Figurations conceptistes de l’intime chez Baltasar Gracián

DOI : 10.58335/intime.120

Abstracts

Ce travail se propose d’explorer le thème de l’intime dans l’œuvre de Baltasar Gracián à partir de trois angles complémentaires : sa réflexion sur le sens et le langage dans Agudeza y arte de ingenio, sa formulation d’une morale qui alterne dissimulation et connaissance de soi dans Oráculo manual y arte de prudencia et, enfin, les nombreuses figures et allégories qu’il met en scène dans El Criticón, sa dernière œuvre. Il ressort de ce parcours que l’intimité ou le propre de l’individu se définit plus facilement par ses capacités que par des valeurs ou des normes classiques.

This paper aims at exploring the theme of intimacy in Baltasar Gracián’s work, from three different points of view: his way of thinking sense and language in Agudeza y arte de ingenio, the moral code that he builds in Oráculo manual y arte de prudencia, and finally the many allegories that he composes in El Criticón, his last masterpiece. It emerges that the definition of intimacy is based on individual skills more than on moral values.

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L’œuvre de Baltasar Gracián (1601-1658) n’est pas de celles qui permettent de poser des définitions univoques et certaines, d’arrêter un sens pour les différents concepts qui la nourrissent ou naissent avec elle. L’on pourrait supposer que cette difficulté est liée à l’extrême variété de son œuvre – huit textes de natures différentes, qui empruntent différents genres pour mieux les contourner ou les dépasser. On pourrait également l’imputer sans grand peine à la prééminence de la notion de prudence, si chère à Gracián, et qui nous empêche bien souvent d’attribuer au texte une signification précise, délimitée. Depuis les travaux fondamentaux de Benito Pelegrin (1985a et 1985b), de Mercedes Blanco (1992) et de Aurora Egido (2000), Gracián apparaît comme l’un des grands penseurs et représentants des phénomènes d’occultation et de dissimulation qui se développent durant l’âge baroque et qui touchent différents champs et pratiques comme la morale, la politique, l’esthétique (par le biais du trompe-l’œil ou de l’anamorphose) et la théorie du langage.

Cette diversité générique, qui se clôt par l’écriture d’un vaste roman allégorique, s’accompagne en outre d’une très grande variété des savoirs abordés et investis par l’œuvre de Gracián qui propose, en effet, aussi bien des considérations d’ordre moral – terme sur lequel il nous faudra revenir – que linguistique, verbal, religieux ou vital. Dans ces différents pans qui se complètent, l’intime – ou, du moins, la représentation que nous nous faisons de l’intime – est une notion en permanente construction et élaboration. Nous devons donc aborder un discours aux strates multiples et qui assume pleinement son caractère inachevé. Or Gracián, loin de renoncer à cette quête d’une figuration de l’intime, parvient à faire de cet inachèvement la condition même de son discours, un peu comme Montaigne avait pu mettre à profit l’« ondoyante » et changeante « humaine condition » pour en dresser une peinture elle-même mouvante. Toutefois, l’analogie entre les deux auteurs s’arrête ici, dans la mesure où Gracián a reçu en héritage une technique de méditation qui va informer en partie son discours et inviter le lecteur à considérer et à interpréter différents signes de ressassement ou de rumination chez l’auteur du Criticón. Il s’agit des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, fondateur de la congrégation à laquelle il appartient, définis de la sorte :

[…] l’on entend par ce nom — exercices spirituels — tout mode d’examen de conscience, de méditation, de contemplation, d’oraison vocale et mentale, ainsi que toutes les autres opérations spirituelles que nous préciserons plus avant. En effet, de la même manière que la promenade, la marche et la course sont des exercices corporels, on appelle exercices spirituels tout mode de préparation et de disposition de l’âme afin, d’une part, qu’elle se déprenne de toutes les affections désordonnées qu’elle contient et, d’autre part — une fois qu’elle s’en est défait — qu’elle recherche et trouve la volonté divine dans la disposition de sa vie et pour le salut de son âme. (Ignacio de Loyola 1997 : 221)1

L’on peut aisément différencier cette recherche d’un deus absconditus par le biais de la méditation et de la composition de lieu, de l’interrogation beaucoup plus profane et laïque de Baltasar Gracián. Il s’agit, dans le texte ignacien, de transformer le corps, de le dominer en le soumettant à toute une série d’exercices, d’oraisons et de disciplines afin de parvenir à comprendre la volonté divine et de vivre en suivant le modèle christique (christi similitudo ou imitatio). La connaissance de Dieu est inséparable d’une connaissance de soi, exigence qui traverse l’ensemble des Exercices et qui, alliée à la grâce divine, permet d’atteindre la liberté d’indifférence nécessaire à l’élection. On ne peut bien sûr plaider pour une similarité parfaite entre ces exercitationes animi qui vont être à l’origine de ce que l’on appelait, au XVIe siècle, une nouvelle « religion » et la quête de Gracián qui semble être beaucoup plus anthropocentrique. Si l’on ne peut avancer une identité de finalité, il n’en demeure pas moins que la tentative de Gracián semble s’intégrer dans cette tradition de l’exercice spirituel qui vise à former, à façonner l’intime et à réconcilier l’intérieur et l’extérieur, le soi et autrui selon différentes modalités que nous serons amené à préciser plus avant. C’est en ce sens, beaucoup plus vaste et moins strictement chrétien, que Gracián est également un héritier de la tradition antique de l’exercice spirituel que Pierre Hadot, dans un essai célèbre, définissait de la sorte :

Comme on le voit, l’exercice de la méditation s’efforce de maîtriser le discours intérieur, pour le rendre cohérent, pour l’ordonner à partir de ce principe simple et universel qu’est la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, entre la liberté et la nature. Par le dialogue avec soi-même ou avec autrui, par l’écriture aussi, celui qui veut progresser s’efforce de « conduire par ordre ses pensées » et de parvenir ainsi à une transformation totale de sa représentation du monde, de son climat intérieur, mais aussi de son comportement extérieur. Ces méthodes révèlent une grande connaissance du pouvoir thérapeutique de la parole (Hadot 2002 : 30-31).

Cet ordre de la pensée, aux résonances cartésiennes, s’accompagne donc indissociablement d’une progression dans la connaissance de soi et dans la maîtrise de sa propre représentation individuelle et sociale. Toutefois, cet idéal de progrès et de transparence est menacé par le mal qui domine le monde et qui introduit la dissimulation, la tromperie et la fausseté dans l’ensemble des êtres et des rapports humains comme Gracián le rappelle à de nombreuses reprises comme dans ce passage du Discreto :

Judicieuse anatomie : regarder les choses en dedans. L’apparente beauté nous trompe d’ordinaire en dorant une sotte laideur. La bête qui se tait, aussi simple soit-elle, paraît se mesurer au plus subtil des animaux en conservant la peau de l’apparence. Le silence est le secours des sots ; non seulement il vient remplir le vide, mais paraît le combler de mystère (Gracián 2005 : 186).2

Nous allons nous pencher sur les grandes orientations et perspectives de ce travail « anatomique » que nous étudierons à la lumière de deux grandes interrogations qui nous semblent décisives dans la pensée de Baltasar Gracián. Nous nous efforcerons tout d’abord de délimiter une frontière et une ligne de partage entre apparence et substance, tromperie et vérité, masque et visage afin de mieux cerner l’idée d’intimité dans l’œuvre du jésuite aragonais. Une telle approche doit s’accompagner d’une réflexion sur le rôle joué par l’entendement, la volonté et l’imagination dans la construction et la préservation de l’intimité. En prenant ces perspectives, nous pourrons ainsi considérer que la pédagogie déployée par Gracián se caractérise par un double mouvement au sein de son œuvre : si cette dernière nous convie à un processus de dévoilement, de déchiffrement et de révélation pour le lecteur avisé, elle élabore toute une série de stratégies de protection et dissimulation face au monde extérieur. Cette double tension nous semble être précisément est à l’origine d’une prolifération de figurations de l’intime.

Précisément parce que la vérité ne peut être dite pleinement comme l’affirmait Jacques Lacan (1973 : 9), encore moins la vérité du vivant et du for intérieur, il nous semble opportun de commencer ce parcours avec le traité Agudeza y arte de ingenio qui tend à révéler l’intimité du sens ainsi que ses possibles déviations et altérations avant d’étudier l’oráculo manual y arte de prudencia, composé de trois cents aphorismes et qui constituent autant de fragments d’une morale complexe dominée par le réalisme et la « raison d’Etat de soi-même », selon une formule fameuse de Baltasar Gracián. Nous achèverons ce parcours par quelques réflexions sur l’intime que nous présente le dernier texte de Gracián, El Criticón, vaste roman allégorique publié en trois parties (1651, 1653, 1657), et qui nous livre une exposition ou une « extimation » du for intérieur fondée sur l’emploi de nombreux tropes et allégories qui dénotent une véritable obsession visuelle.

1. El concepto ou de l’intimité du sens : dévoiler et occulter les significations du monde

Depuis les travaux fondamentaux de Mercedes Blanco sur l’esthétique de la pointe (1992) dans lesquelles la spécialiste de Gracián replaçait l’œuvre du jésuite aragonais dans le vaste mouvement européen de théorisation linguistique du conceptopointe ou concetto, selon la langue employée –, le traité Agudeza y arte de ingenio (1648) est devenu une référence majeure pour tout lecteur désireux de parcourir l’histoire des théories linguistiques et figurales. Il peut toutefois paraître incongru ou arbitraire de relier cette interrogation de l’acte expressif à la notion d’intimité ; une telle réserve n’est légitime que si l’on oublie le caractère substantiel du langage tel que Gracián le conçoit et qui confère à l’expression le statut de révélation et de déchiffrement de ce que l’objet du discours contient en lui-même.

1.1. Exprimer ce dont l’objet est enceint (« preñado »)

La Agudeza a pour fin de présenter au lecteur des dits et des faits conceptuosos qui confèrent au critère esthétique une part prédominante dans des contextes d’élocution ou d’action variés. L’auteur du trait d’esprit s’apparente à un stratège qui parvient tantôt à dénouer, tantôt à renforcer, parfois à déplacer les tensions que comporte une situation donnée en laissant entendre ce que contient en soi le sens. Dans le septième discours du traité, Gracián avance une définition précise de ce phénomène à propos de la « pointe par mise en relief d’une difficulté » (agudeza por ponderación de dificultad) :

Ce genre de pointe ajoute à l’artifice de l’observation énigmatique la difficulté du rapprochement des extrêmes, je veux dire des termes corrélés, et, après que l’on a bien souligné la difficulté ou la discordance qui les sépare, on en donne une raison qui en rende compte. (Gracián 1984 : 79)3

Cette définition recourt au participe passé du verbe exprimir (exprimida) dont l’acte est posé comme une condition préalable au dénouement par le trait d’esprit. Peut-on reconstituer mentalement ce phénomène impliqué par l’acte expressif, en esquisser les postulats et le fonctionnement ? L’expression ici évoquée semble se référer à un processus d’extériorisation du sens contenu dans les objets. Autrement dit, le langage donne une traduction manifeste d’un affect ou d’un objet préexistants, et ouvre un champ délimité dans l’espace discursif qui correspond à cet objet et à son traitement. Nous ferions face alors à un véritable schéma chronologique de l’expression qui nous conduirait de l’objet saisi par l’intention de l’esprit ingénieux à l’effet verbal qu’il réussit à engendrer. L’expression serait, en ce sens, le terme central dans cette chaîne expressive qui lie intention et effet, objet et concepto, et elle relèverait par conséquent d’une simple formulation ou mise en mots.

