1. L’émergence politique du ministre privé
Avec l’arrivée au pouvoir en 1598 de Lerma, l’Espagne de Philippe III voit émerger une figure politique nouvelle, celle du ministre privé qui gouverne à la place du roi. Dès lors, et jusqu’en 1676, l’Espagne sera dirigée par des favoris : Lerma et Uceda sous Philippe III, Zúñiga, Olivarès et Haro sous Philippe IV, Nithard et Valenzuela pendant la régence de Marianne d’Autriche. Si la présence de favoris auprès du roi n’est pas nouvelle, le phénomène acquiert une ampleur inédite au XVIIe siècle, époque où il touche également la France et l’Angleterre. Dans ces pays et de façon paradoxale, la montée de l’absolutisme s’accompagne de l’émergence d’un ministre-favori qui détourne à son profit la vie et le débat politique.
1.1. Quelques remarques taxinomiques
1.1.1. Privado ou valido
Le phénomène est désigné en castillan par les termes privanza ou valimiento, les mots privado ou valido servant à nommer les personnes qui jouissaient de la faveur royale. Le terme privado et son corollaire privanza sont couramment employés depuis le Moyen Âge1 avec des significations diverses suivant les périodes et les auteurs puisqu’ils servent à désigner soit tous les nobles qui tentaient de percer à la cour2, soit les amis du roi ou, plus généralement, ses conseillers3. En revanche les mots valido et valimiento sont des néologismes qui apparaissent au XVIIe siècle. Les dictionnaires rendent compte de l’évolution ; ainsi le Tesoro de la lengua castellana o española de Sebastián de Covarrubias (1611) ne consigne que le terme privar qui signifie :
[…] avoir la faveur d’un seigneur, le terme procède du latin privatus, a, um, qui désigne ce qui appartient en propre ou en particulier ; l’on désigne, en effet, du terme de privado la personne que le seigneur distingue et avec laquelle il entretient des relations privées. On appelle privanza ce rapport particulier4.
Il faut attendre un siècle pour que le Diccionario de Autoridades (1737) introduise le terme valido qu’il définit à l’aide de deux synonymes : privado et « premier ministre ». Pour l’historien Irving A. A. Thompson (1999 : 26-33) le terme valido fait son apparition précisément lorsque se produit l’effacement du caractère amical de la privanza au profit d’une conception plus institutionnelle. Pour lui, cette nouvelle appellation connote l’idée de valeur (valido ◄ valor) ; or cette valeur (valor) était le prix non de la grâce personnelle, mais du service à la monarchie. Dès lors, la séquence : privado, valido puis ministro marquerait l’institutionnalisation progressive de la charge. L’historien du droit José Antonio Escudero (2004 : 18) propose, quant à lui, une toute autre interprétation. Pour lui, le valido est un privado d’une espèce particulière car si le roi peut s’entourer de nombreux favoris, seul mérite le nom de valido celui qui a le monopole de son amitié et de sa confiance. En l’absence de réponse univoque, nous utiliserons ici les termes valido et privado comme des synonymes, retenant du débat taxinomique l’importance qu’il accorde à la notion d’intime. En effet, pour l’historiographie moderne comme pour les hommes du XVIIe siècle, ce sont la nature et les degrés d’intimité qui fondent et légitiment cette nouvelle pratique5.
1.1.2. Ministre privé
L’expression « ministre privé » a été proposée pour traduire les termes, privado ou valido (Elliott-Brockliss 1999 : 399) ; encore plus que le terme « favori », cette formulation rend compte de la nature hybride de la privanza qui se situe à la charnière des sphères privée et publique. En effet, si le valido assiste le Roi dans la gestion des affaires publiques et si pour ce faire, il se sert des leviers institutionnels traditionnels, sa légitimité ne repose, en dernière analyse, que sur le bon vouloir du souverain. Il est significatif à ce propos que nombre de textes consacrés à la privanza — en particulier au théâtre — associent celle-ci au thème de la Fortune (Profeti 2007 : 135-141) : le succès politique du ministre privé est suspendu aux caprices du Prince. Mais à côté de textes qui se contentent de développer les thèmes traditionnels de l’inconstance de la destinée humaine et de la vanité des aspirations mondaines, d’autres écrits tentent d’élaborer des bases théoriques permettant de légitimer la présence du favori auprès du souverain. Cette littérature de la privanza explique l’émergence du ministre privé en s’appuyant sur la notion d’amitié, telle que la conçoit la tradition gréco-romaine. Pour les défenseurs du valimiento, c’est la vertu du privado qui le rend digne de l’amitié royale de telle sorte que leur attachement mutuel ne relève pas des simples affects, il est conforme à la raison et à l’intérêt général. Dès lors, la privanza a un fondement objectif et un contenu politique dont le terme « ministre », imposé par Olivarès, rendra compte à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle.
