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Allemagne

En 2023, la France accueille pour la deuxième fois depuis 2007 la Coupe du monde de rugby. C’est l’occasion de dresser un bilan du rugby allemand qui, au grand étonnement de certains observateurs1, n’est toujours pas représenté lors de cette compétition de renommée internationale. Le football rugby a pourtant une longue tradition en Allemagne. Dès les années 1870, le journal anglais The Field publie régulièrement les résumés des quelques rencontres organisées par des ressortissants anglo-saxons dans plusieurs villes allemandes. Leur pratique d’un football qui autorise le jeu à la main permet d’initier les lycéens allemands qui finissent par créer les premiers clubs à la fin de la même décennie2. Certains de ces clubs figurent même sur la liste des membres fondateurs de la Fédération allemande de football DFB (Deutscher Fußball-Bund3). De même, en 1900, le FC Frankfurt 1880, l’un des pionniers en matière de football rugby en Allemagne, est convié à Paris afin de participer au tournoi olympique qui est organisé dans le cadre de l’Exposition universelle4.

Néanmoins, contrairement à la France de la Belle Époque, durant laquelle ce sport britannique s’ancre durablement dans le paysage sportif, le rugby peine à s’imposer en Allemagne. Les deux variantes du football, association et rugby, sont en effet considérées dans certains milieux éducatifs, et particulièrement dans celui des influents gymnastes allemands, comme des pratiques physiques dangereuses dont il faut préserver la jeunesse allemande. Ainsi le football rugby se voit-il confronté à des préjugés dont il ne peut se défaire, ce qui n’est pas le cas de son cousin, le football association5. Le sport au ballon ovale demeure donc à cette époque en Allemagne un phénomène local, ses fiefs historiques se trouvant à Heidelberg, Hanovre ou Francfort-sur-le-Main. Sur le plan international, certains clubs parviennent certes à entretenir des relations avec leurs homologues anglais ou français, mais le rugby allemand connaît un autre destin que le rugby en France, pays qui avait été cordialement invité par les Home Unions britanniques à rejoindre, dès 1910, leur tournoi annuel. Celui-ci prendra ensuite le nom de Tournoi des Cinq Nations6.

Cette absence du rugby allemand sur la scène internationale perdure après la Première Guerre mondiale. Les rugbymen allemands ne sont conviés ni aux Jeux Olympiques d’Anvers en 1920 ni à ceux de Paris en 1924, après lesquels le rugby est du reste radié de la liste des sports olympiques pour une durée de 92 ans. Pour autant, c’est aussi grâce à la France que le rugby connaît un second souffle en Allemagne : en 1926, la fédération allemande DRFV (Deutscher Rugby-Fußball-Verband) s’accorde avec la Fédération française de rugby (FFR) pour organiser des rencontres annuelles entre leurs sélections nationales. Cet échange rugbystique s’inscrit dans un climat de rapprochement diplomatique encouragé par l’esprit de Locarno. Mais cet engagement prend une tout autre allure à partir de 1931, lorsque les Home Unions britanniques rompent leurs relations rugbystiques avec la France. La FFR cherche dès lors à intensifier les relations rugbystiques avec d’autres fédérations européennes, et notamment avec la DRFV. Lorsque la Fédération internationale de rugby amateur (FIRA) est créée en 1934 sous une tutelle franco-allemande, il s’agit aussi pour la FFR de défier et de concurrencer l’IRFB (International Rugby-Football Board) qui appliquait une politique de splendid isolation sous prétexte de défendre les valeurs d’amateurisme à la britannique. Du point de vue allemand, cette relation franco-allemande privilégiée participe d’une volonté de reconnaissance diplomatique du régime nazi à travers le sport.

Après la Seconde Guerre mondiale, la FIRA continue à exister et compte à partir des années 1950 deux fédérations allemandes parmi ses membres. Toutefois, les échanges sportifs demeurent très limités et suivent, à quelques exceptions près, la logique géopolitique du rideau de fer qui divise l’Europe. Le rugby allemand est définitivement relégué au second plan, tant sur le plan sportif que diplomatique. Les échanges avec la France sont certes maintenus dans le cadre de la FIRA, mais la sélection ouest-allemande doit désormais se contenter de rencontres avec un XV de France bis. À la surprise générale, le rugby allemand revient en 2018 sur la scène internationale après avoir failli décrocher un billet pour la Coupe du monde au Japon (2019) lors de la phase des qualifications à Marseille. Cette montée en puissance est en partie liée au mécénat de Hans-Peter Wild. Natif de Heidelberg et patron du groupe Capri-Sun, Hild se fixe pour objectif de permettre au rugby de dépasser son statut de sport amateur. En 2007, il finance la création de la WILD Rugby Academy (WRA) à Heidelberg, offrant ainsi des structures semi-professionnelles aux joueurs. Dix ans plus tard, Wild rachète le traditionnel club parisien Stade français et envisage d’en faire profiter le rugby allemand sur le plan sportif et professionnel7. Mais ce nouveau chapitre des relations rugbystiques franco-allemandes ne sera finalement pas écrit : en raison de désaccords entre la fédération et Wild, ce dernier met, dès 2018, un terme à son engagement en faveur du rugby d’Outre-Rhin8. Le rugby à XV subit encore les conséquences de ce retrait financier et l’espoir des rugbymen allemands repose désormais sur le rugby à VII, discipline olympique depuis 2016, éligible à des subventions étatiques.

