en vacances, qui n’étaient pas des vacances pour moi. Je montais […] dans ma chambre, tout de suite après le petit déjeuner de 9 heures, et descendais pour le déjeuner à 1 heure ½, remontais, & écrivais sans laisser aucune tentation me distraire jusqu’à 5 heures – ou plus ; ne faisant qu’une petite promenade en voiture ou à pied avant le dîner à 7 heures. J’ai énormément avancé. Mais ma tête et ma santé en général en ont souffert – je ne pouvais pas dormir à force d’y penser.24 (L : 411)
Il n’est pas étonnant qu’elle s’exclame le 15 novembre 1856 : « Oh ! Si je finis un jour cette biographie, essayez voir de m’y reprendre ! » (L : 421).25
Mais si la fatigue atteint son comble avec The Life et peut s’expliquer par toutes les complications inhérentes à l’écriture d’un livre qui mentionne des personnes toujours en vie, on ne peut ignorer qu’elle est mentionnée de façon récurrente dans les lettres, même quand elle écrit ses œuvres de fiction. Il y a une exception, Mary Barton ; peut-être parce que c’est le premier roman, écrit dans une sorte d’innocence auctoriale. « L’écriture de ‘Mary Barton’ fut un grand plaisir, et mon intérêt pour le sujet devint si profond, et parfois si douloureux, que je ne pense pas m’être inquiétée quand il est sorti de la réception qui l’attendait » (L : 115).26 La remarque indique bien l’ignorance du public typique du romancier débutant, tout comme celle sur sa certitude qu’« une grande partie du roman n’était que la vérité »27 la révèle comme encore innocente du fait que toute vérité n’est pas bonne à dire, pour celui ou celle qui la dit. Le sentiment du bonheur d’écrire persiste avec Ruth dont elle dit : « J’étais en train de travailler sur Ruth avec vigueur quand les Wedgwood, Etc. sont arrivés : et j’étais désolée, vraiment tout à fait désolée de l’abandonner alors que mon cœur en était tout occupé » (L : 205).28 Mais le plaisir, probablement à cause de l’accueil tumultueux de Mary Barton, n’est plus sans nuages. Elle mentionne en particulier sa peur de la réaction des « ‘gens’ (la bête noire de [sa] vie (...) [devant] la vérité sans fard et sans compromission »29 (L : 225) qu’elle veut leur transmettre à travers son roman.
A l’anxiété d’être mal comprise et mal jugée s’ajoute, lors de la rédaction de North and South, la frustration causée par la publication en feuilleton qui l’empêche de peaufiner son travail. Elle est perceptible dès l’une des premières mentions du roman : « C’est plat ; & je n’ai jamais eu le temps de couper » (L : 290).30 Elle persiste : « C’est 33 pages que j’ai envoyées aujourd’hui. J’ai essayé de raccourcir et de resserrer, à la fois parce ce que c’est plat, & pour arriver à une longueur raisonnable, mais il y avait tout un catalogue d’évènements qu’il fallait inclure » (L : 323, à Dickens).31 Et la frustration atteint son point culminant avec : « Je crois bien que cette maudite histoire m’a rendue idiote et folle, ou presque. Je suis dégoûtée de l’écriture et de tout ce qui touche à la littérature ou l’enrichissement de l’esprit ; et je ne dis rien de la haine profonde que j’éprouve pour mon espèce sur laquelle je suis obligée d’écrire comme si je l’aimais » (L : 325).32
Cette fatigue et cette frustration évidentes ne sont cependant pas entièrement dues aux difficultés du métier d’écrivain. Il ne faut pas oublier qu’une des motivations premières de Gaskell romancière est d’apporter sa pierre dans la construction d’un monde meilleur. North and South est un roman de la conciliation, un geste en direction des patrons qui lui en avaient tant voulu de la représentation qu’elle avait donnée d’eux dans Mary Barton. Mais ce nouveau roman est écrit contre les convictions qu’elle exprime à propos de Mary Barton, « comme je n’ai pas de sympathie aussi forte [...] pour l’autre côté, l’effort que je m’imposerais pour écrire sur eux se solderait par un échec, une écriture sans force » (L : 119).33 On ne peut dire que North and South est un échec mais la correspondance montre toute la difficulté pour Gaskell à écrire contre son sens profond de la nécessité d’une plus grande justice sociale. Le problème est à la fois différent et similaire à celui posé par The Life en ce qu’il est causé par les compromis imposés, ou auto-imposés, à une auteure éprise de vérité.
