1. La lettre à l’époque des Lumières
Si l'art de la lettre n'est pas une invention du XVIIIe siècle, le goût pour les correspondances, réelles ou fictives, est néanmoins très en vogue à l'époque des Lumières, et l'Espagne ne fait pas exception. L’écriture épistolaire n’est certes pas uniforme, et une lettre peut se teinter d'accents fort distincts selon les deux pôles de la communication qu'elle met en regard (destinateur et destinataire), le lien qui les unit et les circonstances de l'échange. Néanmoins, l'une des constantes de ce type d'écriture est la vraisemblance qui s'en dégage. La lettre est toujours censée (r)établir une communication rendue impossible par la mise à distance des interlocuteurs, elle se substitue donc, en termes de pratiques sociales, à la conversation ou à la visite, et, sur le plan des sentiments, elle supplée l'absence et comble le vide créé par la séparation.
Ces observations liminaires sont applicables aussi bien à la littérature de fiction qu'aux correspondances réelles, et bien que toutes les lettres ne se valent pas quant au degré d'intimité qu'elles renferment, un échange épistolaire renseigne toujours sur le lien qui unit les épistoliers.
La série de rencontres organisées à l'université de Dijon dans le cadre du séminaire "Vivre et dire l'Intime" se prêtait donc bien à une étude sur les correspondances, dans la mesure où la lettre est un lieu de l'expression de l'Intime en tant que sphère du Moi en général, un lieu où un ‘Je’ parle et se raconte à un ‘Tu’, un lieu où l'Intime se dit et se formule. Cette manière de DIRE l'Intime, qui est déjà une forme de représentation, renvoie toujours (de façon explicite ou implicite) à une façon de le VIVRE, de le partager avec autrui.
La lettre est donc un objet qui témoigne de la façon dont une intériorité se livre à une autre, et plus fort est le degré de proximité sentimentale entre les deux épistoliers, mieux il révèle l'amitié qui les unit. La lettre est par ailleurs une des modalités de l'échange intime garante du sentiment amical, sachant que le sentiment lui-même se trouve justement à la source de l'échange ; autrement dit c'est en s'échangeant des lettres que des amis entretiennent le lien amical qui les unit, mais c'est aussi et avant tout parce qu'ils sont amis qu'ils s'écrivent.
2. Modélisation de l’écriture épistolaire : formulaires et recueils normatifs
À l’époque qui nous intéresse, en raison de moyens de transports lents et de voies de communication encore déficientes, la lettre est la seule alternative à la présence physique, à la conversation et aux échanges entre les personnes. L’importance qu’elle revêt de ce fait explique donc sans doute l’existence de la production d’un discours normatif, visant à codifier les contenus et à modéliser l’objet, d’où le recours à de nombreux formulaires, sortes de recueils renfermant des modèles de lettres.
À travers l’utilisation constante de cette forme de ‘parole écrite’ qu’est la lettre, il s’agit d’apprendre à bien écrire, à adopter le ton juste en fonction des situations et des interlocuteurs, et à savoir user d'un style approprié selon le type de lettre que l’on souhaite produire.
Dans cet article, nous avons examiné quelques-uns de ces documents publiés en Espagne au XVIIIe siècle1. Le premier, d’un point de vue chronologique, présente la particularité d’être bilingue (français-espagnol, à l’exception de la Préface qui n’est écrite qu’en français) et fait état de la situation suivante :
Jamais la langue espagnole n'a été plus en vogue qu'elle n'est aujourd'hui, les Nations qui ont eu autrefois le plus d'antipathie contre les Espagnols, la chérissent et l'apprennent présentement, même le plus grand Prince de l'Europe la préfère aux autres langues usitées à la Cour et la parle avec le plus grand plaisir. (...) Mais on s'est plaint avec raison que jusqu'à présent, on n'ait pas eu de bon Secrétaire Espagnol qui enseignât la véritable manière de bien écrire cette Langue. (Sobrino 1720)
L’ouvrage de Sobrino va donc proposer des modèles de lettres qui reproduisent des situations plausibles et envisagent des circonstances diverses dans l’échange.
Dans les documents considérés ici, l’accent est toujours mis sur le souci de bien écrire, mais il est bien précisé que la préoccupation n’est pas seulement d’ordre esthétique. Ainsi, est mise en avant une utilité immédiate, dans la mesure où la lettre supplée toujours l’absence, où elle s’applique à combler le vide créé par la distance physique et devient alors un substitut de la conversation2.
