La correspondance de Virginia Woolf est sans doute une des correspondances d’auteurs à la fois les plus amples et les plus soutenues, comme l’attestent les six volumes édités par Nigel Nicolson à partir de 1975. La première lettre de Virginia Stephen date du 20 août 1888 (elle est alors âgée de 6 ans), sa dernière du 18 mars 1941, jour de son suicide par noyade dans la rivière Ouse. Entre ces deux dates, où qu’elle soit et si son état de santé le lui permet, Virginia Woolf est une épistolière compulsive entretenant avec persévérance, humour mais aussi lassitude parfois, ce lien parfois ténu mais toujours indispensable avec le monde. “What in the world should I like more than letters – daily letters, long letters?”1 (Woolf 1980 : 68) devait-elle confier vers la fin de sa vie.
Aussi passionnant que soit le projet d’étudier la correspondance per se, notre ambition est ici sans doute moindre et un peu différente. Deux raisons majeures nous ont conduit à mettre en relation la correspondance des années 1905-1915 avec la fiction à laquelle la jeune Virginia Stephen s’essaie alors. La première est précisément que The Voyage Out est son tout premier roman. La jeune femme, déjà fervente épistolière, vit alors de sa plume grâce à ses essais et articles publiés dès 1904 dans différents magazines littéraires. Certes The Voyage Out n’est pas le roman le plus emblématique du style woolfien, ni sans doute le plus accompli, mais il a ce mérite pour notre étude de donner naissance au moi auctorial : la gestation de cette première œuvre est aussi longue que douloureuse, le processus de création est dilué dans le temps, la fragilité mentale de Virginia Woolf ne lui permettant pas de se consacrer à son œuvre sans relâche. Louise de Salvo a identifié neuf révisions de ce texte dont Virginia Woolf aurait eu l’idée en 1904 mais qui n’est publié qu’en 1915, c’est beaucoup plus que pour aucun des romans qu’elle écrira par la suite. Cette période de gestation exceptionnellement longue nous offre donc une occasion unique d’étudier les frictions entre vie et écriture, genèse de l’écriture et genèse de soi étant intimement liées.
La deuxième raison qui donne à la correspondance de ces années 1905-1915 un relief particulier est qu’elle constitue alors le seul écrit intime de la jeune écrivaine. A partir du 1er janvier 1915, Virginia tiendra un journal intime régulier. A l’époque où elle se lance dans l’écriture romanesque, elle ne tient que quelques carnets de notes assez peu élaborés. La correspondance est donc le seul lieu où déverser ses doutes, ses élans et ses difficultés. A la différence du journal dont Daniel Ferrer note qu’il « n’enregistre les événements d’écriture que dans la mesure où ces événements font partie intégrante de la vie de l’auteur » (Ferrer 1997 : 7), la correspondance des années 1905-1915, loin d’avoir un rôle marginal ou subalterne par rapport à l’œuvre de fiction a un rôle instrumental direct dans l’élaboration du roman. Elle ne constitue pas un récit courant parallèlement au processus d’écriture mais en est partie intégrante. Elle nous offre un accès certes fragmentaire, intermittent et incomplet à la création selon Virginia Woolf mais permet d’entrevoir aussi que ce qui se joue dans cet espace intime dépasse de beaucoup la simple création fictionnelle.
1. La correspondance espace transitionnel entre vie et écriture : la lettre comme herméneutique de soi
La correspondance de celle qui n’est encore que Virginia Stephen est à la croisée du biographique, de l’autobiographique et du fictionnel et son analyse ne doit pas faire oublier que « la formulation de projets et les prises de repères par rapport au processus d’écriture sont enchâssés dans une foule de notations quotidiennes mondaines ou domestiques » (Ferrer 1997 : 7). Les révélations fulgurantes sur les origines du roman se mêlent étroitement aux potins et autres commérages dont Virginia Woolf était friande. Ce que ces lettres mettent surtout en lumière de manière très nette c’est le lien serré entre affirmation de soi en tant qu’écrivain et en tant que femme. Il serait tentant de parler d’une correspondance de formation car il s’agit non seulement pour la jeune femme de se définir soi-même mais aussi de se définir « soi-même comme un autre » selon la formule de Paul Ricœur.2 Cet autre, qu’elle pressent confusément en elle-même et auquel elle veut donner voix c’est l’écrivain qui n’est encore pour elle qu’un être de fiction. La correspondance des années 1905-1915 est précisément cet espace transitionnel entre l’enfance et l’âge adulte, entre les écrits journalistiques et la fiction dont parle Vincent Kaufmann en le désignant comme « un passage vers autre chose, vers une œuvre ou un espace à venir » (Kaufmann 1990 : 44). Il faut brièvement rappeler qu’au moment où elle décide de faire œuvre de romancier Virginia Stephen sort tout juste d’une longue période de deuil qui a débuté avec la mort de sa mère en 1895, a été prolongée par celle de sa demi-sœur Stella en 1897 puis par celle de son père en 1904.3 Chacun de ces deuils la plonge un peu plus profondément dans une désespérance et une instabilité émotionnelle et mentale qui culminent lors de son deuxième épisode de folie pendant l’été 1904. La correspondance des années 1904-1905 est donc transitionnelle à plus d’un titre : pendant la convalescence de Virginia à Cambridge, ses frères et sa sœur changent de cadre de vie. Adrian, Thoby et Vanessa quittent Hyde Park Gate, la demeure familiale où ils ont toujours vécu, et s’installent 46 Gordon Square en plein cœur de Bloomsbury. Ce déménagement très symbolique est véritablement une façon de tourner une page de leur histoire. Dans le même temps, Frederic Maitland occupé à écrire une biographie autorisée de Leslie Stephen, demande l’aide de Virginia, qui à cette occasion découvre la correspondance de ses parents. Fin 1904, elle publie deux critiques d’ouvrages et un essai dans le Guardian, début 1905 un essai dans la National Review puis on lui demande d’écrire régulièrement des critiques pour le Times Literary Supplement. Elle vit désormais de sa plume. Les lettres de cette époque regorgent de demandes de conseil, d’exclamations d’impatience, et expriment ses doutes sur ses qualités d’écrivain sans jamais remettre fondamentalement en question ce qui apparaît in fine comme une véritable vocation. Ainsi de l’une des premières traces de cette affirmation du moi auctorial :
I am longing to begin work. I know I can write, and one of these days I mean to produce a good book. What do you think? Life interests me intensely, and writing is I know my natural means of expression. I don’t feel up to much, as far as my brain goes. At least I soon get tired of reading, and I haven’t tried to write, more than letters.4 (30 sept. 1904, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 144)