Pour s’en convaincre, il suffit de considérer attentivement les compléments des verbes transitifs exprimir, ponderar ou declarar qui nous livrent les différents champs possibles de l’exprimable : l’être, l’affect, l’estime, la profondeur, le souhait, le mystère, la volonté, les sens, la moralité, l’opposition ou encore la nouveauté.4 Le phénomène décrit par Gracián permet de révéler aussi bien la nature de l’affect ou de l’intention que la portée qu’ils peuvent avoir. Il ne s’agit que d’exprimer leurs rapports constitutifs en terme de concepto – ce dernier n’étant jamais qu’une mise en évidence des qualités ou attributs de l’objet saisi par le langage. Nous pouvons entrevoir plus aisément ce régime d’équivalences si nous retenons un exemple théologique du traité qui met en valeur la naissance (annoncée par l’ancien testament) et la mort (pour défendre la vérité du Messie) de saint Jean-Baptiste à partir d’une référence à saint Ambroise :

Saint Ambroise confronta, chez saint Jean Baptiste, la naissance et la mort, et trouva que l’une eut lieu selon la prophétie et l’autre selon la vérité ; aussi exprima-t-il ainsi cette corrélation : je ne sais qu’admirer le plus, le prodige de sa naissance ou celui de sa mort ; il était dans l’ordre que mourût selon la vérité celui qui naquit selon la prophétie […]. (Gracián 1984 : 54)5

Une première équivalence est posée entre naissance et prophétie d’une part, mort et vérité d’autre part ; puis un lien est créé entre la prophétie et la vérité, un lien logique de nécessité : sa vie n’appartient pas vraiment à saint Jean-Baptiste puisqu’il vit sous la domination de la prophétie qui régit son existence depuis sa naissance jusqu’à son dénouement. On fait reculer ainsi l’arbitrarité des signes en les incluant dans un vaste réseau de correspondances et de vraisemblances qui crée une véritable architecture langagière.

L’expression est par conséquent un acte proche du déploiement de ce que contient l’objet du discours, de révélation de son sens intime. Si l’on reprend la définition du concepto, nous avons, d’une part, l’intention ou l’objet saisi par le langage, d’autre part le concepto créé – ce qui est donné à lire, à voir ou à entendre.6 Le phénomène expressif ne serait donc qu’une brève phase d’énonciation grâce à laquelle ce qu’il nous est permis de penser ou de voir est extériorisé. Le travail de l’expression est déjà fait à double titre : par l’objet ou sujet du discours qui, dans sa constitution, présente des attributs remarquables mais également par la perception ou saisie de l’objet par l’ingenio qui sait en reconnaître les caractéristiques pouvant donner lieu à la agudeza ; aussi peut-on lire ces définitions du concepto avec une plus grande acuité :

Cet ingénieux artifice consiste donc en une concordance éminente, en une corrélation harmonique entre deux ou trois concepts antithétiques, exprimée par un acte de l’entendement. […] De sorte qu’on peut définir le trait ingénieux : un acte de l’entendement qui exprime la correspondance qui existe entre les objets. L’expression même de la consonance ou de la corrélation artificieuse est la subtilité objective […]. (Gracián 1984 : 46, 47)7

Point de complexité donc : l’objet est là, présent, et l’ingenio perçoit donc une « correspondance » – terme polysémique – dans l’objet ou entre plusieurs objets, « correspondance » objective qui a aussi sa traduction dans le langage conceptueux : il ne s’agit par conséquent pour l’ingenio que de reconnaître dans les objets l’artifice objectif qui, de façon consubstantielle, par le pouvoir de l’invention, est également artifice conceptueux.

Tentons de penser ce processus à partir d’un exemple de la Agudeza qui provient du discours XII intitulé « Des remarques et arguments par similitude sentencieuse » (De las ponderaciones y argumentos por semejanza sentenciosa), Gracián définit et illustre un type de trait qui a pour fin de faire jouer une similitude de telle sorte qu’elle débouche sur l’énoncé d’une « sentence », autrement dit d’un propos d’ordre universel. Soit un emblème d’Alciat8 représentant un dauphin échoué sur le rivage ; le travail de l’expression consiste à exprimer, c’est-à-dire littéralement à extérioriser sous forme de mots, ce dont l’emblème est gros (preñado) : « À partir de la disproportion, de la similitude et de l’allusion critique, le judicieux Alciat composa cet emblème lourd de sens, et l’exprime par une éloquente prosopopée […] » (Gracián 1984 : 111-112).9 Cette métaphore charnelle de l’enfantement est de plus omniprésente dans le discours théologique, mystique et même biologique de l’époque, ce qui fait du concepto une incarnation et une naissance depuis l’intimité. Le terme recueille en ce sens l’héritage du conceptus latin, et le licencié Jerónimo de la Huerta, traducteur de Pline, l’emploie avec ce même sens : « De los hijos concebidos, y de los señales que ay antes del parto para conocer si es macho o hembra el concepto » (Cayo Plinio Segundo, Historia natural, traducción del Licenciado de la Huerta, Madrid, Juan González, 1629, tome I, p. 265b). Se dessine ainsi un paradigme embryologique – avec toutes ses acceptions mystiques – sur lequel Frédéric Gabriel offre quelques considérations très éclairantes dans le présent volume.

Pour en revenir à l’exemple que nous évoquions, le discours du dauphin vise à mettre en garde l’homme contre les caprices de Neptune qui s’abattent même sur ses propres fils. Il s’agit donc d’accoucher d’une signification dont l’emblème est « gros », ce qui signifie très clairement que le sens préexiste toujours à sa formulation et que l’expression n’est qu’un accouchement de ce qui est préalablement dans l’objet du discours, de ce qui en est l’intimité même. Il ne reste plus qu’à mettre en place le trait le plus ingénieux, qui permet au mieux de resserrer les diverses significations. On ne fait donc, comme le dit Gracián, qu’appliquer (aplicar) convenablement le concepto à l’artifice objectif et ce, dans le cadre d’une « circonstance spéciale » (circunstancia especial) qui s’approche de l’idée de kairos ou de moment opportun comme l’a étudié Aurora Egido (2000 : 27-47). Cette dernière est une condition de l’actualisation du discours absolument essentielle, qui fait qu’il est approprié et possède une forme de convenance historique ou temporelle face à ce qu’il constate, dénonce ou loue.

Cette conception de l’expression que nous avons voulu présenter à grands traits est un phantasme langagier de Gracián : elle nous offre une vision rêvée, utopique, quelque peu transparente de ce que parler et écrire veulent dire, et elle bâtit un lien d’équivalence qui semble trop simple et évident entre l’intimité des choses et leur « transcription » verbale. Or ce premier niveau de sens, cette expression de l’intime, nous semble trompeuse et d’autres sens apparaissent peu à peu tout au long de la Agudeza.

1.2 Complexité du sens : entre dévoilement et dissimulation de l’intime des choses et des êtres

Loin de se borner à la considération de l’acte esthétique que nous avons pu aborder jusqu’à présent, la Agudeza offre au lecteur de nombreuses intensifications que l’on pourrait dire « verticales » ou synchroniques : l’objet de discours finit par devenir l’ensemble du champ de l’exprimable (il n’y a donc plus, dans certains cas, de description ou d’évocation d’un objet), les artifices de l’expression ne visent plus seulement à faire connaître de manière directe, mais créent au contraire une épaisseur en privilégiant les compréhensions différées ou retardées par la richesse de ce qui est considéré. En effet, si l’expression est extériorisation, pur mouvement de formulation du préexistant, il connaît bien vite certaines limites qui sont à la fois – selon les propres termes de Gracián – « objectives » et « artificielles ». On assiste ainsi rapidement, à la lecture de la Agudeza, à une rupture des liens avec l’objet qui ressortirait purement et simplement d’une forme de respect de sa réalité. La première formulation de cette extension du champ du concepto est la condition comme Gracián le précise dans le discours IX, intitulé « De la pointe par similitude » (« De la agudeza por semejanza ») :

Il arrive que la similitude ne soit pas faite formellement parce qu’il manque une condition ou que quelqu’une des circonstances est antagonique ; on l’exprime alors conditionnellement, ce qui est d’un plus haut artifice, comme lorsque l’on dit, si cela était ou n’était pas […]. (Gracián 1984 : 96)10

Si les conditions d’un discours ingénieux ne sont pas rassemblées, il convient alors de les créer, ce qui nous éloigne par conséquent de tout empirisme où parler serait alors s’exprimer selon la réalité des objets. De ce fait, nous sommes passés dans le domaine de « ce qui pourrait être » (lo que pudiera ser) comme l’écrit Gracián à propos de la « pointe par exagération » (agudeza por exageración).11 Nous avons atteint une nouvelle dimension du langage et de l’expression : tout objet est susceptible d’avoir son expression ingénieuse, objets réels, irréels, possibles ou impossibles, objets extérieurs ou noms propres, objets existants ou inexistants, naturels ou inventés.

Cette inclusion triomphante de nombre d’objets de discours possible entraîne une prolifération des conceptos, d’où cette phrase fort célèbre : « Il parla avec génie de celui-ci, celui qui l’appela infini dans la finitude » (Gracián 1984 : 320).12 À ce mouvement infini qui saisit les traits s’allie une intensification de ceux-ci. Du fait de l’abondance des types d’objets de discours, il y consécutivement – et indissociablement – une réélaboration des modes d’expression. Les nombreuses tentatives de surdétermination du sens s’accompagnent d’un accroissement des difficultés d’interprétation du concepto. Gracián multiplie, de manière assez enjouée, les traits qui semblent pratiquement dépasser les pouvoirs de l’esprit telle la « agudeza por alusión » dont l’interprétation est on ne peut plus problématique (Blanco 1992 : 312-313) ; comme nous le précise Gracián à propos de la pointe par allusion, « [s]on artifice formel consiste à faire référence à quelque terme, histoire ou circonstance, sans l’exprimer mais en l’indiquant avec mystère […] » (Gracián 1984 : 314).13 Nous passons donc de l’exprimir au ponderar, à une forme d’expression plus nuancée et subtile qui nous indique la difficulté au moment même où elle nous soustrait la possibilité d’une compréhension immédiate du concepto.

