“Byron wrote letters. So did Cowper. For centuries the writing-desk has contained sheets fit precisely for the communications of friends. Masters of language, poets of long ages, have turned from the sheet that endures to the sheet that perishes, pushing aside the tea-tray, drawing close to the fire (for letters are written when the dark presses round a bright red cave), and addressed themselves to the task of reaching, touching, penetrating the individual heart.”1
Introduction
Virginia Woolf, aussi remarquable épistolière que grande romancière, sait d’expérience ce qui distingue création littéraire et communication épistolaire ; elle souligne ici avec élégance la différence entre un texte conçu pour traverser le temps et la feuille de papier susceptible d’être brûlée, jetée. Mais cette différence doit-elle être considérée comme une évidence ? Peut-on comme elle le fait dans La Chambre de Jacob établir une frontière rigide entre deux formes d’écrits, aux finalités et aux modalités radicalement distinctes ? Pareille distinction existait sans doute au début du XXe siècle, mais elle ne se justifierait pas si l’on évoquait des écrits plus anciens, du XVIIe siècle par exemple, à une époque où la correspondance était considérée comme un art, et où l’épistolier passait aisément d’une forme de discours à l’autre, incluant avec naturel des bouts rimés au sein de ses lettres.2 La question de la porosité entre une écriture épistolaire destinée essentiellement à la communication dans l’instant et une œuvre littéraire composée pour la postérité se doit donc d’être traitée dans une perspective historique, avec pour charnière en Grande-Bretagne le tournant du XIXe siècle, le moment où la conception romantique d’une œuvre d’art inspirée entraîna graduellement le rejet de la correspondance dans la sphère privée, réservée aux femmes, et donc dévalorisée.
Depuis l’époque romantique, les lettres ont souvent été utilisées en histoire littéraire, notamment pour clarifier certaines données biographiques. Si l’on excepte les lettres de Keats, promues pratiquement dès leur première publication au statut de texte littéraire, les correspondances des poètes romantiques anglais ont essentiellement été considérées comme sources ou documents biographiques. C’est ainsi que toute biographie de Coleridge s’appuie immanquablement sur les lettres autobiographiques envoyées à Thomas Poole, la parole épistolaire du poète étant traitée comme une forme d’évangile, comme si l’on oubliait que même par lettre, l’on peut travestir la vérité, ou simplement se réfugier derrière un masque, surtout si l’on est par ailleurs artiste du langage.
Or, si un poète comme Wordsworth exprimait clairement son peu de goût pour la correspondance,3 dont il laissait volontiers la maîtrise à sa sœur (chargée au même titre de la transcription de ses poèmes), tous ces poètes écrivirent des lettres, de nombreuses lettres qui plus est, et l’on ne peut oublier que ces textes s’inscrivent directement dans la tradition épistolaire anglaise du XVIIIe siècle, marqué par des plumes telles celles de Chesterfield ou de Lady Montagu.
Pour mieux comprendre les rapports entre correspondance et œuvre à cette époque charnière, l’étude qui suit se fondera sur des textes épistolaires rédigés William Blake, William Wordsworth, Samuel Taylor Coleridge, Percy Bysshe Shelley et John Keats. Leur production épistolaire varie, toutes les lettres n’ont pas été conservées, la préservation dépendant aussi du statut de chaque poète à l’heure de sa mort. Cette étude se concentrera sur certains destinataires, notamment dans le cas des lettres créatives, réservées par les épistoliers à des destinataires privilégiés. On le verra, Byron sera peu mentionné: non que sa correspondance ne mérite pas notre attention, mais parce que sa dimension éminemment sociale l’ancre plus fermement que celle de ses contemporains dans les traditions héritées du siècle précédent. Les correspondances seront ici analysées dans leurs relations avec l’œuvre, que celles-ci soient référentielles, linguistiques ou même métaphoriques. La question qui se pose alors est de mesurer s’il y a étanchéité ou porosité entre l’œuvre et la correspondance, et dans un second temps de mieux comprendre le fonctionnement de la correspondance pour ceux de ces poètes qui l’utilisent comme laboratoire de la création. Il s’agit de comprendre si ces poètes instituent de nouveaux rapports entre correspondance et poésie, en reléguant la correspondance à un statut d’outil fonctionnel.