A mesure que l’on progresse dans la lecture de la correspondance on assiste donc non seulement à la fusion du projet identitaire et du projet littéraire mais à une collusion entre genèse du projet d’écriture et estime de soi. L’obsession de la belle écriture qu’expriment ces lettres dépasse le simple projet professionnel et trahit également le désir d’être aimée, très présent dans les lettres aux figures maternelles de substitution que sont Violet Dickinson et Vanessa Bell. “Do you call this well written? careful, and rhythmical?” demande-t-elle à Vanessa (29 août 1908. Woolf 1975 : 363). Ou bien le lendemain à Violet : “Do you like my writing? Have you changed your opinion of it? I begin to believe that I shall write rather well one of these days. (…) Are you fond of me?”5 (Woolf 1975 : 368). Un autre exemple de l’investissement affectif de l’écriture se trouve dans une lettre écrite à Violet Dickinson le 1er octobre 1905 :
All this morning I have tried to spin out words about [Cornwall]; so that the fine cream has been taken off my brain already. This is only skim milk for you. I have written quite a lot, always with your stern eye searching me out across the world. I wish I had you here to encourage. No one really takes very much interest, why should they, in my scribblings. Do you think I shall ever write a really good book?6 (Woolf 1975 : 208)
Les lettres à Vanessa, figure de la bien-aimée dans cette correspondance de genèse (Virginia commence le plus souvent ses lettres par “Beloved”) sont l’illustration la plus parlante de cette difficulté à « détacher les bonheurs de style, les réussites épistolaires d’un horizon affectif » selon la formule de Geneviève Haroche Bouzinac (2002 : 122). Il est bien question de séduction dans ces lettres, en l’occurrence, pour être la « maîtresse » de Virginia (la polysémie du mot est intéressante) il faut avoir du style :
Has it ever struck you that this letter is neatly written, in a hand that would do no discredit to Margaret, and that the sentences, though dull, are much of a size, and finish neatly? That is because you told me that I wrote you careless letters. But the truth is we are too intimate for letter writing […] Now, to write well there should be a perfect balance; and I believe […] that if I ever find a form that does suit you, I shall produce some of my finest work. As it is, I am either too formal, or too feverish. There, Mistress!7 (7 août 1908, à Vanessa. Woolf 1975 : 343)
Notons ici l’ambiguïté du propos qui, du commentaire sur le style épistolaire clairement identifié au début du passage, glisse imperceptiblement vers une forme d’écriture plus universelle. Nous reviendrons sur le caractère fluctuant de la frontière stylistique entre écriture épistolaire et écriture fictionnelle.
Dans les périodes de doute, ce ne sont que plaintes, déni et dénégation qui paradoxalement participent également de cette construction de soi que constitue la correspondance.
I have 7 volumes of poetic drama to review for the Guardian, and a novel for The Times, and I want to write out many small chapters that form in my head [...] I know I shant. [sic.] I begin to understand that I never shall. You will probably suffer from many long, and diffuse, egoistical, ill written, disconnected, delightful letters, because solitary as I am, and fertile as a tea pot, it becomes necessary to empty the brew on someone – and there you are recumbent at Welwyn.8 (25 août 1907, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 307-08)
C’est alors qu’elle est en pleine rédaction de son premier roman, que Virginia Woolf se trouve assaillie par un doute qui dépasse ses compétences artistiques et remet en question son identité propre : “Every morning I write 500 words and have already passed my natural limit; but must go on for another 5 chapters. The worst of it is, you wont [sic] like it; you’ll tell me a failure as a writer, as well as a failure as a woman.”9 (22 mai 1912, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 499). Bel exemple de ce que Brigitte Diaz appelle un « projet d’être composite où l’existentiel se mêle à l’ontologique, et l’espace intime à l’espace littéraire » (Diaz 2002 : 103).
Plus qu’une renaissance de Virginia Woolf par la fiction, c’est une co-naissance au sens étymologique que la correspondance met en scène : il s’agit bien pour elle d’advenir à un autre être et d’exister dans le regard de l’autre : si l’expéditeur pose l’existence du destinataire on peut dire que dans le cas de Virginia Woolf la réciproque est vraie : “Your letter was a great solace to me. I had begun to doubt my own identity – and imagined I was part of a sea-gull, and dreamt at night of deep pools of blue water, full of eels.”10 (28 avril 1908, à Lytton Strachey. Woolf 1975 : 328). Virginia Stephen cherche dans les lettres qu’elle reçoit des réponses à ses interrogations existentielles, demande à être rassurée sur son potentiel d’écrivain mais aussi tout simplement sur son sort : “Having read your last letter at least ten times – so that Miss Bradbury is sure it is a love letter and looks very arch – I cant [sic.] find a word about my future”11 (28 juillet 1910, à Vanessa. Woolf 1975 : 430). En toute autre circonstance, ce reproche aurait eu des accents tout à fait anodins mais le lieu d’origine de la lettre (une petite clinique privée à Twickenham) rappelle qu’au moment où elle écrit ces mots, la santé mentale de Virginia Woolf est des plus instables : l’humour ne suffit pas à effacer la gravité de la question. Virginia attend les lettres de Vanessa en particulier, comme si sa vie en dépendait : la lettre est un lien quasi ombilical avec les figures maternelles et donc également le moyen de couper ce cordon au moment où il lui est crucial de se définir non plus seulement en jeune épistolière mais aussi en jeune romancière. Car dès lors que les lettres se mettent à parler de création c'est-à-dire de ce qui touche le plus à l’identité de Virginia Woolf, leur fréquence, leur style et leurs destinataires fluctuent. Cette correspondance, à mesure qu’elle se fait laboratoire d’écriture, ne s’adresse plus aux destinataires premiers. On remarque ainsi qu’au moment où la jeune Virginia conçoit le projet de son roman, elle est encore très proche de Violet Dickinson qui a veillé sur elle pendant sa maladie en 1904, amie intime de 17 ans son aînée, figure protectrice à laquelle la jeune Virginia semble vouer un véritable culte. La toute première mention d’un travail de création lui est donc naturellement adressée :
My writing makes me tremble, it seems so likely that I will be d-d bad – or only slight – after the manner of Vernon Lee. This isn’t a catch for compliments. I will send you something when I have written it, but I have wasted all my time trying to begin things and taking up different points of view and dropping them and grinding out the dullest stuff which makes my blood run thick.12 (15 oct. 1907, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 315)