Dès lors, si l’objet a conquis de nouveaux champs d’expression – le possible, le probable, l’impossible, le réel et le vraisemblable, l’imaginaire et l’invraisemblable –, cette évolution qui est le résultat du culte de la variété entraîne parallèlement une prolifération des artifices formels (artificios formales), donc, d’une part des types de pointe et, d’autre part, de leurs possibilités de signification ; on délaisse alors l’idée d’une expression transparente pour entrer dans la « divination », l’énigme, le problème si bien que nous retrouvons alors les fondements mêmes de l’éthique de l’Oráculo manual, une morale de la sortie, du desenlace. L’ingenio procède donc par renchérissement et surenchère expressifs.

Aussi tenterons-nous de donner à l’expression une définition plus vaste que celle que nous avions initialement retenue. En proposant un savoir morcelé, des unités partielles, des sortes de points d’intensité, une avancée par recoupements – plusieurs objets se recoupent par similitude ou dissimilitude, plusieurs conceptos s’entrecroisent et ajoutent leurs effets –, donc une herméneutique démultipliée, la Agudeza possède nombre des caractéristiques vertigineuses de l’architecture baroque. Ce fonctionnement du langage et cette double définition du phénomène de l’expression nous semblent constituer l’une des voies d’accès les plus pertinentes au mécanisme de figuration de l’intimité chez Baltasar Gracián. En effet, ces deux phénomènes de voilement et de dévoilement vont constituer deux notions fondamentales de l’éthique de Gracián et nous accompagner pour comprendre la constitution de l’intimité et de ses différentes figures. L’ensemble de considérations expressives que nous venons de rappeler brièvement connaît toute une série de prolongements moraux dont le traité Oráculo manual y arte de prudencia, publié en 1647, offre une série de formulations particulièrement saisissantes.

2. Se connaître soi-même et démasquer autrui : intersubjectivité et conceptisme dans l’Oracle manuel

L’évocation complexe et ambiguë de l’expression que nous venons d’ébaucher constitue une série de prolégomènes nécessaire à l’étude de la figuration double, « januale », de l’intimité dans les autres œuvres du jésuite aragonais. Le for intérieur se dévoile autant par ce qu’il révèle que par ce qu’il occulte, et la personne (persona) – au sens le plus noble et élevé que lui confère Gracián – se définit autant par la connaissance qu’elle a d’elle-même que par les relations qu’elle est capable de tisser avec autrui. L’ensemble de cette considération morale de soi-même est guidé par un principe fondamental qui est énoncé par Gracián dès 1637, dans l’adresse au lecteur du Héros qui constitue l’une de ses formules les plus connues : « Tu trouveras ici non un traité de politique ni d’économie mais une raison d’État de toi-même, une boussole pour naviguer vers l’excellence, un art d’être éminent avec à peine quelques règles de sagesse » (Gracián 2005 : 67).14

La très grande brièveté du propos – Gracián est en effet connu pour sa brevitas tacitiste et son inclination pour la forme aphoristique – s’accompagne d’un ensemble de règles de vie et de connaissance de soi qui recueille toute la tradition des morales urbaines et courtisanes qui se sont développées à partir du Courtisan de Baltasar Castiglione, traduit par Juan Boscán dès les années 1520. Il serait superflu d’en rappeler ici les différents traits et nous préférons nous pencher sur le double mouvement que nous avons déjà pu évoquer et que l’on pourrait définir plus précisément de la manière suivante. Le premier élan, hérité de la philosophie classique socratique et stoïcienne, est le nosce te ipsum ; ce vieil adage connaît en effet de nombreuses reformulations et variations, et il semble parfois moins aisé chez Gracián de se connaître soi-même que de mettre au jour les ruses et stratégies de l’autre. Le second mouvement de cette morale, qu’on ne peut en aucune façon présenter comme postérieur au premier mais qui apparaît plutôt comme parallèle et juxtaposé, est dominé par l’abandon de toute forme de sincérité – sauf dans le commerce d’une société restreinte de personas, que Gracián a cultivé tout au long de sa vie – et par la constitution d’une éthique du dépassement de soi et de la domination d’autrui par les armes du langage et de l’esprit (ingenio). Afin de rendre compte de ce double mouvement, nous avons préféré nous limiter ici à une lecture de l’Oráculo manual y arte de prudencia qui nous semble constituer l’une des synthèses les plus abouties de cette construction de l’intime et de la singularité de l’individu selon Gracián.

2.1. De l’injonction de se connaître soi-même à la naissance de l’idée d’autonomie

À l’aphorisme 89 de l’Oráculo manual y arte de prudencia, Gracián rappelle les fondements de la connaissance de soi :

89.– Se connaître soi-même : son génie, ses goûts et ses passions. Nul ne peut être maître de soi s’il ne se connaît pleinement d’abord. Il y a des miroirs du visage, mais point de l’esprit : réfléchir sur soi-même peut en tenir lieu. Et quand l’image extérieure en viendrait à s’oublier, conservez l’intérieure pour la corriger, pour l’améliorer. Connaissez les forces de votre entendement et mesurez votre perspicacité avant que d’entreprendre ; éprouvez votre adresse avant de vous engager ; sondez votre fonds et pesez votre capacité en toute chose. (Gracián 2005 : 305)15

Cette connaissance de soi est un devoir impérieux et elle doit être – comme on l’aura compris – d’une exhaustivité quasiment parfaite : physique, mentale, affective, volitive, de façon à se forger une image de soi qui ne devra être connue – précisément – que de soi-même. Il s’agit d’une intimité que l’on pourrait présenter comme non partageable, incessible, inaliénable. Toutefois, il convient d’opposer à cette considération individuelle la réalité d’une difficulté que nous mentionnions au commencement de ce travail, et dont l’œuvre de Gracián se fait l’écho et qu’elle constate amèrement à de multiples reprises : il est difficile, voire impossible, d’aller jusqu’au terme de cette démarche de connaissance de soi exigée par l’adage delphique :

DOCTEUR. – Un sphinx insidieux nous guette sur le chemin de la vie, et celui qui n’est pas un homme entendu est perdu. C’est une énigme pour l’homme, et des plus difficiles, que de se connaître lui-même : seul un Œdipe la put résoudre, et encore lui fallut-il des concours auxiliaires pour lui souffler la solution.

AUTEUR. – Connaître les autres, rien de plus facile.

DOCTEUR. – Mais se connaître soi-même, rien de plus ardu.

AUTEUR. – Il n’est pas de simple sans malice.

DOCTEUR. – Et qui, simple pour ses propres défauts, ne soit doublement perspicace pour ceux d’autrui.

AUTEUR. – Il sait la paille dans l’œil du prochain.

DOCTEUR. – Et ne voit pas la poutre dans le sien.

AUTEUR. – Le premier pas du savoir est de se savoir soi-même.

DOCTEUR. – Qui n’est bon entendeur ne peut être un homme entendu. Mais cet aphorisme de se connaître soi-même est vite dit mais long à pratiquer.

AUTEUR. – Pour l’avoir proclamé, un Ancien a été mis au nombre des Sept Sages de la Grèce antique.

DOCTEUR. – Mais nul encore n’y a été mis pour l’avoir réalisé. Certains en savent d’autant plus sur les autres qu’ils en savent moins sur eux-mêmes, et le sot sait bien mieux ce qui se passe dans la maison d’autrui que dans la sienne. Certains raisonnent beaucoup de ce qui ne leur importe que peu, et mal de ce qui devrait les intéresser bien plus. (Gracián 2005 : 215)16

Nous ne pouvons être dupe de ce qui constitue ici la trame même du discours, à savoir une série de références livresques, de lieux communs de l’érudition classique. Le texte de Gracián ne pourrait cependant être disqualifié à ce titre tant les différents topoï ici employés permettent, par leur organisation et les liens qu’ils tissent – de complémentarité, de nuance – les uns avec les autres, de bâtir un discours moral identifiable et acceptable pour le lecteur. Il est avant tout fondé sur une asymétrie paradoxale : la connaissance de soi, défaillante, se reporte sur la connaissance des autres – qui constitue une donnée abondante et évidente de l’expérience et de la pensée. En réalité, la pensée de Gracián est loin de respecter à la lettre cet adage et les tentatives de définition ou d’évocation de l’intimité se succèdent à partir d’une description de l’individu en mouvement. S’il s’agit bien, dans ce processus de connaissance, de « connaître son fort » (aphorisme 34) ou « son faible » (aphorisme 225), de découvrir également « ses défauts favoris » (aphorisme 161), les qualités de l’honnête homme – realces o prendas – ne peuvent être considérées abstraitement, ni être séparées d’un objet auquel elles s’appliquent. Plus précisément, Gracián délimite une série de termes qui définissent les différentes lignes de force de l’intériorité et de l’intimité de l’être, à savoir ses croyances, convictions et désirs les plus intimes.

Au premier rang de cette constellation de notions qui permettent, non une définition exhaustive ni positive de l’intime, mais plutôt une évocation dynamique de ses capacités et caractéristiques, figure la dualité Genio et Ingenio dont il est malaisé de donner une traduction définitive en français. Ces notions caractérisent à la fois la capacité mentale (ingenio) et la singularité et l’originalité irréductible de l’individu – son genio, au sens où, en français, l’on pourrait parler du génie d’un individu ou d’un peuple. À la suite des travaux fondamentaux d’Emilio Hidalgo Serna (1993), José María Andreu Celma a proposé une définition de ces termes voici quelques années dans le Diccionario de conceptos de Baltasar Gracián dirigé par Emilio Blanco et Elena Cantarino. Dans l’entrée consacrée à ces deux notions, il souligne les origines platoniciennes du concept de Genio qui renverrait au Daimon grec et mettait en avant les liens qui unissent les deux termes de genio et d’ingenio :

En quoi consiste le génie ? Le génie est une inclination ou une disposition naturelle, innée, qui imprime un caractère dans l’homme. Tandis que l’esprit (ingenio) est sujet à un changement permanent, parce qu’il est essentiellement créateur, le génie d’une personne représente la fermeté et la stabilité de celle-ci. Il conditionne la vie d’une personne, et change à peine (Blanco et Cantarino 2005 : 123).