Nous fondant sur l’exemple espagnol, et en particulier sur les ministériats de Lerma (au service de Philippe III de 1598 à 1618) et d'Olivarès (aux affaires sous Philippe IV de 1621 à 1643), nous nous proposons de réfléchir sur cette nouvelle forme de pouvoir politique qui émerge au tournant des XVIe et XVIIe siècles et qui fonde sa légitimité sur un rapport de proximité et d’amitié avec le Roi. Pour évoquer la façon dont pouvoir et intimité ont partie liée dans l’Espagne du XVIIe siècle, nous adopterons trois perspectives complémentaires : en nous appuyant sur l’exemple du premier favori espagnol, Lerma, nous commencerons par montrer comment le pouvoir du valido se fonde sur le contrôle de l’accès au souverain. C’est parce que le favori s’est rendu maître du palais, et en particulier des appartements privés du roi, parce qu’il a la haute main sur le protocole, qu’il devient difficile, sinon impossible, de rencontrer le roi sans son approbation. Nous évoquerons dans un second temps, comment c’est en s’arc-boutant sur ce pouvoir que lui confère la maîtrise de la sphère intime du monarque, que le favori s’insinue dans les rouages politiques traditionnels, court-circuitant les institutions monarchiques. Nous nous référerons, là encore, en particulier à Lerma qui est, en Espagne, l’« inventeur » du ministériat. Dans un troisième temps, nous quitterons le terrain des pratiques pour celui des représentations, évoquant la façon dont la littérature politique espagnole du XVIIe siècle produit un discours de légitimation du favori. Nous terminerons par l’évocation des images textuelles et picturales qui ont contribué à asseoir la légitimité du privado en le représentant dans un rapport d’intimité tel avec le roi qu’il y figure comme son double, son ombre, son idem ego.
1.2. Le contexte général
1.2.1. Un phénomène européen
Dans la première moitié du XVIIe siècle, les trois principales monarchies européennes — l’Angleterre, la France et l’Espagne — présentent un fonctionnement comparable, caractérisé par la confiscation du pouvoir par un homme qui n’est pas le souverain, mais auquel le roi transmet tacitement une partie de son autorité. Après Elizabeth Ière, Henri IV et Philippe II, qui gouvernent de façon personnelle l’Angleterre, la France et l’Espagne en s’appuyant sur des secrétaires d’État, d’origine le plus souvent roturière, on assiste dans ces mêmes pays à l’émergence de ministres privés : Buckingham et Stafford, en Angleterre ; Concini, Luynes, Richelieu et Mazarin, en France ; Lerma, Olivarès, Nithard… en Espagne. À en croire les relations des ambassadeurs vénitiens à Londres, à Paris et à Madrid, ce ne sont pas les souverains dans leur Conseil qui font la politique mais leurs tout-puissants ministres privés (Bérenger 1974 : 166-192).
1.2.2. Le cas espagnol
Le début de la période des ministres privés est parfaitement daté pour l’Espagne, puisque c’est avec l’avènement de Philippe III en 1598 que l’on passe d’un régime personnel, incarné par Philipe II, à la privanza. En effet, l’émergence du favori est, sur le plan politique, le trait le plus saillant et la grande nouveauté du règne de Philippe III. À partir de 1598, et jusqu’en 1676, des validos vont gouverner l’Espagne presque sans interruption (Tomás y Valiente 1982 : 5 et 32). Ils se distinguent par deux aspects qui sont l’essence du valimiento : d’une part, ce sont des conseillers qui jouissent de la confiance et des faveurs du monarque, d’autre part, ils agissent en arbitres de la politique royale ; ils sont, selon l’expression de L. von Ranke, le « point central de l’État », l’axe autour duquel tournent tous les organes du pouvoir (Ranke 1946 : 81, 86).
2. La maîtrise du cercle intime : première étape de la conquête du pouvoir.
C’est donc en se rendant maître de la maison du roi que le favori accède au pouvoir. Voyons quel est le contexte général qui favorise le phénomène.
2.1. Une intimité paradoxale
2.1.1. Sacralisation de la personne royale : dialectique de sa présence vs absence
À l’aube de l’époque moderne se produit partout en occident un mouvement d’éloignement physique et symbolique du roi par rapport à ses sujets. Tout au long du Moyen Âge la cohésion institutionnelle des monarchies avait été garantie par la proximité du Prince : les souverains se devaient d’être à l’écoute de leurs royaumes et de se montrer ouverts, familiers et accessibles. Dans cette perspective, l’itinérance des cours royales était une façon de rendre la présence du Roi parmi ses sujets effective. Cependant la situation évolua progressivement vers un éloignement croissant. Le phénomène est particulièrement perceptible dans la Péninsule Ibérique, où, à la faveur de la Reconquête, le processus d’expansion territoriale se double d’un mouvement d’unification progressive des différents royaumes chrétiens de telle sorte que l’éloignement du souverain alla croissant. Au XVIe siècle la tendance s’affirme alors que les Rois Catholiques dirigent personnellement la campagne de Grenade, étant au plus près de leurs sujets, Charles Quint, placé à la tête d’un vaste empire, tente de pallier son absence en se faisant remplacer, en tant que régent, par son propre fils, le prince héritier. Lorsque Philippe II parvint au pouvoir, la distance entre le roi et ses états était devenue énorme et la fixation de la Cour à Madrid ne fit qu’amplifier le phénomène. L’éloignement dû à cette incontournable fixation spatiale du roi se transforma vite en distance souhaitée et cultivée par la monarchie afin de combler son « déficit de sacralité ». En effet, les rois d’Espagne n’étaient pas couronnés, ils ne portaient pas de joyaux distinctifs, ni de sceptre, et ne connaissaient ni l’institution du sacre ni celle du toucher des écrouelles (Coniez 2009 : 57-58). L’éloignement était pour elle une façon de souligner l’essence divine de son autorité (Maravall 1972 : I, 254 et Nieto Soria 1988 : 