Depuis quelques années, des études de plus en plus nombreuses sont consacrées aux rapports de l’homme et de l’animal dans une perspective historique. Cependant, ces ouvrages sont souvent extrêmement disparates dans leur contenu, car parler de l’animal, cela signifie aborder bien des domaines différents, en particulier au siècle des Lumières. Les animaux employés dans les transports et l’agriculture (chevaux, animaux de trait), les animaux source de nourriture (bovins, ovins, volailles), les animaux de divertissements (ours dressés, coqs de combats), les animaux sauvages (chassés, exterminés comme nuisibles), les animaux exotiques (avec le développement des voyages et des ménageries), et bien sûr la classification animale (grâce au grand nombre des expéditions scientifiques) voire même les animaux de laboratoire, peuvent tous faire l’objet d’études. L’animal de compagnie est cependant particulièrement intéressant pour rendre compte de l’intime au dix-huitième siècle car c’est l’époque où il devient plus courant, accompagnant le développement de la bourgeoisie montante et de ses valeurs. Deux aspects soulignent l’importance de ces valeurs.
D’une part, on observe dans la seconde moitié du dix-huitième siècle un développement de l’intérêt pour les animaux en même temps que s’étend la compassion pour les esclaves, les orphelins, les exclus en général. Cette approche est alimentée par les théories de la sensibilité, qui affirme que les hommes se définissent plus par leurs sensations et sentiments que par leur raison. Ces théories insistent sur l'idée que tous les hommes sont égaux, puisqu'ils sont tous des êtres sensibles. Mais beaucoup d'auteurs avancent aussi que les animaux, n'étant pas de pures machines, doivent être traités avec bienveillance et compassion. En réalité, la bienveillance universelle, qui doit s'étendre à tous, des parents, aux voisins, aux compatriotes, au genre humain tout entier, doit aussi selon eux englober les animaux, êtres doués de sensibilité tout autant que les hommes, et donc susceptibles de souffrir également. Les défenseurs de ces idées se définissent généralement comme opposants de ce qu’ils appellent les systèmes égoïstes, principalement les systèmes de moralité de Hobbes et Mandeville qui voient dans l’égoïsme le principe dominant qui motive les êtres humains. Au contraire, les partisans de la sensibilité et de la bienveillance insistent sur l’accord de leurs idées avec une bonne pratique de la religion chrétienne, incitant à pratiquer l’imitation du Christ et à suivre les préceptes bibliques tels « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ». L’autrui susceptible de bénéficier des bienfaits peut être un semblable, mais aussi une créature animale. Ces théories imprègnent les classes moyennes montantes à la veille du Romantisme et conduisent à l’écriture d’œuvres éducatives principalement fondées sur le développement de la sensibilité de l’enfant, en particulier vis-à-vis de l’animal. Dans Evenings at Home, de 1792-96, écrits par John Aikin et sa sœur Laetitia Barbauld, par exemple, de nombreuses historiettes sont centrées sur de petits animaux familiers ou domestiques qui instruisent les enfants sur la façon de se conduire. Dans ce genre d’œuvres, des animaux, de ferme, sauvages, ou de compagnie interviennent. C’est à la fois une suite logique des fables d’Esope et de la Fontaine, en même temps qu’un renouvellement de l’anthropomorphisme qui les caractérisaient, puisque l’animal est perçu comme un être différent de l’homme en raison de sa place dans la hiérarchie des êtres (il est limité par ses instincts) mais qui partage cependant avec lui la capacité de sentir, et donc de jouir ou de souffrir.
D’autre part, le courant de la sensibilité est parallèle à la montée de la classe moyenne, à son accès à de plus en plus de conforts, commodités ou objets de luxe. Parmi ceux-ci, des articles nouveaux débarquent en Angleterre : porcelaine de Chine, tapis d’orient, meubles en bois exotiques, ainsi qu’un certain nombre d’animaux, des oiseaux chanteurs, des perroquets et des singes, qui deviennent courants dans les familles aisées au dix-huitième siècle et sont donc plus représentés dans les œuvres de l’époque, qu’elles soient littéraires ou artistiques. Mais surtout, grâce à un niveau de vie de plus en plus élevé, les familles peuvent se permettre d’entretenir des animaux qui ne sont plus seulement utiles, mais uniquement de compagnie. Cela ne veut pas dire que l’animal de compagnie n’a plus de fonction, mais que sa fonction n’est pas directement utilitaire, mais symbolique, et particulièrement qu’il a pour rôle de représenter son maître ou sa maîtresse. La question de savoir si la coïncidence entre le développement économique et le courant de la sensibilité est purement fortuite, ou si au contraire ils dépendent tous deux d’une idéologie que l’on pourrait qualifier de bourgeoise est complexe. Ce qui est certain, c’est que la vogue des animaux de compagnie a frappé les contemporains puisqu’elle fait l’objet de satires dans de nombreux pamphlets. La mode des chiens de compagnie est par exemple tournée en ridicule dans The History of Pompey the Little, or the Life and Adventures of a Lap-Dog (1751), de Francis Coventry, dédié à Fielding. Pompée, un chiot ramené d’Italie par un snob faisant le Grand Tour, connaît toute une série d’aventures chez des dames de qualité écervelées, des enfants cruels, dans une famille méthodiste, à Cambridge, etc. Les aventures de Pompée sont le prétexte à une satire de différents milieux. D’autres ouvrages, comme A Philosophical, Historical and Moral Essay on Old Maids de William Hailey (1783), rapporte la même vogue des animaux de compagnie chez les vieilles filles, sans craindre même des insinuations d’ordre sexuel : la compensation affective va très loin chez les femmes qui s’entichent de ces petits chiens de manchon, ce qui rappelle certains romans libertins français. En art, l’intérêt pour les animaux se voit dans le fait que des tableaux leur sont consacrés seuls, par des peintres reconnus comme George Stubbs, qui a à son actif de nombreux portraits de chevaux et de chiens, ou même Thomas Gainsborough qui a peint le portrait d’une chienne loulou de Poméranie et de son chiot ainsi que celui d’un carlin – les races canines, avec le bichon et l’épagneul, qui sont sans doute les plus représentées. Ainsi, il semble clair que l’animal de compagnie est de plus en plus courant, et qu’il peut être porteur de nombreuses interprétations.