L’insignifiance du rugby allemand dans le monde du sport a certainement contribué à ce que son histoire ne fasse guère l’objet d’études majeures9. Pourtant, l’imbrication de l’histoire des rugbys allemand, français et britannique démontre à quel point une analyse transnationale et croisée permet de mettre en lumière les zones d’ombre dont font état les différentes fédérations nationales10.

Franz Kuhn

Argentine

Mon travail ethnographique réalisé dans le cadre de ma thèse de doctorat en sciences de la communication11 (2008-2015), m’a amené à soutenir que le rugby, en Argentine, a été historiquement construit comme un espace d’attribution et de conquête de prestige social par les classes privilégiées. De la même manière, il a été érigé en école morale distinctive et a contribué à déterminer ce que signifie être un « vrai homme », sur la base d’un système de normes dominantes et hégémoniques, liées à l’attribut de l’hétéronormativité et à l’exaltation de la virilité, à l’intérieur et à l’extérieur du terrain de rugby.

Débuts, nationalisme et déplacements

Les débuts de la pratique du rugby en Argentine remontent à 1871 et coïncident avec la fondation de la fédération anglaise de rugby. En 1899 est créée la River Plate Rugby Union. C’est l’étape décisive de la formation du rugby argentin sur le plan institutionnel, la première partie ayant été disputée le 14 mai 1873 au Buenos Aires Cricket Club, sans utiliser les règles établies par la fédération anglaise. En 1899, commencent aussi les activités du Belgrano Athletic qui, avec trois autres clubs émergents (Rosario Union, Club Buenos Aires Football, Lomas Athletic) forment la River Plate Rugby Union. Les quatre équipes sont chargées d’organiser les compétitions et sont appelées les « clubs fondateurs » du rugby argentin, bien qu’ils soient tous composés de membres de la colonie anglaise.

En 1908, en résonance avec l’esprit nationaliste, les procès-verbaux de la River Plate Rugby Union sont rédigés en espagnol. Deux ans plus tard, on célèbre le Centenaire de la Révolution de mai 181012. Une sélection de joueurs britanniques, qui lancent la mode des tournées successives de différentes équipes étrangères, vient jouer plusieurs matchs. Leurs démonstrations érigent les joueurs anglais au rang de maîtres admirés par les élèves argentins. C’est également au cours des années 1910 qu’un changement important se produit dans l’histoire du rugby en Argentine. Les équipes de football association britanniques se retirent des ligues pour gagner et façonner définitivement l’espace rugbystique. Les classes ouvrières émergentes se réapproprient et conquièrent le territoire de la pratique du football, remplaçant le schéma idéologique et de classe anglaise.

L’amateurisme comme pratique distinctive

Le football des années 1920 et 1930 avait été massifié et réapproprié par les milieux populaires, parvenant à professionnaliser la pratique, et à cristalliser – une décennie plus tard – l’idée qu’être un professionnel du football permettrait de s’élever socialement. Des arguments soutenus et promus par les deux premiers gouvernements péronistes13, basés sur l’incorporation d’un large secteur de la population, et sa reconnaissance dans la participation et l’attribution de droits sociaux essentiels. L’idée de professionnaliser la pratique du sport pour les classes dominantes en Argentine était assimilée à la poursuite d’intérêts « impurs » et à la rupture avec l’idéalisme qui assimile le fait de jouer pour le seul « amour du sport ». Les élites argentines devaient se départir du professionnalisme qui, de son côté, était associé à l’idée de masse et au caractère populaire, voire plébéien du ballon rond. Jusqu’aux années 1910, la distinction sociale était garantie dans l’espace du sport par la pratique du football qu’il fût association ou rugby. En même temps, était mise en œuvre une campagne de nationalisation des masses populaires, valorisant le sentiment patriotique, au moment même du centenaire de la nation. La promotion des traditions nationales et la connaissance de l’histoire argentine avaient établi une « restauration nationaliste ». Désormais, le sport porterait ce nationalisme, mais à partir d’une forme de partition sociale distinguant les adeptes élitaires du rugby à ceux, beaucoup plus populaire, du football.