Cependant, à partir de 1907 ce n’est plus à Violet qu’elle confiera ses progrès, ses doutes ou ses intentions littéraires, mais à Vanessa et dans une plus large mesure encore à Clive Bell, premier destinataire masculin de cette correspondance. Entre les débuts de Virginia Woolf journaliste et ses débuts de romancière, le sort a continué de s’acharner, lui enlevant son frère Thoby qui meurt de la typhoïde contractée lors d’un voyage en Grèce à l’automne 1906. Il lui enlève aussi sa sœur Vanessa qui, au lendemain de la mort de Thoby accepte Clive Bell en mariage. Nous verrons plus loin que la correspondance est pour Virginia Woolf le moyen de faire le deuil de Thoby ; il est tentant de penser, toute illusion intentionnelle écartée, que The Voyage Out lui permet de faire le deuil symbolique de sa sœur, très accaparée par son mari et par son premier enfant, Quentin, né en février 1908. Virginia Woolf conçoit en effet ce roman en même temps que sa sœur conçoit son enfant. La rivalité passionnelle des sœurs Stephen étant bien connue, cette coïncidence apporte un éclairage particulier sur les échanges épistolaires entre Vanessa, Clive et Virginia. Le cercle des destinataires habituels se restreint, Violet Dickinson notamment ne joue plus qu’un rôle marginal (où l’on voit que la naissance du moi auctorial passe par la séparation d’avec la figure maternelle). La toute première lettre où il est question du style de son roman (question des plus intimes nous l’avons vu) est adressée à Vanessa, son « miroir d’encre » (pour reprendre la belle expression de Michel Beaujour) puis ce sera essentiellement à Clive Bell son beau-frère, qu’elle confiera ses ambitions tout en lui demandant conseil. La correspondance déplace et détourne la création romanesque sur le terrain de l’intime. Virginia, très consciente des pouvoirs et des enjeux de la lettre, va exploiter sa charge émotionnelle de manière magistrale. Ce qui se joue dans cette correspondance de l’année 1907 en particulier dépasse de bien loin le rôle utilitaire de la lettre comme laboratoire de fiction : ce qui s’invente dans cet espace, c’est un ménage à trois où l’écriture fictionnelle est une figure de la séduction. La correspondance n’est pas seulement « invention de soi », elle est affirmation de soi contre l’autre voire même appropriation de l’autre. Ainsi, l’attirance que ressentent Clive et Virginia l’un pour l’autre au moment où Vanessa voue un amour exclusif à son enfant s’exprime-t-elle dans la façon dont Virginia confie à Clive son « bébé », ce roman qu’elle porte en elle depuis quelque temps et qu’il faut lire comme une tentative à peine dissimulée de rivaliser avec Vanessa quasiment sur son propre terrain :
I think of Nessa with Julian! A page of Melymbrosia was strangled in the birth this morning. I look on tombstones for a name for Cynthia [...] Belinda is perhaps a little too dainty for my woman, and what I conceive of her destiny. But I talk grandly, feeling in my heart some doubt that she will ever have a destiny.13 (9 août 1908. Woolf 1975 : 345)
Comment exprimer mieux le lien indissoluble entre création romanesque, vie, naissance et mort ? La correspondance est le symptôme de cette écriture qui, de l’épitaphe à la fiction, s’origine dans la douleur et le deuil pour mieux célébrer la naissance d’un autre soi. La correspondance tient de la maïeutique, Virginia Stephen, jeune journaliste accouche de Virginia Woolf – son mariage avec Leonard Virginia Woolf coïncide avec la parution de son premier roman – futur grand écrivain. Le 10 août 1908 c’est en ces termes qu’elle s’adresse à Vanessa :
By the way, I have imagined precisely what it is like to have a child. I woke up, and understood, as in revelation, the precise nature of the pain. Now, if only I could see my novel like that – I have being [sic.] trying to arrange a method of imagining scenes, and writing them, and wrote rather better this morning.14 (Woolf 1975 : 348)
La création de son premier roman se fait en effet dans un climat peu serein : il lui faut compenser l’éloignement affectif de Vanessa qu’elle a toujours considérée comme bien plus douée qu’elle-même pour les choses de la vie mais aussi pour la création. Ces lettres sont une mise en scène de Virginia qui, face à cette sœur comblée en tant que femme et épanouie en tant qu’artiste, se crée un rôle d’écrivain, instrument de séduction auprès de son beau-frère. Il faut dire aussi que Clive Bell est critique d’art et très bien placé pour porter un jugement sur le travail de Virginia et l’aider à résoudre les problèmes formels du roman. Ses lettres sont l’indice d’une littérarité, que Virginia Woolf envie. “You have a touch in letter writing that is beyond me. Something unexpected, like coming round a corner in a rose garden and finding it still daylight.”15 (10 août 1908, Woolf 1975 : 349). Et c’est peut-être parce qu’elle considère que Clive est le meilleur épistolier de langue anglaise16 qu’elle lui confie la lecture des cent premières pages de son roman ainsi que ses aspirations secrètes :
I think a great deal of my future and settle what book I am to write – how I shall re-form the novel and capture multitudes of things at present fugitive, enclose the whole and shape infinite strange shapes.17 (19 août 1908, à Clive Bell. Woolf 1975 : 356)
Dans l’espace clos de ces lettres à Clive Bell, Virginia s’invente un personnage de romancière très plausible, avec ses doutes et ses angoisses, imago valorisante, bien loin de l’image de jeune fille à marier que lui renvoie sa correspondance avec ses amies ou avec sa sœur. Le lien entre écriture et féminité est déjà au cœur des préoccupations de Virginia Woolf : le mariage et la maternité, corollaires de l’identité féminine, sont les thèmes majeurs abordés par sa correspondance d’alors et par son premier roman. Une lettre en particulier articule ce lien entre mariage et écriture sur un ton humoristique dont on sait les abîmes d’angoisse qu’il peut tenter de masquer : “Madge tells me I have no heart – at least in my writing; really I begin to get alarmed. If marriage is necessary to one’s style, I shall have to think about it. There is some truth in it, isn’t there?”18 (à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 228). C’est justement à Madge Vaughan qu’elle adresse ce mot : “Are you writing? I always ask that question, and you always tell me it is better to be married.”19 (1er nov. 1908. Woolf 1975 : 372). Mais l’expression sans doute la plus poignante de cette conscience aiguë du lien entre existence et écriture se trouve dans une lettre à Vanessa (qui restera la destinataire privilégiée de cette correspondance d’une vie) : “Did you feel horribly depressed? I did. I could not write, and all the devils came out – hairy black ones. To be 29 and unmarried – to be a failure – childless – insane too, no writer.”20 (8juin 1911. Woolf 1975 : 466).