Parmi ces animaux de compagnie, le chien est le plus répandu, mais l’éventail est assez vaste. Dans The History of Pompey the Little, Pompée passe un certain temps dans une famille qui possède des chats, des écureuils, un loir et des pies apprivoisées. Certains auteurs se moquent de ce qu’ils nomment cette arche de Noé, cette ménagerie qui envahit les maisons bourgeoises.
Cette étude vise à examiner le rôle de ces animaux dans la représentation de leurs maîtres ou leurs maîtresses, ce qu’ils nous disent de l’intimité de leurs propriétaires, ou tout au moins ce que leurs propriétaires souhaitaient dire d’eux-mêmes en montrant leur attachement à ces animaux. La catégorie des animaux-emblèmes sera d’abord présentée, avant une étude des animaux de compagnie comme signes extérieurs de richesse, puis des animaux envisagés comme signe de sensibilité accrue et enfin des animaux de compagnie comme signe de sensibilité exagérée.
1. Les animaux de compagnie emblèmes, émanations du moi
Si l’on reprend l’interprétation traditionnelle des animaux telle que l’a mise en place déjà l’héraldique animalière, elle-même peut-être inspirée du totémisme ancien, on repère facilement une utilisation chez les artistes et les écrivains des animaux de compagnie comme symboles de la personnalité de leurs propriétaires. Les animaux les plus divers ont pu servir de support à cette héraldique ancienne – lion, aigle, salamandre, voire même l’écureuil de Fouquet. Mais ce qui est intéressant au dix-huitième siècle, c’est que l’animal n’est plus stylisé ou idéalisé, mais est un véritable animal, qui est cependant emblématique d’un certain type d’homme. Dans le portrait de Peter Ludlow par Joshua Reynolds par exemple, Ludlow porte un somptueux costume de hussards. C’est un membre important de la noblesse, et il est représenté avec son chien, qui posa séparément pour Reynolds, ce qui traduit l’importance pour l’artiste et le modèle d’une représentation fidèle de l’animal. Dans le tableau, le molosse regarde son maître comme s’il attendait un ordre de lui. Il représente en quelque sorte la puissance virile de Ludlow, qui peut caresser une telle bête, mais peut aussi la déchaîner sur ses ennemis.
L’animal est ainsi au service de l’homme, mais est censé aussi lui ressembler. Si ce genre de correspondance homme/animal a toujours existé dans la noblesse, elle se trouve au dix-huitième siècle disséminée dans la classe moyenne, par le choix d’animaux qui ne sont pas particulièrement typiques de la relation héraldique, et par le fait que femmes et enfants participent à ce mouvement. La mise en scène du carlin comme expression du soi est la plus aboutie chez Hogarth qui a un rôle important dans cette nouvelle emblématique. Le peintre et graveur William Hogarth, qui se veut le représentant de la classe moyenne et de l’anglicité, tout en ayant des aspirations à la grande peinture historique, se présente dans son célèbre autoportrait de 1748 avec son chien montant la garde devant le portrait de son maître, à côté des ouvrages de Shakespeare, Milton et Swift et de la palette ornée de la ligne de beauté, qui fait allusion à sa théorie esthétique. Le chien s’identifie en partie à son maître, ce qui se voit de manière frappante dans la variante satirique gravée par la suite par Hogarth. Hogarth, attaqué par Charles Churchill dans un pamphlet, se venge en montrant Churchill en ours ivrogne, et si le portrait de Hogarth a disparu, le carlin est toujours là, en train d’uriner sur le pamphlet de Churchill (1763). Hogarth poursuit la métaphore visuelle animale dans la gravure posée contre la palette, où il mène au fouet son adversaire, représenté de nouveau en ours, et un de ses amis, John Wilkes, qui est représenté en singe savant. On voit bien que dans cette variante satirique, les animaux sont des personnes – ou plutôt les personnes sont animalisées.
Si cela tient peut-être de l’héraldique, cela tient aussi sans doute aux idées sur la physionomie, très prégnantes à l’époque. Depuis Giovani Battista della Porta (1535-1615), Conrad Gessner (1516-1565) et Ulisse Aldrovandi (1522-1605), l’idée que les traits de l’homme trahissent certains pans de sa personnalité qui sont aussi typiques de certains animaux s’est répandue. On possède des planches de Charles Le Brun à ce sujet, représentant des hommes-chats, des hommes-chevaux, des hommes-singes et autres. Petrus Camper, le naturaliste hollandais, va dans le même sens dans sa Dissertation physique sur les différences réelles que présentent les traits du visage chez les hommes de différents pays et de différents âges, dont la traduction française date de 1791. Le dix-huitième siècle se clôt sur ces rapprochements homme/animal avec les travaux du Suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801). Son œuvre principale, Physiognomische Fragmente zur Beförderung der Menschenkenntnis und Menschenliebe (1775–1778), fut en partie traduite et publiée en Angleterre par son ami Henri Fuseli (1741-1825) qui y était installé. Il n’y a donc aucun doute que la fin du siècle se passionne pour les signes lisibles sur les visages, et particulièrement sur la manière dont les traits humains peuvent faire penser aux traits animaux.
Dans la satire de Hogarth, le carlin est revendiqué comme représentant accepté du soi, mais l’ours et le singe qui représentent respectivement Churchill et Wilkes sont imposés par le peintre à ses ennemis, et ce sont des comparaisons blessantes. Dans la littérature, on peut aussi avoir cette imposition par les autres de la figure de l’animal sur le moi. On en a un exemple littéraire dans Evelina (1778) de Fanny Burney. Le gandin est l’objet d’une farce du capitaine, qui lui amène un singe, en lui disant que c’est un autre lui-même :
Le Capitaine impatienté se hâta d’ouvrir la porte, et en battant des mains il s’écria : « par la sanbleu, Monsieur, c’est la même créature que j’ai prise tantôt pour votre frère ! » Et à notre grand étonnement, il rentra tirant après lui un gros singe habillé en élégant, mais dans le goût le plus bizarre et le plus extravagant […] M. Lovel, de son côté, commença à se fâcher tout de bon, et il demanda à M. Mirvan du ton le plus sérieux ce qu’il prétendait par cette plaisanterie ?
