Au cours des dernières décennies, l’histoire du football est devenue un champ de recherche à part entière dans plusieurs universités européennes, suscitant nombre de travaux scientifiques, qu’il s’agisse de thèses, d’articles ou d’ouvrages. En revanche, en Belgique, force est de constater que le ballon rond demeure le parent pauvre de l’historiographie. Certes, l’histoire du football est abordée par des études portant sur l’Europe ou l’Afrique du football mais de manière partielle et très ponctuelle1. De même, elle a pu faire l’objet de mémoires de master mais pas encore d’une thèse ou d’une étude de synthèse. Quelques rares travaux sur l’histoire du sport à Anvers2 ou articles peinent à combler ce vide historiographique3. Le constat est d’autant plus paradoxal que, contrairement à d’autres pays, où elles restent encore à inventer, les archives du football y sont pléthoriques et permettent d’appréhender les transformations politiques, sociales et économiques qu’a connues la Belgique aux xixe et xxe siècles tout en contribuant à une meilleure connaissance de l’histoire du football européen4.
Les archives d’État : un gisement insoupçonné de sources pour l’histoire du football
En 2008, la revue Archives et bibliothèques de Belgique5 consacrait un numéro spécial aux archives du sport sous la direction de Rolande Depoortere, Thierry Delplancq et Marc Libert. S’inscrivant dans une perspective comparative, avec des contributions sur la situation aux Pays-Bas, en France et dans les grandes organisations internationales comme le Comité international olympique (CIO), cette publication proposait un état des lieux de la conservation des archives « sportives » en Belgique à travers l’exemple des fonds de clubs de différentes disciplines, de communes ou encore, plus originales, de la télévision flamande. Les auteurs relevaient la contradiction entre l’importance du sport aujourd’hui et le faible et/ou tardif intérêt des pouvoirs publics et des institutions pour leur patrimoine « sportif ». La plupart d’entre eux soulignaient également la fragilité des archives, dont la conservation dépend encore trop souvent de l’implication et de la sensibilisation d’un supporter ou d’un dirigeant. Dans le même temps, la publication susmentionnée rappelait, à partir de l’exemple de l’Union Saint-Gilloise et des associations tournaisiennes, que les archives de certains clubs de football avaient été préservées, notamment celles relatives aux organes de gestion que sont le comité exécutif et les assemblées générales, et donc qu’elles existaient bien. L’écriture d’une histoire du ballon rond, ou du moins de certains de ses aspects, était donc possible. Ce qui fut confirmé un an plus tard par le versement par l’Union royale belge des sociétés de football-association (URBSFA) de ses principaux documents aux Archives Générales du Royaume (AGR). Les plus intéressants et les plus anciens sont sans conteste les fiches de joueurs (1910-1984), les dossiers d’adhésion de clubs sur numéro de matricule (1910-2000) et les procès-verbaux du comité exécutif (1928-2007). Ces derniers rendent compte de l’activité hebdomadaire ou mensuelle des plus hautes instances de la fédération et abordent tous les sujets : finances, publicité, statut et transfert des joueurs, relations avec les autres fédérations sportives nationales ainsi qu’avec les médias, compétitions nationales et internationales, équipes nationales belges, formation des joueurs, techniques et tactiques de jeu, activité des comités provinciaux. De fait, l’ensemble de ces archives permettent d’avoir une vue d’ensemble sur l’évolution de la pratique depuis la veille de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 2000. D’autres documents plus récents permettent d’évaluer le travail de différents organes de gestion à partir des années 1970, notamment des commissions suivantes : codification, enquête, secrétaires, juridique. Ils sont complétés par des dossiers relatifs à l’arbitrage, au football féminin et au football en salle ainsi que des vidéos et des photos de matchs dont les dates extrêmes sont 1920-2000. Les Archives Générales du Royaume comptent plusieurs autres fonds évoquant le football. On se contentera ici de signaler quelques pistes. Il est possible par exemple de retrouver des traces du ballon rond dans les archives des deux conflits mondiaux, plus précisément dans celles des consulats et ambassades de Belgique en Amérique du Nord mais aussi dans les fonds d’entreprises comme ceux du plus important groupe sidérurgique belge, Cockerill Sambre, qui avait son siège à Seraing. Les fonds des cabinets ministériels du Premier ministre Hubert Pierlot à Londres contiennent quant à eux des correspondances et des notes sur l’organisation de rencontres des Diables rouges militaires en Angleterre, notamment contre les Pays-Bas, pendant la Seconde Guerre mondiale. Les dossiers de la police des étrangers du ministère de la justice permettent aussi d’approcher l’histoire du football puisqu’ils contiennent des rapports sur des firmes anglaises et écossaises de concours de pronostics ayant installé des filiales à Bruxelles au cours de l’entre-deux-guerres.
Les archives de la ville de Bruxelles et le football, du local à l’international
Les archives communales proposent aussi aux chercheurs nombre d’archives historiques intéressantes. Nous prendrons ici l’exemple de celles conservées par la ville de Bruxelles. Au-delà du fonds « Fauconnier », dont la section 77 contient des affiches relatives à des événements footballistiques, notamment une assez rare concernant le football féminin dans les années 1920, il est possible de trouver plusieurs dossiers sur l’histoire du sport et du ballon rond en particulier. De Charles Buls à Pierre Van Halteren, les bourgmestres et leur cabinet ont entretenu des liens étroits avec le monde sportif. Le dossier laissé par Lucien Cooremans est particulièrement intéressant puisqu’on y trouve des traces de son passage à l’échevinat des sports avant qu’il ne devienne bourgmestre de la ville en 1956. Ainsi peut-on consulter des dossiers sur les demandes de subsides, de reconnaissances d’associations et de manifestations footballistiques, sur les infrastructures sportives, notamment le stade du Heysel. Il est possible d’en savoir plus sur les recettes et dépenses générées par différents événements liés au football. On prendra ici l’exemple d’une note du 29 juin 1966 de la direction de l’assistance publique, des œuvres sociales et des sports adressée au bourgmestre Coormans et qui récapitule les recettes perçues par la ville en mai et juin 1966 lors de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, de la rencontre Belgique-URSS et de la finale de la Coupe de Belgique Anderlecht-Standard. De même, ces archives permettent de connaître les membres et l’organisation des associations de football. Le 31 octobre 1938, la Royale Union Sportive de Laeken, fondée en 1907 et qui possède, comme de nombreux clubs, son siège social dans un débit de boisson, sollicite Adolphe Max pour qu’il en occupe la présidence d’honneur. Une note de renseignement est alors rédigée à l’attention de ce bourgmestre libéral de Bruxelles lui indiquant que ce cercle sportif compte 400 membres et plusieurs groupes officiels de supporters. La note précise aussi que le comité dirigeant est composé de deux représentants de commerce, un gérant de banque, un employé de la société nationale des chemins de fer, deux employés de banques, deux employés communaux, un cabaretier et un ouvrier garnisseur et qu’ils sont tous de tendance libérale.