L’appropriation d’un système de valeurs consacré par le concept de fair-play avait pour but d’établir la différence entre un « monsieur tout le monde » et un rugbyman. L’appropriation de ces valeurs s’est réalisée en Argentine dans un espace exclusif : le terrain de rugby. Les différences supposées avec le football ou d’autres pratiques, qui poursuivent et sont portées par des intérêts considérés comme « impurs », souvent par l’intermédiaire de l’argent, ont généré des modèles d’indiscipline qui n’ont pas grand-chose à voir avec la courtoisie d’un gentleman, ni avec la conduite civilisée des « honnêtes gens ». Cela ne semble pas être le cas du rugby. Le culte de la discipline, de l’ordre et du modèle civilisé porte la marque des deux grandes écoles rugbystiques : la France et l’Angleterre. Les valeurs sont portées par les clubs de rugby qui sont chargés de les diffuser, mais aussi incarnées dans les récits et les pratiques de leurs joueurs.

Le rugby ou la « vraie virilité »

Le rugby argentin fut – et reste – un espace garantissant la création et l’existence d’un cercle de privilégiés. Il sert à construire la distinction par rapport à d’autres champs de l’espace social, avec une capacité notable de différenciation, via un système de valeurs présenté comme légitime et le modelage de corps en accord avec ces valeurs. En d’autres termes, il impose une esthétique corporelle dominante parmi les différents collectifs sociaux. Cette construction matérielle et symbolique de la différence et de la distinction s’est accompagnée de la délégitimation d’autres groupes sociaux qui ont construit ailleurs (par exemple, le football) leurs identités sociales. À partir de la fin du xixe siècle, le rugby se cristallise comme un espace social exclusif pour des individus qui ont obtenu ou obtiendront un prestige social. Il devient l’un des espaces sportifs où se reproduit la culture européenne choisie par les fondateurs d’une nouvelle nation, un espace modelé par la distinction. Il constitue le terrain où se perpétue le système moral qui distingue les gentlemen et les hommes honorables, dont le prestige social est paradoxalement confirmé par la participation à un jeu marqué par la rudesse et l’agression physique ; c’est aussi l’espace où se reproduit le modèle masculin dominant par excellence, selon les critères de classification de ce qui, pour l’État, est un homme véritable : tempéré, rationnel, cultivé, éduqué. Mais aussi courageux, audacieux et brave, porteur d’une virilité à exprimer en toutes circonstances. Un modèle masculin qui est maintenu et promu, encore aujourd’hui, par les institutions et les traditions du rugby en Argentine.

Juan Bautista Branz

Australie

Tous les acteurs du rugby en Australie, en particulier les quinzistes, ont eu en mai 2022 la joie d’apprendre que leur pays sera, en 2027, pour la troisième fois dans l’histoire de la compétition, l’hôte de la Coupe du monde de rugby à XV. Le pays fut en effet coorganisateur de la toute première édition en 1987 (aux côtés de la Nouvelle-Zélande) avant de prendre en charge, seul, l’édition 2003. L’intérêt de la fédération Rugby Australia pour l’édition 2027 remonte à l’année 2017. L’Argentine et la Russie s’étaient également déclarées intéressées, mais c’est le pays des Wallabies qui a finalement remporté la mise, notamment grâce à un accord avec l’Argentine ainsi qu’à l’interdiction signifiée à la Russie d’organiser des évènements sportifs majeurs (prononcée par le Tribunal arbitral du sport en 2020). Rugby Australia, ainsi que ses partenaires gouvernementaux et commerciaux, ont commencé la préparation du tournoi et de l’extra-sportif avant même l’annonce officielle de l’organisation. Des projets d’infrastructures, de sponsoring ou de campagnes de communication ont été lancés dès que la candidature s’annonçait prochainement victorieuse en coulisses.

C’est dans ce contexte d’enthousiasme national que, le 7 juillet 2021, la fédération a annoncé le projet de l’Australian Rugby Museum, dont l’ouverture est prévue avant la Coupe du monde 2027. L’Australian Rugby Museum constituera une première en Australie, qui compte déjà de nombreux musées et « halls of fame » liés au monde du sport professionnel, mais qui n’avait encore jamais eu de tel sanctuaire regroupant tous les rugbys nationaux sous un même toit. L’emplacement souhaité par le président de la fédération, Hamish McLennan, serait le quartier de Circular Quay à Sydney, une zone particulièrement active et fréquentée par les touristes. Rugby Australia souhaite centraliser la collection en ce lieu (ainsi qu’une partie à Brisbane) puis la faire voyager à travers tout le pays durant la Coupe du monde, dans l’optique de présenter l’héritage du rugby australien de manière très large pendant le tournoi. La création du musée est donc à la fois synonyme d’un vaste projet de construction, d’un important public visé, et enfin de financements d’envergure. Malgré l’absence d’annonces détaillées concernant le coût du projet ou encore de précisions sur les nouveaux bâtiments, la fédération a brièvement indiqué que le musée présentera des éléments de l’histoire des Wallabies et des Wallaroos (respectivement les sélections nationales masculine et féminine) ainsi que l’histoire locale du sport, ce depuis l’introduction du rugby en Australie au xixe siècle. Un accent sera également mis sur l’importance des joueurs aborigènes au cours de cette longue histoire de l’ovalie dans le plus grand pays d’Océanie.