Il ne faut pas non plus sous-estimer la frustration et l’épuisement spécifiques au fait que l’écrivain est une écrivaine. Gaskell mentionne cet aspect en passant à propos de Sylvia’s Lovers : « C’est un travail pénible d’écrire un roman toute la matinée, d’arracher des pissenlits tout l’après-midi, & d’écrire de nouveau le soir » (L : 614).34 Elle est plus explicite dans une lettre à Charles Norton :
Si j’avais une bibliothèque comme la vôtre, où je pourrais travailler sans interruption pendant des heures, comme j’écrirais ! (...) J’écrirais un roman encore meilleur que Rasselas. Mais, voyez-vous, tout le monde vient sans cesse me voir. Au moment où je vous écris, dans l’heure qui a suivi le petit déjeuner j’ai dû prendre les décisions de la liste qui suit de questions aussi variées qu’importantes. Bœuf bouilli – combien de temps? Quelles vivaces survivront dans la fumée de Manchester? Longueur de la jupe d’une robe? Salaire d’une bonne d’enfants, & stipulations quant à la quantité de temps libre dont elle peut disposer. – Lire des lettres sur l’état de l’armée indienne – prêtées par un très agréable voisin & les renvoyer, avec la carte de rigueur et autant de remarques avisées qu’il est possible de faire en hâte. Trancher 20 questions de vêtements pour les filles, qui partent pour la journée ; & veulent être belles & cependant ne pas abîmer leur robe dans la boue &c &c – voir une dame au sujet d’une histoire qu’elle a écrite et lui donner de très bons, mais décourageants, conseils. Arranger la vente de deux mauvaises vaches pour une bonne, – voir les acheteurs, & me montrer au fait des questions bovines, de nourriture, & de fonctionnement, – et il n’est pas encore 10 heures ½ !35 (L : 489-90)
Il semble alors naturel qu’aux conseils que lui demande une aspirante au métier d’écrivaine, elle réponde par ces mots : « Aucun travail physique, le plus dur soit-il, n’a jamais produit une fatigue comparable à l’épuisement complet que j’ai éprouvé après avoir écrit les ‘meilleurs’ passages de mes livres » (L : 695).36
4. Autocritique
Ces expressions de lassitude ne doivent toutefois pas simplement être attribuées aux exigences d’une vie de femme et à celles de la moralité victorienne. Gaskell était une artiste essayant de faire œuvre littéraire et les lettres montrent à quel point elle était consciente des difficultés de l’entreprise. Il est vrai que nous entrons maintenant dans le domaine des traces plutôt que des principes clairement définis, mais ces traces sont suffisamment nombreuses et cohérentes pour être significatives. Ce qui frappe le plus immédiatement est le souci de la qualité de son travail et la difficulté d’être son propre critique. Elle écrit, par exemple, alors qu’elle vient d’achever Ruth : « J’étais si anxieuse à son sujet et m’appliquais tellement à l’écrire que j’en perdais la capacité de juger si c’était bon ou mauvais » (L : 225).37 Elle fait le même genre de remarque à propos de North and South : « Je suppose que j’aimerai mon histoire quand j’aurai pris un peu de distance; pour le moment elle me déprime, c’est tout » (L : 223).38 De nouveau, le sentiment est à son plus intense avec The Life :
naturellement la valeur que je lui accorde est liée à l’anxiété, la réflexion et le souci qu’il m’a causé. Mais je me rappelle que l’homme qui sculpte un carrosse et ses quatre chevaux, son cocher perruqué & ses deux valets dans un noyau de cerise ne trouvera peut-être pas beaucoup d’amateurs pour son long et difficile travail (L : 427).39
La comparaison est aussi révélatrice qu’elle est amusante. En mettant son travail de romancière au même niveau que la production d’objets traditionnellement appréciés par les classes non éduquées (rurales ou urbaines), elle se positionne comme faisant partie de cette masse d’êtres humains exclue de la culture. Elle souligne, consciemment ou non, que le genre autant que la classe est un facteur disqualifiant quand il s’agit de participer ou d’appartenir à ce que la société considère comme la culture d’élite. Ce qu’elle exprime ici est une variante de ce que Jane Austen exprimait à travers le personnage d’Ann dans Persuasion quand elle déclare : « Les hommes ont eu tous les avantages quand il s’agit d’écrire leur histoire. Ils ont été éduqués à un niveau tellement plus élevé. La plume a toujours été dans leur main » (Austen : 218).40 C’est aussi ce que Virginia Woolf exprimera à travers les doutes de l’artiste peintre de To the Lighthouse, Lily Briscoe : « Charles Tansley disait, se rappelait-elle, les femmes ne savent pas peindre, ne savent pas écrire » (Woolf 1981 : 149).41