Dans un premier temps, il faut donc repérer ce qui, dans la correspondance, montre au lecteur que l’épistolier est aussi poète. Or, le modèle pour ces écrivains est double : pour ceux d’entre eux qui suivirent un enseignement universitaire, la rhétorique épistolaire classique était enseignée comme les autres matières des humanités. Par contre, Blake et Keats, qui contrairement à leurs contemporains ne bénéficièrent pas d’une éducation universitaire, furent davantage influencés par l’exemple fourni par les épistoliers britanniques du siècle précédent, et moins directement par les préceptes de la rhétorique classique. Ainsi, Keats mentionne-t-il Chesterfield dans sa correspondance, avec suffisamment de réprobation pour avoir visiblement été contraint de le lire et pour avoir considéré sa lecture comme un pensum. L’influence de ces grands épistoliers mérite d’être signalée car elle modifie la vision que nous pouvons avoir de la frontière entre épistolaire et poétique. En effet, un poète comme Robert Burns, largement admiré par les romantiques, avait appris l’art de la correspondance en lisant des manuels populaires : à lire ses lettres, l’on découvre une écriture épistolaire affectée, artificielle, qui apparaît beaucoup moins naturelle que ses poèmes, célèbres pour leur utilisation du dialecte écossais. Dans ses lettres il suit un modèle, applique des règles extérieures qu’il ne s’est pas appropriées, alors que sa poésie est l’espace où il exprime sa vérité de sujet. La lecture de sa correspondance peut donc nous éviter de catégoriser trop rapidement la correspondance comme lieu d’expression spontanée opposée au travail de l’art.
1. Présence de l’œuvre
1.1 Le gagne-pain
Tous ces poètes ont en commun un thème de prédilection qui les caractérise comme tels dans leur correspondance, et que l’on découvre essentiellement dans la lettre à l’éditeur. Celle-ci est parfois envoyée pour préciser quelques points de mise en page ou d’orthographe, ou pour demander l’envoi de livres, mais le plus fréquemment pour mendier une avance sur les prochaines ventes. Si ces demandes ont un tour répétitif, certains, comme Keats, tentent de les rendre humoristiques pour masquer leur embarras. Mais elles reflètent néanmoins le fait que l’écriture, bien qu’artistique et inspirée, est également, parfois essentiellement, source de revenus pour ces jeunes gens, comme en témoigne ce billet gêné envoyé par Keats à ses éditeurs dès 1817 :
I am extremely indebted to you for your liberality in the Shape of manufactu[r]ed rag value £20 and shall immediately proceed to destroy some of the Minor Heads of that sp[r]ing-headed Hydra the Dun – To conquer which the knight need have no Sword. Shield Cuirass Cuisses Herbadgeon spear Casque, Greves, Pauldrons Spurs Chevron or any other scaly commodity: but he need only take the Bank Note of Faith and Cash of Salvation, and set out against the Monster invoking the aide of no Archimago or Urganda – (Rollins 1976 : I, 145-6)4
Ainsi, chez ces épistoliers, les seules lettres où l’on est certain d’avoir affaire à un poète c’est lorsqu’il demande de l’argent à son éditeur, et si dans le cas de Keats le langage imagé et l’intertextualité trahissent le lecteur d’œuvres classiques, la thématique sera utilisée par tous ses contemporains à l’exception de Blake, 5 quel que soit le statut de l’œuvre dans leur correspondance. Keats, conscient de ce que recouvre sa demande, s’exhibe ici comme artiste, jouant des mots et des images pour rappeler à ses éditeurs qu’il est vraiment poète, et que tout compte fait, c’est à ce titre qu’il se permet de demander de l’argent. Les lettres financières rappellent la dimension économique de la poésie pour ces écrivains, en inscrivant la création littéraire dans une matérialité impossible à nier. Certains proches (famille, amis) sont également sollicités, mais rarement avec la constance réservée aux éditeurs.
Ce cas un peu particulier mis à part, l’œuvre elle-même s’introduit parfois dans la correspondance, selon des modalités variables en fonction des écrivains.
1.2 Le poème objet
L’œuvre est tout d’abord présente très concrètement, tel un objet contenu dans la lettre, que celle-ci a pour mission de convoyer à bon port, comme un dessin serait inclus dans une lettre de peintre. L’épistolier cite un de ses poèmes au sein de la lettre, soit pour montrer ce qu’il vient de composer, soit pour demander un avis critique, ou bien encore pour l’offrir à son destinataire. Cette pratique est utilisée par tous les épistoliers présentés ici, la différence provenant essentiellement de la manière dont le poème est introduit dans la lettre. En effet, l’altérité ainsi introduite est parfois délibérément reconnue comme telle, mais la lettre s’efforce dans d’autres cas de l’introduire, d’effectuer une transition pour faciliter le passage à cette parole autre.
Ainsi Coleridge, écrivant à son frère George, termine l’une de ses lettres par un poème, afin de justifier le prix de l’affranchissement en envoyant des pages complètement remplies.6 “I have nothing more to say – so shall fill up the Letter with a Simile, which I wrote after an Evening Walk before supper.” (Griggs 1956: I, 37)7 Ce qui est ici sous-entendu, c’est que le poème n’est pas là pour dire quelque chose, pour communiquer, mais bien comme un objet, décoratif éventuellement, destiné à rentabiliser les frais de port en quelque sorte, à occuper l’espace pour ne pas laisser place au vide.