On comprend bien dès lors tout l’enjeu du regard de Clive sur son roman, premier regard masculin qui la valorise en tant que femme et en tant qu’écrivain. Car Virginia Woolf ne s’est pas encore affranchie de l’autorité paternelle et n’a pas encore tout à fait ‘tué le père’, comme l’atteste ce rêve qu’elle raconte à Clive :
I dreamt last night that I was showing father the manuscript of my novel; and he snorted, and dropped it onto a table, and I was very melancholy, and read it this morning and thought it bad. You dont [sic] realise the depth of modesty in to which I fall.21 (15avril 1908. Woolf 1975 : 325)
Elle ne fera vraiment disparaître cette présence tyrannique qu’en la transformant en matériau fictionnel pour To The Lighthouse des années plus tard. Se trouvent déjà dans la correspondance et dans le premier roman les prémisses de cette aptitude à faire taire les angoisses et à donner voix à la créativité. C’est là toute l’ambiguïté du geste d’écriture de la jeune Virginia qui la situe à la fois dans la lignée du père et qui l’en détache à tout jamais car faire œuvre de romancier c’est se choisir une voix à soi. La correspondance et le premier roman portent ainsi les traces embryonnaires de la réflexion sur la place de la femme dans la société que Virginia Woolf ne théorisera que bien plus tard (essentiellement dans les années 30) et qui lui fait revendiquer déjà « une chambre à soi » pour bien écrire.
Ainsi, de même que sa première fiction peut se lire comme un rite d’initiation à la vie d’une toute jeune fille, la correspondance de ces années de gestation peut aussi se lire comme un rite initiatique à l’écriture fictionnelle.
2. L’écriture épistolaire (h)au(t) lieu de la fiction ? Vers une typologie de la lettre woolfienne
L’aspect transitionnel de la correspondance en fait le lieu d’intersection du journalistique, de l’épistolaire et du romanesque. La position théorique de Virginia Woolf concernant l’écriture épistolaire est duplice : tantôt elle honnit cette écriture trop circonscrite à la matérialité du langage, engluée dans une gangue de faits inintéressants, tantôt elle la considère comme supérieure à toute autre forme d’écriture. La posture épistolaire est donc fluctuante, mouvante et instable. La correspondance établit une typologie de la lettre sans cesse remodelée. La lettre privée que Virginia Woolf appelle “letter of affection” ou “letter of friendship” (1975 : 337) empiète trop souvent sur le territoire plus sérieux de la lettre d’affaires : “Why do I go on writing to you, when there are three serious and sober and very intelligent letters that I must write ?”22 (Woolf 1975: 191). La lettre d’affaires ne peut être qu’ennuyeuse comme elle l’affirme à Clive : “This is going to be an infernally dull letter of business”23 (1975 : 486). La liberté de ton et l’apparente insouciance stylistique de la lettre privée participent de la jouissance de l’écriture et la placent naturellement en rivalité avec d’autres types d’écriture plus contraignants et en particulier avec l’écriture journalistique. Tantôt le caractère récréatif et naturel de la lettre en fait un pur moment de plaisir :
I am writing for my own pleasure, which is rather a relief after my Guardian drudgery (…). What a mercy it is, my good woman, that I can write to you, as old ladies say, with perfect freedom, otherwise this letter would read a little incoherent.24 (Woolf 1975 : 206)
La lettre intime attire alors volontiers l’attention sur son caractère ‘expédié’, voire brouillon, gage de sincérité et marque d’une grande liberté de ton, impossibles ailleurs. Elle n’est tenue à aucune perfection et se revendique comme lieu d’expérimentation25 : “I think you will laugh at the natural trend of this letter; I have read it over, and half think to burn it; but if I do I shall have no answer, and no − truth.”26 (6 mai 1908, à Clive Bell. Woolf 1975 : 330). Tantôt, le temps consacré à l’écriture épistolaire ne l’est pas à une autre forme d’écriture, la lettre est alors déperdition d’énergie, la culpabilité guette le scripteur.27 “Making a living as I do, by the pen, it is indecent to use it for the purpose of friendship, so you would feel, if you had what we call a nice mind.”28 (mai 1905, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 189). Ou encore “I write in haste− this is no device to excuse my dullness − but I am scrambling through my article.”29 (16 août 1909, à Vanessa. Woolf 1975 : 407). D’où cette ambivalence parfois très mutine de la position de Virginia Woolf concernant cette écriture épistolaire qu’elle déclare honnir alors même que sa prolixité dément son aveu :
I am going to write a review tomorrow of a book of letters, garrulous silly old letters that ought to have been burnt when they were written. That gives me a horror of letter writing ─ for wh. [sic] reason I write to you, and you must write to me.30 (avril 1906, Woolf 1975 : 219)
If you knew the misery it is to me to sit down to a writing table and begin a letter!” (7 juillet 1907, à Violet. Virginia Woolf 1975 : 298). Ou bien encore “I love getting letters, but hate answering them.31 (14août 1908, à Lady Robert Cecil. Woolf 1975 : 353)
Le discours sur les liens entre écriture épistolaire et écriture romanesque est tout aussi ambigu et fluctuant. En de rares instances, la lettre est un exercice de style plus complexe que le roman : “You should write novels: you can write letters which is far harder” (janv. 1907, à Lady Robert Cecil. Woolf : 278). Plus souvent elle est au mieux considérée comme une mauvaise fiction, c’est-à-dire comme une fiction réaliste. Ainsi de la lettre qu’elle écrit à Lytton Strachey en avril 1908 :
If you could see under what circumstances I write a letter you would think me something of a moralist. I have a sitting room, which is the dining room, and it has a side-board, with a cruet and a silver biscuit-box. I write at the dining table, having lifted a corner of the table cloth, and pushed away several small silver pots of flowers. This might be the beginning of a novel by Mr. Galsworthy.32 (Woolf 1975 : 327)
Mais dans l’ensemble, il apparaît clairement que la lettre ne se réduit pas à un récit purement factuel, qui n’aurait de légitimité que par son utilité. La lettre s’écrit même lorsqu’il n’y a rien à dire : “There is no news, so why should I write a letter? However− there are various things. One is this...”33 (avril 1906, à Violet Dickinson. Woolf 1975 : 219). Ainsi, lorsque la matière fait défaut la fiction prend le relais : de la lettre récréative à la lettre créative il n’y a qu’un pas, prestement franchi par Virginia Woolf : “As for news, I am entirely without it. I am even driven to fabricate it.”34 (10août 1908. Woolf 1975 : 347). La lettre woolfienne est aussi mise en abîme de fictions qui s’avouent comme telles. Ainsi de la lettre à Violet Dickinson dont nous avons cité un extrait précédemment et dans laquelle Virginia Woolf dit ne plus supporter de s’asseoir à une table pour écrire des lettres. Virginia Woolf poursuit en adoptant une stratégie du déplacement et du détour : la lettre est détournée de sa fonction phatique pour ne plus être que poétique. En effet, pour échapper à la corvée épistolaire Virginia Woolf fait le récit de sa journée sur le mode du conte de fée, imaginant le plaisir qu’elle aurait à raconter cette histoire aux enfants de Vanessa et leur plaisir à l’écouter. Elle est à la fois l’héroïne de sa propre fiction et son narrateur, fantasme de toute puissance auctoriale qui se heurte à l’incrédulité du destinataire :
This is a beautiful story such as I shall tell Nessa’s children; and they will say here: “Do go on, Aunt Virginia, what happened next?” “An Ogre” I shall say: and they will know and believe; but Violet who has lived all her life among sophisticated people (...) Violet shant hear anymore of this story.35 (7 juillet 1907. Woolf 1975 : 298).