Mais dans le parallèle avec l’homme qui sculpte son équipage dans un noyau de cerise, il y a également une suggestion de la solitude fondamentale de l’artiste tant dans la pratique de l’art que dans la définition de ce qu’il doit ou devrait être. Encore que ce manque de confiance en soi lié à la position sociale (déterminée ici par le genre) recouvre en fait une assurance profonde qui transparaît clairement à deux occasions dans la correspondance, d’abord quand elle déclare à propos de Ruth, « ‘un sujet impropre à la fiction’, c’est la seule chose qu’on peut en dire ; je savais tout cela avant de commencer ; mais je décidai malgré tout de dire ce que j’en pensais » (L : 220).42 Et, de manière plus générale, quand elle répond catégoriquement à un autre correspondant : « C’est moi qui choisis les sujets sur lesquels j’écris, et je les traite dans le style que je préfère » (L : 699).43
5. Composition
Ce que nous apprenons de la composition des œuvres et du processus d’écriture dans les lettres confirme cette assurance littéraire, bien que, encore une fois, la discrétion de Gaskell nous laisse un peu sur notre faim. Elles révèlent qu’en général l’auteure n’écrit pas, qu’elle ne peut pas écrire avant que la structure entière du livre soit claire dans son esprit. North and South est de nouveau l’exception, jusqu’à un certain point du moins. Elle joue par exemple avec l’idée d’un autre personnage féminin amoureux de Thornton, idée qu’elle abandonne ensuite (L : 281). Elle se demande comment faire évoluer ses deux personnages masculins principaux (L : 321). Mais le fait qu’elle mentionne « tout un catalogue d’évènements qu’il fallait inclure » (L : 323)44 indique qu’elle savait où elle allait. De même que son explication quant à l’existence de personnages secondaires et apparemment accessoires : « J’en avais besoin pour remplir des espaces sans importance dans l’histoire où sinon il y aurait eu de vilains trous » (L : 353).45 Non seulement réussit-elle à surmonter un mode de publication qui ne lui convenait pas, elle réussit aussi à résister aux dictats de Dickens : « Il dit qu’il ne veut pas de grève et qu’il n’y en aura pas » (L : 281).46 Tout lecteur de North and South sait que Dickens eut la grève dont il ne voulait pas et peut donc en conclure que celle qu’on a appelé la colombe victorienne était capable de s’opposer au lion littéraire de l’époque.
Elle est plus explicite quand il s’agit des autres romans. De l’écriture de Ruth qu’elle trouve laborieuse au début, elle écrit : « Tant que je n’ai pas tout le roman parfaitement construit dans ma tête il n’est pas question que je l’écrive & si je n’arrive pas à le construire il ne sera ni écrit ni (cela va de soi) publié » (F L : 74).47 Elle fait le même type de remarque alors qu’elle commence la biographie de Charlotte Brontë : « je ne pense pas (...) que ce délai ait été une perte de temps, car j’ai la forme du texte pour ainsi dire arrangée dans ma tête » (L : 878).48 Elle donne une démonstration de la manière dont l’intrigue est pour ainsi dire achevée avant de prendre la plume dans une lettre à son éditeur George Smith : « J’ai inventé une histoire dans ma tête » et poursuit en lui détaillant ce qui est en fait l’histoire de Wives and Daughters tel que nous le lisons :
Vie dans une ville de province il y a 40 ans – un docteur veuf a une fille, Molly – elle a environ 16 ans quand il se remarie –, une veuve avec une fille Cynthia, – et ces deux jeunes filles – des personnages contrastés –, pas sœurs mais vivant comme des sœurs sont inconsciemment rivales pour l’amour d’un jeune homme, Roger Newton, le fils cadet d’un hobereau ou plutôt d’un gentilhomme campagnard voisin. Il s’amourache de Cynthia qui, elle, ne l’aime pas – au contraire de Molly. Son frère aîné s’est marié clandestinement à Cambridge – il était censé être brillant avant d’y aller – et il a tellement déçu son père que le vieux gentilhomme refuse d’y envoyer Roger et le prive presque d’éducation – le fils aîné vit à la maison, en mauvaise santé, endetté & n’osant avouer son mariage à son père en colère ; mais Roger est son confident, & lui donne tout l’argent qu’il peut pour subvenir aux besoins de sa femme de condition inférieure (mais respectable) & de leur enfant. Personne, à part Roger n’est au courant de ce mariage – Roger est brusque, & peu raffiné – mais réussit à se faire un nom en sciences naturelles se laisse tenter par une proposition généreuse qui l’envoie de par le monde (comme Charles Darwin) en tant que naturaliste pour trois ans, – mais stipule que la moitié de son salaire sera payé avant son départ et cela pour aider son frère. Il part, s’étant fiancé de manière non officielle avec Cynthia, – pendant son absence son frère fait une hémorragie interne et meurt – la mère de Cynthia officialise immédiatement les fiançailles et en parle à tout le monde, mais Cynthia a rencontré quelqu’un qui lui plaît et se confie à Molly.49 (L : 731-2)
Il n’y a qu’un point important où le projet initial et le texte complété diffèrent, le mariage clandestin du fils aîné qui finalement ne se situera pas à Cambridge, mais à Metz avec une Française (ce qui ajoute une autre dimension au texte).