La ville de Bruxelles a conservé les archives des différentes directions et services qui ont été en charge de gérer le sport et donc le football. Dans cette perspective, les fonds de l’instruction publique puis, à partir de 1945, de la direction des œuvres sociales sont également très riches. Les inventaires de la direction culture, en charge du sport à partir de 1962, laissent entrevoir des recherches fécondes tout comme les rapports de police produits pendant la Seconde Guerre mondiale et après 1955. Ces fonds sont complétés par des publications d’associations affiliées à l’URBSFA et permettent, par exemple, de reconstituer certains réseaux d’industriels et d’hommes politiques impliqués à divers degrés dans l’univers du ballon rond. Les archives de la ville conservent par exemple le compte rendu de l’assemblée générale du 17 juillet 1935 de l’association sportive du commerce et de l’industrie. Ce groupement corporatif réunissait plusieurs entreprises du secteur industriel, du groupe Empain aux établissements Gosset de Molenbeek, spécialisés dans la production de cigarettes, en passant par les sociétés Shell et Siemens. Placé sous le patronage d’Adolphe Max, le comité est composé de personnalités appartenant à la sphère économique et politique de la capitale et de tendance exclusivement libérale parmi lesquels Marcel Wielmans, membre du conseil d’administration de la brasserie éponyme, Jean Meiser, bourgmestre de Schaerbeek ou encore Oscart Bossaert, ancien joueur et dirigeant du Daring et bourgmestre de Koekelberg. Les comptes de profits et de pertes présentés lors de l’assemblée générale permettent d’avoir une idée des montants que représentent l’inscription de joueurs, les amendes, les donations ainsi que des frais liés à l’administration du club, à l’achat de matériel ou encore à l’organisation de tournois. Enfin et surtout, les archives communales de Bruxelles ont hérité des archives du Comité Olympique Belge (COB), fondé en 1906 et devenu plus tard Comité Interfédéral Belge (COIB). Certes, ce fonds de 74 mètres linéaires se trouve « en dépôt » aux archives de la ville, c’est-à-dire qu’il nécessite une autorisation préalable du COIB. Mais en raison des liens incestueux qu’ont entretenus pendant plus d’un demi-siècle cette organisation et la fédération de football ainsi que de la place occupée par ce sport dans le mouvement olympique belge et international, il pourrait s’avérer utile pour celle ou celui qui souhaiterait travailler sur l’histoire du ballon rond en Belgique. En effet, le COB et l’URBSFA ont partagé le même président, à savoir le baron de Laveleye, qui resta à la tête des deux institutions jusqu’en 1924 ainsi que le même secrétaire général, l’Anversois Alfred Verdyck. De même, Rodolphe Seeldrayers, président de l’Union royale belge de football de 1929 à 1937, est devenu président du COB au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette mise sous tutelle du Comité olympique belge par l’URBSFA se renforça avec les Jeux olympiques d’Anvers de 1920. Non seulement le football représenta près de 25 % des recettes totales de la manifestation, mais ce fut également l’union belge qui combla le déficit de 620 000 francs belges (FB) enregistré par le COB. Aussi, les documents du comité exécutif, qu’il s’agisse des correspondances, circulaires, coupures de presse ainsi que des rapports d’activité et de participations belges aux Jeux olympiques depuis 1924, permettent d’éclairer l’histoire du football. Il en est de même des dossiers sur les relations avec les pouvoirs publics, les autres comités nationaux olympiques, les statuts du comité congolais ou encore les relations avec les médias et les sponsors.
Le football au travail ou les archives d’entreprise
Les archives privées, c’est-à-dire celles qui sont conservées par des personnes, des associations ou encore des entreprises, offrent également des perspectives stimulantes pour la recherche sur l’histoire du football. Nous prendrons ici le cas des archives d’entreprises. Au début du xxe siècle, plusieurs compagnies des secteurs de l’industrie ou des services, privées comme publiques, encouragèrent la création de club de sport pour le personnel. Cela répondait à un double, voire un triple objectif : donner une image positive de l’entreprise, renforcer la cohésion sociale au sein de l’entreprise tout en permettant aux salariés de se délasser physiquement et d’avoir une meilleure hygiène de vie, notamment dans le milieu des employés de bureau souvent confinés à une vie sédentaire. Certains de ces fonds d’archives d’entreprise se trouvent, on l’a vu, aux AGR ou aux archives de la ville de Bruxelles. Mais les entreprises elles-mêmes ont conservé plusieurs traces de leurs activités sportives et footballistiques. Les archives de BNP Paribas Fortis témoignent du patrimoine sportif de cette banque et de ses ancêtres dans le monde du sport. Parmi les documents conservés, on compte le fonds relatif au Royal Cercle sportif de la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite (CGER) entre 1911 et 1990. Il est ainsi possible d’en savoir davantage sur le budget du club, les subsides reçus par la direction, les membres, les effectifs, les participations aux championnats, parfois internationaux, le coût de la pratique sportive et des installations6. Ces archives évoquent les salariés de la CGER qui ont réalisé des performances sportives de haut niveau comme Armand Van de Kerkhove, qui a joué en équipe nationale de football. On peut retrouver également des témoignages d’autres salariés, interviewés sur leur pratique et la philosophie sportive du club. Enfin, des dossiers consacrés aux tournois interservices, souvent récompensés par un ancien dirigeant, ou à des thématiques telles que la femme et le football sont également accessibles7. Il est possible de consulter Caisse Écho, journal interne de la CGER, qui évoque aussi l’activité du Cercle sportif et des différents groupes d’agence à partir de 1966. Mais les interactions entre football et entreprise ne se limitent pas au seul paternalisme social. La Générale de Banque, autre ancêtre de BNP Paribas Fortis, a également été très dynamique dans le domaine du sponsoring. Elle soutient financièrement l’équipe d’Anderlecht, dont un exemplaire du premier contrat a été conservé. Jusqu’aux débuts des années 1980, le maillot « Mauve et Blanc » portait la marque de l’entreprise brassicole du président Constant Van den Stock, Belle-Vue. À partir de 1981, il arbore l’identité visuelle de la Société Générale de Belgique pour 12 millions de FB par an. Des tableaux récapitulatifs présentent également la location de « business seat » par les banques pour des rencontres de football du FC Malines ou encore des études permettent d’évaluer l’impact du sponsoring sportif8. Enfin, un fonds photographique est également à disposition des chercheurs9.