(Le Cap.) « Ce que je prétends ! Et parbleu ne le voyez-vous pas ? Je veux vous peindre d’après nature. » Puis il saisit le singe et en le montrant à tous il ajouta : « Ah ça, Messieurs et Dames, j’en appelle à votre jugement ; y eut-il jamais une ressemblance plus frappante ? sur ma foi, à la queue près, il y aurait de quoi les prendre l’un pour l’autre (Burney1780 : 242-243)1
Ce qui est frappant, c’est que la caractéristique du singe est l’imitation, et donc dire du gandin qu’il est un singe, c’est lui dénier toute capacité d’invention. Le cas de l’ours est aussi intéressant : Rousseau fut souvent comparé à un ours de son vivant, et il était parfois amusé, parfois agacé de cette comparaison (Berchtold 2010). Dans tous ces cas, on joue sur des visions traditionnelles des types humains et animaux : l’ours se doit d’être solitaire et grognon, le singe est une caricature grotesque de l’homme, le chien est fidèle, l’écureuil thésaurise.
Chez Hogarth, les animaux de compagnie redoublent le message véhiculé par la peinture ou la gravure. Les exemples en sont multiples et bien connus : dans la série The Harlot’s Progress, la jeune fille naïve s’identifie à l’oie qu’elle amène de sa campagne à Londres où elle tombe entre les griffes de la maquerelle. Dans la seconde planche de la série, elle est devenue la maîtresse entretenue d’un riche juif, et ici, c’est le petit singe dépenaillé qui rappelle la prostituée. Dans la série Marriage à la Mode, les deux chiens enchaînés par le collier sont comme les deux jeunes mariés, attachés ensemble contre leur gré. Dans la série The Rake’s Progress, Hogarth reprend la même image dans le mariage du jeune débauché, forcé de se marier avec une vieille femme borgne, la gravure présentant deux chiens enchaînés, l’un étant borgne. Dans la paire de gravures Before et After, le chien, tout excité dans la première image, dort dans la seconde, symbole de la fatigue des protagonistes après leur soudaine ardeur.
Le redoublement du message par l’animal (qui chez Hogarth se triple du message écrit en dessous de la gravure, ce qui lui permet d’insister sur la portée morale de ses œuvres) est facilité par le fait que ses animaux sont symboliques, mais aussi bien réels, très courants dans les maisons et auprès des gens en général. Comme l’a dit Samuel Johnson à l’époque, qui avait d’ailleurs un chat dénommé Hodge auquel il achetait des huîtres, et dont on a inauguré une statue à Londres en 1997 : « J’aimerais mieux voir le portrait d’un chien que je connais que toutes les allégories du monde. » 2 (Boswell 1799 : 422). Cette citation est révélatrice du mouvement vers le réalisme en peinture : les allégories à l’ancienne, toujours considérées comme la forme d’art la plus élevée, ne correspondent pas forcément au goût des classes moyennes montantes, qui préfèrent voir le portrait de leur animal de compagnie plutôt que des tableaux de scènes antiques ou mythologiques véhiculant des messages moraux élevés.
La présence de ces animaux dans les intérieurs est un fait qui signale l’opulence des propriétaires. Ils ne sont pas seulement des emblèmes qui recyclent des idées traditionnelles, et jouent sur des stéréotypes, mais de petits compagnons qui sont surtout signes de richesse et de confort domestique.
2. Les animaux de compagnie, signes extérieurs de richesse et de confort domestique
La possession d’animaux démontre la fortune de leurs propriétaires et le choix des animaux ne se fait donc pas au hasard. Plus l’animal sera rare et cher, plus son propriétaire en tirera vanité. Ce goût de l’opulence peut être l’objet de satire : on en a déjà vu un exemple dans la seconde planche de The Harlot’s Progress où le singe et le petit serviteur noir sont sur le même plan, ils traduisent la fortune obtenue par la jeune femme obtient en se prostituant. Mais ce qui frappe, c’est la différence d’animaux favoris selon les sexes. Les hommes, surtout dans l’aristocratie, sont les heureux propriétaires de chevaux de valeur et de meutes de chiens, pour la chasse à courre ou les courses, et ils vont donc énormément investir dans ces animaux, financièrement et affectivement. Les femmes n’ont pas ce débouché, mais en contrepartie elles ont de petits animaux qui restent à l’intérieur de la maison, et donc les restreignent encore dans la sphère domestique. Leur choix va se porter sur des oiseaux exotiques ou de petits singes. L’identification de l’oiseau en cage, mais qui chante cependant, est évidente avec la femme heureuse dans son intérieur.
Mais plus que l’étalage de l’argent, paradoxalement, il semble que ce qui prédomine dans tous ces portraits avec animaux, c’est la volonté de faire part au spectateur d’un bonheur domestique auquel l’animal participe. C’est ce que l’on voit dans différents portraits de couples représentés avec leurs chiens. Le fameux double portrait de Mr and Mrs Andrews (vers 1750) de Gainsborough a fait couler beaucoup d’encre, sur le manque d’interaction entre les personnages. Le chien de chasse et le fusil semblent séparer en quelque sorte les activités du mari de son épouse. Le tableau est inachevé, on ne sait pas ce que devait avoir Mrs Andrews sur les genoux, un oiseau tué par son mari, un livre, un enfant. Toutes les conjectures ont été faites. Peints par le même artiste, mais bien plus tard, le tableau intitulé Une Promenade matinale (1785) montre les fiancés William Hallett et Elizabeth Stephen, dans leurs plus beaux atours, en train de promener leur chien. La communion dans le couple et avec le chien est indiquée par les couleurs qui se répondent. Le portrait par Wright of Derby du Réverend Gisborne et de sa femme, également en extérieur avec leur chien (1786) est un exemple de bonheur domestique partagé. Gisborne, qui était pasteur anglican, et qui écrivit pour encourager les femmes à rester subordonnées à leurs maris, mais aussi pour inciter les hommes à ne pas se ruiner en allant à des combats de boxe, ou des courses de chevaux, est représenté en train de caresser son chien qui le regarde avec un air de soumission tout à fait typique, que l’on retrouve en fait dans les deux autres tableaux : le chien, de par sa position, est tourné vers l’homme ou la femme, attend de ceux-ci semble-t-il, des ordres ou une caresse. Dans ce museau levé, on voit la supériorité de l’homme, mais aussi la compréhension du chien, et les rapports entre les deux, qui sont du niveau de la subordination acceptée avec joie. Le chien permet à l’homme d’exercer un pouvoir juste sur l’animal, du moins dans ces représentations de couples heureux. On ne peut s’empêcher de penser que cette subordination naturelle est également valable dans la société, où règne le paternalisme.