Le génie et l’esprit constituent donc deux pans fondamentaux de l’anthropologie de Gracián dans la mesure où ils permettent de définir l’individualité, à partir d’une série de traits de caractères (penchants et inclinations du genio) et d’une capacité inventive dotée d’un perpetuum mobile qui est l’esprit (ingenio). Gracián précise cette indissociabilité dans l’un des premiers aphorismes de l’Oracle : « 2. – Génie et ingéniosité. Les deux pôles de l’honnête brillant : l’un sans l’autre, bonheur à demi. L’esprit ne suffit pas, il faut encore le génie. Malheur des sots : se tromper dans le choix de la profession, de leurs amis, de la demeure » (Gracián 2005 : 306).17 Ces deux capacités sont guidées par une conscience morale qui va privilégier autant que possible le bien et ordonner les trois facultés de l’âme – entendement, volonté et imagination – à cette fin :

16. – Savoir plus droite intention. Assure la fécondité en succès. Un bon entendement marié à une mauvaise volonté est un viol monstrueux. L’intention maligne est un venin des perfections et, secondée du savoir, elle répand sa malice avec plus de subtilité. Malheureux le talent qui s’emploie dans une intention mal dirigée ! Science sans conscience, double folie. (Gracián 2005 : 307)18

L’intériorité et, partant, l’intimité individuelle se définissent par un ensemble de capacités et de déterminations propres, aussi bien innées qu’acquises, qui forment le caractère et donnent à chacun une possibilité de se différencier par ses actes, de se singulariser. Il ne peut y avoir de constitution de la persona qui soit purement statique et arrêtée : l’homme sage, avisé (discreto) s’illustre par son aptitude à appréhender et à saisir le monde extérieur (objets, procès et autres individus) dans une relation de domination et dans le culte de sa propre excellence et autonomie :

175. – Homme substantiel. L’est celui qui n’est pas satisfait de ceux qui ne le sont pas. Malheureuse, l’éminence non fondée sur la substance. Tous ceux qui paraissent des hommes ne le sont pas forcément : il y a des hommes d’artifice qui conçoivent la chimère et accouchent de tromperie et il en est d’autres, leurs semblables, qui les soutiennent, aimant mieux l’incertain promis par un leurre, qui paraît beaucoup, que le certain, fondé en vérité, qui promet moins. Mais au bout du compte, leur caprice finit mal, car ils n’ont pas de fondement solide. Seule la vérité peut donner une réputation véritable et faire prospérer la substance. Un mensonge a toujours besoin d’un autre mensonge et, ainsi, tout l’édifice n’est que chimère ; construit sur du vide, il s’écroule fatalement : un édifice sans fondement perdure rarement. À trop promettre, on est suspect ; qui prouve trop ne prouve rien. (Gracián 2005 : 418)19

Aussi la morale de Gracián débouche-t-elle, à titre strictement intime, sur une forme d’autonomie qui annonce celle qui domine les morales du XVIIIe siècle (Schneewind 1997) :

194. – Se juger et jauger ses affaires sagement. Et plus en commençant à vivre. Certains ont un haut sentiment d’eux-mêmes et plus ceux qui sont moins. Chacun se rêve une belle fortune et se voit un prodige. L’espérance s’engage follement mais l’expérience ne vient pas remplir le rêve : la vaine imagination a son tourment dans la déception de la réalité concrète. (Gracián 2005 : 418).20

Ainsi, au terme de cette première série de réflexions, il apparaît que la définition ou, tout du moins, l’évocation que Baltasar Gracián propose de l’intime repose sur un certain formalisme dynamique. En effet, si l’on tente d’assigner tel ou tel contenu positif à l’idée d’intériorité comme peuvent le faire nombre de textes spirituels du XVIe siècle, nous sommes menacés par un échec retentissant. Ce qui fait que l’intime est intime, ce n’est pas seulement qu’il recèle telle nature singulière, telle connaissance précieuse, voire unique, telle richesse intellectuelle ou capacité inventive ; plus fondamentalement, l’intimité de la personne semble reposer sur une aptitude formelle à ordonner ses facultés et à s’assurer, par là même, une double victoire – sur soi-même, en écartant tous les obstacles qui pourraient aboutir à une limitation de la puissance d’action, mais aussi sur autrui. C’est à cette seconde forme de supériorité que nous allons à présent consacrer quelques réflexions.

2.2. Vers une représentation dynamique de l’intime et de ses manifestations

Comme on aura pu le comprendre, l’évocation de l’intime que nous offre Gracián est dominée par l’idée de mouvement par lequel l’homme tente de dominer une situation au sein d’une éthique de la victoire sur autrui. C’est précisément dans ce type de définition que nous allons retrouver l’art de chiffrer la conduite, d’en dissimuler les tenants et aboutissants, de procéder à toute une série de figurations mensongères et trompeuses qui occultent l’objet réellement visé.

La dissimulation s’était imposée comme une notion fondamentale de la politique et de la civilité depuis l’œuvre de Machiavel ; la pensée qui se dégageait du Principe suppose en effet une rupture fondamentale avec la conception traditionnelle des miroirs des princes qui recensaient les différentes vertus que ceux-ci devaient avoir. Comme le remarque Michel Sénellart à propos de la relation entre intériorité et extériorité :

Il faut donc renverser la thèse traditionnelle : ce n’est pas en demeurant soi-même qu’on peut résister à la mobilité de la fortune, mais en étant mobile qu’on peut faire qu’elle ne change pas. De ce principe découle la nécessaire séparation de l’être et du paraître. L’apparence s’inscrit dans le système de relations qui régit les échanges réels et symboliques, entre le prince, ses proches et ses sujets. Elle répond au besoin d’un code commun, sans lequel aucune cohésion politique ne serait possible. (Sénellart 1997 : 105)

La théorie machiavélienne avait donné lieu à des réponses assez radicales comme le Tratado del principe Cristiano de Pedro de Ribadeneyra adressé au prince Philippe. Comme l’a étudié Alexandra Merle (2007), l’auteur du traité tend à délimiter une frontière entre la simulation (négative et condamnable dans tous les cas de figure) et la dissimulation qui, dans certaines situations, peut être adoptée sans que la conscience morale soit heurtée ni trahie. Même si ces tentatives de constitution théorique d’une raison d’État catholique affirment leur souhait d’échapper à l’approche machiavélienne, elles ne font – dès le traité de Giovanni Botero, Della ragion di Stato (1589, 1598) – que reprendre la problématique machiavélienne en tentant d’en subvertir – en réalité, dans les textes les plus convaincants, d’en infléchir – les déclarations et assertions contraires au dogme catholique. Comme l’a démontré Mercedes Blanco (1992), l’éthique conceptiste va prendre corps dans ce contexte de profond bouleversement des concepts traditionnels de la morale et de la politique, en somme de la « philosophie morale » comme on la nommait à l’époque, discipline qui rassemblait les champs de l’éthique, de la politique et de l’économie.

Cette intégration de la simulation et de la dissimulation dans la pensée politique va connaître un nouveau moment à partir des années 1630. Ainsi, au moment même où Gracián faisait paraître ses premières œuvres, Torquato Accetto publie en 1641 Della dissimulazione onesta, éloge de la dissimulation dans différents domaines de l’action humaine. Jean-Pierre Cavaillé a étudié, dans un ouvrage stimulant, la portée européenne de ce qu’il orthographie les « dis/simulations » et souligné les tentatives de légitimation de l’artifice et de la tromperie comme si le remède se trouvait dans le mal lui-même :

Mais la simulation elle-même est susceptible d’emplois licites, par exemple lorsque la raison d’État commande, et cela sans renoncer à la moralité de l’action, soit que l’on étende en politique les tromperies de la morale commune pour y comprendre ces « arts de la tromperie » que sont la simulation et la dissimulation (Lipse, Charron, Vico…), soit que l’on conserve la morale chrétienne dans toute sa rigueur, mais en dissociant la tromperie du mensonge, de manière à envisager un emploi licite de la simulation aussi bien que de la dissimulation. (Cavaillé 2002 : 15-16)

Baltasar Gracián avait commencé son œuvre par toute une série d’énonciation des vertus que devait avoir le prince ou le héros. Dans ses deux premiers textes, Le politique Ferdinand le Catholique et Le héros, il s’agit d’abstraire un sens moral et politique à partir de l’expérience et de lui conférer par là même une valeur universelle. Sans offrir un trop grand nombre de citations, nous ne pouvons manquer de faire référence ici à quelques aphorismes éclairants qui constituent pour Gracián des principes d’action gradués qui vont de l’aptitude à ne pas dévoiler toutes ses cartes à une dissimulation pleine et entière des intentions et désirs :

3. Conduire ses affaires avec suspens. L’effet de surprise valorise et fait admirer les succès. Jouer cartes sur table n’est ni rentable ni agréable. Ne pas se découvrir sur-le-champ laisse le public en suspens et davantage là où la hauteur de l’enjeu et du joueur mettent tout le monde dans l’expectative ; cela suppose au jeu la vertu du mystère dont l’arcanité seule provoque le respect. Dans la manière de s’expliquer, l’on doit aussi éviter la clarté excessive, tout comme l’on doit se garder de parler à tous à cœur ouvert. Le silence prudent est l’asile de la sagesse. Une résolution déclarée n’est jamais estimée ; elle s’expose au contraire à la critique et, en cas d’échec, c’est un double malheur. Imitez donc le procédé de Dieu qui nous tient tous vigilants parce que dans l’incertitude. (Gracián 2005 : 311-312)21

Ce type de procédé de dissimulation repose sur le caractère incernable de l’intériorité, sur ses mystères et arcanités, terme choisi à juste titre par Benito Pelegrin dans sa traduction. Il faut entendre ces stratagèmes et artifices comme des indices probants des bouleversements que connaît le concept de vérité :

210. – Savoir jouer de la vérité. Elle est dangereuse, mais l’honnête homme ne peut pas ne pas la dire : c’est là qu’il faut de l’art. Les habiles médecins de l’âme inventèrent le moyen de l’adoucir, car, lorsqu’elle touche à la désillusion, elle est quintessence de l’amertume. La façon de la dire se sert ici de cette adresse : avec une même vérité, elle flatte l’un et assomme l’autre. L’on doit parler aux présents à travers les passés. Face au bon entendeur, le demi-mot suffit et parfois même le silence. L’on ne doit pas guérir les princes avec des pilules amères ; c’est ici que convient l’art de dorer les désillusions. (Gracián 2005 : 343)22

Gracián se plaît ainsi à modérer l’usage d’une expression franche et pleine de la vérité, de la même manière que le concepto ne pouvait signifier de manière pleine et transparente, ce qui devait être signifié. La dissimulation, l’occultation, le voilement commencent ainsi à faire leur apparition. À ce mouvement de dissimulation s’ajoute une exploration des motivations de soi et d’autrui :

