Le football n’est pas un sujet abordé si fréquemment par la littérature. Si le ballon rond a suscité l’écriture de belles pages par de grands plumes passionnées par le jeu, on citera Henry de Montherlant (Les Olympiques, les onze devant la porte dorée, 1924) ou Albert Camus (Le Premier homme, 1994), Fatou Diome (Le ventre de l’Atlantique, 2005) en a fait récemment plus un sujet de réflexion qu’un sujet d’expérience. C’est aussi le propos du roman Godwin de Joseph O’Neill paru cette année chez Pantheon Books. L’auteur irlandais installé à New York se sert en effet du football et des migrations de footballeurs pour penser le monde et le destin des hommes. On retrouve dans Godwin le même goût du détail des situations et de leur impact psychique sur les personnages que dans Netherlands, le roman primé (Pen/Faulkner) de 2004 du même auteur. On y retrouve aussi la mise en relation de mondes que rien ne prédestinait à se croiser et qui se rencontrent par le sport : le football dans Godwin, le cricket dans Netherlands. Ce dernier s’ouvre sur un match de cricket. Le jeu en lui-même, son importance et ce qu’il représente pour les deux protagonistes qui s’y rencontrent, est largement décrit. Dans Godwin, le football quadrille la narration et sert aussi de passerelles entre les mondes opposés des divers personnages.
La recherche d’un jeune joueur talentueux nommé Godwin, quelque part en Afrique entre le Togo et le Bénin, est le fil conducteur du roman, et le recruteur français – Jean-Luc Lefebvre – est le passeur entre des mondes, parfois très éloignés, mais également entre les frères et leur mère. La mission de retrouver Godwin est d’abord confiée par le jeune frère de Londres, Geoff, au grand frère américain de Pittsburg, Mark. Le premier tente, tant bien que mal, d’être agent de joueur après une carrière semi-professionnelle au Red Star, le second est un rédacteur scientifique1 un peu emprunté en quête de reconnaissance. Ce dernier est l’un des deux narrateurs d’une histoire superposant récits de voyages en Europe et en Afrique et quotidien de la coopérative d’écrivains scientifiques de Pittsburg. À la tête de cette coopérative, Lakesha, est la seconde narratrice du roman. Le grand écart entre la petite communauté d’écrivains scientifiques du pays du soccer et le Bénin, ancien royaume de Dahomey, pourtant devenu un « black hole of football » faute d’organisation, est franchi grâce au français Lefebvre. Archétype de l’agent de joueur de la fin du siècle dernier, chaussant des claquettes-chaussettes en survêtement Adidas, un peu roublard, il finit sa carrière en travaillant pour le club de football du Mans, désabusé par le milieu et s’évadant dans les souvenirs mélancoliques de ses précieuses rencontres, d’Alain Giresse à Didier Drogba. Godwin réunit les trois univers incarnés par ses personnages principaux. Au bout de la narration, le jeune talent sera finalement retrouvé à Ouidah, ancienne cité névralgique de la traite des esclaves, et finira par être adopté, non sans ironie historique, par l’Afro-américaine, Lakesha.
Joseph O’Neill ne manque pas de références footballistiques européennes comme le prouvent les souvenirs de Lefebvre qui fourmillent de détails sur des carrières mythiques. D’abord celle de « la panthère noire », Eusébio, meilleur buteur de la Coupe du monde de 1966, dont l’agent français raconte l’arrivée au Benfica de Béla Guttmann, en provenance du Mozambique, et les obsèques à Lisbonne en 2014. C’est aussi la figure de l’entraîneur autrichien Ernst Happel, un taiseux fumeur de Belga, dont la mémoire fut saluée par tous les clubs qu’il mena à la victoire, lors de sa mort en 1992. C’est enfin Didier Drogba qui, du FC Mans à Guingamp et Marseille2, finira par briller tardivement dans le championnat anglais. Mais l’intrigue révèle aussi l’espace intermédiaire entre les clubs et les joueurs, celui des agents de joueurs et des familles. Elle suggère que les agents doivent conquérir les cœurs des parents, surtout de la mère, et se rendre indispensables au jeune joueur tout en restant à leur merci. Ainsi, celui qui a fait la preuve de son talent en Europe domine la relation avec son agent, alors que le talentueux joueur des terrains africains reste plus dépendant de lui. L’histoire se concentre moins sur le fébrile souhait des jeunes joueurs africains de faire carrière en Europe, qu’a si bien décrit Fatou Diome, que sur la psychologie des jeunes adolescents qui, enivrés de leur succès obtenu aussi grâce au soutien de l’entourage familial, finissent par ignorer ceux qui les ont aidés au risque de raccourcir leur carrière. Maintes fois trahi et ayant eu maille à partir avec de nombreux intermédiaires, Lefebvre conclut que, dans le milieu du football, « Everything is bent. Everything » (« Tout est plié. Tout »).
En dépit de ce regard désabusé et amer sur le monde du ballon rond, les amoureux du football se délecteront de l’ensemble des digressions sur l’irréductibilité du football, « football remains enigmatic » (« Le football demeure énigmatique »), et sur de nombreuses évocations de figures légendaires depuis les années 1960, des frères Mazzola à l’entraîneur de génie Brian Clough. Par ailleurs, le roman, à la construction parfois perturbante par ses multiples déviations de l’intrigue principale dans un jeu de narration en abîme, recèle une bonne part d’humour et de justesse psychologique. L’auteur nous fait entrer dans la tête de ces trois anti-héros – les deux narrateurs et Lefebvre – face à leurs déboires professionnels et aux trahisons, et il parvient à fusionner leurs destins dans une issue assez inattendue qui sauve le jeune Godwin.