Le chien qui montre le confort domestique et la subordination montre cependant que les pouvoirs des maîtres doivent être exercés avec mesure. Un passage intéressant du roman de Sarah Scott, The History of George Ellison (1766) apporte la preuve que certains à l’époque n’hésitent pas à critiquer l’aristocrate abusant de son pouvoir sur les hommes et les animaux. George Ellison est un homme très bon, et lorsque l’un de ses voisins devient subitement fou, il essaie du mieux qu’il peut de lui rendre la vie agréable :
Il s’aperçut que le pauvre homme s’était entiché de volailles et d’autres animaux qui l’avaient toujours intéressé jusqu’à un certain point ; Mr Ellison s’occupa donc de réunir un grand nombre de volailles de basse-cour anglaises et étrangères, de lapins, de cochons d’Inde, d’oiseaux et d’écureuils, désignant pour en prendre soin une vieille femme dont cela serait l’unique tâche.3 [… les voisins s’indignent que Mr Ellison fasse les quatre volontés d’un vieux fou, objection à laquelle Ellison répond de la façon suivante] Il admettait que la folie devait nécessairement priver un homme du pouvoir de dépenser son argent, puisque cela pouvait le rendre incapable de le dépenser pour son bien et son confort, mais rien ne devait le priver du droit de jouissance que lui permettait cet argent ; quant à décider s’il prenait plus de plaisir à des cochons d’Inde et des lapins qu’à des chiens ou des chevaux de course, cela n’entrait pas en ligne de compte ; si cela paraissait plus trivial, les conséquences prouvaient que cela n’était pas moins rationnel : les plaisirs de Sir William étaient parfaitement innocents, non seulement ils rendaient des créatures inférieures heureuses, mais bénéficiaient aussi à des êtres humains, ne causaient aucune souffrance, et ne blessaient le cœur de personne.4 (Scott 1996 : 144-145).
Par cette anecdote, Sarah Scott montre la bienveillance et la compassion dont les déments doivent faire l’objet, et en même temps elle égratigne les mœurs de l’aristocratie, en donnant au fou un poulailler plutôt qu’une écurie de chevaux de course. Tout ceci confirme que les animaux sont le signe de la sensibilité de leurs propriétaires, le signe d’une belle âme.
3. Les animaux de compagnie, signes d’une belle âme
Les animaux dont s’entourent les modèles des peintres signalent, et c’est là la nouveauté du dix-huitième siècle, les bons sentiments. On peut commencer là encore par Hogarth, qui par ses planches intitulées les Quatre étapes de la cruauté (1751) montre comment les mauvais traitements envers les animaux sont le signe d’une nature dépravée menant à la cruauté envers les humains. Dans la première gravure, les enfants, dont Tom Nero, se montrent cruels envers les animaux, chiens, chats, coqs, qu’ils tourmentent et torturent. Dans la seconde, maintenant adulte, Tom Nero se montre toujours aussi cruel, battant son cheval à mort. Mais d’autres adultes se conduisent avec autant de cruauté envers les bêtes qu’ils emploient pour leurs travaux ou leurs divertissements. Mais les animaux ne sont plus les seules victimes des mauvais traitements, comme le montre le petit garçon écrasé par une diligence. La troisième étape de la cruauté montre l’arrestation de Tom qui a assassiné une pauvre jeune fille enceinte de lui et qu’il a poussé à dérober des biens à sa maîtresse. La dernière gravure montre Tom, le bandit de grand chemin, qui a subi le châtiment mérité de la pendaison, et dont le corps fait l’objet d’une dissection. A l’avant-plan, un chien est sur le point de dévorer son cœur : l’animal a eu sa revanche. Cette même leçon est réitérée dans d’innombrables récits destinés à la jeunesse, et qui répètent cette idée que Hogarth avait mise en vers sous sa première planche : « La cruauté est écœurante à la vue, alors que la pitié la charme. »5
Au point de vue littéraire, un exemple très élaboré est le réseau altruiste dans Belinda de Maria Edgeworth (1801-2). Ce livre tourne autour du futur mariage de Belinda mais aussi des efforts qu’elle déploie pour réunir des personnages brouillés à la suite de malentendus. Pour ce faire, elle utilise différents moyens dont certains impliquent des animaux de compagnie. La fille de Mrs Delacour, Helen, est présentée de façon positive parce qu’elle est particulièrement charitable, envers les pauvres, mais aussi envers les animaux. Cette qualité a été remarquée par une famille tout aussi généreuse, qui la prend sous sa protection, alors que sa mère ne s’occupe pas d’elle. Pour rapprocher la mère de la fille, les efforts de Belinda sont facilités par un échange de cadeaux, qui sont des animaux : le bruyant perroquet que Mme Delacour ne peut plus souffrir est ramené chez le marchand, où se trouve justement Helen, qui propose de lui offrir en échange des poissons exotiques. Par ce biais, la mère et la fille sont réunies. Un autre épisode concerne l’héroïne elle-même. Elle est amoureuse de Clarence, qui l’aime aussi. Mais avant de la rencontrer, influencé par les idées de Rousseau, il avait recueilli une jeune fille innocente pour l’éduquer dans la perspective de l’épouser. Cette jeune femme qu’il a renommé Virginia en raison de son admiration pour l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie, il n’a jamais abusé d’elle, et se sent obligé de l’épouser, quoique maintenant il sache que celle qu’il aime, c’est Belinda. Comment s’en sortir sans dommage pour quiconque ? Il se trouve que Virginia est en fait depuis longtemps amoureuse d’un soldat parti en campagne. Il lui avait offert un bouvreuil chanteur, qu’elle adore. Quand celui-ci s’échappe, il est