Dans la partie de son ouvrage, Fuentes de la elegancia, intitulée Epistolopeia o modo facil de escribir cartas, Francisco Guerra définit les conditions de l’existence d’une lettre de la même façon que les autres auteurs3. Il précise néanmoins que : « La lettre doit être I Claire. II Brève. III Élégante ».4 Et il détaille ces trois termes de la façon suivante :
Elle sera claire : I Si les mots sont appropriés, connus et communs. II Si l’on évite les phrases longues, obscures et trop artificielles. Elle sera brève : I Si l’on n’expose que ce qui est nécessaire. II Si l’on évite les circonstances inutiles et superflues. Elle sera élégante : I Si l’on s’exprime dans une langue plus savante que celle employée quotidiennement. II Si l’ornement de la coloration, des figures, des propos, des sentences et des exemples est plus soigné que dans la langue courante, principalement dans les lettres d’affaires importantes et celles adressées à des personnages illustres.5 (Guerra 1782 : 243).
Si tous s’accordent à dire que la lettre est utile et même indispensable pour maintenir une communication interrompue par l’éloignement, Antonio Marqués y Espejo évoque néanmoins l’effet de mode associé à la lettre. Le recours à cette forme de communication serait si répandu et en vogue, que la lettre serait même utilisée dans des cas où la communication ne se justifierait en rien :
Pourquoi l’absence doit-elle encourager ou autoriser quelqu’un d’impoli à écrire à une personne à laquelle il n’aurait jamais rendu visite si elle avait résidé près de chez lui ? On pèche par l’excès de lettres tout comme par la fréquence des visites. Et nombreux sont ceux qui se livrent à cet abus. La raison essentielle consiste à s’attirer la bienveillance de ceux à qui l’on écrit.6 (Marqués y Espejo 1803 : 9-10).
Cette dimension utilitaire se traduit logiquement par une catégorisation des lettres (lettres de félicitation, de consolation, de recommandation, de pétition..., et ce, en fonction de divers interlocuteurs)7, et, dans le cadre de la présente étude sur les manifestations de l’Intime, notre attention s’est naturellement portée sur la place que ces écrits accordent à l’amitié. Sur ce point, c’est François Sobrino qui nous fournit le plus grand nombre d’occurrences, même si, bien sûr, il n’est pas le seul à envisager des situations d’amitié justifiant le recours à la lettre. Parmi différents exemples possibles, nous retiendrons celui lié à la préoccupation suscitée par le silence d’un ami qui ne répond pas à une lettre. Citons quelques passages à titre d’illustration :
Lettre pour se plaindre de la négligence d’un ami. Monsieur. C’est avec bien de raison que je me plains de votre négligence, puisqu’il y a un mois que je vous écrivis et que vous ne m’avez pas répondu ; mon valet Jaques vous a porté la lettre… Faites-moi le plaisir de répondre à la lettre que je vous écris pour me tirer de peine ; si en cas vous n’êtes pas en état d’écrire, priez quelqu’un de vos amis qu’il m’écrive en vôtre nom.8 (Sobrino 1720: 329)
Lettre d’un particulier à un autre particulier, pour se plaindre de son silence. Monsieur. Après un long silence, je reçois vôtre lettre que j’ai connüe à la suscription devant de l’ouvrir.9 (Sobrino 1720: 149)
Lettre d’un chanoine à un de ses amis, pour s’excuser de n’avoir pas répondu à sa dernière. Monsieur. Ne vous plaignez pas de moi, cause que je n’ai pas répondu à vôtre dernière lettre ; j’ai eu tant d’occupation que je n’ai presque point eu le temps de dire mes heures à plus forte raison pour répondre à vôtre lettre (…) Cette affaire a été cause que je n’ai pas répondu plûtôt à vôtre lettre.10 (Sobrino 1720: 325)
Cette préoccupation liée au silence de l’ami traduit souvent le souci que l’on se fait pour sa santé, comme le prouve le passage suivant :
Lettre à un ami pour lui demander l’état de sa santé. Monsieur. Vous ne devez pas douter de l’impatience que j’ai d’apprendre l’état de vôtre santé. Vous savez qu’il est fort naturel d’entrer dans les intérêts des personnes qu’on aime et qu’on estime, sur tout quand on a bien des preuves de leur amitié. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous ai dit que je vous estime, je suis toujours le même à vôtre égard, et vôtre absence ne fait qu’augmenter l’attachement que j’ai pour vous ; il y a certains avantages dont on ne connoît le prix que lorsqu’on en est privé ; je n’aurois jamais crû que quinze jours d’absence eussent êté pour moi quelque chose de si difficile à souffrir ; le plaisir en sera plus grand lorsque nous nous reverons ; je souhaite que ce soit au plutôt. Venez ou écrivez-moi, faites-moi ce plaisir.11 (Sobrino 1720 : 245).