119). L’« invisibilité et l’inaccessibilité » (Elliott 1989 : 148) du souverain changèrent la nature du palais royal qui cessa d’être un espace semi public où le monarque recevait ses sujets et écoutait leurs conseils pour devenir un espace privé où il pouvait se retirer en compagnie d’un cercle d’élus (Feros 2002 : 177). Si les Rois Catholiques avaient tenté, sans succès, de restreindre l’accès à leurs chambres privées, une étape décisive fut franchie lorsque Maximilien d’Autriche imposa une nouvelle étiquette (d’origine bourguignonne) pour l’organisation de la maison du futur Charles Quint, car, cette Ordonnance de Charles […] pour le governement de sa maison6 servit à son tour de référence lors de l’établissement de la maison du prince, le futur Philippe II. Cette étiquette insistait sur la nécessité d’accroître la distance qui séparait le roi de ses sujets et imposait l’idée d’un espace fermé où le prince pouvait se retrancher en compagnie de quelques élus. Elle établissait, par exemple, que le Sommelier de corps était le seul à pouvoir assister au lever et au coucher du Roi ou encore que personne, hormis le personnel de table, ne devait approcher le Roi pendant ses repas. Dès lors, la chambre du roi, appelée par les textes espagnols contemporains retrete (retraite) et définie comme « la partie la plus secrète de la maison », constituait un premier cercle de pouvoir où régnaient en maîtres les membres de l’entourage intime (Feros 2002 : 161-163). Il convient de noter le caractère paradoxal des espaces d’« intimité » que ces nouvelles pratiques dessinaient : elles permettaient au Prince de se retrancher de l’espace social, de se soustraire à ses sujets sans que ce repli ne lui ménage pour autant un véritable « hors-champ »7. Le dispositif mis en place par les Habsbourg d’Espagne pour préserver leur distance sacrale les isolait du commun des mortels tout en leur interdisant tout espace intime véritable. C’est ainsi par exemple, qu’à la fin de la période, sous Philippe IV, les voyageurs étrangers notaient la hantise du contact physique qui régnait à la cour de Madrid, le roi rappelant régulièrement que nul ne devait toucher les objets, les linges et les draps qui lui étaient destinés, sauf à en être chargés expressément par l’étiquette (Noël 2004 : 146). Même entre les princes les contacts physiques étaient proscrits en public. À ce propos, Barthélémy Joly dans le récit de son voyage en Espagne raconte comment Philippe III et la reine Marguerite d’Autriche prenaient souvent leur déjeuner en privé alors que les officiers de bouche les servaient à genoux. Le voyageur français insiste sur la sacralité conférée par le protocole à ces repas (cité par Williams 2010 : 112).
Il convient de noter que la mise en place de ce cérémonial plus restrictif s’accompagne d’une aristocratisation croissante du service du prince qui est assuré, désormais, par des gentilshommes de plus en plus titrés et nombreux. Dès lors la réglementation de l’accès au Roi est le fondement d’une hiérarchie courtisane, par laquelle l’aristocratie s’intègre non seulement à la vie matérielle et spirituelle du palais mais encore à une pratique de gouvernement. Ce faisant, la maîtrise des charges domestiques devient un enjeu de taille car c’est dans la maison royale, transformée en véritable structure de pouvoir et réservoir de récompenses et distinctions nobiliaires, que se font les carrières et s’établissent les fidélités.
2.1.2. La confusion entretenue du privé et du public
Francisco Tomás y Valiente, dans le livre qu’il a consacré aux aspects institutionnels du valimiento, rappelle que la « curialisation »8 de la vie politique que nous venons d’évoquer n’est que l’une des formes du processus de privatisation de la chose publique qui caractérise le XVIIe siècle. En effet, la consolidation de l’État moderne s’est accompagnée d’un mouvement de privatisation de nombreuses parcelles de l’appareil institutionnel de l’État (Weber cité par Tomás y Valiente 1982 : 62). En Espagne, cette « symbiose du public et du privé » se manifeste au XVIIe siècle non seulement par la vente massive de titres de noblesse, d’offices publics et de terres appartenant au domaine royal mais encore par le brouillage de la frontière qui sépare la sphère de « ce qui appartient au roi » en tant que personne publique (« lo rey ») de celle qui lui appartient en tant que personne privée (« lo hombre »)9. Cette confusion est le terreau dans lequel s’enracinent l’action et la « légitimité » du ministre privé. La théorie des deux personnes du roi déboucha sur une conception semblable pour le valido également doté d’une personne privée et publique : comme le souverain était une personne publique avec des obligations de gouvernement, l’ami de la personne privée du roi partageait également avec lui ses responsabilités politiques. Un texte de 1622, écrit pour défendre Uceda le fils et successeur de Lerma au valimiento, est éloquent à ce sujet ; il témoigne de la porosité des sphères privées et publiques tout en établissant que c’est l’intimité partagée avec le roi, qui fonde la légitimité du valido :
[Le valido Uceda] est au service personnel du Prince et, par une extension de la grâce royale qui ne s’appuie sur aucun office particulier, il en est le porte-voix pour certaines affaires concernant son service — que ce soit pour des questions privées afférentes à la maison du roi, ou pour des affaires concernant la chose publique —. [Mais dans l’exercice de ces activités] le privado ne connaît [aucune limite], parce que dans tout ce qu’il fait, il n’agit pas de sa propre initiative et il n’est que l’exécutant de la volonté du Prince. Ainsi, il n’existe aucune limite et aucun terme à son action extérieure et publique ; en effet, chaque fois qu’il quitte la chambre du Prince pour faire exécuter quelque chose en son nom, c’est son Prince qui agit à travers lui (cité par Feros 2002 : 228)10.