recueilli par Helen, et les Delacour passent donc une annonce pour redonner le bouvreuil à sa propriétaire, signe bien clair que l’oiseau chanteur à l’époque est très considéré, puisque l’on se préoccupe de retrouver son propriétaire légitime. C’est ainsi que les Delacour entrent en contact avec Virginia désireuse de récupérer cet oiseau qui lui rappelle son amant. Alors que la servante rapporte le bouvreuil à Virginia, le soldat, qui passe dans la rue fort opportunément, reconnaît par son chant particulier l’oiseau, et questionne la servante. Il sait maintenant que sa maîtresse se trouve à Londres. Mais l’intervention des animaux ne s’arrête pas là. Ce soldat va entrer de nouveau en contact avec les Delacour à la suite d’une bataille entre deux chiens – l’un d’eux accompagnant le serviteur noir d’un ami des Delacour : le soldat intervient à la rescousse du bon chien, et du serviteur noir qui a pris sa défense. Il est alors reconnu par la servante qui se souvient qu’il avait montré de l’intérêt pour le bouvreuil. Ainsi Virginia et son soldat sont réunis, et Belinda et Clarence sont libres de se marier. Dans ce cas, il est très clair que la bonté des protagonistes envers les animaux les mène à faire d’heureuses rencontres. La réunion heureuse du soldat et de sa belle n’aurait pas été possible sans la charité et l’intérêt de personnes bienfaisantes pour le bouvreuil et le chien. Il s’agit d’une ré-écriture des invariants de certains contes de fées : quand les pimbêches des contes refusent d’aider certains animaux, ou des personnages laids ou disgracieux, elles sont punies, alors que leurs demi-sœurs ou la servante de la maison, avec humilité, aident ces êtres infortunés, et en sont récompensées. C’est ce qui passe dans Belinda, mais à un niveau réaliste et non plus allégorique. On note également bien sûr la même bonté envers le serviteur noir qu’envers les animaux. Il fait aussi partie de cette variété d’êtres sensibles trop souvent exclus, mais qui doivent être reconnus comme capables de sentir et de souffrir, et donc comme dignes de la bienveillance des âmes sensibles.
La façon de traiter les animaux est révélatrice des penchants réels des protagonistes. Le héros du roman sensible doit être capable d’aimer les animaux qui l’entourent, y compris les animaux sauvages, voire même les animaux considérés comme nuisibles ou répugnants. Un exemple frappant de l’époque est celui de l’araignée de la Bastille. Le prisonnier avait pour seule compagnie une araignée, qui est écrasée par un geôlier sans cœur. Chez Mary Wollstonecraft qui rapporte la chose dans Original Stories from Real Life, la sensibilité à l’animal se double de la dénonciation de l’arbitraire de l’absolutisme royal, puisque le détenu est bien sûr emprisonné alors qu’il est innocent. Ainsi le manque de sensibilité envers les sentiments des hommes mais aussi le sort des bêtes est caractéristique d’une société despotique. Au contraire, la bonne société anglaise bénéficie des bienfaits d’une constitution britannique démocratique. La preuve en est qu’elle se préoccupe du sort des animaux.
C’est que le rapport à l’animal est censé être la marque même de ce que l’on appelle « l’humanité », et c’est ce que l’on voit dans le portrait de Lady Hamilton par George Romney (1782) intitulé Lady Hamilton représentant la Nature. Le titre ne paraît guère se justifier, si ce n’est que Lady Hamilton tient tendrement dans ses bras un petit chien.
La sensibilité s’étend au-delà des mammifères, pour toucher particulièrement les oiseaux. Les livres éducatifs insistent sur la nécessité de ne pas aller dénicher les œufs ou les oisillons, et de nombreux portraits montrent la sensibilité envers les oiseaux. Dans un pastel de Katherine Read représentant Lady Shelburne et son fils, de 1766, les modèles, vêtus de façon exquise, tiennent une tourterelle blanche, qui représente à la fois la sensibilité envers les animaux en même temps que la vulnérabilité de l’enfance. Un autre exemple provient du prolifique Wright of Derby dans son portrait des enfants Synnot, peint en 1781. Maria, Walter et Marcus sont en train de libérer un oiseau, à moins qu’ils ne l’aient attrapé pour le mettre en cage. Le message est en tout cas que la sensibilité s’étend à cet oiseau, et que les enfants sont proches de ces êtres fragiles et gracieux. Le roman à succès de l’époque, Le Voyage Sentimental de Laurence Sterne, met en relief le thème de l’oiseau en cage, que le narrateur entend se plaindre et qui demande sa délivrance : l’oiseau est là encore un symbole des prisonniers de la Bastille, et de tous les esclaves. Dans Mansfield Park, de Jane Austen, Maria Bertram se compare à cet oiseau, qui ne peut s’échapper de sa prison. La conclusion est transparente chez Austen : la femme est comme l’oiseau, enfermée contre son gré, mais chez Sterne, l’épisode est plus ambigu, l’oiseau passe de mains en mains et finit par disparaître du récit. Quoi qu’il en soit, ces oiseaux qui ne doivent plus être des proies, mais des créatures chéries et sensibles signalent bien les changements d’attitude de l’époque envers les animaux.
Le tableau de Hogarth représentant les enfants Graham, avec un oiseau en cage, un petit garçon qui tourne la manivelle d’une boîte à musique destinée à lui apprendre à chanter et un chat qui menace l’oiseau joue sur le même registre de la sensibilité, tout en incluant de nombreux signes de mort, que le peintre avait voulu ajouter à la suite du décès du petit garçon de gauche qui était mort avant l’achèvement du tableau. L’oiseau de nouveau représente l’enfant, son statut fragile, son âme.