Blake a une utilisation légèrement différente de la même pratique lorsqu’écrivant à John Flaxman pour s’excuser du retard de sa réponse, il inclut un poème qu’il dédie à son correspondant. Le poème exprime de toute évidence une forme de communication jugée différente de l’échange épistolaire, comme en témoignent les lignes d’introduction :
I send you a few lines, which I hope you will Excuse. And As the time is now arriv’d when Men shall again converse in Heaven & walk with Angels, I know you will be pleased with the Intention, & hope you will forgive the Poetry.
To My Dearest Friend, John Flaxman, these lines:
I bless thee, O Father of Heaven & Earth, that ever I saw Flaxman’s face.
Angels stand round my Spirit in Heaven, the blessed of Heaven are my friends upon earth. (…) (Keynes 1980 : 20)8
Il n’est pas surprenant de voir Blake souligner l’altérité essentielle de la poésie, et comme Coleridge il utilise la lettre essentiellement comme enveloppe où placer son poème. D’ailleurs, l’adresse du poème (à Flaxman) est immédiatement contredite par l’invocation à Dieu, soulignant ainsi que les quelques vers ne sont pas transcrits ici pour communiquer. Le poème est alors un présent offert en hommage au destinataire, le rôle phatique de communication étant réservé à la lettre qui l’entoure. Keats envoie ainsi un acrostiche à sa belle-sœur pour l’accueillir au sein de la famille juste après son mariage, et au tout début de sa carrière poétique, il écrit quelques épîtres en vers à des amis, qui ont la même fonction d’offrande.
Shelley, quant à lui, envoie des poèmes à certains de ses amis, et leur demande de les critiquer ; ainsi écrit-il à Hookham à propos de La Reine Mab :
I send you my Poem. To your remarks on its defects I shall listen & derive improvement. No duty on a friend is more imperious than an utter sincerity & unreservedness & criticism; none of which a candid mind can be the object with more inward complacency & satisfaction. – At the same time in spite of its various errors, I am determined to give it to the world. (Jones 1964 : I, 361)9
Qu’il s’agisse comme ici d’une œuvre à critiquer ou d’une offrande, le poème est donc considéré comme extérieur à la lettre, inclus en elle comme une entité différente, sur lequel l’épistolier se livrera à des commentaires ou non selon le cas. On parle du poème comme on évoquerait la santé ou les dernières nouvelles. Il se trouve que ces épistoliers écrivent des poèmes, et donc les poèmes font irruption dans l’univers épistolaire, mais en gardant leur nature propre, différente de la lettre. En fait, dans certains cas envoyer le poème revient à donner de ses nouvelles, puisque le fait d’écrire le poème a constitué l’activité essentielle de l’épistolier depuis sa dernière lettre. En outre, selon le destinataire, montrer que l’on écrit peut rassurer l’autre, surtout s’il fait partie des généreux donateurs.
La lettre sert alors à empaqueter le poème, comme dans l’épître en vers que Keats envoie à son ami Reynolds, malade, pour le distraire, et que le poète conclut par quelques mots en prose, de toute évidence destinés à renouer le fil de la communication, interrompu parce que l’épître, après les premiers vers, avait un peu oublié son destinataire affiché :
My Dear Reynolds,
In hopes of cheering you through a Minute or two I was determined nill he will he<sic> to send you some lines so you will excuse the unconnected<ness> subject, and careless verse – You know, I am sure, Claude’s Enchanted Castle and I wish you may be pleased with my remembrance of it – The Rain is Come on again – (Rollins 1976 : I, 263)10
Le texte épistolaire fait ici référence à l’épître, et reprend les formules d’adresse et de congé qu’elle contenait, comme si celles-ci ne suffisaient pas. Keats pense de toute évidence afficher un lien plus direct grâce au code épistolaire, et trahit ainsi sa conscience d’avoir à sa disposition deux modes d’expression bien distincts.
Dans tous les exemples qui viennent d’être abordés, la frontière entre l’œuvre et la lettre est ainsi clairement marquée, au sein même de la correspondance. Le poème peut être inclus dans la lettre, mais il ne contribue pas directement à la communication. La lettre ne tente d’ailleurs pas de recontextualiser le poème, et dans certains cas le lien thématique entre lettre et poème n’est même pas perceptible. L’interaction entre les deux formes de discours est quasiment inexistante, le poème est présenté hors contexte, parfois recopié sur une autre feuille, parfois, comme dans le premier exemple cité, ajouté après la signature (donc hors cadre, mais sans être pour autant inclus dans un post-scriptum) pour ne pas laisser d’espace blanc. Certes, il arrive que quelques phrases l’introduisent, mais seulement pour mieux signaler son altérité essentielle.