Le texte dit littéralement : « le Prince se transforme en son privado ». Nous reviendrons plus avant sur ce type de rhétorique.
2.2. Le noyautage de l’intimité royale : stratégies
En 1612, et alors qu’il gouvernait auprès de Philippe III depuis 1598, Lerma obtint une délégation de signature qui donnait à son paraphe la même valeur que celui du roi (Escudero 2004 : 142-165). Avant d’obtenir cette forme institutionnelle qui en était le couronnement, son influence avait commencé par s’ancrer dans la sphère privée du roi.
2.2.1. Le contrôle de la maison du roi
À peine intronisé, Philippe III fit nommer Lerma à deux des trois principaux postes de sa maison : c’est ainsi que le favori devint Grand Écuyer (dès 1598) puis Sommelier de Corps11. En tant que titulaire de deux des trois charges les plus importantes de la maison royale, Lerma avait le droit de demeurer auprès du roi à tout moment et en toute circonstance. Quand il fut nommé Général de la Chevalerie d’Espagne, il devint impossible de parler ou de voir le roi, aussi bien dans le palais que dehors, sans que le duc de Lerma ne fût présent. Une anecdote rapportée par Sobieski, en voyage en Espagne en 1611, rend compte de la mainmise absolue du favori sur l’entourage royal : « Le duc fit garrotter l’un des confesseurs [du Roi] parce qu’il avait pris la liberté d’entrer en communication privée avec le roi »12. Le caractère outré de l’anecdote permet de souligner l’impénétrabilité du cercle dressé par Lerma autour de Philippe III. Son besoin de contrôle s’étendait d’ailleurs à la maison de la reine, qui depuis 1599 était dirigée par sa propre femme puis, à la mort de celle-ci, par sa sœur. L’entreprise d’encerclement de la reine, engagée avant même l’arrivée de Marguerite d’Autriche en Espagne, atteignit son point d’orgue en 1602 lorsque le privado découvrit « un complot » ourdi dans l’entourage de la souveraine13. Hans Khevenhüller, ambassadeur impérial, décrit la colère que cette stratégie d’isolement provoquait chez Marianne d’Autriche :
La reine est extrêmement contrariée au point qu’elle a déclaré à plusieurs reprises préférer entrer dans les ordres […] qu’être reine d’Espagne […] si elle parle [à son mari] en secret, on pense qu’elle critique les ducs de Lerma et Uceda ; [Lerma] interroge le roi sur ses conversations au lit avec la reine et il a été recommandé à celle-ci de ne rien demander à son époux et de n’intercéder pour personne, pas plus au lit qu’en dehors, et de ne traiter d’aucune affaire, en tête à tête, avec le roi (cité par Williams 2010 : 190-191)14.
La captation du roi et le noyautage de son entourage firent partie de la technique mise en œuvre par le ministre privé pour assurer son pouvoir. Olivarès ne procéda pas autrement : il entra au service du prince en 1615 ; en 1622, il était à la fois Sommelier de Corps et Grand Écuyer et avait, à ce titre, accès au roi à tout moment ; c’est alors qu’il fut nommé au Conseil d’État, ce qui lui donna pour la première fois, officiellement, rang de ministre. Comme pour son prédécesseur Lerma, son principal atout auprès de Philippe IV était la confiance sans bornes que celui-ci vouait à son mentor et que certains contemporains attribuaient à l’action de la sorcellerie15. L’idée suivant laquelle le pouvoir du valido reposait sur le contrôle absolu de la sphère intime du roi était si notoire que plusieurs relations narrant la chute d’Olivarès l’imputent à une « conspiration de femmes » où la reine, Isabelle de Bourbon, joue un rôle crucial16. Comme pour Margueritte d’Autriche, les textes dépeignent une épouse bafouée, qui lutte pour récupérer des parcelles d’intimité et de pouvoir afin de « restaurer » l’autorité du roi et la puissance Monarchie Catholique.