Enfin, le tableau de Wright of Derby, Expérience avec une pompe à air (1767-68), reprend le même oiseau menacé, puisque l’expérience scientifique représentée est destinée à prouver l’existence dans l’air d’un élément qui maintient la vie, et dont l’oiseau va être peu à peu privé. La petite fille qui se cache le visage pour ne pas assister à la mort de l’oiseau montre bien évidemment la tension entre la nécessité de la recherche scientifique et la sensibilité de l’enfant. Cette tension est reprise chez Anne Laetitia Barbauld, dans son poème The Mouse’s Petition (1773) dans lequel une souris prise au piège par un scientifique (par ailleurs le Dr Joseph Priestley, pasteur dissident et chimiste aux idées avancées) implore sa libération : la souris demande à ce qu’on la délivre, elle attend avec terreur le matin, elle se présente comme une souris libre, enchaînée par un tyran, une innocente dont le sang ne doit pas souiller le sol de la maison. Le poème dit explicitement :
L’esprit philosophique bien éduqué
Donne à tous sa compassion
Jette sur le monde un œil égalitaire
Et ressent quelque chose pour tout ce qui vit.6 (Barbauld, 1773)
Le poème insinue même l’idée que la métempsychose est peut-être réelle, et qu’en écrasant un ver, nous risquons peut-être d’assassiner un de nos proches réincarné. Mais même si cette transmigration des âmes n’existe pas et que la vie présente est tout ce que possède cette souris, et bien il faut la lui laisser. Le poème se conclut en disant que les hommes, comme les souris, partagent le même sort.
Le poème To a Mouse, lui aussi dédié à une souris, du poète écossais Robert Burns, évoque le même compagnonnage entre la souris et l’homme. Ayant retourné avec sa charrue le nid de la souris, Burns s’excuse, la souris avait préparé son petit nid pour l’hiver (le poème est daté de novembre 1785), et la voilà sans logis. La conclusion du poème a frappé Steinbeck qui en a repris les termes dans le titre de son livre Des souris et des hommes inspiré directement de ce poème, car les personnages de Steinbeck tout comme la souris de Burns ont des projets que le sort contrarie. Burns cependant conclut que la souris n’est pas autant tourmentée que l’homme par la conscience de l’avenir et les regrets du passé :
Je regrette vraiment que le pouvoir de l’homme
Ait rompu l’union fraternelle de la nature […]
Ta toute petite maisonnette, la voici en ruine !
Les vents en éparpillent les pauvres murs […]
Ce tout petit tas de feuilles et de pailles
T’a coûté bien des grignotements
Te voilà expulsée pour toute ta peine
Sans maison ni logis […]
Mais, petite souris, tu n’es pas la seule
A éprouver que la prévoyance peut être vaine
Les plans les mieux combinés des souris et des hommes
Tournent souvent de travers.7 (Burns 1955 : 111-112)
A la différence des fables mettant en scène des animaux totalement anthropomorphes, Barbauld et Burns montrent l’égalité, par la sensibilité, des hommes et des animaux. Dans les deux cas, les souris restent des animaux, et ne sont pas des types humains sous la peau d’animaux.
On voit donc que les animaux, bien plus que des êtres totalement dépendant du bon vouloir des hommes, comme le prétendait l’Ancien Testament, sont quasiment des égaux. Il ne faut pas alors s’étonner que pour certains la sensibilité envers les animaux ait pu paraître exagérée.
4. Les animaux de compagnie, signes de sensibilité exagérée
À un spectateur ou lecteur du vingt-et-unième siècle, certaines images ou certains récits de la fin du dix-huitième siècle impliquant des animaux peuvent sembler d’une sensibilité exagérée, ce qui laisse peut-être penser que notre sensibilité a changé, ou que du moins la représentation naïve d’un amour apparemment démesuré pour les animaux est aujourd’hui suspecte. Cette hyper sensibilité se voit dans les tableaux par la proximité des animaux avec les modèles humains, surtout des chiens, qui sont pressés presque trop chaleureusement dans les bras de leurs propriétaires. On en a plusieurs exemples frappants, comme les deux épagneuls presque étouffés de baisers, chez Wright of Derby, dans son tableau représentant les enfants Pickford (1777), et chez Reynolds avec la représentation de Miss Bowles (1775). On peut même être très proche d’un mouton, comme dans les portraits par Wright of Derby de Frances Warren (1762-64), ou d’Anna Ashton (1769). Le bichon placé sur un piédestal dans le portrait de Sarah Rodbard par Romnay en 1784 semble indiquer une identification complète avec la jeune femme : tous les deux apparaissent dans une blancheur virginale avec un ruban bleu, et le piédestal élève bien sûr le chien au niveau de sa maîtresse. Le tableau le plus curieux et le plus freudien est celui de Wright of Derby, Deux fillettes en train d’habiller un chaton à la lueur d’une bougie (1768-70). Les fillettes sont peintes de façon très sensuelle, on voit bien sûr que cela les amuse plus d’habiller le petit chat que la poupée inerte qu’elles ont abandonnée. Le chat a l’air très agacé, mais en même temps la queue qui lui passe entre les pattes est très suggestive. C’est un curieux tableau, qui semble innocent mais est loin de l’être, et fait réfléchir au statut de l’animal de compagnie à l’époque. Un exemple comique d’animal humanisé se trouve chez Hogarth dans le portrait de groupe du capitaine Lord George Graham (vers 1745), où les protagonistes, tous masculins, se détendent ensemble : l’un d’eux chante, au rythme du serviteur noir qui joue du tambour, le capitaine fume, un ami lit un livre, et le domestique apporte le repas. Graham a coiffé son chien avec sa propre perruque, et celui-ci est censé lire la musique et aboyer de concert. Cette façon d’habiller les animaux montre l’ambivalence de leur statut, ce sont de petits jouets, mais aussi des sortes d’enfant.
Cela culmine quand l’amour pour l’animal s’élève au-dessus de l’amour humain, comme chez Byron, qui écrivit une épitaphe à son chien après que celui-ci soit mort de la rage en 1808, un long panégyrique qui met en relief la supériorité du chien sur l’homme. Ce chien, un terre-neuve prénommé Boatswain, est paré de toutes les vertus par Byron. On lit sur son tombeau dans le Nottinghamshire, à Newstead Abbey, l’inscription suivante :
Près de cet endroit
Reposent les restes d'un être
Qui possédait la Beauté sans la Vanité,
La Force sans l'Insolence,
Le Courage sans la Férocité,
Et toutes les vertus de l'Homme sans ses Vices.