6. Ecriture
Les indices sont encore plus ténus quand on en arrive à l’écriture proprement dite. Une remarque à propos de scènes dans Mary Barton – « les dire autant que possible comme si je parlais à une amie au coin du feu par une nuit d’hiver » (L : 82)50 – annonce le style intime des écrits plus tardifs, en particulier les récits, dans lesquels le narrateur devient une sorte de conteuse. La fin de la longue introduction au recueil Round the Sofa : « Mrs Dawson ... promit de tout nous dire de Lady Ludlow, à condition que chacun d’entre nous, après qu’elle eut fini, racontât quelque chose d’intéressant, que nous avions entendu ou vécu. Nous promîmes tous de bon cœur et nous réunîmes autour du sofa où elle était assise pour écouter ce qu’elle avait à nous dire de Lady Ludlow (RtS : 20)51 en est un exemple. La longue introduction digressive de My Lady Ludlow qui suit en est un autre. Ce désir d’écrire une fiction qui soit à la fois connective et familière est mentionné à une autre occasion dans une lettre à George Smith : « Oh ! Je vais vraiment essayer de vous écrire un bon roman ; aussi bon que le grand bouquet de chèvrefeuille que j’ai sous le nez en ce moment, qui sent non seulement le chèvrefeuille mais en plus le gâteau, le très bon gâteau » (L : 563).52 Cette définition gourmande de l’écriture ne correspond pas au caractère des textes qui vont suivre, Lois the Witch, histoire d’une jeune fille victime de la chasse aux sorcières à Salem et Sylvia’s Lovers, récit d’amours contrariées sur fond de guerre et de recrutement forcé. Mais on peut dire que Gaskell réussit finalement à produire son bouquet de chèvrefeuille au parfum de gâteau avec Wives and Daughters, bildungsroman féminin situé dans l’Angleterre préindustrielle.
Un autre aspect de son écriture qui nous est révélé, de manière plutôt paradoxale, est que, comme Dickens, elle écrivait dans une sorte d’état second. Ce n’est peut-être pas très surprenant en ce qui concerne le premier roman, Mary Barton : « J’ai raconté l’histoire d’après une idée qui m’est venue ; de vraiment VOIR les scènes que j’essayais de décrire (et elles ÉTAIENT alors aussi réelles que ma propre vie » (L : 82).53 Mais elle écrit la même chose à propos, assez étonnamment, de The Life : « Il me semble que je peux faire bien mieux en voyant les gens plutôt qu’en écrivant » (L : 876).54 Cette façon quasi visionnaire d’aborder l’écriture ne la libère cependant pas du souci d’utiliser le ton et les mots appropriés au sujet. Elle sait parfaitement combien de temps elle veut passer sur une histoire. Si elle se plaint à deux reprises du fait que la narration de North and South n’est pas assez serrée, elle est soulagée de ne pas avoir à diluer, son propre terme, Mary Barton : « Cela serait comme ajouter de l’eau sur un thé déjà rallongé » (FL : 39).55
Mais il y a très peu de choses sur le style proprement dit. Elle mentionne le fait que Mary Barton est écrit « en mineur » ; elle reconnaît que cela pourrait jeter une ombre sur le livre mais s’affirme convaincue que « l’histoire n’aurait pu être développée dans sa profondeur sans ces ombres » (L : 75).56 Parlant de Ruth elle dit qu’elle a essayé de rendre « l’histoire et son écriture aussi discrètes que possible » et d’éviter « les incidents romantiques et l’écriture exagérée » (L : 225).57 La recherche est encore plus infructueuse en ce qui concerne les révisions. Elle demande que des erreurs de dialecte soient corrigées dans Mary Barton (L : 63) et que la phrase : « ‘c’est un prince parmi les hommes’ », attribuée à Cynthia dans Wives and Daughters, soit supprimée car « extrêmement hors caractère pour le personnage » (L : 748).58
7. L’atelier d’écriture