2.2.2. Du contrôle du palais à la captation du pouvoir institutionnel
Au-delà du contrôle de l’entourage du roi, le favori parvint à s’insinuer dans les rouages institutionnels traditionnels, court-circuitant les canaux habituels de la prise de décision politique. L’apparition du ministre-favori a souvent été mise en lien avec les exigences du développement des États modernes dont la complexité croissante appelait une division fonctionnelle des tâches entre le roi et son favori. Encore convient-il de signaler que cette spécialisation des compétences politiques, qui laissait le ministre privé gouverner alors que le roi se contentait de régner (Alvar Ezquerra 2010 : 162), n’était pas l’unique réponse possible à la complexification croissante de la prise de décision liée aux progrès de l’absolutisme. Les institutions traditionnelles, telles que les conseils, auraient pu apporter une réponse au problème de l’alourdissement des charges administratives sans passer par la concentration du pouvoir entre les mains d’un ministre personnel (Thompson 1999 : 29-32). Dans les faits tout se passe comme si le favori s’était imposé au détriment du personnel politique administratif traditionnel, souvent issu du tiers état : les conseillers et les secrétaires(Tomás y Valiente 1982 : 41-55). Pour maîtriser la prise de décisions, il fallait contrôler l’information qui circulait du Conseil d’État vers le souverain et vice-versa ; or il y avait trois façons d’assurer le lien entre les conseils et le monarque : soit les présidents de ces conseils informaient le roi et prenaient ses avis oralement, soit les secrétaires de ces mêmes conseils remplissaient cette même fonction, soit les conseils traitaient avec le roi par écrit. Lerma imposa cette dernière pratique de telle sorte que les rapports écrits émanant du conseil étaient lus et commentés en privé par Philippe III et Lerma. Le principal atout du privado par rapport aux secrétaires de l’époque précédente est son extraction aristocratique : issu de la noblesse, il pouvait conférer avec le roi, sinon sur un pied d’égalité, du moins avec une certaine familiarité (Tomás y Valiente 1982 : 55-67 et Benigno 1994 : 56-65)17. C’est d’ailleurs sur les notions d’intimité et d’amitié que les textes contemporains fondent la pratique du ministériat.
3. Discours de légitimation de la privanza : l’ami et l’idem ego du roi
Au XVIIe siècle, un certain nombre d’auteurs tentent de définir et d’analyser le phénomène du valimiento ou de la privanza, s’attachant en particulier à justifier le rôle et le pouvoir du ministre privé. La question est particulièrement épineuse puisque suivant les conceptions politiques les plus répandues, il était juridiquement impossible pour le roi de partager ou de déléguer sa souveraineté (Feros 2002 : 214). Trois types d’approches coexistent. Un certain nombre d’inconditionnels de la privanza assurent que le roi a besoin de s’appuyer sur le valido pour gouverner18. D’autres, au contraire, persistent à penser que le rôle du favori est pernicieux. Enfin, certains auteurs représentent une voie médiane, admettant l’existence du valido, ils insistent néanmoins sur le fait que son pouvoir doit être assujetti à celui du roi.
3.1. Le privado considéré comme un ami du roi
La réflexion à propos du favori s’insère souvent dans des textes plus généraux qui abordent soit des questions politiques larges soit le problème de l’éducation des princes19. Cependant un certain nombre d’ouvrages traitent exclusivement la question du privado : le Discurso del perfecto privado de Pedro Maldonado (non daté), le Discurso de las privanzas de Quevedo (entre 1606 et 1608) ou le Tratado del perfecto privado de Mateo Renzi (1622). Ces textes ont pour but d’instruire le ministre privé en lui proposant un certain nombre de conseils éthiques et de mises en garde pratiques destinées à l’aider à assumer sa charge et à la conserver. Mais au-delà de ce point de vue éthico-pédagogique caractéristique des miroirs de prince traditionnels, ces trois traités posent une équation destinée à légitimer durablement le privado : celui-ci n’est autre que l’ami intime du roi. Dès lors, le prince qui gouverne avec un favori ne le fait pas au détriment de sa souveraineté puisque, suivant les conceptions de l’amitié héritées de l’époque classique, le valido était l’âme sœur du souverain.
3.1.1. La littérature de la privanza et la question de l’amitié
Maldonado est le premier auteur à définir le privado comme un ami. Par cette amitié, le Roi élève jusqu’à lui son favori, qui lui est, par nature, inférieur :
Nous désignons du terme de « privado » un homme avec lequel le roi communique en particulier et en tête à tête et pour lequel il n’a aucun secret ; il le distingue des autres pour l’élever à une forme d’égalité fondée sur l’amour et l’amitié parfaite20.
En faisant du favori, l’ami intime du roi et en rappelant que l’amitié parfaite fonde une sorte d’égalité vertueuse, Maldonado justifie et légitime le rôle de Lerma (Feros 2002 : 218-225). Insistant sur cette notion d’intimité accomplie, qui peut aller jusqu’à une sorte de rapport fusionnel, Mateo Renzi, considérait que le favori faisait corps avec le monarque dont il était une sorte d’émanation corporelle. Il était la voix et le bras de son maître (« [es] la Voz de su Voluntad, la mano de su Execución […]) et il se devait à ce titre « d’être ponctuellement à ses côtés, comme l’ombre auprès du corps »21. Certes ces métaphores rappellent que le favori n’est que l’exécutant de la volonté royale, mais elles suggèrent également une complicité totale qui transforme le ministre privé en véritable alter ego du Roi. Reprenant la représentation topique héritée de l’Antiquité et qui faisait de l’ami fidèle un autre moi-même, ces figurations du ministre privé insistent sur le lien amical qui explique et justifie son pouvoir.