La fiction épistolaire est ici mise à distance ludique du quotidien et cette dimension ludique est également au cœur du projet lancé entre fin janvier et mi-mars 190936 : Virginia, Clive et Vanessa ainsi que trois ou quatre de leurs amis décident d’élaborer un roman épistolaire à plusieurs voix. Chacun adopte une personnalité fictive (Virginia est Elinor Hadyng, femme du peuple originaire du Yorkshire). Cependant ce « bal masqué » (Bell 1972 : 142) épistolaire tourne rapidement au règlement de compte car sous les masques, ce sont les personnes réelles qui s’expriment. Ainsi le ménage à trois de Virginia, Vanessa et Clive est-il éventé et devient-il le sujet de conversation principal de ces lettres qui n’ont de fictif que les noms et les lieux d’écriture. Dans une certaine mesure, la demande en mariage de Lytton Strachey à Virginia et sa rétractation quasi immédiate peuvent sembler n’être que le prolongement réel de cette fable épistolaire ou en tout cas son apogée grotesque. Il ressort de cet épisode qu’il est extrêmement difficile de tenir une pose fictionnelle de manière convaincante dans une correspondance. Le travestissement, à moins d’être caricatural, n’est pas sans danger, le scripteur peut être pris au piège de son propre mensonge. Si à divers degrés, toute lettre devient mise en fiction de la vie de l’épistolier, on ne joue pas impunément avec la vérité. Or cette mise en fiction n’est pas toujours ludique et ne relève pas nécessairement d’un véritable choix. C’est le cas de la mise en fiction d’un épisode douloureux de la vie de Virginia Woolf.
Les lettres qu’elle adresse à Violet Dickinson entre le 20 novembre et le 18 décembre 1906 forment une séquence fictionnelle qui ne s’avoue pas d’emblée comme telle et dont l’audace est rétrospectivement confondante. Elles taisent la mort de Thoby (victime de la typhoïde) et vont jusqu’à mettre en scène son rétablissement. On imagine la force d’esprit et de projection qu’il a fallu à Virginia Woolf pour entretenir ainsi pendant presque un mois, la fiction de la vie de Thoby et de la sienne propre afin d’épargner à Violet (elle-même atteinte de la typhoïde) un choc qui aurait pu lui être fatal. Virginia doit mettre entre parenthèses sa propre douleur, s’oublier elle-même dans un personnage de composition et l’on voit bien à quel point l’épistolaire est ici “apprentissage du déplacement de la représentation, une étape obligée pour accéder à la fiction, à la force de projection que celle-ci suppose, comme s’il fallait commencer par n’être personne (…) pour pouvoir se projeter ensuite dans les personnages, les temps et les lieux dont se font les romans.” (Kaufmann 1990 : 128). Il convient sans doute aussi de lire ces lettres comme la volonté de Virginia Woolf de désamorcer la charge létale dont Kaufmann rappelle qu’elle est au centre de la procédure de destination et ainsi de déjouer la mort.
On retient de la lecture de ces lettres que la correspondance est espace d’expérimentations textuelles, qu’elle entretient avec la fiction une rivalité mimétique qui dessine des relations multiples et variées. De la fiction épistolaire à la lettre fictive, l’espace de la correspondance est un lieu de mixité, d’hybridation. « L’aspect polymorphe de la correspondance entraîne à une écriture souple, on change de voix dans la correspondance comme dans le roman de nom, de posture auctoriale » (Diaz 2002 : 245). L’origine de l’extraordinaire prolixité épistolaire et romanesque de Virginia Woolf se trouve peut-être dans le constat fait à Violet au tout début de sa vie d’écrivain : “I think I hate writing letters about facts and I grow too stupid to write fiction”37 (3 dec. 1905, à Violet. Woolf 1975 : 213). Nous pensons que c’est précisément cet entre-deux très inconfortable qui pousse Virginia Woolf à subsumer l’antinomie fondamentale fait/fiction dans une oscillation permanente entre ces deux pôles. La correspondance, à l’image de l’œuvre tout entière peut se lire comme tentative de dépasser cette dualité fondatrice en particulier de la théorie de Virginia Woolf sur le biographique. C’est parce qu’elle brouille les frontières du factuel et du fictionnel, parce qu’elle réussit cet « étrange amalgame du rêve et de la réalité, cette union perpétuelle du granit et de l’arc en ciel » (Woolf 1967 : 235), c’est parce qu’elle fait se côtoyer le littéraire et l’épistolaire, que la correspondance de Virginia Woolf est si fascinante.