146. – Regarder au-dedans. Les choses sont d’ordinaire bien autres qu’elles ne paraissent et l’ignorance, qui ne s’était arrêtée qu’à l’écorce, est bien déçue en voyant au-dedans. Le mensonge est toujours premier en tout et entraine les sots de sa vulgarité continue. La vérité arrive toujours la dernière et tard, boitant sur les béquilles du Temps. Les sages lui réservent toujours l’autre moitié du sens que mère nature sagement redoubla. Le mensonge est très superficiel et ceux qui le sont sont ceux qui tombent dans sa trappe. Le discernement vit retiré en son for intérieur pour se faire davantage estimer des sages et honnêtes gens. (Gracián 2005 : 410)23

Ce discours de la retraite des capacités et facultés de l’homme s’accompagne d’une aptitude à masquer ses propres intentions à l’aide de toute une série de processus d’évitement et de dissimulation :

94. – Fonds incompréhensible. Que l’homme habile évite que l’on sonde le fonds, soit de son savoir, soit de sa valeur, s’il veut que tous le révèrent : qu’il daigne se laisser connaître, mais non se faire comprendre. Que personne ne perce les limites de sa capacité, à cause du danger évident de décevoir. Qu’il ne permettre jamais qu’on l’embrasse totalement : l’opinion et le doute sur le fonds impénétrable ou inépuisable de quelqu’un cause plus grande vénération que son évidence même, pour grand qu’il soit. (Gracián 2005 : 313)24

98. – Masquer ses volontés. Les passions sont les brèches de l’âme. Le savoir le plus utile est l’art de dissimuler. Qui montre son jeu risque de perdre. Que l’attention du masque rivalise avec l’intention qu’on a de le démasquer : à œil de lynx, sépia et demie. Cachez vos goûts, de crainte qu’on ne les prévienne, soit en les contrariant, soit en les flattant. (Gracián 2005 : 313-314)25

Au constat initial de la difficile connaissance de soi répond donc ici l’injonction à masquer, dissimuler son propre fonds, et à le laisser entrevoir et deviner tel que l’on souhaiterait qu’il fût — et non tel qu’il est. En somme, dans un monde où la tromperie menace à chaque instant de régner, dans un univers dominé par la méfiance des uns envers les autres, l’Oracle manuel prône une éthique de soi en partie guerrière qui vise à la préservation de l’intime, du for intérieur. La constitution de la personne (persona) passe donc nécessairement – sur le plan individuel et intime – par une quête de l’autonomie et de l’excellence fondée sur le développement de ses propres capacités, et, sur le pan social, par une préservation de soi (ou « raison d’état » de soi-même) qui repose sur une anticipation des comportements, attaques et menaces d’autrui. L’homme est donc un loup pour l’homme et la vie humaine est une milice constante :

13. – Agir par intention, tantôt seconde, tantôt première. La vie de l’homme est milice contre la malice de l’homme. La Sagacité lutte avec des stratagèmes de mauvaise intention. Elle ne fait jamais ce qu’elle semble vouloir faire : elle vise un point mais pour se dérouter ; elle menace en l’air avec adresse, mais frappe réellement où l’on ne pensait pas, toujours adroite à aveugler. Si elle lance une sonde, c’est pour distraire l’attention du rival et tomber ensuite sur lui, le terrassant par la surprise. Mais l’Intelligence pénétrante prévient la ruse par son attention, la guette par sa réflexion, et entend toujours le contraire de ce qu’on veut qu’elle entende, devinant aussitôt toute feinte ; elle laisse passer le premier coup de diversion mais attend fermement le second et même le troisième. L’autre augmente la simulation en voyant percé son artifice et cherche à tromper avec la vérité elle-même ; elle change de jeu pour changer de piège, fait artifice du non-artifice, fondant sa plus grande astuce dans sa plus grande ingénuité. (Gracián 2005 : 302)26

De ces deux premières modalités de représentation de l’intime que nous venons d’exposer, El Criticón – vaste roman allégorique qui constitue l’œuvre ultime de Gracián – va offrir toute une série de reformulations et de figurations d’une intensité inédite. Le choix de la « pointe continue », autrement dit du récit long au lieu de la prolifération discursive et fragmentaire que Gracián avait privilégiée jusqu’à cette œuvre, introduit une diachronie et un fil directeur dans l’ensemble des notions du for intérieur que les textes précédents avaient pu aborder.

3. El Criticón ou l’extimation de l’intime ?

El Criticón prétend offrir une chronologie et un espace à l’intime dans la mesure où Gracián y projette, tantôt de manière enjouée, tantôt mélancoliquement, les différentes aventures et mésaventures humaines qui avaient occupé ses précédents écrits. Sans doute convient-il, initialement, de rappeler brièvement l’intrigue de ce vaste roman allégorique publié en trois parties (1651, 1653 et 1657). Il emprunte l’essentiel de sa trame – du moins formellement – aux récits byzantins et nous relate une très longue pérégrination qui est guidée par la quête de la mère, Felisinda, qui s’apparente davantage à une allégorie qu’à un personnage. Les deux protagonistes, Critilo et Andrenio, qui sont qualifiés de « pèlerins de la vie », renvoient à deux figures et états de l’homme : le premier, d’âge mûr, fait usage de son jugement (critein) tandis que le second est une représentation de l’homme à former (andros), prompt à se tromper, à errer. En somme, ils représentent deux états de l’expérience humaine, deux modes d’être au monde et deux types d’intériorité : la sagesse opposée à l’impétuosité, la réflexion à la passion, la modération et tempérance à l’excès. Critilo s’apparente en ce sens à une figure stoïcienne, apte à juger de l’état du monde, aidé par les « esprits auxiliaires » dont nous avions pu parler à propos de l’Oracle manuel. Ces aides sont, la plupart du temps, des guides qui viennent les rejoindre et les aider (ou bien les fourvoyer) en leur faisant découvrir (ou en leur masquant) les règles et lois des différents pays allégoriques qu’ils peuvent arpenter. Ce long voyage les conduit à travers une série de contrées où se spatialisent et se concrétisent les différentes formes de moi, les différents avatars — positifs et négatifs, valorisants ou dégradants — de l’intime. De la sorte, le texte de Gracián offre un propos clairement pédagogique qui vise à livrer au lecteur une série de variations sur la figure de l’homo viator et sur la notion d’expérience.

Nous allons tenter de présenter, dans l’espace qu’il nous reste, quelques-unes de ces figurations de l’intime exprimées et représentées au sein d’un espace narratif et nous nous pencherons tout particulièrement sur l’effort de reformulation par rapport aux œuvres antérieures, El Criticón tentant de porter à une puissance encore plus élevée les figures précédemment identifiées et offertes au lecteur.

3.1. Un “Homère christianisé” ou une des premières œuvres de l’extime ? La construction d’une épopée allégorique du for intérieur

L’épopée du Criticón se présente comme une lecture des signes moraux du monde et, de manière encore plus profonde, des relations que peut entretenir le moi avec le monde. De ce fait, la pérégrination s’apparenterait, formellement, à une révélation de la pluralité des sens du monde dans un processus de déchiffrement infini des signes auxquels sont confrontés les deux protagonistes. Ainsi, lors de la visite du « musée du discret » (« museo del discreto »), Critilo et Andrenio sont confrontés à la « Moral Filosofía » (Gracián 1981 : 373-374). Celle-ci leur présente, selon leur mérite et leur force de persuasion, chacune des formes d’expression de la morale. Ainsi, la « moralité ingénieuse » qui ressort de cette contemplation – « moralidad ingeniosa » – apparaît comme la forme la plus appropriée d’incarnation de préceptes moraux. L’on pourrait distinguer deux modalités de cette morale figurative. Elle favorise le plus souvent l’incarnation de concepts en des personnages allégoriques comme Falsirena, Falimundo. Peut-on encore parler de monde ou d’extériorité ? Il existe bien sûr une forme d’extériorité, qui se manifeste notamment dans l’adoption d’une géographie référentielle, par le choix de faire figurer des personnages réels mais il convient de faire une série de remarques préliminaires qui vont guider nos quelques réflexions sur le Criticón comme aboutissement de différentes tentatives de figuration de l’intime chez Baltasar Gracián.

Tout d’abord, la figuration de l’intimité et du parcours mental et affectif des deux protagonistes connaît plusieurs séries d’incarnations allégoriques qui finissent par s’imposer sur un sens ou une interprétation strictement référentiels. Il conviendrait plus proprement de parler d’hybridité à propos de cette union qui surgit entre dimension historique et dimension allégorique et qui a été étudiée et interprétée de manière assez divergente par Benito Pelegrin (1985a et 1985b), Fernando Lázaro Carreter (1986), Mercedes Blanco (1986a) et Luis F. Avilés (1998). Quelle que soit la signification que l’on entend octroyer en fin de compte à cette hybridité historico-allégorique, l’on ne peut manquer de souligner à quel point elle permet une forme d’extériorisation et de spatialisation du for intérieur, des passions, inclinations, pensées qu’abritent les cœurs et les esprits des deux pèlerins. Toute étude de l’intime dans le Criticón doit donc passer par une réflexion précise sur ce mouvement d’extériorisation que nous serions tenté d’appeler extimation si le néologisme ne semblait pas si lourd et sonore. On sait à quel point le Journal extime de Michel Tournier, publié en 2002, avait pu susciter de nombreuses réactions et commentaires alors même que, d’une part, Tournier n’était pas l’inventeur de ce terme qui apparaissait sous la plume d’Albert Thibaudet dès les années 1920, et que, d’autre part, il s’agissait en réalité pour l’auteur de Vendredi ou la vie sauvage de livrer à son lecteur toute une collection de sensations et de savoirs censés être peu médiatisés ou modifiés par l’écriture. En ce sens, l’ouvrage de Tournier relève davantage de la veine phénoménologique (description inlassable du mode d’être au monde du sujet, des innombrables sensations et pensées face à celui-ci) que de cette projection de l’intime hors de sa sphère qui constitue, à proprement parler, la marque de l’extime et de l’extimité. Le psychiatre Serge Tisseron le définit de la manière suivante :

Je propose d'appeler "extimité" le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l'être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. Mais ce mouvement serait incompréhensible s'il ne s'agissait que "d'exprimer". Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c'est pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches. L'expression du soi intime – que nous avons désigné sous le nom "d'extimité" – entre ainsi au service de la création d'une intimité plus riche (Tisseron 2001 : 52).

Il ne faut bien sûr pas céder aux mirages de l’anachronisme et prendre toute la mesure de la singularité de ce dont traite Tisseron, à savoir de la valeur créatrice de l’extimité – ici évoquée – mais aussi de toute une série de pratiques de surexposition de l’intime qui menacent d’en anéantir la structure et la cohérence. Néanmoins, les deux éléments communs qui se dégagent de la tentative baroque de Gracián sont l’hypervisibilité des données constitutives du moi et la recherche de médiations créatrices qui puissent témoigner de la richesse de l’intimité à travers une série de figures – allégories, métaphores – qui lui assurent son unicité.