3.1.2. L’importance accordée à l’amitié véritable est un héritage de la culture civique gréco-latine
Les auteurs dont s’inspirent les théoriciens de la privanza sont Cicéron (De Amicitia), Sénèque (Epistulae) et Plutarque (Comment distinguer le flatteur d’avec l’ami ?). Suivant cette tradition classique filtrée par le christianisme, l’amour jouait un rôle essentiel dans les relations entre les personnes et était le ciment de toute communauté politique. Cette façon de concevoir les choses était une réponse explicite aux thèses de ceux qui, comme Machiavel, soutenaient que l’amour et la crainte étaient des expédients tactiquement interchangeables lorsqu’il s’agissait d’assurer la continuité et la stabilité du pouvoir. S’inscrivant en faux par rapport à ces auteurs machiavéliens, les politologues espagnols plaçaient l’amitié sincère au cœur du politique. Ils opéraient une distinction entre l’amitié véritable, enracinée dans la vertu, désignée par l’expression amor amicitiae, et l’amitié née dans l’intérêt qui se termine lorsqu’il n’y a plus de profit ou amor concupiscientiae22. Juan de Santa María souligne que les mauvais privados prennent leur source dans l’amour concupiscence, alors que le bon ministre éprouve l’amitié vraie23. Développant le même type de conception, Quevedo distingue la véritable privanza, fondée sur l’ « inclination à la vertu » (I, 198) de la fausse24. Or, seul le lien fondé sur un attachement sincère mérite de porter à ses yeux le nom de privanza25en tant qu’amitié sincère elle ne peut être réprouvée.
3.1.3. Le roi peut-il avoir des amis ?
Liée à la question de l’amitié, le thème du valido conduit invariablement aux mêmes questions : le roi peut-il avoir des amis ? Ou mieux, peut-il ne pas avoir d’amis ?
Parmi les auteurs qui refusent d’admettre la nécessité du ministériat, citons Juan de Santa María qui dans sa República y policía christiana para reyes y príncipes, définit le privado comme suit :
Le terme privado est synonyme d’ami intime et, comme l’amitié ne peut exister qu’entre égaux, il ne semble pas qu’il puisse en être question entre un roi (ou un seigneur) et sa domesticité (ou ses vassaux) car ceux-ci doivent le considérer et le traiter avec beaucoup de révérence, respectant toujours sa royale majesté26.
Cependant, quelques lignes plus loin il admet que « nemo sine amicis spectet uiuere », et que les rois ont besoin, encore plus que les autres, d’amis susceptibles de les aider à supporter le poids des affaires : « La royauté serait un état intolérable s’il n’était pas permis au roi de partager avec un ami les désagréments et les soucis afférents à sa charge et de trouver auprès de lui du réconfort »27. Pedro Maldonado, quant à lui, après avoir défini le privado comme un ami du roi, consacre son premier chapitre à la question de savoir si le roi peut se passer d’amis (Si es conueniente que los Reyes tengan priuados). Parmi les arguments avancés, il rappelle que Dieu lui-même, lors de son existence humaine, distingua par une affection particulière deux de ses apôtres, Jean et Pierre.
Si pour la plupart des auteurs, il était légitime que le roi eût des amis ou des privados, beaucoup dénonçaient le risque d’une privanza trop exclusive. Ces auteurs estimaient qu’il était intolérable que le monarque se contentât d’un favori unique au risque de le transformer en tyran. Juan de Santa María, rappelle que l’unicité est le propre du prince qui doit se réserver jalousement cet attribut en veillant à répartir ses faveurs entre plusieurs favoris : « Le roi suprême, qui est à la tête du Royaume, doit être un […] alors que les favoris doivent être deux, trois et même plus, réservant l’unicité pour celui qui occupe la plus grande charge, la position suprême »28. De nombreux textes insistent sur les vertus de la pluralité qui installe une saine émulation entre les ministres du roi. Mateo Renzi dans le Tratado del perfecto privado qu’il adresse au futur favori de Philippe IV, insiste sur le fait que la privanza ne saurait consister à accaparer toutes les fonctions :
Le Favori ne doit pas hésiter à partager les affaires entre différents ministres … car, que lui importe que le nombre de personnes à travailler soit élevé, il convient même, pour le bien du gouvernement, qu’il en soit ainsi en revanche il doit se garder de partager la privanza parce que la privanza est le fruit de l’attachement du Prince à son favori et pour être ferme et véritable elle doit naître de l’amour et il est impossible d’aimer en même temps plusieurs personnes29.
Se fondant sur cette conception exigeante de l’amitié, la privanza ne peut plus passer pour une forme de tyrannie : l’amitié véritable est une ; de plus, elle fond la volonté des deux amis en une seule. Fernández Albadalejo (2009 : 18) indique à ce propos que suivant la rhétorique amicale d’usage, l’ami était bien plus un idem ego qu’un alter ego puisque, par l’effet de l’amour, les amis ne faisaient qu’un. Dès lors, le valido ne pouvait être tenu pour un usurpateur, transformé qu’il est en coauteur de la politique royale par l’amitié (Feros 2002 : 228). Cette conception fusionnelle du lien de la privanza a donné lieu à de nombreuses représentations littéraires et visuelles30.