1.3 Théorisations épistolaires
Mais la lettre joue aussi un autre rôle, celui d’offrir un espace de théorisation. Là encore, il faut distinguer entre plusieurs pratiques. Si un certain nombre de ces poètes ont pu théoriser dans des essais ou dans des préfaces, des écrivains comme Keats n’ont développé leurs théories que dans un contexte épistolaire, ou de manière métaphorique, au détour d’un poème. En outre, un poète-philosophe comme Coleridge prend de toute évidence un grand plaisir à théoriser, et le fait sur tout sujet qui pique sa fantaisie, y compris, bien entendu, sur la poésie. En revanche, Wordsworth réserve la majorité de ses réflexions théoriques à ses essais critiques, et se contente, dans quelques lettres écrites en tant que poète reconnu à de jeunes admirateurs, de distiller quelques conseils ou de défendre sa pratique.11
Dans ce cas, la lettre peut évoquer un poème précis, pour en faire une critique, ou bien aborder des sujets liés à la poésie, au rôle du poète. Il s’agit donc d’une lettre de poète parce qu’elle raconte des histoires de poète. Coleridge et Shelley aiment jouer les critiques littéraires, et se livrer à l’analyse des textes composés par leurs amis, pour leur suggérer des améliorations, pour en admirer certains passages. Ainsi Shelley avec le Don Juan de Byron :
Many thanks for Don Juan – It is a poem totally of its own species, & my wonder and delight at the grace of the composition no less than the free & grand vigour of the conception of it perpetually increase. – The few passages which any one might desire to be cancelled in the 1st & 2d Cantos are here reduced almost to nothing. This poem carries with it at once the stamp of originality and a defiance of imitation. Nothing has ever been written like it in English – nor if I may venture to prophesy, will there be; without carrying upon it the mark of a secondary and borrowed light. (Jones 1964: II, 358)12
Comme souvent, les compliments de Shelley renferment leur part de critique, mais il s’agit avant tout d’échanger avec un pair sur un sujet commun, de montrer son appréciation d’une technique. Coleridge fait de même lorsqu’il écrit à Southey, prenant appui sur les poèmes de son ami ou les siens propres pour en déduire des principes plus théoriques.
Là encore, la poésie est présente en tant qu’objet, que sujet de conversation en quelque sorte. Mais les enjeux sont différents. Lorsqu’un poète cite un poème au cœur d’une lettre, celle-ci doit faire face à l’irruption d’un discours autre, dont les codes sont différents. Cela explique le besoin qu’ont certains poètes d’introduire le poème, afin de faciliter le passage, la transition entre une forme d’écrit et l’autre. En revanche, lorsque le poète développe une théorie dans l’une de ses lettres, il le fait d’ordinaire en prose, et la forme typographique ne permet donc plus de distinguer entre deux types de discours. La lettre est alors utilisée pour faciliter la communication de cette théorie, et l’on peut d’ordinaire constater une utilisation renforcée de la fonction phatique du langage. Il s’agit bien de partager une théorie, de convaincre le destinataire de son bien fondé, et Coleridge et Shelley en font grand usage.
Ainsi Coleridge consacre-t-il une longue partie de l’une de ses lettres à Wordsworth à critiquer une pièce de M. G. Lewis, et la fin de cette critique montre à quel point le jugement porté sur un autre écrivain est lié pour lui à ses propres capacités de poète :
There is a pretty little Ballad-song introduced – and Lewis, I think, has great & peculiar excellence in these compositions. The simplicity & naturalness is his own, & not imitated; for it is made to subsist in congruity with a language perfectly modern – the language of his own times, in the same way that the language of ‘Sir Cauline’ was the language of his times. This, I think, is a rare merit: at least, I find, I cannot attain this innocent nakedness, except by assumption – I resemble the Dutchess <sic> of Kingston, who masqueraded in the character of ‘Eve before the Fall’ in flesh-coloured Silk. (Griggs 1956 : I 379)13
Ce passage montre bien comment ces poètes s’appuient sur l’une des caractéristiques du genre épistolaire afin de parler poésie ; le ton est celui de la conversation, et non celui de l’essai, et c’est cette liberté de ton, favorisée par la plasticité du genre épistolaire, qui permet à Coleridge de se comparer à Lewis, ce qui serait beaucoup moins bien venu dans un essai.
