Le séminaire L’expression de l’intériorité : vivre et dire l’intime à l’époque moderne, qui s’est tenu à l’Université de Bourgogne de 2009 à 2011, est né de la volonté de prolonger les questionnements en rapport avec l’écriture autobiographique soulevés pendant le cycle précédent (2007-2009) qui avait été consacré aux avatars européens de la littérature picaresque1. Issu de rencontres trimestrielles s’échelonnant sur deux ans, le présent ouvrage aborde la notion d’intimité, du point de vue des pratiques et des représentations en se concentrant sur la période moderne où cette notion émerge avec force2. En effet, cette époque voit naître tout un ensemble de procédures qui relèvent de ce que Foucault appelait le « souci de soi »3. Le rapport entre sphère privée et publique, le renouvellement des théories politiques, la renaissance de la médecine, l'apparition d'une nouvelle forme de conception de l'individualité, le goût pour la construction d'une langue privée, la tension qui existe entre impératifs moraux chrétiens et comportements pragmatiques dans une société qui offre des structures pré-capitalistes attestent d'une évolution très profonde de ce qui relève de la sphère de l'intime4. S’il est vrai, pour pasticher le titre du célèbre ouvrage de Théodore Zeldin, que les passions ont une histoire, et que des sentiments réputés « naturels » comme l’amour sont, avant tout, des élaborations culturelles, une exploration du champ de l’intime à l’époque moderne implique d’abandonner toute idée préconçue sur le sens qu’il convient de donner au terme. C’est ainsi que chacun des articles recueillis ici renvoie à des contenus divers qui témoignent du caractère extrêmement poreux (et, du coup, très riche également) de la notion.
Le volume aborde l’intime selon trois perspectives qui rendent compte de l’évolution sémantique du terme. Une première partie, intitulée Intimité et spiritualité, propose trois approches où l’intime, dans le droit fil de la conception augustinienne, renvoie à une relation de proximité extrême à Dieu. Nourris de spiritualité chrétienne, les textes et pratiques évoqués dans cette première partie, anticipent à l’occasion les préoccupations qui s’imposeront avec la sécularisation de la société : ainsi, l’intimité exprimée dans les récits manuscrits de miracles, en tant que récits balbutiants de soi, préfigurent les questionnements qui domineront avec l’avènement de l’individu. De la même manière, l’embryologie christique, que l’article de Frédéric Gabriel rappelle précisément, est contemporaine du De conceptu et generatione hominis de Jacob Rueff qui est considéré comme l’un des premiers traités gynécologiques. Un deuxième ensemble d’articles recueillis sous l’épigraphe Entre littérature, morale et politique illustre le premier infléchissement d’une notion qui, jouant sur le clivage entre intériorité et extériorité, favorise l’apparition de nouvelles formes de civilité, de moralité ou de représentations du politique. La dernière section, intitulée Vers l’émergence du sujet propose un aperçu sur la façon dont la notion d’intime acquiert une dimension introspective qui, paradoxalement, nourrit la projection sociale de l’individu5.