On s’écrit donc pour donner et prendre des nouvelles, pour informer l’ami absent de la maladie de tel ou tel proche, voire de son décès. Dans ce dernier cas, la réponse sera une lettre de condoléances12 ou une lettre de consolation13. On console aussi l’ami malade, on le soutient, on le réconforte par la lettre qu’on lui envoie14, comme on le ferait en lui rendant visite ou en partageant un peu de son temps avec lui.
Mais dans l’ouvrage de François Sobrino, il est une particularité, à savoir un point que l’on ne retrouve évoqué dans aucun des autres documents de type formulaires. Sobrino définit en effet avec minutie ce qu’est la véritable amitié, telle que pouvaient la concevoir les Anciens15. Voici ce qui en est dit :
Lettre touchant la véritable amitié. Monsieur. J’ai appris que vous voulez m’avoir pour vôtre Seigneur et me choisir pour vôtre ami, ce sont deux choses for différentes l’une de l’autre, puisqu’on prend un ami volontairement et un Seigneur par necessité ; l’ami sert son ami, le Seigneur veut être servi, l’ami donne et le Seigneur veut qu’on lui donne, l’ami souffre les importunitez de son ami, le Seigneur gronde pour la moindre chose qui lui deplaise, l’ami aime et le Seigneur veut être aimé ; l’ami ne refuse rien à son ami, si un ami prête de l’argent à son ami ce n’est pas argent prêté, mais plutôt donné ; un ami entre chez son ami sans demander permission, il se met à table sans être invité. Senecque dit, dans un de ses livres, qu’un homme prudent de doit avoir qu’un ami et point d’ennemis. Les veritables amis risquent leur vie les uns pour les autres. Le privilege de la veritable amitié est de venger les injures qu’on dit à nos amis, comme celles qu’on nous dit à nous-mêmes, un ami est obligé de defendre son ami quand quelqu’un l’offense ; un veritable ami doit secourir son ami quand il a besoin de quelque chose ; un ami doit être fidèle et secret, un veritable ami ne doit pas flater son ami ; mais bien le reprimander quand il ne se comporte pas bien. C’est une grande infamie quand les amis se trahissent les uns les autres comment ils font à présent à Brusselle. Je vous offre mon amitié et suis, Monsieur, vôtre très affectionné serviteur.16 (Sobrino 1720 : 141-143)
Cette lettre diffère sensiblement de l’ensemble présenté puisque, contrairement à toutes les autres, elle ne nous place pas dans la sphère de la vie quotidienne et de ses aléas, comme c’est le cas pour ce qui est des modèles de lettres de félicitations, de requêtes, de condoléances, d’annonce d’une naissance, d’un mariage ou d’un décès, ou même encore lorsqu’il s’agit, comme nous l’avons évoqué, de lettres dans lesquelles on se plaint du silence d’un ami. Parmi les cent cinquante-quatre lettres de ce recueil, c’est le seul et unique exemple de lettre à teinture morale, voire philosophique. Cette lettre qui traite de l’amitié véritable échappe en fait à l’utilité immédiate intrinsèque à ces formulaires de modèles de lettres. La place qu’elle occupe dans l’ensemble n’obéit à aucune logique dans la mesure où son existence ne se justifie pas par ce qui précède ou ce qui suit. Il semble donc bien s’agir d’une exception, mais le simple fait d’associer réflexion sur l’amitié et modélisation de formes épistolaires nous conforte dans l’idée que plus que nulle autre forme, la lettre exprime, de par son essence, un degré d’intimité.
3. Dire l’Intime et le mettre en fiction
Pour en revenir à l’expression de l’intériorité (la strate du ‘DIRE l’Intime’), il est possible de considérer deux aspects : d'une part, la lettre réelle, d’autre part, la lettre fictive. La première permet d'appréhender des pratiques amicales à travers un échange épistolaire en particulier, la seconde de voir comment le texte épistolaire littéraire formule l'Intime, comment il met en fiction un Moi.
Des recherches passées nous ont permis d'aborder ces deux types de sources17, à savoir des romans épistolaires et sentimentaux publiés en Espagne à la fin du XVIIIe siècle, et des correspondances réelles échangées entre des hommes des Lumières, et plus particulièrement entre certains membres fondateurs de la première Société d'Amis du Pays créée en Espagne en 176518. D'un côté, grâce aux sources fictionnelles, on retrouve l'amitié au sens de l'éthique définie par les Anciens, de l'autre dans la correspondance sociétaire des Amis du Pays, on voit comment, en dépassement de la simple éthique, il se produit une socialisation du sentiment amical, au service de la formation et du maintien d'un réseau soutenant toute l'entreprise.