Keats, qui n’a laissé aucun écrit théorique, utilise lui aussi ses lettres pour partager ses enthousiasmes avec ses amis et esquisser des théories littéraires. Mais il se distingue de ses deux contemporains par la manière dont il parle de poésie. Lui aussi tente de convaincre, et lui aussi utilise la lettre comme instrument de communication. Mais, comme dans cette lettre à Woodhouse où il tente de définir ce qu’il nomme le caractère poétique, son langage se modifie, comme si le jeune homme ne pouvait parler de poésie qu’en termes poétiques :
The best answer I can give you is in a clerklike manner to make some observations on two principle points, which seem to point like indices into the midst of the whole pro and con, about genius, and views and atchievements and ambition and coetera. Ist As to the poetical Character itself, (I mean that sort of which, if I am any thing, I am a Member; that sort distinguished from the wordsworthian or egotistical sublime; which is a thing per se and stands alone) it is not itself – it has no self – it is every thing and nothing – It has no character – it enjoys light and shade; it lives in gusto, be it foul or fait, high or low, rich or poor, mean or elevated – It has a much delight in conceiving an Iago as an Imogen. What shocks the virtuous philosop[h]er, delights the camelion Poet. (Rollins 1976 : I, 386 – 387)14
Contrairement à ce qu’annonce la première phrase de cet extrait, le style n’est pas du tout celui d’un clerc ou d’un secrétaire. Si la mention d’un premier argument montre bien au lecteur qu’il s’agit ici de répondre avec méthode à la question posée par le correspondant, une fois qu’il a commencé à définir le Poète, Keats oublie la rigueur et se laisse porter par les mots, puis par le rythme de cette longue phrase, qui fonctionne sur la dualité et le paradoxe, et dont les métaphores se succèdent jusqu’à la comparaison avec les personnages de Shakespeare, qui montre bien à quel point le registre est ici littéraire.
Ces quelques exemples rappellent que même en matière de discours poétique, l’on peut noter des différences de traitement et de style entre les poètes étudiés. Shelley peut exprimer de l’enthousiasme pour un poème de Byron, mais sa langue ne deviendra pas poétique pour autant, alors que comme on vient de le voir, chez Keats l’enthousiasme poétique finit par contaminer le langage de la prose.
2. Contamination
Cela nous conduit à la deuxième forme essentielle de présence de l’œuvre dans la correspondance, lorsque celle-ci semble agir sur le langage prosaïque et l’altérer pour le tirer vers la poéticité. En d’autres termes, les lettres qui vont à présent être citées sont des textes dans lesquels le fond affecte la forme, la plasticité du genre épistolaire transformant la lettre en laboratoire d’essai. Prises hors contexte, certaines lettres pourraient passer pour des fragments poétiques ou des esquisses. Tous les poètes romantiques n’ont pas cet usage de la correspondance, et seuls Blake, Coleridge et Keats en font une utilisation fréquente.
2.1 Jeux verbaux
Certains de ces poètes se reconnaissent tout d’abord au plaisir évident qu’ils prennent à jouer avec les mots. Ainsi Coleridge écrivant à Thomas Poole, évoque la manière dont il va pouvoir gagner sa vie :
About myself, I have so much to say, that I really can say nothing. I mean to work very hard – as Cook, Butler, Scullion, Shoe-cleaner, occasional Nurse, Gardener, Hind, Pig-protector, Chaplain, Secretary, Poet, Reviewer, and omnium-botherum shilling-scavenger – in other words, I shall keep no Servant, and will cultivate my Land-acre, and my wise-acres, as well as I can. (Griggs 1956 : I, 266)15
L’énumération témoigne de ce plaisir procuré à manier le langage, à accumuler des substantifs dont la juxtaposition crée un effet comique. L’un des métiers cités est celui de poète, et l’accumulation permet également à Coleridge de se livrer à un bref exercice d’auto-dérision, puisque le poète est placé au même rang que le Cuisinier ou même le Critique. Coleridge y ajoute un jeu de mots (“Land-acre”, “wise-acre”), et un néologisme en transformant l’expression consacrée “omnium-gatherum” en “omnium-botherum”. Mais ce qui importe avant tout dans ces énumérations, c’est que le mot y est considéré comme un objet dont le sens est secondaire, mais dont la manipulation suscite la bonne humeur.