3. De la lettre au roman : l’art de la conversation
Les affinités thématiques entre The Voyage Out et la correspondance sont multiples et il n’est pas difficile d’identifier les personnages réels qui ont inspiré à Virginia Stephen ses premiers personnages fictifs. Lytton Strachey est reconnaissable sous les traits de St John Hirst, intellectuel de Cambridge, dont la culture est aussi impressionnante que son physique est ingrat. Vanessa a pu inspirer Helen Ambrose, la femme mûre qui prend en charge l’éducation de la jeune Rachel. Kitty Maxse est Mrs Dalloway, l’élégante femme du monde.38 Il est en revanche plus difficile d’identifier le personnage censé représenter Virginia elle-même : on retrouve naturellement un peu d’elle dans Rachel, jeune fille élevée par ses tantes en vase clos sur les recommandations d’un père désemparé après le décès de sa femme. Cependant leurs différences sont aussi flagrantes que leurs traits communs.39 Terence Hewet, jeune écrivain dont l’ambition est d’écrire un roman sur le silence semble un porte-parole des aspirations romanesques de Virginia Woolf plus convaincant en revanche. Rachel Vinrace embarque à bord du navire de son père pour l’Amérique latine, la traversée de l’Atlantique la met en contact avec deux couples, les Ambrose (son oncle et sa tante) puis les Dalloway qui embarquent à Lisbonne. Elle découvre la complexité des relations humaines en même temps que sa hantise des relations entre hommes et femmes. A l’issue de la traversée, sa tante Helen Ambrose lui propose de rester avec eux pour quelques mois dans la petite ville de villégiature Santa Marina, cadre d’un va-et-vient incessant entre l’hôtel qui héberge la communauté des Anglais expatriés et la villa où les Ambrose résident. La proximité avec l’hôtel est l’occasion d’élargir le cercle des rencontres : St John Hirst et Terence Hewet entrent dans l’intimité de Rachel. Au retour de l’expédition sur l’Amazone cadre, de la déclaration d’amour de Terence à Rachel, Rachel tombe gravement malade et atteinte de la typhoïde meurt quelques semaines plus tard. L’intrigue simple souligne la ressemblance entre les sujets de conversation favoris des personnages de la fiction et des épistoliers autour de Virginia Woolf. Les relations interpersonnelles sont clairement au centre des conversations fictives dans le roman, comme elles sont au centre de la correspondance de Virginia Woolf ainsi que l’atteste une lettre à Vanessa, datée du 10 août 1909 : “My conclusion was that the way to get life into letters was to be interested in other people.”40 (1975 : 406). Mais plus qu’une simple ressemblance entre le thème des conversations fictives du roman et le contenu des lettres échangées entre Virginia Woolf et ses relations au moment de la gestation du roman, The Voyage Out offre aussi une mise en abîme de l’ambivalence des sentiments de Virginia Woolf à propos de l’écriture épistolaire : tantôt la lettre figure en bonne place dans le récit et est citée in extenso comme élément informatif,41 tantôt elle est réduite à sa simple extériorité (l’enveloppe). Quoi qu’il en soit le roman est émaillé de lettres reçues, en train de s’écrire, attendues, gage de professionnalisme, graves ou anecdotiques. De même que le roman est une caisse de résonnance des écrits journalistiques de Woolf – les auteurs dont parlent les personnages sont ceux sur lesquels elle s’est elle-même penchée dans ses essais – il porte aussi la trace de sa pratique quotidienne de la correspondance. La lettre est parfois tout simplement vectrice de faits divers et objet de commérages (Woolf 1992 : 356). Elle est le plus souvent espoir suscité par l’arrivée d’un bateau en provenance d’Angleterre, elle est un lien ténu mais nécessaire au pays d’origine qui permet un retour du familier dans un environnement étranger, et offre une saine alternative à l’aliénation. La lettre est une balise, un ancrage certes temporaire et mouvant mais nécessaire dans un monde où dérive et dissolution identitaire menacent. La ferveur avec laquelle Helen attend les lettres fait écho au malaise exprimé par Virginia Woolf lors de son voyage au Portugal en 1905 – dont on sait qu’il lui inspira The Voyage Out – : “Do write if you can. I am very hard up for letters. I feel as though I had been cut adrift from the world altogether; we lead such an odd dreamy existence”42 (5 avril 1905, à Violet. Woolf 1975 : 184). Et cinq jours plus tard : “I have had two letters from Nessa – otherwise no English news at all – nor have we seen a newspaper. In fact we feel entirely adrift, and it seems 6 months since we left.”43 (Woolf 1975 : 186) La lecture du courrier est une sorte de rite collectif auquel se livrent les expatriés, elle est également un révélateur aussi bien de la personnalité du scripteur que du récepteur (Woolf 1992 : 198). Le plus souvent, la valeur poétique de la lettre est remise en question : lorsque Rachel reçoit des lettres de félicitations à l’occasion de ses fiançailles avec Hewet, elle se plaint de l’uniformité des messages et de leur platitude (“They’re sheer nonsense !”44 (Woolf 1992 : 340). Rachel ne répond à ces lettres qu’à contrecœur, la lettre s’écrit laborieusement, elle est un langage commun à tous les sens du terme et Rachel se surprend à reproduire les mêmes phrases vides de sens qu’elle a dénigrées : “Why don’t people write about the thing they feel.”45 (1992 : 344-46). Rachel vante la puissance d’expression de la musique, plus apte à traduire les émotions que les mots.46 Parce qu’elle est une épistolière réticente et que Hewet incarne un jeune romancier, la scène peut se lire aussi comme une mise en abîme humoristique du clivage traditionnel féminin/masculin qui fonde l’opposition paradigmatique entre pratique épistolaire et écriture romanesque. La première apparaît comme laborieuse et contrainte, là où la deuxième est inspirée et libre. La valeur poétique de la lettre est encore envisagée dans un double mouvement lorsque St John Hirst écrit « les vers les plus sublimes de la littérature anglaise » au dos de l’enveloppe de la dernière lettre envoyée par sa tante : la lettre est à la fois réduite à un simple support mais se trouve de fait sublimée par l’écriture poétique et devient palimpseste, prétexte à la création. (Woolf 1992 : 276)
Mais plus que l’inspiration autobiographique ou que la réflexion sur la forme épistolaire, c’est le goût immodéré de Virginia Woolf pour la conversation qui habite également la correspondance et The Voyage Out.
La parenté entre conversation et correspondance n’est pas nouvelle. Catherine Kerbrat-Orecchioni (1998 : 19-33) a démontré le lien entre échanges conversationnels et échanges de lettres du point de vue de leurs stratégies d’ouverture ou de clôture et de leur organisation séquentielle. Brigitte Diaz (2002 : 25) rappelle que dès le XVIIe siècle la conversation est une propédeutique à l’art de la lettre : elles partagent une même esthétique et une même éthique de la sociabilité. Le roman anglais lui, naît des “conversation pieces” au milieu du XVIIIe siècle :
The art of fictional dialogue imitates the practice of conversation. […] When the novel emerged fully armed upon the stage of the world, there were in London “conversation assemblies” and conversaziones. […] The idea of conversation, as the proper form for public and socialized truth, was pre-eminent in a culture of coffee-houses, clubs and weekly periodicals.47 (Ackroyd 2004 : 317)
Or la conversation est érigée en art par Bloomsbury, en attestent les Thursday Evenings organisés dès 1906 à Gordon Square, puis le Friday Club sous l’égide de Vanessa.48 Il n’est donc pas étonnant que la conversation soit la matière même de The Voyage Out. La teneur des conversations du roman rappelle celle des lettres entre Virginia Woolf et ses destinataires : que ce soit sur le bateau, à l’hôtel ou à la villa, on discute de tout, d’amour, de mariage beaucoup, mais surtout des livres qu’il faut lire, que l’on a lus ou que l’on va lire.49 D’ailleurs, Helen Ambrose vante les vertus thérapeutiques de la conversation : de même que Virginia Woolf a pu considérer l’écriture romanesque comme analgésique, Helen conseille à Rachel de parler pour surmonter ses angoisses : “Talk about everything, talk that was free, unguarded, and as candid as a habit of talking with men made natural in her own case”50 (Woolf 1992 : 122).