Dans le présent article, nous avons choisi de faire porter notre étude sur le texte épistolaire fictionnel, car le type de correspondance échangée entre les membres de la Vascongada19, est moins de nature à rendre compte de l'intériorité et de l'intimité des personnes, moins enclin à sonder leur âme, quoique les soucis du quotidien et les avatars personnels transparaissent aussi sous leur plume, mêlés aux préoccupations sociétaires les plus diverses20.
Mais que l'on se place du point de vue des pratiques (plan du VIVRE) ou bien de celui de l'écriture (plan du DIRE, et dans le cas présent de la fictionnalisation), il est une constante selon laquelle l'échange épistolaire est toujours un palliatif à l'absence. Les amis s'écrivent lorsqu'ils sont séparés, et leur amitié, qui ne souffre point la distance physique, trouve un refuge dans les lettres qui forment un trait d’union entre eux, même si toute correspondance est naturellement faite de moments d’échange régulier, de moments d’échange intense et de aussi de moments de silence, comme nous l’avons évoqué en examinant les fameux formulaires. Ce rythme de l'échange, conjugué à d'autres paramètres formels, tend à conférer au texte épistolaire fictionnel un statut souvent complexe, et même quelquefois paradoxal, puisqu’il donne à lire et rend public un contenu censé n'être écrit que pour un destinataire unique et précis, ce qui l'apparente d’ailleurs à d'autres formes d'écriture à la première personne, elles aussi révélatrices de l'Intime.
En Espagne, et en Europe en général, divers types d’écriture, que Jacques Soubeyroux désigne par l’expression générique l'«écriture du moi»21, sont à mettre en rapport avec l’émergence du courant sentimental et pré-romantique dans les dernières années du siècle, hérité des modèles étrangers, en particulier anglais, français et allemands.
Francisco Aguilar Piñal, pour qui l’analyse des sentiments est l’élément d’unité du roman européen du XVIIIe siècle22, associe quant à lui sentimentalité et essor de certaines formes romanesques, telles que les mémoires ou l’écriture épistolaire, en insistant sur le fait que ces formes d’expression de l’intime accordent une large place à l’élément féminin, dans la mesure où ce sont les femmes qui, majoritairement, s’intéressent à ce type de littérature, et où ce sont également elles qui, logiquement, en sont les protagonistes23.
Ce mécanisme d’imprégnation des modèles étrangers est également à mettre en rapport avec l’apparition et la structuration graduelle de la classe bourgeoise24, d'apparition tardive en Espagne, classe qui s’identifie à ces récits larmoyants centrés sur le Moi.
D’autre part, dans les fictions romanesques de la période étudiée, l’homme n’est plus considéré en tant que membre d’une communauté, mais plutôt en tant qu’individu, et, à ce titre, ses sentiments, ses désirs, son évolution personnelle marquée par les expériences successives rythmeront dès lors le moteur de l’intrigue. Le héros de ces récits poursuit un cheminement personnel à la recherche de la vertu, de la vérité mais aussi et surtout du bonheur, valeur si chère aux hommes des Lumières. Rien d’étonnant alors à ce que, dans ce contexte de l’individualité et de l’Intime, fleurissent diverses « écritures du Moi », expression que nous préférons employer au pluriel25. En effet, ces écritures du Moi, prennent des formes variées qui, finalement, empiètent parfois l’une sur l’autre au point de se confondre.
À ce stade de la réflexion, nous ferons observer que c’est bien l’amitié qui joue le rôle de ciment de ces formes d’écritures de l’Intime. Ainsi, si la correspondance, réelle ou fictionnelle, et le journal intime constituent tous deux une pratique essentielle de l’amitié, il n’en est pas moins vrai que le journal demeure un exercice de l’amitié tout à fait paradoxal, dans la mesure où l’ami reste absent. Nombre de journaux sont en effet des pseudo-lettres que le diariste s’adresse à lui-même, et c’est finalement la solitude qui l’emporte, une solitude d’autant plus forte qu’elle s’alimente d’un regard réflexif. Cependant, il existe des lettres dans lesquelles des fragments de journaux sont recopiés dans le but de donner à lire à l’ami un écrit a priori voué au secret le plus strict, et il n’est pas rare que, dans la vie comme dans les fictions de l’époque, un ami demande à son semblable de tenir un journal dans le but de le lui offrir.