Keats, lui aussi, aime les énumérations, et s’y adonne avec joie lorsque l’humeur le prend. Ainsi dans la première lettre à sa sœur Fanny, il décrit le voyage que leurs deux frères viennent de faire en France :
They have seen Cathedrals Manuscripts. Fountains, Pictures, Tragedy Comedy, – with other things you may by chance meet with in this Country such as a Washerwomen, Lamplighters, Turnpikemen Fish kettles, Dancing Masters, kettle drums, Sentry Boxes, Rocking Horses &c and, now they have taken them over a set <of> boxing gloves – (Rollins 1976 : I, 155)16
Comme chez Coleridge, l’énumération témoigne d’un bonheur à accumuler des expressions qui créent au final une impression d’absurde, comparable à l’inventaire de Jacques Prévert. L’effet est là aussi comique, comme dans la lettre de Coleridge à Poole, mais la frontière entre le comique et la créativité poétique est vite traversée, comme dans une autre lettre de Coleridge, à John Prior Estlin, où le poète se réjouit d’avoir lu de bonnes critiques de ses poèmes : “The Reviews have been wonderful – The Monthly has cataracted panegyric on my poems; the Critical has cascaded it; and the Analytical has dribbled it with very tolerable civility.” (Griggs 1956 : I, 224)17 Cette véritable pluie de compliments stimule sa créativité, mais le fait de souligner les images choisies montre bien, si cela était nécessaire, à quel point le poète est conscient de créer un effet, et sans doute heureux de le faire. Les lettres témoignent ainsi d’un aspect de la création poétique qui n’est pas souvent pris en compte chez ces poètes, c’est la jouissance éprouvée au moment de la composition, l’humeur jubilatoire qui accompagne certains jaillissements créatifs.
2.2 Métaphores, rythmes et sonorités : l’humeur poétique
Le dernier extrait de Coleridge cité montre une utilisation du langage qui devient métaphorique, et à ce titre caractéristique du langage poétique. D’autres phénomènes surgissent alors. Le même Coleridge affectionne les métaphores, et l’utilisation qu’il en fait trahit parfois la même jubilation que lorsqu’il accumule les substantifs : “It was scorchingly hot –I applied my mouth ever and anon to the side of the Rocks and sucked in draughts of Water cold as Ice, and clear as infant Diamonds in their embryo Dew!”(Griggs 1956 : I, 88)18 Dans cette lettre à Southey, le poète semble encore s’amuser. Si la première comparaison est banale, elle le conduit à la seconde, et il ne semble pas résister au plaisir de filer la métaphore en passant de « infant » à « embryo ». L’effet de ces métaphores n’est pas toujours poétique, mais leur utilisation témoigne toujours du passage à la fonction poétique du langage, passage dont l’épistolier se montre souvent conscient, par l’utilisation de signes de ponctuation (ici, le point d’exclamation, ailleurs le soulignement) qui mettent l’effet en valeur.
La capacité de Keats à parler par métaphores dans ses lettres a déjà été évoquée plus haut, à propos de la lettre sur le poète caméléon. Toutes les idées de Keats sur la poésie sont exprimées de manière métaphorique dans sa correspondance, ce qui a déjà été largement souligné par la critique.19 De même, Blake a tendance à introduire des métaphores lorsqu’il évoque sa création. Ainsi, en 1799, il répond au Dr Trusler, qui avait critiqué son œuvre :
I feel that a Man may be happy in This World. And I know that This World is a World of IMAGINATION & Vision. I see Every thing I paint In This World, but Every body does not see alike. To the Eyes of a Miser a Guinea is more beautiful than the Sun, & a bag worn with the use of Money has more beautiful proportions than a Vine filled with Grapes. The tree which moves some to tears of joy is in the Eyes of others only a Green thing that stands in the way. (Keynes 1980 : 9)20
Le dernier aphorisme cité sera repris dans le même esprit, mais sous une forme différente, dans les Proverbes de l’Enfer, l’une des parties de son Mariage du Ciel et de l’Enfer. Et l’on voit ainsi que le langage métaphorique s’accompagne d’un changement de rythme, et d’une évolution du discours vers le poétique, si bien que la fin du passage cité est proche d’un poème.
Keats et Coleridge parlent à ce propos d’humeur poétique. Coleridge insiste sur le caractère involontaire de cet « accès » de poésie, qu’il juge sans doute en accord avec sa conception de l’inspiration. Ainsi dans une lettre à Southey, il écrit : “As I was meditating on the capabilities of Pleasure in a mind like your’s I unwarily fell into Poetry –” (Griggs 1956 : I, 85)21 Un poème suit pour justifier cette phrase d’introduction.
Keats, quant à lui, associe l’humeur poétique au soleil et à la joie dans une lettre à son ami Reynolds où il accumule les poèmes : “I cannot write in prose, it is a sun-shiny day and I cannot so here goes,” (Rollins 1976 : I, 220)22 écrit-il, avant, lui aussi, de passer à un véritable poème. Ce dernier extrait montre comment l’humeur poétique affecte la prose, en transformant son rythme, en accentuant l’effet des sonorités (rime prose/goes).