L’article de Frédéric Gabriel pose le cadre général de l’enquête sur le lien entre Intimité et spiritualité en montrant combien la notion d’intime, telle qu’elle s’impose dans le discours religieux des XVIe et XVIIe siècle, est contraire à ce que nous percevons intuitivement de l’intime en ce début XXIe siècle. À rebours de notre perception solipsiste et singularisante, l’intimité chrétienne se caractérise par une dimension foncièrement institutionnelle et communautaire où l’intime n’est pas coïncidence de soi à soi mais relation à une transcendance. Ce faisant, l’article explore le lexique hérité de la tradition biblique et patristique qui exprime cette intériorité spirituelle – cœur, moelle, uterus, intus, interior, intimus etc. –. À cet égard, la formule célèbre de saint Augustin dans les Confessions – « [Deus est] interior intimo meo » – a abondamment nourri les descriptions et élaborations du for intérieur qui sont apparues depuis le haut Moyen-Âge6. Cette dimension lexicale est également présente dans le chapitre que Pauline Renoux-Caron consacre au traité ascétique que fray José de Sigüenza rédige vers 1600 à l’attention des novices de l’ordre hiéronymite espagnol. L’opuscule est révélateur de la façon dont un souci de l’intime s’est imposé dans la pensée chrétienne ascétique sans que pour autant les termes « intimité », « intime » ou « intériorité » ne soient convoqués. Partant de l’antithèse héritée de saint Paul qui distingue l’homme intérieur et l’homme extérieur, le texte de Sigüenza oppose deux types d’intimité, celle de la sphère corporelle et des passions qu’il convient de discipliner et celle de la région de l’âme, où l’intimité est habitée par cet autre qui est Dieu. Profondément enraciné dans la tradition monastique, ce petit traité didactique n’entend pas ouvrir une voie nouvelle mais proposer une « éducation de l’intime » qui consiste à donner au corps sa « juste place » afin de mieux se recentrer sur un dialogue avec Dieu. Face à cette conception de l’intimité comme lieu de confrontation à une transcendance à la fois intime et hétérogène, se développe dès le XVIe siècle dans le contexte de la littérature religieuse, une perception qui annonce le souci de soi qui s’imposera au cours des siècles suivants. C’est ainsi que Françoise Crémoux étudie un corpus de récits de miracles manuscrits du XVIe siècle conservés au monastère espagnol de Guadalupe afin de montrer comment, malgré le contrôle exercé par médiation ecclésiastique, des formes de récits de soi et même des expressions de l’intime s’ébauchent.
La question des rapports entre l’individu et le collectif qui traverse la notion d’intimité – posée et abordée en ouverture par Frédéric Gabriel – est creusée par les trois articles regroupés dans la section Entre littérature, morale et politique. Dans les exemples étudiés dans cette seconde partie, l’on assiste à une sécularisation de la notion qui s’intègre dans des enjeux relevant plus de la « philosophie morale » (entendue, comme le rappelle Philippe Rabaté, comme discipline rassemblant l’éthique, la politique et l’économie) que de la théologie. L’étude que Laurence Giavarini consacre à l’Astrée d’Honoré d’Urfé (roman publié entre 1606 et 1628) permet d’aborder la notion dans la perspective de la constitution d’une communauté élective. Dans un contexte marqué par les guerres de religion, l’espace de la pastorale (qui coïncide avec un giron du Forez, lieu du for intérieur et du « quant-à-soi ») permet de constituer un espace « intérieur » réservé à une communauté affective et morale. Le roman propose ainsi « une échelle d’analyse intermédiaire entre l’individu et le social », interrogeant le rapport entre le corps passionnel des bergers et la constitution pastorale d’un « corps » collectif qui prend sens dans les questions politico-religieuses qui agitent la France. C’est également à une réflexion sur le vivre-ensemble et la civilité, que convie la pensée de Gracián analysée par Philippe Rabaté à partir de trois de ses principales œuvres qui permettent d’aborder l’intime à travers les prismes complémentaires du langage (Agudeza y arte de ingenio), de la morale (Oráculo manual y arte de prudencia) et de la figuration allégorique (El Criticón). Pour le jésuite aragonais le « for intérieur se dévoile autant par ce qu’il révèle que par ce qu’il occulte », de telle sorte que ce qui définit l’intimité est l’aptitude formelle à ordonner ses propres facultés pour s’assurer une victoire sur soi-même et sur autrui. C’est en lien avec ces nouvelles conceptions de la civilité et de la politique qui mettent à l’honneur la dissimulation, qu’il convient de comprendre l’émergence des ministres favoris qui s’imposent partout en Europe au début du XVIIe siècle. Le phénomène du ministériat est étudié par Paloma Bravo dans un article où elle s’appuie sur le cas espagnol pour montrer comment, en l’absence de toute autre légitimité, ces nouveaux venus en politique fondent leur autorité sur le contrôle strict qu’ils exercent sur la vie et les cercles intimes du prince. Le pouvoir du ministre favori se manifeste et se consolide dans la mise en scène paradoxale de cette intimité fondatrice où le « dire » est au moins aussi important que le « vivre ».