Cette extériorisation ou ce processus d’extimisation est vécu par Andrenio dans sa version la plus physique. Comme dans la psychomachie classique, le corps est au centre d’un réseau de luttes et de métaphores morales dans lequel coexistent de nombreuses représentations de corps monstrueux, déformés, sans cohérence ou inhumains et des images gratifiantes de l’organisme. En effet, l’usage le plus noble du corps – dans la crisi I, 9, « moral anatomía del hombre » – précède le pire usage possible comme on le voit dans « Los encantos de Falsirena » (I, 12). Dans cette figuration de l’intime, le corps, l’entendement et le langage ont partie liée : Andrenio qui ne sait pas, à cause de son inexpérience, dominer sa raison, ce qui provoque une aliénation de son corps – notamment dans La fuente de los engaños (I, 7) et Los encantos de Falsirena (I, 12) – et une incapacité à déchiffrer, par un usage adapté du langage, la grande énigme du monde.

Cette extériorisation progressive de l’intime donne lieu à ce que Danièle Buci-Glucksmann (1986) a nommé une « folie du voir », un renforcement du caractère visuel de l’intériorité. L’allégorie offre un contenu figuratif qui prétend renforcer le caractère impressionnant de cette nouvelle forme d’épopée que Gracián offre à son lecteur. Dès le traité Agudeza y arte de ingenio, il a en effet avancé une définition de l’épopée fondée sur la comparaison avec l’Odyssée d’Homère. Ricardo Senabre (1979) a ainsi été l’un des premiers critiques à réfléchir sur cet héritage revendiqué par l’auteur du Criticón. La présence de cette référence, outre son caractère de lieu commun dans la littérature de l’époque, provient très probablement de la grande connaissance de la variété du monde par le héros homérique d’une part et, d’autre part, de l’aptitude d’Ulysse à dissimuler et préserver son identité et ses pensées face aux dangers du Monde. Cette capacité est également mise en avant par Torquato Accetto dans son Della disimulazione onesta :

Il est clair que voyager en différents pays, comme Homère le chanta à propos d’Ulysse, « qui vit les mœurs de beaucoup d’hommes et leurs cités », ou avoir observé, dans les livres et dans la vie, de nombreux accidents, contribue fortement à ce qu’apparaisse une noble disposition à mettre un frein à ses passions, afin que, non point comme des tyrans, mais comme des sujets de la raison, et à la manière de citoyens obéissants, elles se contente de s’accommoder de la nécessité […]. (Accetto 1990 : VII, 49-50)

Cette connaissance pratiquement universelle des modes d’être de différents peuples débouche sur une aptitude à être autre que soi, talent que célèbre Accetto tant dans le poème homérique que dans le poème de Virgile à travers la figure d’Énée :

La dissimulation est une industrie qui consiste à ne pas faire voir les choses telles qu’elles sont. On simule ce qui n’est pas, on dissimule ce qui est. […]

On reconnaît dans ces vers [de l’Énéide] l’art de cacher la cruauté du destin, mais, avant encore, cela fut exprimé par Homère qui a raconté comment Ulysse dissimulait sa douleur quand, sous d’autres traits que les siens, il donnait de ses nouvelles à sa Pénélope, dont le Poète dit : Pénélope écoutait, et larmes de couler, et visage de fondre : vous avez vu l’Euros, à la fonte des neiges, fondre sur les grands monts qu’à monceaux, le zéphyr a chargé de frimas, et la fonte gonfler le courant des rivières ; telles, ses belles joues paraissaient fondre en larmes ; elle pleurait l’époux qu’elle avait auprès d’elle ! Le cœur plein de pitié, Ulysse contemplait la douleur de sa femme ; mais, sans un tremblement des cils, ses yeux semblaient de la corne ou du fer : pour sa ruse, il fallait qu’il cachât ses larmes.

Et Accetto ajoute ce commentaire saisissant qui offre au lecteur une explication issue de la philosophie naturelle :

Voilà la prudence avec laquelle Ulysse mettait un frein à ses larmes, alors que l’heure était venue de les cacher ; et la comparaison qui montre Pénélope se liquéfiant comme la neige me fournit l’occasion d’ajouter ce que sont l’humide et le sec selon Aristote : « L’humide est ce qui est indélimitable par sa limite propre, tout en étant, autrement, bien délimitable, alors que le sec est ce qui est délimitable par sa limite propre, mais qui est, autrement, mal délimitable ». D’où l’on peut apprendre que la dissimulation a à voir avec le sec, parce qu’elle tient dans sa propre limite, et tels sont les yeux d’Ulysse comparés, à l’heure de la douleur, à la fermeté de la corne et du fer […]. (Accetto 1990 : VIII, 51, 54-55)

On aura pu saisir, à partir de ces trop longues citations, la singularité du mode d’écriture érudit et fondé sur une analogie qui fait du texte homérique un hypotexte qui peut subir ce processus d’allégorisation que nous avons énoncé initialement. Afin de donner un visage plus précis à cette extériorisation de l’intime et clore ces quelques réflexions, nous allons à présent nous pencher sur quelques figures du Criticón qui nous donnent littéralement à lire et à voir les aventures et mésaventures de l’intime.

3.2. Figurations multiples de l’intime

L’un des épisodes de la Première partie du Criticón convie les deux pèlerins à une visite de la foire du monde (Feria de todo el mundo). En se servant d’une nouvelle dualité qui entre en résonance avec toutes celles qui peuplent le texte, Gracián nous présente deux ensembles d’étals vers lesquels les deux guides – Socrate et Simonide – veulent conduire Andrenio et Critilo :

Socrate, ainsi s’appelait le premier, leur dit :

— Venez de ce côté-ci de la foire, vous y trouverez tout ce qui est propre à faire une Personne.

Mais Simonide, le concurrent, leur glissa à l’oreille:

— Il y a deux demeures en ce monde, l’une de l’Honneur, l’autre du Profit. La première, je l’ai toujours trouvée pleine de vent et de fumée et vide de tout le reste. La seconde est pleine d’or et d’argent. Ici, vous trouverez l’or, qui est un abrégé de toute chose. Maintenant, vous savez qui vous devez suivre. (Gracián 2008 : 173)27

Cette opposition irréductible entre deux règles de vie, chacune animée par une finalité bien distincte de l’autre (le profit face à l’honneur, l’avidité face à la vertu), pourrait sembler relever du lieu commun le plus strict si Gracián ne parvenait à inscrire, dans ce cadre allégorique, une série d’inventions originales. En effet, il s’ensuit, dans le cours de cette crisi, un épisode assez surprenant où le « Contrôleur des personnes » frotte un lingot d’or sur chacun des deux pèlerins et en déduit que, parce qu’il a gardé des traces d’or sur ses doigts, Andrenio ne peut être « un homme de bien ». En revanche, les différents objets qui sont vendus dans le marché où règne l’idéal de vertu sont immatériels et favorisent le développement de la persona, idée et finalité que nous avions déjà pu aborder précédemment. Il s’agit aussi bien de la salive de l’ennemi (remède le plus efficace) que du Temps (bien échappant à la vente car l’on ne peut lui attribuer une valeur quantifiable) ou encore de l’amitié.

Aussi voit-on, dans cet épisode, surgir une alternance de valeurs positives et négatives qui représentent précisément ce à quoi est confrontée continuellement la volonté : ce marché du monde entier incarne précisément l’ensemble des choix que doit faire le libre arbitre afin de se constituer ses propres catégories et asseoir ses jugements. La persona ne peut agir dans l’oubli de soi et les mauvais usages du libre-arbitre sont condamnés sans relâche par Gracián. Cette crisi ne fait que mettre en scène, non sans théâtralité, une donnée purement intérieure et le plus souvent secrète, à savoir les motivations qui débouchent sur un choix.

Le processus d’extériorisation de données de la conscience par le maniement des tropes et la construction d’un espace narratif saturé de significations peut affecter directement la représentation du corps des pèlerins. Ainsi, au début de la seconde partie du Criticón, la rencontre avec Argus donne lieu à une longue explication de ce guide sur les différents yeux et types de vision que l’honnête homme doit acquérir afin d’affronter et de vaincre les dangers du monde extérieur. Le guide cède finalement à la demande pressante des deux pèlerins d’acquérir ces yeux multiples et précieux qu’il a pu leur présenter, et leur corps est alors soumis à une transformation – en réalité, momentanée – qui leur permet d’atteindre un degré de conscience plus élevé d’eux-mêmes :

Puis, Argus, avec une extraordinaire liqueur alambiquée d’yeux d’aigles et de lynx, de grands cœurs et de cervelles, leur donna un bain si efficace que, à l’instant même, en plus de les fortifier fortement, les rendant par la sagesse plus impénétrables qu’un Roland par l’enchantement, tout leur corps, de la tête aux pieds, fut ouvert et couvert par des yeux nombreux et divers, tous si pénétrants et éveillés que, désormais, plus rien n’échappait à leur vue et à leur observation, car, jusqu’ici, ils avaient été aveuglés par la chassie de l’enfance, par les imprévoyantes passions de la jeunesse.

Réussi cet examen, on les autorisa à aller de l’avant pour devenir des Personnes et tous sortirent progressivement d’eux-mêmes pour mieux rentrer en soi. À partir de là, plus besoin d’appel au médecin ni de guide, Argus ne les guida plus mais les conduisit simplement au plus haut de ce port, porte enfin d’un autre monde. Ils y firent une halte pour jouir de la plus grande vue que l’on puisse embrasser dans le voyage de la vie. (Gracián 2008 : 195)28

L’on pourrait sans difficulté multiplier les exemples qui attestent d’une forme de projection dans le corps du récit de ce que recèle potentiellement ou réellement l’intimité des pèlerins. Ce processus d’extériorisation d’un intime que l’on préfèrerait voir dissimulé et protégé est accompagné de toute une série de symptômes éprouvants liés au dévoilement et à la dépossession de soi. Aussi le texte alterne-t-il figures d’aliénation, de déshumanisation et de fourvoiement, et figures élevées qui célèbrent la puissance des facultés de l’homme. De la sorte, comme nous avions déjà pu l’étudier dans un travail antérieur (Rabaté 2010), les visions et figurations monstrueuses prolifèrent et semblent même l’emporter sur la confiance en la nature humaine qui apparaissait dans les précédentes œuvres comme si la pensée de Gracián évoluait vers un pessimisme de plus en plus radical. Cette considération mélancolique de la rupture entre l’être et le paraître trouve l’une de ses formulations les plus saisissantes dans le chapitre (crisi) consacré au désert d’Hipocrinda (II, 7) où l’ermite qui accueille Andrenio et Critilo leur décrit alors l’art qui préside à la transformation des hommes :

— Est-ce possible? dit Andrénio. Je voudrais apprendre cet art de paraître. Comment œuvre-t-on ces admirables miracles?