Un incontournable : la presse généraliste et sportive
L’ensemble de ces archives papiers, sonores, audiovisuelles et photographiques pourraient être complétées par la presse sportive et d’information. Dès 1900, l’ancêtre de la fédération belge de football, l’Union belge des sociétés de sports athlétiques, s’était doté d’un organe officiel intitulé La Vie Sportive dont la collection complète a été conservée sur microfilms par la bibliothèque royale de Belgique. Il s’agit d’une publication fondée à la fin du xixe siècle par Gustave Pelgrims, pionnier du mouvement sportif au sein du monde universitaire, et qui s’affirma rapidement comme le principal hebdomadaire d’information pour les sportsmen étudiants. Lorsque, en 1912, le football gagna son autonomie, par la transformation de l’Union en Union belge des sociétés de football association (UBSFA)10, cette dernière prit en charge son édition. Aussi y trouve-t-on reproduit les principaux débats qui traversèrent le football belge, comme la question du football féminin, des concours de pronostics, des tactiques de jeu ou encore de la formation. L’hebdomadaire, devenu au cours des années 1930 bi-hebdomadaire, accueille aussi la plume de journalistes qui rendent compte des rencontres de différentes divisions, des règlements ainsi que des relations internationales entretenues par l’URBSFA et les clubs belges. Succédant à Vélo-Sports en 1924, fondé quelque treize années plus tôt par Alban Collignon, Les Sports constituent une source importante pour questionner et écrire l’histoire du football en Belgique. Le journal est particulièrement intéressant car il donne un autre point de vue que La Vie Sportive sur la politique fédérale. De même, il rend compte de l’actualité des compétitions mais aussi des principaux enjeux du ballon rond. La presse sportive étrangère, notamment française et allemande, pourrait se révéler pertinente pour envisager l’image du football belge à l’étranger et la place qu’il occupe en Europe. L’Auto, France Football, Miroir du Football ou encore Der Kicker évoquent régulièrement les clubs ou l’équipe nationale, notamment par le truchement de correspondants autochtones comme Roger de Somer. La presse d’information ne doit pas être non plus négligée, notamment parce que, remarque qui peut sembler triviale, elle est orientée idéologiquement. La Dernière Heure, qui racheta Les Sports en 1977, ne partageait pas la même conception du football et de son évolution que le journal Le Peuple, dont la consultation permettrait de mieux connaître l’aversion d’une fraction du Parti ouvrier belge (POB) pour le sport de compétition et notamment le ballon rond. Les publications plus ponctuelles tels les vade-mecum sur l’arbitrage ou encore les romans comme celui de Maurice Carême, intitulé Le Martyre d’un supporter, publié en 1928 à la Renaissance du Livre, ne doivent pas être négligés. Ce dernier, poète et homme de lettres, avait contracté le virus du football par son père et assista à la montée en puissance du mouvement du supportérisme depuis la fenêtre de sa maison d’Anderlecht, située à quelques encablures du parc Astrid. Des témoignages pourraient aussi être précieux tels les ouvrages de l’arbitre international belge John Langenus qui publia pendant la Seconde Guerre mondiale En sifflant par le monde : souvenirs et impressions de voyages d’un arbitre de football ainsi que Nos joyeux footballeurs, tous deux édités par Snoeck-Ducaju à Gand en 1942 pour le premier, 1945 pour le second.
Le football belge, une histoire sociale
Née dans les public schools britanniques dans la seconde moitié du xixe siècle, la pratique du ballon rond s’est rapidement diffusée sur le reste du continent européen pour devenir le sport le plus populaire dans de nombreux pays et, par là même, un phénomène social, politique et économique, à la fois témoin et acteur de l’histoire des sociétés européennes. En Belgique, le jeu est attesté dès les années 1880. Le processus d’implantation est partiellement connu : le football s’est développé dans les bassins et villes industriels du pays mais aussi au sein des collèges et universités, soit par l’intermédiaire d’étudiants et de travailleurs britanniques ou alors de jeunes belges ayant pratiqué le jeu pendant leurs études en Grande-Bretagne. Aussi fut-il, à ses débuts, une manie de bourgeois et d’aristocrates. Les classes supérieures y voyaient là un moyen de se distinguer socialement. Puis, progressivement, le football a amorcé sa descente vers les couches plus modestes de la société, et ce bien avant 1914. Il conviendrait ici de questionner cette rapide démocratisation. La politique paternaliste développée par certaines entreprises, étrangères comme belges, ainsi que la mise en place de lois sociales ont joué un rôle qui reste à évaluer. Mais le mimétisme des classes ouvrières et moyennes, toujours promptes à imiter les catégories supérieures de la société, ne doit pas être négligé pour comprendre les dynamiques sociales en œuvre au sein de la société belge au temps de la Belle Époque. Une étude sociologique fine des dirigeants de clubs permettrait sans aucun doute de dégager quelques tendances. De même, il serait intéressant d’expliquer les ressorts du développement tardif, voire du non-développement, du football dans certaines régions. L’environnement rural et l’absence d’une importante industrie ne peuvent seuls expliquer la faiblesse quantitative et qualitative du jeu à Namur et dans d’autres villes des provinces de Namur et du Luxembourg. Le développement des réseaux des transports et, plus largement, des moyens de communication, devrait aussi être convoqué.