3.2. Les représentations du valido en alter ego et en idem ego du roi
3.2.1. Quelques textes
De nombreux textes utilisaient pour se référer au privado les expressions « ombre du roi », « reflet de l’image royale » ou encore « second soleil qui éclaire l’Espagne »31. Étant donné que le valido était souvent perçu comme la face publique d’un monarque de plus en plus inaccessible, les métaphores le plus souvent convoquées étaient celle de la lune ou du miroir. Citons à titre d’exemple Francisco de Quevedo qui, dans son Discurso de las privanzas, se réfère au roi et à son favori en maniant l’opposition soleil/lune :
Il n’y a qu’un soleil dans le ciel mais il partage ses soins et le monde avec la Lune, lui prêtant rayons et lumière pour qu’elle éclaire… Cette comparaison du Soleil et de la Lune est particulièrement bien venue. Il en va du favori et du roi comme de la Lune qui se cache en présence du Soleil et luit d’autant plus qu’elle s’éloigne de lui ; de même le favori doit s’éclipser en présence du prince, il ne doit pas rivaliser de lumière avec lui32.
Après la mort de Philippe III, la thématique solaire fut opportunément réactivée car le soleil en tant que quatrième planète semblait un emblème approprié pour le quatrième roi Philippe ; l’image du souverain en « Roi Planète » devint l’un des thèmes centraux du règne. Olivarès était la lune ou l’étoile de ce nouvel astre33. Tout se passe comme si le valido et le roi étaient les deux faces d’une même réalité, les deux épiphanies d’une même majesté. Dans un article qu’elle consacre au personnage du privado dans la comedia, Maria Grazia Profeti (2007 : 133-136) commente deux sonnets rédigés à l’occasion des festivités données à Tolède lors du baptême du futur Philippe IV et au cours desquelles Lerma joua un rôle de premier plan. Les deux poèmes sont rédigés par le plus haut magistrat de la ville, le corregidor : le premier est adressé au roi, le second à Lerma chargé de porter l’héritier sur les fonds baptismaux. Le premier sonnet propose dans son dernier tercet une formulation poétique de la théorie des deux corps du roi : en dépit de son unicité, Philippe III peut se dédoubler en un autre lui-même, engendrant le prince héritier (« […] aujourd’hui en osant vous imiter vous-même, / en nous donnant un autre vous-même, vous montrez au monde, / qu’il n’y a que vous qui soyez capable d’être votre égal »)34. Le second sonnet complète le premier en « expliquant » le positionnement du privado par rapport à l’unicité évoquée précédemment. Lerma est à la fois le ciel qui sert d’écrin au nouvel astre qui se lève (« […] le soleil qui vient de naître pointe en votre sphère lumineuse »)35 et l’égal du soleil (« [il est le] centre du soleil et l’égal du soleil lui-même »36). Le dernier tercet joue sur les connotations religieuses de la scène en représentant le nouveau-né comme un agneau innocent. L’image renvoie à la fois à la toison d’or et à la gloire christique : « …Pour que la toison de Philippe III /honore votre poitrine, pour son baptême, / Philippe IV vous sert d’agneau »37. La gloire mi-divine, mi-humaine qui irradie de la scène — émanant à la fois du roi, du prince et de son favori et circulant de l’un à l’autre — matérialise l’unité fondée en amitié et en majesté qui est le socle de la monarchie en période de valimiento. Formant une sorte de trinité, le roi, le ministre privé et le prince renvoient à une grandeur déclinable en plusieurs images similaires. Dès lors, rien d’étonnant à ce que Lerma ou Olivarès apparaissent au cours de cérémonies ou dans des programmes iconographiques occupant la place traditionnellement dévolue au roi ou portant les symboles du pouvoir royal.