La structure du roman porte aussi les marques de cet art de la conversation : elle est assez diffuse et l’on pourrait y voir une longue conversation de Virginia Woolf avec la jeune écrivaine qu’elle projette encore de devenir. La genèse éprouvante du roman a sans doute contribué à cette structure fragmentée : les épisodes de doute, de folie et de désespoir viennent interrompre le fil de l’écriture. Comme une correspondance, l’écriture du premier roman est faite de silences, de périodes d’interruption, d’où cette structure lâche dont Woolf est consciente.51 La gestation même du roman repose sur les longues conversations épistolaires de Virginia Woolf avec Clive Bell puis avec Roger Fry, leur correspondance in-forme le roman.52 Les lettres ne sont pas seulement chronique de l’élaboration de l’ouvrage en cours, ou cortège d’impressions qui entoure l’élaboration du livre mais bien plus, Virginia Woolf s’y essaie à une théorie du roman. La lettre qu’elle écrit à Lytton Strachey en février 1916 juste après la publication du roman revient sur ses intentions romanesques :
I think I had a conception, but I don’t think it made itself felt. What I wanted to do was to give the feeling of a vast tumult of life, as various and disorderly as possible, which should be cut short for a moment by the death and go on again – and the whole was to have a sort of pattern and to be somehow controlled. The difficulty was to keep any sort of coherence – also to give enough detail to make the characters interesting [...] Do you think it is impossible to get this sort of effect in a novel – is the result bound to be too scattered to be intelligible?53 (28th February 1916).
Cette lettre rappelle de façon troublante un extrait des premiers journaux intimes de Woolf. Lors d’un voyage en Italie avec Vanessa et Clive Bell en septembre 1908, c'est-à-dire au moment où elle achève les cent premières pages de The Voyage Out, le commentaire que lui inspirent les fresques de Perugino et les conclusions qu’elle tire quant à son propre art résonnent comme le véritable credo artistique de la jeune écrivaine :
I attain a different kind of beauty, achieve a symmetry by means of infinite discords, showing all the traces of the mind’s passage through the world and achieve in the end, some kind of whole made of shivering fragments, to me this seems the natural process, the flight of the mind.54 (Woolf 1990 : 392-93)
La conception du roman comme totalité faite de fragments iridescents évoque nécessairement la nature de la correspondance dont Kristina Wingard (1982 : 176) nous rappelle que ce qu’elle crée « c’est ce poudroiement d’identités aux innombrables fluctuations qui tend à […] dissoudre les notions traditionnelles de personnalité et d’identité ». Cependant la nécessité d’unifier ces fragments, d’atteindre un équilibre et une symétrie attestent l’évolution de la théorie romanesque de Woolf. Ce qui se joue pendant la gestation de The Voyage Out c’est la prise de conscience de Woolf de la nécessité de faire évoluer son roman vers une forme plus intégrée, plus synthétique et plus épurée.55 De l’écriture épistolaire à l’écriture romanesque, il y a la conscience que les fragments doivent être harmonisés en un tout significatif. La correspondance est une mosaïque de fragments épars, une écriture de la dilution et de la dissémination, l’écriture romanesque selon Woolf vise à la condensation, c’est une écriture du lien, de la suture.56 Ce qui se dit dans cette lecture croisée de la correspondance et du premier roman c’est une attirance pour une forme d’écriture qui rende compte non plus de la polyphonie des voix mais du silence et de l’inter-dit : Hewet veut écrire un roman sur les choses que les gens ne disent pas, son roman sera intitulé “Silence or the Things People don’t say.” (Woolf 1992 : 249-51) Woolf dira plus tard que c’était sa propre ambition :
There’s the whole question which interested me, again too much for the book’s sake, I daresay of the things one doesn’t say, what effect does that have and how far do your feelings take their colour from the dive underground ? I mean, what is the reality of any feeling?57 (19 nov. 1919. Woolf 1976c : 400)
En même temps que la fiction woolfienne évolue vers l’épure, la correspondance manifeste le désir d’une économie de moyens : “I hate writing letters. I would rather send telegraphs.”58 (Woolf 1975 : 280). Où l’on voit que la forme romanesque se nourrit de la forme épistolaire et l’inspire à son tour. Le discours critique sur la correspondance et la fiction, en particulier moderniste, traduit ce double mouvement : “A letter should be flawless as a gem, continuous as an eggshell, and lucid as a glass”59 dit-elle à Violet Dickinson en décembre 1906 (Woolf 1975 : 234) et d’après Nigel Nicolson, avec The Voyage Out, son but est effectivement d’atteindre “a central transparency” :
The letters are a record of her daily observations: the novel a distillation of it. In both she sought clarity, avoiding triteness of thought and expression, disdaining convention and humbug. What mattered to her (as she once defined it for Vita Sackville-West) was the “central transparency” by which she meant the precise analysis of common circumstances.60 (Woolf 1975 : xx)
Virginia Woolf n’aura de cesse de poursuivre la chimère de la transparence de l’écriture, théorisée dans Modern Fiction : “Life is not a series of gig-lamps symmetricallly arranged; life is a luminous halo, a semi-transparent envelope surrounding us from the beginning of consciousness to the end.”61(1966a : 106).
Les intuitions qu’elle exprime dans ses lettres lors de son apprentissage romanesque, sont reformulées dans les essais modernistes dans les années vingt et participent de l’élaboration de sa position intellectuelle. Les mêmes métaphores sous-tendent le discours critique sur la lettre et sur la fiction. La lettre doit rendre les impressions de la manière la plus immédiate possible : “A true letter, so my theory runs, should be as a film of wax pressed close to the graving in the mind.”62 (fév. 1907, à Clive Bell. 1975 : 282). Une image semblable est utilisée dans Modern Fiction pour décrire la façon dont le roman doit donner une impression de la vie plutôt que la représenter :
Look within and life, it seems, is very far from being ‘like this’. Examine for a moment an ordinary mind on an ordinary day. The mind receives a myriad impressions – trivial, fantastic, evanescent, or engraved with the sharpness of steel.63 (Woolf 1966a : 106).