Si l’intimité partagée avec le prince est fondée, suivant les théoriciens du ministériat, sur l’amitié sincère, cette dimension relationnelle va surtout s’imposer au XVIIIesiècle où elle se développe en lien avec l’idée de l’intériorité du sujet. Le rapport entre l’amitié et l’expression de soi fait ainsi l’objet d’une étude précise dans l’article que Cécile Mary Trojani consacre à l’écriture épistolaire en Espagne au XVIIIe siècle et qui ouvre la troisième section de l’ouvrage : Vers l’émergence du sujet. Les correspondances intimes, le plus souvent en lien avec le rapport amical ou amoureux, se nourrissent du courant sentimental qui caractérise le roman espagnol de la fin du XVIIIe siècle et privilégient l’examen scrupuleux et l’exaltation des sentiments humains et des tourments de l’âme. La représentation de l’intime à l’œuvre dans l’écriture épistolaire est paradoxale non seulement parce que la lettre donne à voir et à lire une intimité censée n’être dévoilée qu’à une seule personne mais encore parce qu’elle offre une dimension fragmentaire et intermittente du moi, qui va du morcellement le plus épars au resserrement le plus étroit de la voix, au point de se confondre parfois avec le journal intime. L’article que Marie-Odile Bernez consacre aux animaux de compagnie comme miroirs de l’intime dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle témoigne de la formidable promotion de la sensibilité qui accompagne l’émergence de la notion. À l’époque, le pays connaît un grand engouement pour les animaux de compagnie et ceux-ci sont souvent utilisés dans les tableaux et en littérature pour symboliser leurs maîtres ou maîtresses, signalant leur opulence, leur confort domestique, leur bienveillance et leur esprit de famille. Ils participent de la mise en scène de l’intimité de leurs maîtres et constituent un véritable prolongement de ceux-ci, dans un siècle qui tend par ailleurs à repenser la condition animale (Buffon, Condillac). Cette pratique témoigne de la manière dont l’émergence du sentiment de l’intime s’accompagne d’une mise en scène paradoxale de celui-ci de telle sorte que différentes stratégies d’ ‘extimation’ sont mises en lumière. C’est ainsi, par exemple, que Gracián recourt pour son Criticón à la construction d’une épopée allégorique du for intérieur, tandis qu’Honoré d’Urfé utilise le sommeil – qui est exposé à la contemplation comme un tableau – comme interface entre les affections particulières de l’endormi et la « relation à autrui que le corps abandonné, les passions amuïes, autorisent ». Sur un autre registre, les relations privilégiées que le favori entretient avec le prince – dont la force tient précisément à leur nature privée et secrète – s’exposent dans des programmes iconographiques qui expriment l’intimité en jouant sur le thème du double qui transforme l’ami intime du roi en son idem ego.
Au terme de cette réflexion, apparaît la nécessité de revenir sur la dimension spirituelle de l’enquête car si cet aspect est premier dans l’élaboration d’un sentiment de l’intériorité, les formulations postérieures de l’intimité, centrées sur la subjectivité et l’affect, tendent à en occulter la prégnance. Le séminaire commencé à l’automne 2011, intitulé Expression(s) de l’intériorité spirituelle à l’époque moderne et contemporaine, entend resserrer le propos sur les questions en lien avec la spiritualité tout en élargissant la réflexion à la période actuelle où le questionnement sur l’intime conduira aux confins de l’humain, creusant le lien entre cette notion et le spirituel, le virtuel, l’irréel.