3.2.2. Quelques tableaux
Feros et García García (pour Lerma), Brown et Elliott (pour Olivarès) ont étudié les stratégies visuelles par lesquelles les validos, qui furent non seulement de puissants mécènes mais les maîtres d’œuvre des cérémonies de cour, se mirent en scène de façon à apparaître comme l’alter ego du roi. Les exemples de la façon dont le valido veilla à se présenter et à se faire représenter comme le double du roi sont nombreux. Rappelons, à titre d’exemple que Lerma se fit portraiturer à plusieurs reprises à la façon d’un roi : en 1602, Juan Pantoja de la Cruz réalisa le portrait du valido en prenant pour modèle le tableau où Titien avait représenté Philippe II en armure, son bâton de commandement à la main ; en 1603, Rubens exécuta un portrait équestre de Lerma, le premier du genre consacré à une personne n’appartenant pas à la famille royale. Il convient de noter à ce propos que Philippe III ne fut immortalisé suivant le même procédé qu’après sa mort. Mais c’est sans doute le Salón de Reinos du palais du Retiro, conçu en 1633 sous l’instigation d’Olivarès qui constitue l’exemple le plus éloquent de la façon dont l’exaltation de la royauté conduisit à celle du favori. Aujourd’hui disparu, le salon fut conçu dans la tradition des Salons de la Vertu du Prince qui, dans les cours royales et papales d’Europe, avaient pour fonction la glorification des qualités physiques et morales du souverain de façon à rappeler l’ancienneté de la dynastie au pouvoir, tout en offrant des modèles de conduite aux successeurs (Brown et Elliott 1981 : 155). Au XVIe siècle ces lieux étaient devenus de plus en plus grandioses et un subtil équilibre d’éléments narratifs et allégoriques y exprimait la majesté croissante des souverains. En Espagne existait une tradition spécifique qui complétait le thème de la continuité dynastique par la représentation de scènes de batailles où l’on voyait les troupes hispaniques remporter des victoires sur l’hérésie (Brown Elliott 1981 : 156-162). Ce type de répertoire invitait à adopter un style narratif ou littéral quelque peu archaïque. Afin d’éviter cet écueil, les concepteurs du Salón de Reinos choisirent de compléter la série de tableaux consacrés aux victoires de Philippe IV, par l’évocation des douze travaux d’Hercule qui se prêtaient à un traitement allégorique. Les douze tableaux de la série furent commandés à Zurbarán en juin 1634. Hercule était un symbole polyvalent. Il représentait depuis l’Antiquité la Vertu et la Force. Au XVIe siècle, il était devenu l’expression du pouvoir royal et de nombreux souverains se présentaient comme des descendants du héros mythologique. En outre, il était un symbole d’apothéose car, lorsqu’il avait tenté de s’immoler par le feu, il s’était élevé jusqu’au Parnasse pour y occuper une place parmi les dieux. Au XVIe siècle, il était fréquent de représenter Hercule terrassant la Discorde pour exprimer la puissance du monarque. Philippe IV, également connu sous le nom de Roi Planète, était d’autant plus aisément associé à Hercule que comme celui-ci il était identifié au soleil de telle sorte que l’apothéose du héros renvoyait à l’immortalité du roi et à la continuité dynastique (Brown Elliott, 162-170). Dans le Salón de Reinos, les tableaux de Zurbarán étaient exposés en compagnie de douze autres toiles représentant des batailles remportées par Philippe IV. L’objectif de ces tableaux était de souligner le pouvoir et la gloire du roi, habilement secondé par son loyal ministre. Même si certaines des victoires célébrées furent sans lendemain, l’impression créée par l’association des représentations des douze travaux d’Hercule et des douze victoires était celle d’une époque triomphante. Les toiles étaient à la fois un rappel des succès militaires d’Olivarès et la présentation de son programme. Arrêtons-nous sur l’une d’entre elles : la Recuperación de Bahía, où Maíno attribue la victoire sur les Hollandais conjointement à Philippe IV et à Olivarès, grâce à un habile procédé de mise en abyme. Au premier plan, figure une scène de piété avec la représentation d’un soldat blessé soigné par une femme tandis qu’au deuxième plan, le général victorieux, Fadrique de Toledo, debout sur une estrade, signale à l’attention d’un groupe de Hollandais agenouillés, une tapisserie, représentant le souverain et son favori. La tapisserie représente Philippe IV en vainqueur de la Discorde, portant armure, bâton de commandement et écharpe de général. À sa droite, la déesse de la guerre, Minerve, lui offre la palme de la victoire ; à ses pieds, gisent l’Hérésie (une croix brisée dans les mains et la bouche), la Discorde (coiffée de serpents) et la Trahison (aux deux visages) — chacune de ces allégories renvoyant aux Hollandais, aux Anglais et aux Français. Olivarès se tient à gauche du souverain, aidant la déesse Minerve à placer la couronne de lauriers au-dessus de la tête de Philippe IV. De l’autre main, il tient une épée et un rameau d’olivier, symbole de réconciliation et référence aux armes du duc (Brown et Elliott 1981 : 194-198). Placée au second plan et un peu incongrue sur le plan narratif, la tapisserie délivre, cependant, le sens du tableau et de l’ensemble du programme iconographique du Salón de Reinos :
[…] un roi puissant et vertueux remporte une victoire sur ses ennemis ; un roi clément leur offre la paix et la réconciliation. Et derrière tout cela, dans cette mise en scène parfaite du concept de gouvernement par l’entremise d’un ministre privé ou valimiento, la figure du ministre (Brown et Elliott 1981 : 198).38
Conçu comme un salon de la vertu du prince, le Salón de Reinos en venait à manifester la vertu du valido (Brown et Elliott 1981 : 202). Dès lors que les apologistes de la privanza avaient haussé le ministre privé au rang d’idem ego du roi, le favori et le roi se devaient de communier en une seule et même grandeur, l’éclat de l’un retombant sur l’autre.
Conclusion
Le pouvoir du valido, dont la seule légitimité repose sur l’amitié royale, se manifeste et se consolide dans la mise en scène paradoxale de cette intimité fondatrice. À travers les fêtes, les textes théoriques, le théâtre et les beaux-arts, les privados présentent et représentent le lien consubstantiel qui les lie à la monarchie au point que l’intimité partagée avec le roi est non seulement affaire de pratique, mais encore et surtout, de discours (écrits ou visuels). Ceux-ci sont destinés à magnifier la grandeur de la Monarchie Catholique, grandeur déclinable en plusieurs images similaires qui expriment les faces complémentaires d’une majesté partagée : celle du roi et de son conseiller intime.
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