La frontière se brouille ainsi entre prose et poésie, et pour cette raison la contamination poétique se limite à quelques lettres, ou à des passages de lettres. Toutes les lettres ne peuvent être rédigées ainsi, car elles cesseraient de remplir leur fonction de communication, comme le montre cette réponse mi-figue mi-raisin de Thomas Butts à Blake, qui s’était adressé à lui en l’appelant “Dear Friend of my Angels” (« Cher Ami de mes Anges ») :
Dear Sir,
I cannot immediately determine whether or no I am dignified by the Title you have graciously conferred on me – you cannot but recollect the difficulties that have unceasingly arisen to prevent my discerning clearly whether your Angels are black, white, or grey, and that of the three on the whole I have rather inclined to the former opinion and considered you more immediately under the protection of the blackguard; (Keynes 1980 : 25)23
Blake répondit en adressant Butts comme “Friend of Religion & Order” (“Ami de la Religion & de l’Ordre”), dernier pied-de-nez provocateur, avant de reprendre un mode d’adresse plus orthodoxe.
Certes, il s’agit ici de Blake, le plus ouvertement visionnaire des romantiques anglais, un visionnaire en outre doué d’un solide sens de la provocation. Mais l’échange souligne précisément la limite de la flexibilité du genre épistolaire, genre plastique, certes, mais néanmoins contraint par les nécessités de la communication. Il est difficile de savoir si Thomas Butts est ici véritablement ironique ou non, mais il souligne la difficulté qu’il éprouve à comprendre ce à quoi fait référence le langage de son correspondant, en d’autres termes, il est aux prises avec une difficulté d’interprétation, attendue dans le discours poétique, mais plus surprenante dans une correspondance, où l’on cherche à éviter les malentendus.
Cette tendance à faire évoluer la correspondance vers le discours poétique n’est pas présente chez tous les poètes romantiques. Les trois poètes mentionnés ici se distinguent des autres, et des trois, Keats est celui qui passe le plus volontiers d’une forme de discours à l’autre, en fonction de son correspondant et de son humeur.
3. Pour conclure
3.1 Création d’un espace privé
On le voit, tous ces poètes n’ont pas la même pratique épistolaire. Les seuls points communs, analysés au début de cette étude, concernent la lettre à l’éditeur ou la présence de l’œuvre comme objet cité dans la lettre, mais les pratiques divergent, même sur ces points. Cependant, par-delà les différences de pratiques, le statut de la correspondance se définit clairement à cette époque comme un espace distinct de la création poétique. Certes, certains poètes laissent entrer la poésie dans la lettre, et utilisent la plasticité du genre pour le faire tendre vers le poétique, selon le destinataire, selon leur humeur aussi. Mais ils demeurent néanmoins conscients de s’exprimer dans un espace privé, bien distinct de leurs publications.
Que le romantisme marque une évolution dans l’écriture épistolaire, cela est donc très clair à la lecture de certaines de ces lettres, notamment celles de Wordsworth, qui deviendra Poète Lauréat et sera souvent considéré comme le Poète par excellence. Pour lui, écrire une lettre est un pensum, mais toute forme d’écriture lui était douloureuse. La frontière entre écriture privée et composition poétique est clairement affichée par des poètes comme Shelley ou Wordsworth. Byron, nous l’avons dit en préambule, s’inscrit quant à lui très clairement dans la tradition du siècle précédent. Comme ses contemporains, il utilise la lettre pour parler de poésie, notamment lorsqu’il écrit à son éditeur Murray, mais il affiche davantage que les autres le statut social de l’artiste dans son temps, comme dans cette lettre de mai 1822 où il explique à son éditeur la différence entre l’éditeur et l’ami : « Dear Sir. – When I write to you as a friend you will of course take your own time and leisure to reply, but when I address you – as a publisher – I expect an answer. » (Marchand IX : 156)24
Dans leurs correspondances, les poètes romantiques manifestent en effet tous leur conscience d’écrire en prose, dans une langue différente de celle qu’ils créeront pour leur œuvre, et de chercher avant tout à partager leurs expériences avec des proches. A cet égard, il est intéressant de comparer les lettres envoyées par Wordsworth à sa sœur lors de son voyage dans les Alpes, où le vocabulaire du sublime prédomine, avec le récit poétique inséré dans le livre VI du Prélude, beaucoup plus écrit, et transmué par le travail poétique. Il n’est donc pas surprenant que Wordsworth ait laissé à sa sœur, une femme, le soin de publier leurs récits de voyage. Ce type d’écrit appartient déjà clairement à la sphère privée, qui convient moins bien à l’homme. Contrairement à lui, un Keats se livre à un va-et-vient créatif entre sa correspondance et son œuvre poétique. Mais Keats lui-même se montre très conscient de bénéficier dans sa correspondance d’un espace protégé, où il n’est point besoin de composer avec le public.