L’histoire sociale du football renvoie aussi à l’amélioration des conditions de vie des pratiquants issus des milieux populaires ainsi qu’au statut du joueur. En effet, l’interdiction du professionnalisme et du racolage n’encourageaient pas les jeunes gens de condition modeste à exercer une activité physique qui nécessitait du temps et qui, en cas de blessure lors d’un match dominical ou à l’occasion d’un déplacement impliquant plusieurs jours d’absence, pouvait les empêcher de se rendre au travail, entraîner un manque à gagner et, en dernière analyse, amputer un budget déjà limité. Dans certains pays européens, les dirigeants ont répondu à ce dilemme en créant le statut du footballeur professionnel au tournant des années 1920 et 1930, accélérant plus encore la popularisation du jeu. En Belgique, en revanche, le professionnalisme fut seulement accepté après la Seconde Guerre mondiale, en plusieurs étapes. Mais le développement des assurances contre les accidents intervenus pendant les matchs de football et qui imposaient un arrêt de travail aux ouvriers et employés, la réglementation des joueurs-cafetiers ou encore la création du statut de joueur indépendant dans l’entre-deux-guerres ont encouragé ouvriers et employés à s’adonner aux joies du ballon rond. L’acceptation par l’URBSFA de verser une compensation aux joueurs de la sélection nationale devant effectuer de longs déplacements pour disputer des rencontres ou des tournois internationaux favorisa le mouvement. En 1930, il fut ainsi décidé par le comité exécutif d’accorder 90 % de leur salaire aux joueurs mariés et 75 % aux célibataires s’ils acceptaient de prendre un congé sans solde pour se rendre en Uruguay afin d’y disputer la première Coupe du monde de football de la FIFA. Mais il conviendrait ici d’approfondir les connaissances sur ces différents statuts et la politique menée par les caciques du football belge, en évaluant tant leurs aspects positifs que négatifs. En effet, le refus du professionnalisme a pu faire fuir certains talents, tel l’attaquant du Beerschot, Raymond Braine, qui quitta Anvers pour rejoindre le Sparta de Prague en Tchécoslovaquie afin d’y évoluer en qualité de professionnel. Cela priva les Diables rouges de l’un des meilleurs attaquants belges des années 1930. Ces réflexions sur le statut de joueur pourraient être prolongées avec l’introduction du professionnalisme. Il a largement contribué à faire évoluer la condition sociale des pratiquants et à amplifier le phénomène de vedettariat à partir des années 1970 et 1980. Enfin, l’histoire sociale du football se trouve aux confluents de plusieurs autres genres historiques, notamment de l’histoire de l’immigration ou encore de l’histoire du genre. L’immigration en Belgique de travailleurs italiens ou, plus tardivement, marocains, a pu encourager la constitution de clubs communautaires. En effet, dans un souci de créer un « entre-soi », nombre d’immigrés se sont retrouvés autour des pelouses de football afin de se rappeler leur pays d’origine le temps d’un match. Dans le même temps, dans un souci d’intégration, ils ont pu rejoindre les clubs de leur localité d’habitation ou voisine. Aussi serait-il intéressant d’évaluer dans quelle mesure le football fut un agent de l’intégration des travailleurs étrangers. La situation des joueurs hongrois et leur condition de vie méritent une attention particulière. En effet, après la crise de Budapest de 1956, plusieurs footballeurs magyars ont trouvé refuge en Belgique pour y signer des licences, soit comme joueur, soit comme entraîneur. Dans cette perspective, ils ont bénéficié de la solidarité de certains clubs et de l’Union belge qui n’ont pas hésité à faire une entorse aux règlements sur les transferts. L’histoire du football féminin en Belgique est quant à elle mieux connue11. Le jeu s’est développé à partir des années 1920 dans les grandes villes du pays, notamment par l’intermédiaire des clubs d’entreprises comme l’Innovation. Puis les femmes ont progressivement abandonné la pratique pour se consacrer à l’athlétisme et au basket-ball afin de se trouver plus en conformité avec les attendus sociaux. La fédération de football avait d’ailleurs condamné la pratique au début de l’année 1922. Il fallut attendre la fin des années 1960 pour voir les femmes taper à nouveau dans le ballon rond, à la faveur des mouvements féministes, et être enfin reconnues par l’URBSFA. Cependant, il semble que la métaphore géologique filée par Karen Offen12 pour rendre compte des dynamiques des féminismes, c’est-à-dire irruption, fissure et contre-mouvement, sied mieux à l’évolution du football féminin que celle de vagues. En effet, au cours des années 1930, 1950 et 1960, le comité exécutif de l’URBSFA fut obligé d’intervenir auprès de ses membres affiliés afin qu’ils ne prêtent pas leur terrain à des équipes du « sexe faible », attestant donc de l’existence d’une pratique féminine dont on ne sait pas grand-chose. De même, l’histoire du football féminin depuis les années 1970 mériterait d’être revisitée : origines sociales des footballeuses ou encore représentations sociales du féminin ou du masculin constituent des perspectives de recherches intéressantes.