— Je vais vous le dire. Nous avons ici une grande variété de formes pour y mouler n’importe quel individu, pour incapable qu’il soit, et l’ajuster de pied en cap. S’il prétend à quelque haute et lourde charge, nous lui appuyons ses arrières; s’il veut se marier, nous le faisons plus droit qu’un fuseau pour qu’il file doux devant sa femme; même si c’est un frêle freluquet, nous lui donnons une apparente épaisseur et autorité, le faisons marcher lentement, parler de manière posée, froncer le sourcil d’un air de mystère et de ministre et, pour mieux monter haut, parler bas […]. (Gracián 2008: 265)29

Le mal a donc contaminé peu à peu l’espace créé par le Criticón et la contemplation attristée prend le pas sur l’élan initial qui portait les deux protagonistes vers l’état de persona. Christine Buci-Glucksmann a ainsi pu offrir quelques considérations judicieuses sur la double nature de la vision dans le texte de Gracián et dans les arts baroques :

Gloire du voir donc, mais aussi ambiguïté irréductible : l’œil baroque de la merveille, du pluriel jouisseur, de la différence est aussi celui de la désillusion (desengaño), un spectacle fatal, un théâtre d’affliction et de deuil. Comme si l’immersion totale dans l’image détruisait tout voir, comme si la distance de l’œil et du Regard s’avérait ici constituante. Le voir baroque ne s’épuisera pas dans la simple donnée phénoménale, dans l’assomption jubilatoire des apparences, dans le plaisir naïf, au premier degré, du spectacle et du trompe-l’œil, comme on peut le croire un peu trop vite. (Buci-Glucksmann 1986 : 31)

La richesse de la vision que nous évoquons ici ne peut être séparée de l’usage de l’allégorie, constant tout au long de l’œuvre et sous différentes modalités complémentaires. Cet autre sens caché, occulte, que l’allégorie suggère (Blanco 1986b), ne serait-il pas, précisément, le sens exact que Gracián entend conférer à une morale intime ?

4. Epilogue : intimité et morale, le centre introuvable ?

Mercedes Blanco, dans Les rhétoriques de la pointe, consacre un long chapitre à « l’éthique du conceptisme » dans lequel elle écarte, dans El Criticón, toute formulation de « fondements » de la morale : « Enfin, de l’absence d’un fondement positif de l’éthique, remplacé par une liberté d’indifférence qui postule une indétermination totale, surgit un ensemble de figures, de structures logiques et sémantiques, qui trouvent dans l’écriture conceptiste la seule expression propice à leur déploiement » (Blanco 1992 : 555). Cette multiplication de figures – dont nous n’avons analysé que quelques cas – tenterait donc de masquer l’absence de toute fondation explicite de la morale. Ce défaut initial, s’il entraîne le surgissement d’allégories diverses, a une conséquence beaucoup plus redoutable puisque la finalité même de l’existence – le bonheur tant recherché – demeure vague, imprécise et informulable :

Les pèlerins de la vie, les hommes dans le monde, peuvent et doivent ajouter foi à un bonheur indéfinissable qui sera dans l’au-delà le prix de leurs vertus chrétiennes. […] Chez Gracián, ce bien suprême […] échappe à toute saisie par le discours philosophique. Cette impossibilité crée un vide, une sorte de trou d’air par lequel s’engouffre tout un cortège de contradictions, entraînées par une oscillation vertigineuse entre le bien conçu comme vertu, dont la recherche passe par une ascèse, et le bien conçu comme succès, dont la recherche passe par une stratégie. Elle engendre ad libitum des antithèses et des paradoxes, aussi bien chez Gracián que chez Quevedo. (Blanco 1992 : 550)30

Les oscillations, incertitudes et paradoxes qui surgissent tout au long du Criticón, et qui apparaissaient déjà dans les œuvres antérieures, ne doivent-ils pas être mis en lien avec l’essence même du concepto ? Peut-on exiger du texte de Gracián qu’il nous livre un contenu positif, auquel nous pourrions conférer un sens univoque ? Ne s’agit-il pas au contraire d’un travail critique, réflexif et distancié, que doit opérer continuellement le lecteur avisé (discreto) et qui va au-delà du livre comme espace de pensée et d’apprentissage ? Un point semble indiscutable : la difficulté que nous avons à assigner une signification précise à la morale de Gracián doit être mise en relation avec le caractère pratiquement insaisissable de ce qui fait l’essence de l’intimité de la persona. Si l’intimité apparaît comme un centre absent, indiscernable ou insituable, nous pouvons toutefois circonscrire ses manifestations ou certaines de ses caractéristiques et potentialités. Ce qui distingue avant tout un individu semble bien être ses capacités à ordonner ses connaissances et à donner un sens au monde qui l’entoure, à agir et penser en recherche la discreción :

La première et plus agréable partie de cette aimable érudition consiste en une connaissance générale de tout ce qui se passe partout, passant des cours les plus reculées aux théâtres où se joue le sort du monde. Un savoir pratique de toute actualité, en ses effets et causes, connaissance la plus entendue ; observation des grandes actions des princes, des événements prodigieux, des merveilles de la nature et des caprices d’une monstrueuse Fortune. (Gracián 2005 : 203)31

Si l’intime se situe ainsi au croisement de différentes capacités ou qualités de la personne, si son excellence brille autant par son jugement que par son aptitude à se composer une apparence, on peut alors être tenté, comme l’a proposé récemment Stéphan Vaquero (2009), de considérer que la morale de Gracián s’écarte de l’établissement de normes éthiques au profit d’une série de règles du vivre-ensemble et de la civilité. La composition de soi à travers de multiples prismes et tropes nous révèlerait alors un intime inaccessible, qui ne peut être dévoilé et livré sans mettre en péril l’ensemble de l’édifice que construit l’œuvre de Gracián. Aussi ne peut-il subsister que des scènes ou figurations de l’intime qui manifestent autant sa présence que son caractère mystérieux, et il ne reste plus au lecteur qu’à arpenter cet espace symbolique et polysémique et à goûter à la variété des matières et des sens.

Bibliographie

Sources

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Vaquero, Stéphan (2009). Baltasar Gracián, la civilité ou l’art de vivre en société (=Fondements de la Politique). Paris : Presses Universitaires de France.

Notes

1 « […] por este nombre, exercicios spirituales, se entiende todo modo de examinar la conciencia, de meditar, de contemplar, de orar vocal y mental, y de otras spirituales operaciones, según que adelante se dirá. Porque, así como el pasear, caminar y correr son exercicios corporales, por la mesma manera todo modo de preparar y disponer el anima, para quitar de sí todas las affecciones desordenadas, y después de quitadas para buscar y hallar la voluntad divina en la disposición de su vida para la salud del ánima, se llaman exercicios spirituales ». Return to text

2 « Sagaz anatomía, mirar las cosas por dentro. Engaña de ordinario la aparente hermosura, dorando la fea necedad ; y si callare, podrá desmentir el más simple de los brutos a la más astuta dellos, conservando la piel de su apariencia. Que siempre curaron de necios los callados ; ni se contenta el silencio con desmentir lo falto, sino que lo equivoca en misterioso » (Gracián 1997 : 166-167). Return to text

3 « Añade esta especie de agudeza el artificio de la ponderación misteriosa, la dificultad entre la conexión de los extremos, digo de los términos correlatos, y después de bien exprimida la dificultad o discordancia entre ellos, dase una razón, que la desempeñe » (Gracián, 1988 : I, 99). Return to text

4 On trouve ainsi, à la lecture du texte, ces différents compléments du seul verbe exprimir : « el ser » (Gracián 1988 : I, 114), « el afecto » (I, 125, 129), « el aprecio » (II, 32), « la profundidad » (II, 32-33), « el deseo » (II, 38), « misterio » (II, 53), « el intento » (II, 57), « los sentidos » (II, 80), « la moralidad » (II, 101), « la oposición » (II, 113), « la novedad » (II, 141). Return to text

5 « Careó San Ambrosio en el Bautista su nacimiento y su muerte, halló que aquél fue por profecía, y ésta por la verdad; exprimió luego la correlación, y dijo: No sé de que me admire más, si de su prodigioso nacimiento o si de su prodigiosa muerte; con razón murió por la verdad, el que nació por profecía […] » (Gracián 1988 : I, 64). Return to text

6 Gracián considère en effet que des formes infra-langagières – un geste, une attitude – peuvent relever d’une ingéniosité analogue à celle d’un trait d’esprit porté par le langage. Return to text

7 « Consiste, pues, este artificio conceptuoso, en una primorosa concordancia, en una armónica correlación entre dos o tres cognoscibles extremos, expresada por un acto del entendimiento. […] De suerte que se puede definir el concepto : Es un acto del entendimiento, que exprime la correspondencia que se halla entre los objectos. La misma consonancia o correlación artificiosa exprimida, es la sutileza objectiva […] » (Gracián 1988 : I, 79). Return to text

8 Emblème CLXVI, « In eum qui truculentia suorum peritet ». Return to text

9 « De la improporción, semejanza y alusión crítica, compuso el juicioso Alciato este preñado emblema, y lo exprimió por una elocuente prosopopeya [...] » (Gracián, 1988 : I, 141). Return to text

10 « Acontece no estar formada semejanza por faltar alguna condición, o por repugnar alguna de las circunstancias; y entonces se exprime condicionalmente, que es mayor artificio, como diciendo, si esto fuera, o si esto no fuera […] » (Gracián 1988 : I, 122). Return to text

11 Il s’empresse d’ailleurs d’ajouter : « Ce genre de subtilité n’est pas regardant sur la vérité, il se laisse emporter par la mise en relief et se soucie seulement de rehausser la grandeur de l’objet dans la louange comme dans la satire » (« No escrupulea en la verdad este género de sutileza, déjase llevar de la ponderación y atiende sólo a encarecer la grandeza del objecto, o en panegiri o en sátira », Gracián 1984 : 151, Gracián 1988 : I, 197, pour le texte original). Return to text

12 « Habló del ingenio con él, quien le llamó finitamente infinito » (Gracián 1988 : II, 158). Return to text

13 « Consiste su artificio formal en hacer relación a algún término, historia o circunstancia, no exprimiéndola, sino apuntándola misteriosamente » (Gracián 1988 : II, 151). Return to text

14 « Aquí tendrás una no política ni aun económica, sino una razón de estado de ti mismo, una brújula de marear a la excelencia, un arte de ser ínclito con pocas reglas de discreción » (Gracián, 1999 : 5). Return to text