Activité épistolaire et écriture du journal sont donc assez proches même si l’on pourrait a priori penser que la première est un exercice de l’amitié (donc de l'échange, de la communication) et la seconde un exercice de la solitude, et les frontières entre ces deux écritures du Moi sont quelquefois floues et perméables. Cette apparente contradiction se résout d’ailleurs avec une facilité parfois déconcertante. Nous retiendrons pour l’heure qu’il s’agit de deux écritures de l’instant, censées livrer au lecteur une spontanéité des sentiments, un élan du cœur qui traduit une intériorité en émoi.
Au rang des écritures de l’Intime, il convient bien sûr d’inclure les mémoires et les autobiographies. Les unes et les autres se distinguent de la lettre et du journal, dans la mesure où elles élaborent un récit a posteriori et sont toutes deux des constructions rétrospectives. Elles ont, dès lors, sinon vocation, du moins tendance, à interpréter le passé à la lumière du présent, à mettre en perspective un vécu relu en fonction d’un cheminement vital qui subit immanquablement des altérations imputables à l’action du souvenir et de la mémoire.
Si nous considérons d’autre part la lettre, et plus particulièrement le roman épistolaire, il faut bien remarquer qu’il s’agit d’un vecteur privilégié du courant axé sur l’exaltation des sentiments et des tourments de l’âme. L’écriture épistolaire contribue également à résoudre le problème de la vraisemblance, question au cœur de la crise qui affecte le roman à l’époque des Lumières26.
On peut donc bien parler d’une dictature du Moi, laquelle participe de l’effet de réel recherché dans l’écriture. Le lecteur de romans épistolaires ressent ce ‘Je’ qui parle et écrit à un ‘Tu’ comme s’il était lui-même le ‘Tu’, le confident et l’ami du ‘Je’. Confidences de deux amants, lettres à l’absent(e), ou bien encore révélations faites à un(e) ami(e)-confident(e) et destinataire des lettres, le roman épistolaire offre diverses variantes et différentes structures, qui toutes traduisent l’absence.
Et c’est sans doute là qu’il faut chercher l’une des raisons du succès du roman par lettres. François Jost insiste sur le fait que ce succès doit être mis en rapport avec « le rôle que jouait dans la vie de l’homme du XVIIIe siècle la lettre réelle, celle que lui apportait le facteur »27. L’attente des nouvelles, des événements et des personnes passait en effet par le courrier, souvent unique source d’information à une époque où, comme nous l’avons dit, malgré les aspirations des individus, les communications restaient encore difficiles. L’absence semblait donc plus longue en ces temps où les voyages étaient lents, et le désir de revoir un ami s’exprimait à travers l’impatience créée par l’attente de ses lettres, comme le montre bien la récurrence de ce motif dans les formulaires de lettres précédemment évoqués.
Par ailleurs, cette forme d’écriture qui relève de la sphère du privé va de pair avec la mise en scène d’une subjectivité. Et lorsque Laurent Versini qualifie le genre épistolaire d’ « objectivité de la subjectivité »28, il exprime à merveille cette synthèse entre mensonge et vérité. Il n’en demeure pas moins que le statut de l’épistolaire est extrêmement trouble et ambigu, en ce sens que cette écriture donne à voir, ou plus exactement à lire, une intimité censée n’être dévoilée qu’à une seule personne : l’amant(e), l’ami(e)… Par l’entremise de ‘l’éditeur’ qui publie les lettres, le lecteur se transforme donc en voyeur qui viole le secret contenu dans la lettre.
Ainsi, en tant que voix de l’introspection et de l’analyse de soi, il est évident que le choix de l’écriture épistolaire implique d’emblée une relation privilégiée et particulière entre les différents agents de la communication, autrement dit entre le destinateur-narrateur, sujet de l’échange, et le destinataire-narrataire. Rappelons que ces épistoliers sont le plus souvent des ami(e)s ou des confident(e)s, lorsque ce ne sont pas les amant(e)s auxquel(le)s l’on a plaisir d’ouvrir son cœur et de manifester son bonheur ou sa souffrance.
Si l’on parle de façon générale, et générique, de romans par lettres, il serait vain de penser qu’il n’existe qu’une seule et même variante de ce type d’écriture. Le schéma de la communication épistolaire est en effet multiple et varié selon qu’il met en jeu un seul ou bien plusieurs destinataires, voire même destinateurs. Dans ce dernier cas, il est alors possible de parler de véritable éclatement de la fonction narrative (roman polyphonique en opposition au roman monodique)29, selon le type de lettre dont il s’agit, ou bien encore selon qu’il s’agisse du vrai roman par lettres ou au contraire d’un genre limite, hybride, frontière entre roman-mémoires, journal intime ou autobiographie.
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