Le ballon rond dans l’histoire de la consommation outre-Quiévrain
La démocratisation du football devrait pouvoir aussi contribuer à l’écriture de l’histoire économique de la Belgique. Tout d’abord, parce que jouer au football a toujours impliqué la fabrication de matériel, qu’il s’agisse de maillots, de chaussures ou encore de ballons. De même, l’entretien des pelouses nécessite l’intervention de sociétés spécialisées, qui multiplièrent d’ailleurs les annonces publicitaires dans la presse sportive du début xxe siècle. Surtout, à partir de la seconde moitié des années 1910, la construction et l’entretien des stades, véritable cathédrale du xxe siècle, a convoqué des entreprises issues de différents secteurs d’activité, du gros œuvre aux technologies de pointe. L’économie de l’équipement du football était stimulée par la croissance des effectifs de l’URBSFA qui passèrent de 700 membres en 1895 à près de 34 000 en 1920 et à 423 000 en 2000. Cette démocratisation vaut aussi pour le football en tant que spectacle de masse. Si les premières rencontres attirèrent au mieux quelques centaines de spectateurs portant le feutre, symbole de la bourgeoisie, on assista au cours de l’entre-deux-guerres à une massification de l’assistance, certaines rencontres internationales attirant plus de 50 000 spectateurs qui portaient, quant à eux, la casquette, signifiant leur appartenance aux classes ouvrières. Or, ces foules sportives ont, dès la décennie 1920, consommé des produits directement liés au football : concours de pronostics, magazines et fanzines, stickers, produits textiles. Mais ils achetèrent également des produits de consommation courante associés au football par la réclame et la publicité : postes de radio puis, à partir de la Coupe du monde 1958, téléviseurs pour suivre les exploits de leurs joueurs favoris, denrées alimentaires, boissons et cigarettes. Au cours des années 1930, lors de la mi-temps d’un match, telle marque de « cibiche » rappelait par exemple que si « l’arbitre avait les dents blanches, c’est parce qu’il fumait » son produit. Les chocolats Duc d’Anvers exploitaient les photos des joueurs de division d’honneur. L’innovation la plus originale vint de la chocolaterie Junon de Verviers qui édita des chromos artistiques, représentant chacun un joueur de football en tenue de son club. Ces chromos se trouvaient dans les bâtons de chocolat « Club » et devaient être classés chaque semaine sur un tableau reflétant le nouveau classement à la fin de chaque journée. Le tableau en question était remis gratuitement par la firme Junon contre l’envoi de dix enveloppes des bâtons chocolatés « Club » alors que la collection complète, soit 98 chromos représentant 7 séries de 14 clubs, donnait droit à des abonnements à La Vie Sportive. L’intégration croissante des logiques de marché après la Seconde Guerre mondiale amplifia ce phénomène de merchandising. Le développement du tourisme sportif pourrait aussi être évalué. Au début du xxe siècle, nombre de supporters se déplaçaient déjà à travers le pays ou à l’étranger pour encourager leur équipe favorite. À l’occasion de la Coupe du monde de football 1938 qui se tint en France par exemple, l’Union belge de football s’associa à la compagnie « Wagons-Lits/Cook », située alors place de Brouckère à Bruxelles, pour proposer cinq formules de voyages incluant les billets de train, l’hébergement et les repas ainsi que les transferts au stade de Colombes situé dans la banlieue parisienne. Pour effectuer le déplacement avec la compagnie nationale des chemins de fer en troisième classe ou deuxième classe et passer trois jours et deux nuits sur place, il en coûtait 295 FB ou 345 FB.
Le spectacle sportif et la consommation étaient sujets à des taxes directes et indirectes qui rentraient dans les caisses des communes et de l’État. Les clubs et l’Union belge, bénéficiant parfois d’une ristourne, payaient un impôt sur les droits d’entrée et la buvette à l’intérieur des stades. Or, au cours des années 1930, on estimait que la recette d’une journée de championnat de 1re division s’élevait en moyenne à 440 000 FB. Mais parmi ces flux financiers, on devrait prendre également en compte les taxes directes et indirectes sur les produits consommés par les supporters et spectateurs de football, comme les postes radiophoniques, les téléviseurs ou encore les concours des pronostics. Ces derniers, qui rapportèrent près de 100 000 FB en 1938, étaient d’abord ponctionnés à hauteur de 4,4 %, puis de 15 % et enfin de 23 % après la Seconde Guerre mondiale. Cet aspect financier pourrait lui aussi faire l’objet d’une recherche intéressante.
Le football ou le jeu des identités belges
Mais les concours de pronostics sur les matchs de football ne représentèrent pas qu’un enjeu financier. Les 13 et 14 décembre 1938, ils firent l’objet d’un débat à l’Assemblée opposant communistes, socialistes, libéraux et catholiques, rappelant ainsi que l’histoire du ballon rond est aussi une histoire politique. Il conviendrait tout d’abord d’étudier les différentes identités véhiculées par le football ainsi que sa capacité à diffuser un sentiment d’appartenance commun tant au niveau local que national. Qu’est-ce qui différencie les supporters du Daring de ceux de l’Union Saint-Gilloise ou encore de ceux du White Star ? Est-ce que le Zwanze, cette forme d’humour gouailleur typiquement bruxellois, fut seulement perceptible dans les travées du stade Marien de Saint-Gilles ou alors était-il possible, quand on était originaire des Marolles et des milieux populaires, de supporter un club de la banlieue bourgeoise de Bruxelles ? La question se pose également pour les autres villes du pays où existaient au moins deux clubs, catholique ou laïc et populaire ou bourgeois, comme à Liège, Bruges, Anvers ou encore Verviers. La capacité de l’équipe nationale à diffuser un sentiment national au cours du xxe siècle pourrait aussi faire l’objet d’une étude13. Elle serait une approche possible d’une histoire plus large de la communautarisation, ou non, du ballon rond en Belgique. À titre d’exemple, en février 1929, le journal Vlaanderen Gent lança un appel aux joueurs de football nationalistes « des Pays-Bas du Sud ». Quelques mois plus tard, une fédération flamande de football, la Vlaamsche Voetbal Bond, qui joua un rôle particulier pendant la Seconde Guerre mondiale, tout comme le fit la Ligue belge de football amateur au sud du pays, vit le jour. De manière connexe, la gestion des lois sur le régime linguistique est tout aussi intéressante. Dès 1931, l’URBSFA prit un train de mesures visant à la parité en son sein. Le secrétaire général par exemple devait être bilingue et la moitié des membres des comités de juridiction devait parler et comprendre le néerlandais. L’organe officiel de la fédération dut désormais être publié dans les deux langues du pays. Dans un même ordre d’idée, on pourrait évaluer l’impact des lois linguistiques de 1962-1963 sur l’organisation du football et la gestion de l’URBSFA.