Cet éloge, qui serait absurde flatterie
S'il était inscrit au dessus de cendres humaines,
N'est qu'un juste tribut
A la mémoire de ‘Boatswain’, un Chien
Qui est né à Terre Neuve en Mai 1803
Et décédé à l'abbaye de Newstead, en Angleterre le 18 novembre 1808.8 (Byron 1808)
Ceci explique que la trop grande proximité avec les animaux ait été fustigée dans de nombreux pamphlets. On se trouve déjà face à une réflexion bien connue, qui est que ceux qui aiment trop les animaux n’aiment pas assez les gens. De plus, cela révèle une méconnaissance des vrais besoins des animaux chez les maîtres trop sensibles qui essaient, de façon anti-naturelle, de garder ensemble des animaux qui ne s’entendent pas. On en voit un exemple avec le chat qui guette l’oiseau dans le tableau de Hogarth représentant les enfants Graham. Les animaux de compagnie peuvent aussi s’opposer à des animaux moins familiers mais plus utiles. Dans un poème de Barbauld, la souris, familière du lieu, est supplantée par le singe et le bichon, qui font des tours pour plaire à leurs maîtres, alors que la souris, véritablement dans le besoin, est rejetée avec des cris. On a exactement la même réflexion chez Sarah Trimmer, dans l’ouvrage The Two Farmers (1788), où sont contrastées, comme dans beaucoup d’autres écrits pédagogiques de l’époque, la famille à imiter, et la famille de parvenus. Chez les parvenus, il y a des oiseaux en cage, dont on s’occupe mal, et des chiens de chasse que l’on caresse alors même qu’ils souillent la maison, et par contre on s’évanouit à la vue d’une araignée qui est pourtant utile car elle capture des insectes nuisibles dans sa toile.
En fait quand l’animal de compagnie exclut les autres animaux, on voit bien qu’il est une représentation ou une extension d’un soi hyperbolique: « love me, love my dog », ce proverbe ancien, est typique de l’époque. L’acceptation du moi inclut l’acceptation du chien, et le chien est donc une partie du soi, ce qui en retour signifie que l’on exclut toute une série d’autres animaux. Le paroxysme est atteint lorsque parmi ces autres animaux que l’on exclut, il y a l’espèce humaine. On en a un exemple frappant chez Sarah Scott, toujours dans l’histoire de George Ellison. Le héros se trouve à la Jamaïque et vient d’épouser une riche veuve de planteur, qui a un grand domaine et de nombreux esclaves. La femme vient de se quereller avec son mari, parce qu’elle le trouve trop indulgent avec ses esclaves:
Elle était en train de changer de sujet de conversation, quand son chien favori, la voyant approcher de la maison, dans son désir éperdu de la retrouver, sauta par la fenêtre ; la hauteur était bien trop élevée pour que le pauvre animal puisse donner sans dommage cette marque d’affection ; ils s’aperçurent bien vite qu’il s’était brisé une patte et souffrait beaucoup ; cela fit verser des larmes à Mrs Ellison qui, se tournant vers son mari, s’écria : « tu vas te moquer de ma faiblesse, mais je ne puis m’en empêcher. » « Ma chérie, rétorqua Mr Ellison, tu me connaîtras mieux un jour, et tu comprendras que je ne peux me moquer de quiconque montre ce trait de sensibilité : voir souffrir une créature quelle qu’elle soit est quelque chose qui nous affecte, et je constate avec plaisir que tu ressens de l’affection pour ce pauvre petit chien, qui souffre maintenant de l’amour qu’il te portait ; mais je reconnais que je suis étonné, agréablement, bien sûr, de voir de tels signes de sensibilité dans un cœur que je croyais endurci contre les souffrances même de nos semblables ».
Cette dernière expression arrêta le torrent de larmes de Mrs Ellison ; et l’indignation remplaçant la compassion, se tournant de son chien vers son mari, « sans doute, Mr Ellison, vous n’appelez pas des nègres mes semblables ? » s’écria-t-elle.
« Mais bien sûr que si, ma chérie », répondit Mr Ellison, « il faut bien que je les appelle ainsi, jusqu’à ce que tu me prouves que ce qui fait de nous des êtres humains dépend de la couleur de la peau ou des traits du visage. Quand nous serons tous deux couchés au fond du tombeau, notre esclave le plus indigne sera aussi élevé que nous; et dans l’au-delà, il sera peut-être bien plus élevé, les différences d’aujourd’hui sont fortuites, non naturelles. » 9 (Scott, 1996, 12-13).
L’acariâtre Mrs Ellison meurt très vite, laissant Mr Ellison libre de bien soigner ses esclaves – qu’il se garde cependant d’affranchir – et de se remarier avec une femme bien plus sensible.