15 « Comprehensión de sí. En el Genio, en el Ingenio ; en dictámenes, en afectos. No puede uno ser señor de sí si primero no se comprehende. Ai espejos del rostro, no los ai del ánimo : séalo la discreta reflexión sobre sí. Y quando se olvidare de su imagen exterior, conserve la interior para enmendarla, para mejorarla. Conozca las fuerças de su cordura y sutileza para el emprender, tantee la irascible para el empeñarse. Tenga medido su fondo y pesado su caudal para todo » (Gracián, 1995 : 151-152). Return to text

16 « DOCTOR. – Saltea insidiosa esfinge el camino de la vida, y el que no es entendido es perdido. Enigma es, y dificultoso, esto del conocerse un hombre ; sólo un Edipo discurre, y, auné se, con soplos auxiliares. AUTOR. – No hay cosa más fácil que el conocimiento ajeno. DOCTOR. – Ni más dificultosa que el propio. AUTOR. – No hay simple que no sea malicioso. DOCTOR. – Y que, siendo sencillo para sus faltas, no sea doblado para las ajenas. AUTOR. – Las motas percibe en los ojos del vecino. DOCTOR. – Y las vigas no divisa en los propios. AUTOR. – El primer paso del saber es saberse. DOCTOR. – Ni puede ser entendido el que no es entendedor. Pero ese aforismo de conocerse a sí mismo presto es dicho y tarde hecho. AUTOR. – Por encargarlo fue uno contado entre los Siete Sabios. DOCTOR. – Por cumplirlo, ninguno hasta hoy. Cuanto más saben algunos de los otros, de sí saben menos ; y el necio más sabe de la casa ajena que de la suya […]. Discurren mucho algunos en lo que nada les importa, y nada en lo que mucho les convendría » (Gracián, 1997 : 225-226). Return to text

17 « Genio y Ingenio. Los dos exes del lucimiento de prendas : el uno sin el otro, felicidad a medias. No basta lo entendido, deséase lo génial. Infelicidad de necio : errar la vocación en el estado, empleo, región, familiaridad » (Gracián 1995 : 101). Return to text

18 « Saber con recta intención. Asseguran fecundidad de aciertos. Monstrosa violencia fue siempre un buen Entendimiento casado con una mala voluntad. La intención malévola es un veneno de las perfecciones y, ayudada del saber, malea con mayor sutileza: ¡infeliz eminencia la que se emplea en la ruindad! Ciencia sin seso, locura doble » (Gracián 1995 : 110). Return to text

19 « Hombre substancial. Y el que lo es no se paga de los que no lo son. Infeliz es la eminencia que no se funda en la substancia. No todos los que lo parecen son hombres : hailos de embuste, que conciben de quimera y paren embelecos; y si ai otros sus semejantes que los apoyan y gustan más de lo incierto que promete un embuste, por ser mucho, que de lo cierto que assegura una verdad, por ser poco. Al cabo, sus caprichos salen mal, porque no tienen fundamento de entereza. Sola la verdad puede dar reputación verdadera, y la substancia entra en provecho. Un embeleco ha menester otros muchos, y assí toda la fábrica es quimera, y como se funda en el aire es preciso venir a tierra : nunca llega a viejo un desconcierto ; el ver lo mucho que promette basta hazerlo sospechoso, assí como lo que prueva demasiado es impossible » (Gracián 1995 : 198). Return to text

20 « Concebir de sí y de sus cosas cuerdamente. Y más al començar a vivir. Conciben todos altamente de sí, y más los que menos son. Sueñase cada uno su fortuna y se imagina un prodigio. Empéñase desatinadamente la esperança, y después nada cumple la experiencia; sirve de tormento a su imaginación vana el desengaño de la realidad verdadera » (Gracián 1995 : 208-209). Return to text

21 « Llevar sus cosas con suspensión. La admiración de la novedad es estimación de los aciertos. El jugar a juego descubierto ni es de utilidad ni de gusto. El no declararse luego suspende, y más donde la sublimidad del empleo da objecto a la universal expectación ; amaga misterio en todo, y con su misma arcanidad provoca la veneración. Aun en el darse a entender se ha de huir de la llaneza, así como ni en el trato se ha de permitir el interior a todos. Es el recatado silencio sagrado de la cordura. La resolución declarada nunca fue estimada ; antes se permite a la censura, y si saliere azar, será dos vezes infeliz. Imítese, pues, el proceder divino para hazer estar a la mira y al desvelo » (Gracián 1995 : 102). Return to text

22 « Saber jugar de la verdad. Es peligrosa, pero el hombre de bien no puede dexar de dezirla : aí es menester el artificio. Los diestros Médicos del ánimo inventaron el modo de endulçarla, que quando toca en desengaño es la quinta essencia de lo amargo. El buen modo se vale aquí de su destreza: con una misma verdad lisongea uno y aporrea otro. Hase de hablar a los presentes en los passados. Con el buen Entendedor basta brujuelar; y quando nada bastare, entra el caso de enmudecer. Los principes no se han de curar con cosas amargas, para esso es el arte de dorar los desengaños » (Gracián 1995 : 217-218). Return to text

23 « Mirar por dentro. Hállanse de ordinario ser mui otras las cosas de lo que parecían ; y la ignorancia que no passó de la corteza se convierte en densegaño quando se penetra al interior. La mentira es siempre la primera en todo, arrastra necios por vulgarida continuada. La verdad siempre llega la última, y tarde, coxeando con el tiempo; resérvanle los cuerdos la otra metad de la potencia que sabiamente duplicó la común madre. Es el engaño mui superficial, y topan luego con él los que lo son. El acierto vive retirado a su anterior para ser más estimado de sus sabios y discretos » (Gracián 1995 : 181). Return to text

24 « Incomprehensibilidad de caudal. Escuse el varón atento sondarle el fondo, ya al saber, ya al valer, si quiere que le veneren todos. Permítase al conocimiento, no a la comprehensión. Nadie le averigüe los términos de la capacidad, por el peligro evidente del desengaño. Nunca dé lugar a que alguno le alcançe todo: mayores efectos de veneración causa la opinión y duda de adónde llega el caudal de cada uno que la evidencia dél, por grande que fuere » (Gracián 1995 : 154). Return to text

25 « Cifrar la voluntad. Son las passiones los portillos del ánimo. El más plático saber consiste en dissimular; lleva riesgo de perder el que juega a juego descubierto. Compita la detención del recatado con la atención del advertido: a linces de discurso, xibias de interioridad. No se le sepa el gusto, porque no se le prevenga, unos para la contradicción, otros para la lisonja » (Gracián 1995 : 155-156). Return to text

26 « Obrar de intención, ya segunda, y ya primera. Milicia es la vida del hombre contra la malicia del hombre, pelea la sagazidad con estratagemas de intención. Nunca obra lo que indica, apunta, sí, para deslumbrar; amaga al aire con destreza y executa en la impensada realidad, atenta siempre a desmentir. Echa una intención para assegurarse de la émula atención, y rebuelve luego contra ella venciendo por lo impensado. Pero la penetrante inteligencia la previene con atenciones, la azecha con reflexas, entiende siempre lo contrario de lo que quiere que entienda, y conoce luego qualquier intentar de falso ; dexa passar toda primera intención, y está en espera a la segunda y aun a la tercera. Augméntase la simulación al ver alcançado su artificio, y pretende engañar con la misma verdad : muda de juego por mudar de treta, y haze artificio del no artificio, fundando su astucia en la mayor candidez » (Gracián 1995 : 107-109). Return to text

27 « Díxoles Sócrates, assí se llamaba el primero: —Venid a esta parte de la feria y hallaréis todo lo que haze al propósito para ser personas. Mas Simónides, que assí se llamaba el contrario, les dixo: —Dos estancias hay en el mundo, la una de la honra y la otra del provecho : aquélla yo siempre la he hallado llena de viento y humo, y vacía de todo lo demás; esta otra, llena de oro y plata, aquí hallaréis el dinero, que es un compendio de todas las cosas. Según esto, ved a quién habéis de seguir » (Gracián, 1981 : 267). Return to text

28 « Después, Argos, con un extraordinario licor alambicado de ojos de aguillas y de linzes, de coraçones grandes y de celebros, les dio un baño tan eficaz, que a más de fortalecer mucho, haziéndolos más impenetrables por la cordura que un Roldán por el encanto, al mismo punto se les fueron abriendo muchos y varios ojos por todo el cuerpo, de cabeça a pies ; que habían estado ciegos con las lagañas de la niñez y con las inadvertidas passiones de la mocedad ; y todos ellos tan perspicazes y tan despiertos, que ya nada se les passaba por alto : todo lo advertían y notaban. Return to text

Con esto, les dieron licencia de passar adelante a ser personas, y fueron saliendo todos de sí mismos, lo primero para volver en sí. Fuelos, no guiando, que de aquí adelante ni se llama médico ni se busca guía, sino conduciéndolos Argos a lo más alto de este puerto, puerta ya de un otro mundo, donde hizieron alto para lograr la mayor vista que se topa en el viage de toda la vida » (Gracián 1981 : 307-308).

29 « —¿Cómo es esso? —dixo Andrenio— ; que querría aprender esta arte de hazer parecer. ¿Cómo se hazen estos plausibles milagros? Return to text

—Yo os lo diré. Aquí tenemos variedad de formas para amoldar cualquier sugeto por incapaz que sea y ajustarle de pies a cabeça. Si pretende alguna dignidad, le hazemos luego cargado de espaldas; si casamiento, que ande más derecho que un huso; y aunque sea un chisgarabís, le hazemos que muestre autoridad, que ande a espacio, hable pausado, arquee las cejas, pare gesto de ministro y de misterio, y para subir alto, que hable baxo […] » (Gracián, 1981 : 430).

30 Voir également Blanco 1986a sur le caractère aporétique du Criticón. Return to text

31 « La primera y más gustosa parte de esta erudición plausible es una noticia universal de todo lo que en el mundo pasa, transcendiendo a las cortes más estrañas, a los emporios de la fortuna. Un plático saber de todo lo corriente, así de efectos como de causas, que es cognición entendida, observando las acciones mayores de los principes, los acontecimientos raros, los prodigios de la naturaleza y las montrosidades de la fortuna » (Gracián 1997 : 201). Return to text

References

Electronic reference

Philippe Rabaté, « Figurations conceptistes de l’intime chez Baltasar Gracián », L'intime [Online], 3 | 2012, 25 September 2012 and connection on 08 October 2024. DOI : 10.58335/intime.120. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=120

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Philippe Rabaté

Maître de Conférences, Centre interlangues TIL EA 4182, UFR de langues et communication, Université de Bourgogne, 2 bd Gabriel, 21000 Dijon – philippe.rabate [at] yahoo.fr

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