C’est d’ailleurs le destinataire qui distingue le plus clairement les deux espaces pour ces poètes : la lettre leur permet de s’adresser à des amis, à d’autres poètes, contrairement au poème qui devra affronter le Public et les Critiques. La correspondance joue à cet égard un rôle de sanctuaire, parce qu’elle ne sera lue que par le destinataire. Certes, certaines lettres continuaient à être lues à un petit groupe d’amis, notamment les lettres de voyage, mais ce petit groupe se composait toujours de personnes connues de l’épistolier.
3.2 L’écriture : occupation ou vocation
Par-delà ce mouvement global, revenons-en pour conclure à la différence qui caractérise les deux types d’épistoliers. D’un côté, des poètes capables de réserver certaines plages de leur temps à l’écriture épistolaire, toute entière tournée vers la communication, souvent pratique et matérielle, pour ensuite se consacrer à nouveau à la création de leur œuvre. Seuls les poètes ont été mentionnés ici, mais l’on pourrait, à la même époque, ajouter Sir Walter Scott, dont l’emploi du temps était soigneusement compartimenté, et qui faisait ainsi clairement la distinction entre communication et création. A leurs côtés d’autres poètes, apparemment moins capables de dresser des frontières étanches dès lors qu’ils prennent la plume, et qui sont susceptibles, au sein d’une lettre, de se laisser porter par une humeur poétique, et de transformer leur lecteur en public, avant d’en revenir à des considérations plus matérielles et de demander réponse sur un point ou un autre.
D’un côté Wordsworth et Shelley, de l’autre Coleridge, Blake et Keats, donc, si nous voulons des distinctions catégoriques. Les circonstances biographiques expliquent en partie ces différences, mais n’y suffisent pas. Ainsi, Wordsworth, qui habitait avec sa sœur, puis également avec son épouse, et qui recevait fréquemment d’autres poètes (Coleridge, de Quincey), pouvait-il parler poésie de vive voix, au cours de conversations orales, et la lettre ne lui était pas nécessaire. En outre, sa sœur lui servait volontiers de porte-parole, et cet homme qu’écrire rendait physiquement malade n’était que trop heureux d’échapper à la rédaction de lettres. Par opposition, Keats fut fréquemment séparé de ses proches, et la correspondance revêtait pour lui une grande importance.
Mais il faut sans doute dépasser cette interprétation et considérer que nous sommes en présence de deux types d’écrivains bien différents. D’un côté ceux pour qui prendre la plume signifie entrer en écriture, qu’il s’agisse de rédiger une lettre ou de composer un poème. Ils sont bien conscients d’être face à des modalités différentes, mais selon le destinataire, ils laisseront libre cours à leur créativité, même dans une lettre. Les autres poètes érigent une véritable frontière entre les deux formes de discours, et ne la franchissent que de manière exceptionnelle.
Cette distinction entre deux types de poètes n’est pas propre au romantisme anglais, et conduit donc à nuancer les remarques qui précèdent sur l’évolution du statut de l’épistolaire à cette époque. Des années plus tard, un écrivain comme Virginia Woolf laissera, elle aussi, des lettres remarquables, qui font toujours le plaisir des lecteurs, à une époque où la correspondance a encore perdu du terrain dans sa rivalité avec l’œuvre. Comme certains des poètes étudiés ici, Woolf appartient à la famille des écrivains pour qui écrire est une véritable vocation, pour qui l’habit de poète n’est pas un vêtement, mais bien une seconde peau, que l’on ne quitte pas sous prétexte d’écrire une lettre.
Cette distinction ne prétend pas porter le moindre jugement sur la qualité de l’œuvre, bien entendu, mais en matière d’écriture épistolaire, les écrivains qui peinent à respecter la frontière entre leur art et leur correspondance sont les plus séduisants. Pour reprendre les mots que Woolf fait prononcer à son narrateur dans La Chambre de Jacob, c’est lorsque le poète reste poète en écrivant à ses proches que la « feuille qui périt » finit paradoxalement par perdurer.
Ouvrages cités
Bennet, Andrew (2007). Wordsworth Writing. Cambridge : Cambridge University Press.
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Keynes, Geoffrey (1980). The Letters of William Blake with Related Documents. Oxford : Clarendon Press.
Marchand, Leslie (1973). Byron’s Letters and Journals. London : John Murray. 12 vols.
Revue de l’AIRE (2005). Lettre et poésie. N°31. Paris : Honoré Champion.
Rollins, Hyder Edward (1976) [1958]. The Letters of John Keats. 1814–1821. Harvard, Mass. : Harvard University Press. 2 vols.
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Woolf ,Virginia [1922] (1976). Jacob’s Room. Frogmore, St Albans : Triad-Panther Books.
Woolf, Virginia [1922] (1973). La Chambre de Jacob. In L’Oeuvre romanesque. Trad. Jean Talva. Paris : Stock.