La correspondance de jeunesse apparaît donc comme substrat moderniste : la pratique épistolaire est moderniste ‘avant la lettre’ : elle anticipe et précède la théorie et sa mise en œuvre romanesque. La lettre est laboratoire d’écriture et parce qu’elle est spasmodique, obscure et fragmentaire elle est l’essence même de la modernité woolfienne.64
La correspondance est donc fondatrice à bien des égards. La lettre est utile, elle est un espace vital qui participe d’une hygiène de vie physique et mentale pour Woolf, au même titre que la marche65 : elle lui permet d’exister pour elle-même et aux yeux du monde en tant que femme et surtout en tant qu’écrivain. La lettre s’écrit contre la fiction, la retarde, entretient avec elle une inimitié constitutive, et se substitue à elle. Cette substitution est tantôt un indice de la dichotomie entre fait et fiction (la lettre s’écrit alors au lieu de la fiction), tantôt un indice de l’extrême littérarité et de la créativité même de cette correspondance qui se lit comme un roman. La fiction ne s’imagine pas seulement entre les lettres mais s’immisce au sein même de la lettre. Plus qu’une chronique de l’ouvrage en cours d’élaboration, la correspondance en est aussi la source et la matière. L’écriture épistolaire est partie intégrante du premier roman, le style conversationnel qu’elle affectionne imprègne The Voyage Out. La lettre n’est donc pas « hors d’œuvre »66 pour reprendre l’expression de Deleuze et Guatari mais fait partie intégrante de l’œuvre.67 La lettre woolfienne ne peut donc être considérée comme marginale par rapport à la création : elle n’est pas dissidente, elle n’est pas non plus terrain neutre mais au contraire redessine les contours de la création et offre les prémisses d’une prise de position théorique. La lecture croisée de la correspondance de jeunesse et du premier roman révèle bien plus que la simple ébauche de The Voyage Out, elle permet d’entrevoir les balbutiements de l’œuvre tout entière, fictionnelle ou non. L’écho entre les mots de Hewet à la mort de Rachel et ceux que Virginia Woolf enverra à Leonard avant sa propre fin68 est le signe poignant de cette extrême porosité entre vie et écriture et nous renvoie à l’universalité du langage épistolaire, à la définition derridéenne de la lettre : elle « n’est pas un genre, mais tous les genres, la littérature même » (Derrida 1980 : 54).
Bibliographie
Ackroyd, Peter (2002). Albion. The Origins of the English Imagination. Londres : Vintage, 2004. Beaujour, Michel (1980). Miroirs d’encre: rhétorique de l’autoportrait. Paris : Seuil.
Bell, Quentin (1972). Virginia Virginia Woolf: A Biography. Vol. I. Londres : Hogarth Press.
Deleuze, Gilles / Guattari, Félix (1975). Kafka, pour une littérature mineure. Paris : Editions de Minuit.
Derrida, Jacques (1980). La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà. Paris : Aubier-Flammarion.
Diaz, Brigitte (2002). L’Epistolaire ou la pensée nomade : formes et fonctions de la correspondance dans quelques parcours d’écrivains au XIXème siècle. Paris : Presses Universitaires de France.
Ferrer, Daniel (1997). « Récit, métamorphose du récit, récit de metamorphose du récit : quelques éléments programmatiques de génétique Virginia Woolfienne », in Etudes britanniques contemporaines, numéro hors série de la Société d’Etudes Virginia Woolfiennes. Montpellier : Université Paul Valéry, 3-15.
Haroche-Bouzinac, Geneviève (1995). L’Epistolaire. Collection Contours Littéraires. Paris : Hachette Supérieur, 2002.
Kaufmann, Vincent (1990). L’Equivoque épistolaire. Paris : Minuit.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine (1998). « L’interaction épistolaire », in Siess, Jürgen, ed. La Lettre entre réel et fiction. Paris : Sedes.
Ricoeur, Paul (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
Wingard, Kristina,(1982). « Correspondance et littérature épistolaire : George Sand en 1834 », in Bonnat, J.-Louis /Bossis, Mireille, Eds. Les Correspondances : problématique et économie d’un genre littéraire. Ecrire, publier, lire. Nantes : Publications de l’Université de Nantes.
Woolf, Virginia (1907). “Reminiscences”, in Schulkind, Jeanne, ed. Moments of Being. Unpublished Autobiographical Writings of Virginia Virginia Woolf. Sussex : The University Press, 1976a, 25-63.
—. (1915). The Voyage Out. Ed. Sage, Lorna. Oxford Paperbacks. Oxford : Oxford University Press.
—. (1919). “Modern Fiction”, in Woolf, Leonard, ed. The Collected Essays of Virginia Woolf, vol. II. Londres : The Hogarth Press, 1966a, 103-10.
—. (1924). “Mr. Bennett and Mrs Brown”, in Woolf, Leonard, ed. The Collected Essays of Virginia Virginia Woolf, vol. I. Londres : The Hogarth Press, 1966b, 319-337.
—. (1927). “The New Biography”, in Woolf Leonard, ed. The Collected Essays of Virginia Virginia Woolf, vol. IV. Londres : The Hogarth Press, 1967, 229-35.
—. (1939). “A Sketch of the Past”, in Schulkind, Jeanne, ed. Moments of Being. Unpublished Autobiographical Writings of Virginia Virginia Woolf. Sussex : The University Press, 1976b, 64-137.
—. (1975). The Flight of the Mind: The Letters of Virginia Virginia Woolf, vol. I, 1888-1912. Eds. Nigel Nicolson et Joanne Trautmann. Londres : The Hogarth Press.
—. (1976c). The Question of Things. Happening. The Letters of Virginia Virginia Woolf, vol. II, 1912-1922. Eds. Nigel Nicolson et Joanne Trautmann. Londres : The Hogarth Press.
—. (1980). “Leave the Letters Till We’re Dead”: The Letters of Virginia Virginia Woolf, vol. VI, 1936-1941. Eds. Nigel Nicolson et Joanne Trautmann Banks. Londres : The Hogarth Press.
—, (1990). A Passionate Apprentice. The Early Journals, 1897-1909. Ed. Mitchell A. Leaska. San Diego : Harvest/HBJ Book, Harcourt Brace Jovanovich.