Le football belge entre Église et mouvement ouvrier
À partir de 1928, l’Union belge se résolut aussi à négocier avec les fédérations affinitaires. Outrepassant les fonctions traditionnelles des organisations politiques, les partis socialistes et catholiques mirent chacun en place une constellation d’institutions et d’associations qui occupaient le terrain social. Ces « piliers » s’affirmèrent particulièrement au cours de l’entre-deux-guerres. Le sport, en particulier le football, ne fut pas épargné par cette volonté d’encadrement. Les libéraux avaient renoncé, contrairement aux deux autres grands partis, à disposer d’organisations de masse – ou alors elles demeuraient marginales – pour miser sur l’influence d’une série de personnalités présentes dans les milieux financiers, intellectuels ou encore administratifs de la capitale14. Mais cela ne signifiait pas qu’ils se désintéressaient des affaires sportives, bien au contraire. Leur accointance avec le monde du ballon rond est flagrante. Les premiers ministres Van Zeeland et Janson se rendirent au Heysel à plusieurs reprises et marquèrent leur soutien à l’URBSFA en différentes circonstances tout comme le ministre des transports Marck ou encore le ministre d’État et président du Sénat, Maurice Lippens. Ce dernier, très impliqué dans le mouvement sportif, entretenait des relations privilégiées avec le monde du football et parrainait certains clubs. De son côté, Adolphe Max entretint des relations suivies avec Rodolphe Seeldrayers, dirigeant de l’URBSFA et futur président de la FIFA. En effet, le bourgmestre de Bruxelles encouragea grandement les sports. Si la ville demeura parcimonieuse quant aux subsides, son principal édile devint membre d’honneur de multiples associations sportives ou leur accorda « sa protection ». Ce soutien libéral au football s’observe aussi, on l’a vu, chez le général Jean Meiser, bourgmestre de Schaerbeek ou encore chez Oscar Bossaert, bourgmestre de Koeckelberg. Ce dernier, ancien footballeur et capitaine de l’équipe nationale belge, fut également président du Daring, l’un des meilleurs clubs bruxellois de l’entre-deux-guerres. Les libéraux étaient directement impliqués dans les clubs ou à l’Union belge. Parmi eux, on retrouvait un autre ancien du Daring et capitaine des Diables rouges, Armand Swartenbroecks, qui exerça aussi la charge de bourgmestre de Koekelberg. Enfin, des membres du parti libéral occupaient les plus hautes fonctions au sein de l’URBSFA comme Oscar Van Kesbeeck qui en fut président de 1937 à 1943. En fait, la fédération de football dut surtout composer avec la concurrence des deux autres piliers de la société belge. Les années 1920 et 1930 constituèrent la « rijke roomse leven », c’est-à-dire l’âge d’or du mouvement catholique qui s’observa dans la vie culturelle et sportive. À partir de 1928, l’Union métropolitaine (UM) ne se contentait plus d’être un simple groupement reconnu par l’Union belge. Sous la houlette du chanoine Dessain et de l’Abbé Bloquaux, elle renforça ses liens avec sa fédération de tutelle comme en décembre 1928 où les deux parties annoncèrent que les transferts entre les deux organisations étaient autorisés. Dans le même temps, l’UM, qui devint la Fédération catholique en 1930, se livra à une propagande importante pour attirer à elle de nouvelles « ouailles » adeptes du football et qui représentaient potentiellement de futurs licenciés pour l’URBSFA. Le comité provincial du Limbourg fit appel en janvier 1929 à Verdyck, Van Kesbeeck et Seeldrayers en raison de l’intense propagande à laquelle se livrait l’Union métropolitaine dans cette province. À la fin de l’année, une réunion devait être organisée à l’initiative de l’Union belge en raison des critiques répétées, à charge contre elle, du journal de l’UM, Métro-Sport. Aussi demandaient-ils à leurs homologues catholiques de censurer étroitement leurs publications. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la nouvelle Union sportive catholique perdit progressivement de son influence, au fur et à mesure que se sécularisait la société belge. Elle ne comptait que quelques centaines de joueurs et n’était même plus un groupement membre de l’URBSFA. L’élection du chanoine Dessain à la tête de l’Union belge en 1943 participa sans doute aussi à la perte d’influence de l’ancienne Union métropolitaine qu’il avait contribué à développer. Si, des trois grands partis, le Parti ouvrier (POB) était le mieux organisé, son action du point de vue du football reste à évaluer. Ce n’est qu’en 1933 que l’URBSFA fut interpellée par un club, le Standard Thuillies, en raison de l’intense propagande à laquelle se livrait la fédération socialiste dans la région15. L’Union belge et le POB étaient trop éloignés idéologiquement pour trouver un compromis, voire pour envisager une intégration des sections socialistes au sein de la fédération. Le journal Le Peuple n’eut de cesse de dénoncer les politiques mises en place Rue Guimard, adresse du siège de la fédération de football. Cette dernière ne serait qu’une fédération de « riches », privilégiant un sport d’élite alors que le POB militait pour un sport de masse. Ce à quoi l’URBSFA répondit qu’elle comptait vingt fois plus de clubs pauvres que la fédération socialiste de football16. Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale et la dissolution du POB pour voir les sections socialistes se rapprocher de l’Union belge ou, au moins, envisager une collaboration. En août 1940, Nobels et Devliegher, représentants de la fédération socialiste de football, rencontraient deux dirigeants de l’Union belge, Hermesse et Crahay, pour connaître les conditions de « l’incorporation » des clubs issus du sport ouvrier à l’URBSFA. Les socialistes souhaitaient être reconnus comme un groupement, au même titre que le sport corporatif ou la section interbancaire. Quant à elle, l’Union belge demanda simplement qu’ils renoncent à faire de la politique et à changer les noms des clubs quand ceux-ci étaient trop connotés. Les clubs affiliés à la fédération socialiste d’un côté et les comités provinciaux de l’URBSFA de l’autre furent donc invités à entrer en contact. À Liège, où officiaient Crahay et Hermesse, un accord fut trouvé : 22 clubs participèrent aux championnats de l’Union belge, soit une cinquantaine d’équipes. Convoqué au Stadtkommissar de la ville, Hermesse dut encore garantir que ces formations s’abstiennent de toute propagande. Dans le Hainaut, un accord fut également trouvé. En revanche, les choses évoluaient différemment dans le Limbourg, à Namur, au Luxembourg, le Brabant et la Flandres Occidentale : les socialistes ne se manifestèrent pas auprès du comité provincial17. En Flandre orientale, le comité socialiste refusa de travailler avec l’Union belge alors que, à Anvers, il ne répondit pas à la convocation du comité provincial. Qu’est-il advenu de ces sections et quelles furent les modalités de leur reconstitution dans l’immédiat après-guerre ?
La Belgique, une puissance du football ?