Au vu de la discrétion de Gaskell quand il s’agissait de son écriture et de la perte d’une grande partie de la correspondance, on ne peut vraiment s’attendre à trouver beaucoup d’exemples des lettres servant d’atelier d’écriture. En fait, la plupart des références citées jusqu’ici sont faites a posteriori quand la romancière modeste se rend compte qu’elle a choqué ses lecteurs. En ce qui concerne la fiction, à part le plan détaillé de Wives and Daughters déjà cité, il n’y a rien. Seule la correspondance de l’époque où elle écrit The Life fournit quelques exemples. On observe qu’à sa demande dans la lettre 264 d’une copie exacte des plaques funéraires de la famille Brontë dans l’église de Haworth correspond une mise en page fidèle à l’original à la fin du premier chapitre. On peut voir comment la lettre 256, citée ci-dessus, sur les regrets de Charlotte d’avoir été si féroce dans sa description de Cowan Bridge/Lowood school est reprise dans la biographie. Le début est similaire : « Miss Brontë m’a plus d’une fois dit » (The Life : 98),59 bien qu’elle qualifie ensuite ses dires en insistant sur la sincérité de la description initiale et sur la liberté inaliénable du romancier. De la même manière, la déclaration : « le désir de lui rendre justice m’a forcé à révéler les particularités de la vie familiale quand elle était enfant, particularités qui (comme dans tous les cas) contribuèrent tant à faire d’elle ce qu’elle était » (L : 395),60 renvoie le lecteur aux pages où elle décrit en détail le comportement excentrique pour ne pas dire violent de Mr Brontë (déchirant la robe de soie de sa femme ou brûlant les chaussons rouges des enfants), une description qu’elle conclut par ces mots : « J’ai mentionné ces exemples d’excentricité du père parce je pense que les connaître est indispensable pour comprendre correctement la vie de sa fille » (The Life : 90).61
Tout ceci cependant demeure du domaine de la construction ou de l’intention narrative. Nous sommes plus près de la notion de premier jet et de réécriture quand Gaskell parle des écrits d’enfance de Charlotte. Elle confie par exemple à un ami : « Ce sont les choses les plus folles et les plus incohérentes […] toutes ostensiblement écrites ou adressées à un membre ou à un autre de la famille Wellesley. Elles donnent l’impression d’une puissance créatrice à la limite de la folie » (L : 398).62 Dans The Life, cela devient :
Alors que sa description de faits et d’évènements réels est, comme nous l’avons vu, graphique et convaincante, quand elle s’abandonne à sa puissance créatrice, son langage comme son imagination s’emballent, jusqu’à atteindre les limites de ce qui apparaît comme du délire.63 (The Life : 119)
La référence d’ouverture aux romans connus et populaires de Charlotte, la transformation de « folie » en « ce qui apparaît comme du délire » et la suppression de « incohérentes » indiquent bien sûr une réécriture mais éclairent également la manière dont Gaskell négociait les exigences de la vérité et le désir de construire une image idéalisée de son amie.
La réécriture est en fait surtout perceptible quand il s’agit de la description physique de Charlotte, dont Gaskell parle dans trois lettres consécutives, tout juste après leur première rencontre. Dans la première et la plus détaillée, elle écrit :
Elle est (comme elle le dit elle-même) chétive ; maigre et plus petite que moi d’1/2 tête, des cheveux soyeux, d’un brun pas aussi foncé que les miens ; des yeux (de très beaux yeux expressifs qui vous regardent directement et franchement) de la même couleur, un visage un peu rouge ; une grande bouche où beaucoup de dents manquent ; tout à fait laide ; le front carré large et plutôt proéminent. Elle a une voix très agréable, a tendance à hésiter dans le choix de ses expressions, mais quand elle s’est décidée semble parler sans effort, de manière admirable et parfaitement appropriée à la situation.64 (L : 123)
Dans une autre lettre, datée du même jour, elle résume la première description et ajoute : « ses mains ressemblent à des serres d’oiseau » (L : 127),65 et dans la troisième, aussi écrite le même jour, elle dit simplement : « Elle est très petite & très laide » (L : 128).66 Mais The Life livre sur celle qui est devenue une amie un portrait brillamment retouché de Charlotte.