Un autre exemple, plus comique, est tiré de L’expédition d’Humphry Clinker de Smollett. La tante irascible – qui est en mal de mari – reporte toute son affection sur son chien, ce qui donne lieu à des épisodes comiques, mais quand elle s’amende, elle se débarrasse de son chien, et se met à traiter les hommes avec plus d’humanité. Au début, son chien favori est caressé et traité comme un être humain, un enfant gâté. Au cours des pages, on voit Chowder faire plusieurs bêtises, qui sont toujours excusées par sa propriétaire. Elle appelle même des médecins pour le faire soigner. Le chien est véritablement une personne, mais cela semble exagéré aux autres personnages. Ainsi que le raconte le neveu :
Mardi dernier, le châtelain a pris place dans un carrosse de louage à quatre chevaux, accompagné de sa sœur et de la mienne, et de Winifred Jenkins (la servante de Mrs Tabby), dont la fonction était de tenir sur ses genoux sur un coussin Chowder. Je pus à peine m’empêcher de rire en regardant dans le carrosse, quand j’ai vu cet animal assis en face de mon oncle comme n’importe quel autre passager.10 (Smollett 1984 : 79)
Dans une scène épique, le frère finit par faire preuve d’autorité pour défendre Humphry Clinker, un nouveau serviteur qu’ils ont recueilli sur la route, et qui se montre maladroit dans son service à table :
La gaucherie naturelle du jeune homme et sa distraction provoquèrent une série de gaffes lors de son service à table. Il finit par renverser de la crème anglaise sur l’épaule droite [de Tabby], et en se reculant, il marcha sur Chowder, qui poussa un hurlement lugubre. Le pauvre Humphry fut si déconcerté par cette double faute qu’il laissa échapper le plat qui se brisa en mille morceaux ; se jetant à genoux, il resta dans cette position, hagard, avec l’aspect de détresse le plus ridicule. Mrs Bramble se jeta sur son chien et le prenant dans ses bras, le montra à son frère en s’écriant : « tout cela est un complot contre ce malheureux animal, dont le seul crime est l’affection qu’il me porte. Le voici : tue le tout de suite, tu seras satisfait ! »
Clinker, en entendant ces paroles, et les prenant pour argent comptant, se leva précipitamment et saisissant un couteau sur le buffet, s’écria : « pas ici, je vous prie, milady – cela va éclabousser la pièce. Donnez-le moi, et je lui fais son affaire dans le fossé au bord de la route ». Pour toute réponse à cette proposition, il reçut une gifle qui l’envoya à l’autre bout de la pièce. « Comment, s’écria-t-elle s’adressant à son frère, est-ce que je dois me laisser traiter de la sorte par tous les chiens pouilleux que tu ramasses sur la route ? » (Smollett 1984 : 84-85).11
On voit que l’homme et l’animal sont équivalents, Humphry est selon Mrs Bramble un chien, et Chowder est une personne. Tabitha déclare d’ailleurs : c’est moi ou ton domestique. Mais la querelle s’achève par le châtelain s’opposant pour la première fois à sa sœur pour défendre son nouveau domestique :
Ecoutez bien, Mrs Tabitha Bramble, je vais maintenant proposer une alternative à mon tour. Ou bien vous vous débarrassez de votre protégé à quatre pattes, ou bien je vous dis adieu à jamais ; car je suis déterminé à ne plus vivre avec lui sous le même toit. Et maintenant passons à table.12 (Smollett 1984 : 85)
Mrs Bramble se trouve domptée, elle donne peu après son chien, et devient à peu près vivable.
D’autres critiques visent les femmes qui croient que leurs animaux sont plus importants que leurs enfants. Par exemple Mary Wollstonecraft, dans sa Défense des Droits de la Femme, se moque des grandes dames de l’aristocratie, incapables de s’occuper de leurs enfants, qui lisent des romans et ne pensent qu’à leurs petits chiens :
La lady qui verse des larmes pour l’oiseau qui meurt de faim dans un piège, et voue aux gémonies les démons à forme humaine, qui tourmentent jusqu’à le rendre fou le pauvre bœuf, ou fouettent l’âne patient croulant sous un fardeau trop lourd pour lui, ne verra aucun inconvénient à faire attendre son cocher et ses chevaux pendant des heures alors que le froid est intense, ou que la pluie frappe les vitres bien closes qui ne laissent pas passer suffisamment d’air pour lui dire à quel point souffle le vent à l’extérieur. Et celle qui prend ses chiens dans son lit, et les soigne en affectant une sensibilité de façade quand ils tombent malades, laissent ses enfants devenir difformes dans une nurserie.13 (Wollstonecraft 1994 : 258-259)
Wollstonecraft explique peu après :
Je reconnais que je suis autant dégoûtée par la belle dame qui serre contre son sein son chien de manchon au lieu de son enfant que par la férocité de l’homme qui en frappant son cheval s’écriait qu’il savait aussi bien que n’importe quel Chrétien quand il se conduisait mal.14 (Wollstonecraft 1994 : 259)
On voit ici clairement l’extension et les limites de la sensibilité. Cette partialité en faveur des animaux sous-tend de nombreux discours. Un épisode du Voyage Sentimental de Sterne de 1768, illustré par Wright of Derby à deux reprises, en 1777 et 1781, décrit Maria et son chien Sylvio de la façon suivante :
Elle était vêtue de blanc, et à peu près comme mon ami me l’avait décrite […] Sa chèvre lui avait été aussi infidèle que son amant ; elle l’avait remplacée par un petit chien qu’elle tenait en laisse par une petite corde attachée à son bras ; comme je le regardai, elle l’attira à elle par la cordelette et dit « Toi, Sylvio, tu ne me quitteras pas. » 15 (Sterne 1984 : 114)
Après avoir partagé les larmes de Maria, le narrateur s’écrie qu’il est certain que nous avons une âme. L’ambivalence et l’anthropomorphisme de la relation Maria/Sylvio sont soulignés par l’illustration de la scène par Wright of Derby, qui montre le chien compatissant du regard avec sa maîtresse. Ce n’est pas elle qui le prend en s’exclamant « tu ne me quitteras pas », mais on a presque l’impression que c’est lui qui exprime son attachement. Etait-ce aller trop loin dans la sensibilité ? Si le chien compte plus que les esclaves noirs, que le serviteur bien intentionné, que les enfants, voire que l’amant, n’est-on pas en effet simplement en face d’un objet d’affection de substitution ?
Pour la plupart des auteurs, si l’idéal est celui de l’extension maximum de la bienveillance qui doit s’étendre en cercles de plus en plus larges pour atteindre l’universel, sur le modèle de la gravitation universelle de Newton, la bienveillance doit cependant respecter la hiérarchie de la chaîne des êtres. Et savoir y mettre des limites, en reconnaissant par exemple la nécessité de se nourrir de viande. Doit-on pousser la bienveillance jusqu’au végétarisme ? C’est une question épineuse, que certains se posent dès cette époque. En effet, alors même que les classes moyennes s’enrichissent, elles ont tendance au contraire à consommer plus de protéines animales, et donc à tuer plus d’animaux, un mouvement que l’on voit se développer à l’époque, et qui se concrétise par la valorisation du Britannique mangeur de viande de bœuf. Comment résoudre ce dilemme, quand on a à la fois plus de sensibilité et plus de richesse ? Et bien, en cachant les abattoirs, une solution qui se profile aussi à l’époque. Incohérent dans ces désirs, l’homme trouve à les rendre cohérents en se cachant la vérité de la boucherie : on ne veut plus voir couler le sang, mais on ne va pas au bout de la démarche qui consisterait à s’interdire de tuer des animaux pour se nourrir. Par contre on investit affectivement dans des catégories d’animaux dont il est inconcevable de se nourrir.
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