Ces interactions entre football et politique pourraient également intégrer le rôle joué par le ballon rond dans les relations internationales de la Belgique. Si le ministère des Affaires étrangères n’a jamais mis en place une structure dédiée comme ce fut le cas en France par exemple avec le Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE), le football a pu être un agent de la diplomatie belge. Ce fut le cas au lendemain de la Première Guerre mondiale lorsque les délégués de la Belgique à la FIFA demandèrent et appuyèrent l’exclusion de la fédération allemande de football de l’instance internationale. En 1930, l’ambassadeur uruguayen à Bruxelles, Buero, rencontra les caciques de la fédération afin de les convaincre de participer à la première Coupe du monde de football de la FIFA organisée par son pays. De même, on pourrait voir dans quelles mesures des dirigeants de l’URBSFA comme Crahay, véritable « père fondateur » de l’Europe du football, ou encore Meert, initiateur de l’Entente de Florence qui réunissait les fédérations de football d’Europe occidentale afin de contrebalancer le poids de l’Europe communiste au sein des instances internationales, ont contribué à faire rayonner la Belgique. Plus récemment, en 1986, le secrétaire au commerce, Etienne Koops, assura que le bon parcours de « la bande à Scifo » lors de la Coupe du monde au Mexique avait servi la promotion des exportations et l’image de marque de la Belgique à l’étranger. Quelques mois plus tard, le ministère des Affaires étrangères signa une convention avec le COIB afin que les sportifs, dont les footballeurs, aident à promouvoir les services et les produits belges à l’exportation.
La place centrale du football dans le système des sports belges
Si le football est à la fois miroir et sujet de l’histoire sociale, économique et politique, il possède néanmoins une certaine autonomie en tant que champ d’étude. Aucune de ces contingences ne suffit en effet à expliquer « l’hégémonie culturelle » du ballon rond au sein du mouvement sportif. En effet, le football s’affirma rapidement comme le sport le plus populaire. Seules quelques disciplines ont pu tenir la comparaison, notamment le cyclisme et la boxe. Il faut dire qu’il n’a pas eu à souffrir de la concurrence du rugby comme ce fut le cas en France par exemple. Cette popularité bénéficia aux finances de l’URBSFA dont la bonne santé dans ce domaine tranchait avec l’impécuniosité des autres fédérations sportives. D’ailleurs, l’Union belge de football fut une grande pourvoyeuse de fonds : ligue belge d’athlétisme, ligue belge de vélocipédie ou encore fédération de boxe sollicitèrent régulièrement leur homologue du football pour obtenir des subventions leur permettant d’organiser et de participer à des compétitions internationales. Dans un même ordre d’idée, c’est grâce aux pronostics sur les concours de football que l’Institut national de l’éducation physique et du sport, créé en 1956, put financer le développement du sport en Belgique. Pour autant, les relations entre l’Union belge et les autres associations du pays ne furent pas toujours au beau fixe. Le président de la Ligue d’athlétisme, Hermès, attaqua à plusieurs reprises l’URBSFA car cette dernière fut tentée, après la Seconde Guerre mondiale, de ne plus respecter une tradition établie à la fin du xixe siècle et qui consistait à faire arrêter les rencontres du championnat national de football en avril afin de ne pas concurrencer les compétitions d’athlétisme qui débutaient au mois de mai. Une étude de l’évolution des relations entre l’URBSFA et la presse sportive est aussi pertinente. Plusieurs textes parus dans La Vie Sportive attestent de conflits avec des journalistes ou avec l’hebdomadaire Les Sports. Les crises propres au football sont tout aussi intéressantes. Au tournant des années 1950-1960, le football belge connut une chute de popularité. Les stades notamment étaient délaissés par les foules sportives qui se tournaient vers d’autres lieux de divertissement. Ces difficultés s’observèrent toutefois dans d’autres pays européens18. Mais comment l’expliquer et surtout quelles mesures l’URBSFA prit-elle pour contrebalancer le mouvement ? Pour les dirigeants fédéraux, les raisons de cette crise étaient la baisse du niveau de jeu et le manque de sévérité des arbitres. À la fin des années 1970, ce fut la faillite de la maison Prior, une firme de pronostics sur les matchs de football et principale partenaire de l’Union belge, qui manqua de peu d’entraîner la fédération dans sa chute. Cela posait la question du financement du football et de la dépendance de l’URBSFA aux paris sportifs. Elle trouva alors d’autres recettes, notamment celles issues de la télévision et de la radio. Au début des années 1930, l’URBSFA avait fait remarquer à l’Institut national de radiophonie que le nombre de spectateurs dans les stades chutait dès que les matchs étaient diffusés en direct à la radio. Elle demanda donc une compensation. Elle en fit de même avec les télévisions. Mais l’URBSFA ne fut pas toujours hostile et sa position se modifia progressivement, surtout à partir des années 1970 et 1980, lorsqu’elle comprit qu’il y avait là une manne financière dont elle pouvait tirer profit. C’est ainsi que les grandes compétitions nationales et internationales envahirent le petit écran.
Des compétitions à étudier
Souvent liées à des questions financières et au progrès technologiques, les compétitions de football sont apparues dès les années 1900. Un championnat débuta dès la saison 1895/1896 et fut remporté par le FC Liégeois. Deux évolutions permirent aux dirigeants de créer rapidement de nouveaux tournois. Tout d’abord, l’assemblée générale de l’UBSSA de 1897 constata que le nombre de membres avait augmenté : elle en comptait désormais 700. Surtout, la saison 1896/1897 voyait la création de sections de football au sein des lycées et des universités : Lycée international, Institut Laurent de Bruxelles, Kunnel Club au sein de l’institut Saint-Louis, Université Libre de Bruxelles, Université de Louvain, de Liège et de Gand, Institut agricole de Gembloux, Athénée Liège, Pensionnat de Melle, Institut Kahn. Ce dynamisme permit à l’organisation faîtière d’organiser un championnat de deuxième série et un championnat pour scolaire à partir de la saison 1897-1898. En 1902, il existait déjà cinq championnats : 1re, 2e et 3e division, juniors et scolaires. Comment ces compétitions, d’abord dominées par les clubs bruxellois puis, progressivement, par les clubs flamands, ont-elles évolué jusqu’à l’institution de la Jupiler League et des play-offs ? De même, alors qu’en France et en Angleterre la coupe nationale s’est affirmée, pour reprendre l’analyse de l’historien Hobsbawm, comme une « tradition inventée », la Coupe de Belgique a peiné à s’imposer. Il fallut attendre 1965 et la création d’une Coupe des vainqueurs de coupe pour convaincre les clubs belges de l’intérêt d’une coupe nationale et voir cette compétition se pérenniser. Son histoire et celle du football belge en général ne peuvent être comprises sans une analyse de l’évolution des clubs et de la sélection nationale dans les grandes compétitions internationales. Au début du siècle, certaines personnalités avaient offert des challenges afin d’inscrire le football dans une dynamique européenne. La Coupe Van der Straten-Ponthoz, sportif et président d’honneur du Léopold de Bruxelles, réunit par exemple des clubs néerlandais, belges et français. Elle a été créée en 1899 et avait réuni cette année-là trois équipes belges, deux néerlandaises et une suisse. En 1901, douze clubs y participèrent. Puis, au cours début des années 1950, les formations belges, notamment le RSC Anderlecht se trouvèrent aux avant-postes lors de la création des compétitions européennes. C’est tant l’attitude et l’évolution des formations belges dans ces tournois qu’il conviendrait d’éclairer.