Un corps menu et fragile […] des cheveux bruns, épais et soyeux, et des yeux étranges (...) Ils étaient grands et bien dessinés ; d’un brun roux ; mais si on regardait l’iris de près il semblait composé d’une grande variété de teintes. Son expression habituelle était d’intelligence tranquille et attentive ; mais de temps à autre [...] une lumière jaillissait comme si une lampe spirituelle avait été allumée, et brillait au fond de ces yeux si expressifs. Je n’ai jamais rien vu de semblable chez personne. Quant au reste de ses traits, ils étaient laids, grands et inharmonieux ; mais à moins de se mettre à les détailler on en était à peine conscient, car les yeux et la force de l’expression transcendaient tous les défauts physiques, on oubliait la bouche de travers et le grand nez [...] Elle avait les pieds et les mains les plus petits que j’ai jamais vus ; quand elle posait sa main dans la mienne, c’était comme si un oiseau touchait doucement ma paume.67 (The Life : 124)
Il est difficile de ne pas remarquer que les « serres d’oiseau » sont devenues « comme si un oiseau touchait doucement », que le catalogue des défauts ou disgrâces physiques de la lettre a été sévèrement coupé et le visage presque transfiguré par le rayonnement d’une personnalité exceptionnelle. La seule beauté de Charlotte, ses yeux, devient le point central d’un portrait qui est autant et peut-être plus celui d’une âme que celui d’une femme.
8. Conclusion
Il faut admettre que si jusqu’à un certain point la correspondance de Gaskell est révélatrice de sa conception de ce qu’un écrivain et un roman doivent être ainsi que du sérieux de son engagement littéraire, elle n’en est pas moins très frustrante pour le chercheur. Les références aux grands romans sont rares et pour la plupart plutôt vagues. Quant à sa fiction courte, ces récits où, libérée du carcan de la publication en trois volumes, elle peut se permettre d’expérimenter avec l’écriture, le silence est assourdissant. L’accès à la correspondance complète aurait-il donné beaucoup plus ? Rien n’est moins sûr. Car nous devons nous rappeler que la modestie était une des caractéristiques principales de Gaskell, une modestie que le succès ne lui fit pas perdre et qui lui fit écrire à une débutante demandant des conseils : « Du point de vue strictement artistique une bonne écrivaine doit avoir vécu une vie active et en sympathie avec les autres si elle veut que ses livres aient de la force et de la vitalité » (L : 695).68 La boucle semble bouclée dans cette phrase qui reprend et confirme la conviction première que c’est la vie qui fait l’artiste. Mais elle peut aussi être vue comme un maillon de la chaîne que Virginia Woolf reprendra dans une lettre souvent citée :
Le ménage vous intéresse-t-il un tant soit peu ? Je pense qu’il devrait compter autant que l’écriture et je ne vois jamais où la séparation entre les deux se situe. Du moins, si on doit mettre les livres d’un côté et la vie de l’autre, ils deviennent tous deux de pauvres choses exsangues. Mais ma théorie est qu’ils se mêlent au point qu’on ne peut distinguer l’un de l’autre.69 (Nicholson 1975 : 272)
Bibliographie
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Gaskell, Elizabeth [1848] (1970). Mary Barton. Harmondsworth : Penguin.
Gaskell, Elizabeth [1853] (1985). Ruth. Oxford : Oxford University Press.
Gaskell, Elizabeth [1854-6] (1970). North and South. Harmondsworth : Penguin.
Gaskell, Elizabeth [1857] (1985). The Life of Charlotte Brontë. Harmondsworth : Penguin.
Gaskell, Elizabeth [1858] (1989). “Lois the Witch’, in : Lois the Witch and Other Stories. Gloucester : Alan Sutton, 1-88.
Gaskell, Elizabeth [1859] (2007). Round the Sofa. Stroud: Nonesuch Publishing.
Gaskell, Elizabeth [1863] (1982). Sylvia’s Lovers. Oxford : Oxford University Press.
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Nicholson, Nigel / Trautman Joanne, Eds. 1975. The Letters of Virginia Woolf, vol. one, 1888-1912. New York : Harcourt Brace Jovanovich.
Woolf, Virginia [1927] (1981). To the Lighthouse. London : Granada.