Un style de jeu belge ?
L’étude des compétitions permet d’approcher l’histoire des tactiques de jeu. Que de chemin parcouru entre le « dribbling game » pratiqué par les pionniers de la fin du xixe siècle et le jeu savant et plus performant développé au cours des dernières années. Cette évolution est le fruit des progrès réalisés dans le domaine des connaissances scientifiques, notamment dans celui des techniques du football et de la mécanique du corps, ainsi que, sans doute, des enjeux économiques croissants du ballon rond. Aussi, après avoir assisté à une nationalisation de la pratique et des styles de jeu avant la guerre de 191419, les équipes belges auraient-elles été saisies au cours de l’entre-deux-guerres par la tactique dite du WM, inventée en Angleterre par Chapman, l’entraîneur d’Arsenal ? De même, au cours des années 1960, de nouveaux schémas tactiques vinrent se greffer. Les équipes jouaient désormais avec un libéro décroché, remettant ainsi en cause la défense en ligne, et, alors qu’elles jouaient encore avec quatre attaquants jusqu’au milieu des années 1960, elles n’en comptaient plus que deux, voire un seul à la fin de la décennie. En 1966, le RSC Anderlecht fit évoluer Pierre Hanon en libéro et comptait un seul attaquant. La même année, avec l’arrivée de Valkaert en remplacement de Goethals, l’équipe de Saint-Trond pratiqua le « béton », c’est-à-dire un jeu ultra-défensif lui permettant d’assurer l’imperméabilité de son but. Quant à l’Antwerp, il domina le début du championnat grâce à un jeu comprenant cinq défenseurs, trois milieux de terrain et deux attaquants. Le football belge était alors conquis et influencé par le développement de la tactique du « verrou », encore appelée catenaccio en Italie, inventée par le Suisse Karl Rappan à la veille de la Seconde Guerre mondiale et remise au goût du jour par le franco-argentin Helenio Herrera qui entraîna d’abord en France, Espagne puis en Italie, à l’Inter de Milan. Cependant, les coups de sonde portés dans la presse sportive attestent que ces transferts culturels avaient leurs limites et laissent entrevoir une autre histoire des styles et tactiques de jeu. En effet, il ne semble pas que tous les entraîneurs aient succombé aux modes susmentionnées. José Crahay, futur secrétaire de l’Union belge de 1953 à 1973, signa plusieurs articles dans La Vie Sportive des années 1930 pour condamner les tactiques de jeu de la sélection nationale ou de clubs qui n’avaient pas encore adopté le WM. De même, il semble que le fait d’aligner deux attaquants de pointe n’ait pas toujours été synonyme de renoncement à un football offensif, notamment avec l’arrivée de défenseurs latéraux évoluant en « piston », c’est-à-dire multipliant les allers-retours en fonction des phases d’attaques et de récupération. Cette histoire est à mettre en relation avec celle de la formation des entraîneurs, joueurs et arbitres. En effet, dès le début du siècle, on se soucia de la qualité de l’arbitrage. Des conférences furent alors données à travers tout le pays par certains dirigeants de la section football de l’Union belge des sociétés de sport athlétique et de la fédération des arbitres. Puis, au cours de l’entre-deux-guerres, germa l’idée de créer un centre pour la formation des entraîneurs dont les cours étaient assurés par deux professeurs, l’un pour le football, l’autre pour l’éducation physique. Des écoles d’entraîneurs fleurirent partout dans le pays, dont la plus connue était l’École du Heysel. La politique de formation des jeunes serait également un sujet. Au cours des années 1930, le montant demandé par certains clubs pour le transfert de leurs joueurs encouragea les autres associations à développer une politique de formation. C’est ainsi que le Standard commença à organiser des tournois afin de détecter les meilleurs jeunes non affiliés à l’URBSFA et de leur proposer de prendre une licence officielle. Non loin de là, à Seraing, un « comité de jeunes » était mis en place au sein du club local pour recruter de nouveaux talents et un partenariat avec l’école communale était développé. En 1938 furent créés, en partenariat avec le RSC Anderlecht, le concours du jeune footballeur et un « comité national du jeune footballeur ». Ce club développa sa politique de formation, l’équipe fanion puisant à moult reprises dans cette réserve de joueurs encore juniors pour jouer les premiers rôles dans le championnat national. Cette politique s’observa aussi au niveau des sélections. L’Union belge mit en place un « centre junior » pour « préparer l’avenir ».
Conclusion
Ne prétendant pas à l’exhaustivité, ce texte a pour simple objectif de montrer l’intérêt d’une histoire du football belge qui reste encore à écrire. Elle pourrait sans aucun doute apporter sa contribution à une meilleure connaissance de l’histoire politique, économique et sociale de la Belgique. De même, elle devrait permettre d’en savoir plus sur une histoire « sportive » du football et plus particulièrement sur la place occupée par le ballon rond belge dans l’évolution du football européen. D’autant que les archives ne manquent pas tant les AGR, les communes, sans compter les entreprises et les associations conservent de nombreuses traces de cette histoire.