L’Australie cherche donc à se doter d’une institution muséale comparable au World Rugby Museum de Twickenham en Angleterre ou à l’Ellis Park Rugby Museum en Afrique du Sud ; et ceci au travers non seulement de sa taille et ses ambitions, mais également de la nature de ses collections, à la fois présentant des objets historiques et célébrant de nombreux moments iconiques. Bien plus qu’un simple heureux hasard du calendrier, l’ouverture du musée juste avant la Coupe du monde de rugby à XV vise à générer des bénéfices mutuels entre cette compétition internationale et cette nouvelle institution culturelle à la couleur plus locale. Rugby Australia estime que l’organisation de la Coupe du monde accompagnée de projets parallèles comme le musée est censée rapporter au total près de 2,5 milliards A$ à l’économie nationale (environ 1,57 milliard €), grâce notamment à deux millions de visiteurs dont un dixième venant de l’étranger.

Là où la Coupe du monde est un évènement très intense, médiatisé mondialement et à fort pouvoir d’influence, il demeure de court terme avec sa durée de 7 semaines. À l’inverse, le musée est au contraire symbole de pérennité, inscrivant dans le temps l’ensemble des éléments ayant composé, composant et qui composeront le rugby australien. Le musée profitera alors d’une exposition unique pour son ouverture, grâce à la couverture médiatique qu’aura le rugby union lors du tournoi, ainsi qu’avec les fans venus du monde entier qui ne manqueront pas de profiter de leur séjour pour découvrir l’Australian Rugby Museum. Les nouveaux bâtiments pourraient même être utilisés pour accueillir des évènements liés à la Coupe du monde pendant son déroulement, ou encore des expositions temporaires sur ce thème. Les acteurs du projet se sont jusqu’ici montrés plutôt avares en informations, davantage de détails devraient néanmoins être dévoilés prochainement. Le calendrier de la fédération australienne, c’est certain, s’annonce chargé d’ici 2027.

Robin Miquel

Italie

Le nombre de travaux sérieux sur l’histoire du rugby italien par rapport à ceux qui ont été produits sur les rugbys français et britannique est comparable à la liste des victoires des Azzurri dans le Tournoi des Six Nations masculin rapportée à celles des Bleus et des équipes d’Angleterre ou de Galles. Toutefois, le faible nombre des uns et des autres ne tient pas aux mêmes raisons. Pour ce qui concerne la production scientifique, on peut tout d’abord mentionner le fait qu’en Italie l’histoire du sport a mis plus de temps à s’affirmer et que les positions académiques de la discipline sont encore fragiles et limitées. On ajoutera que la popularité du rugby est en train à croître mais reste encore grandement inférieure à celle du calcio, mais aussi du cyclisme et d’autres sports d’équipe tels que le basket et le volley. Enfin, le rugby demeure un sport régional dont la pratique est cantonnée à certaines parties de l’Italie comme la Vénétie.

Il n’en reste pas moins que, ces dernières années, parallèlement à l’essor significatif du ballon ovale italien, des initiatives et publications attestent d’un intérêt nouveau qui va au-delà de travaux pionniers14. Depuis 2017 sont sortis deux importants livres sur l’histoire du rugby pendant la période fasciste. Le premier écrit par Elvis Lucchese, est dédié aux premiers pas du rugby en Vénétie entre 1927 et 1945, région dans laquelle aujourd’hui le rugby est le sport plus populaire15. Le deuxième, produit par Marco Ruzzi, consiste en une très riche histoire sportive, institutionnelle et politique du rugby pendant les années du régime de Mussolini16. Significativement les deux livres ont utilisé comme source le fonds Luca Raviele, une collection privée véritablement précieuse qui a permis à l’historiographie sur le rugby de faire des avancées importantes. À la mort de Raviele, la collection a été déposée au Museo delle Civilità17 à Rome et a été bien valorisée. Grâce au travail de Claudio Mancuso, la collection a été utilisée pour une exposition tenue d’octobre 2020 à septembre 2021 et intitulée Rugby. Le origini18. Si l’on prend en considération que la Féderation italienne du rugby va célébrer en 2028 son centenaire et a engagé récemment une collaboration avec la Società Italiana di Storia dello Sport19 (SISS), on peut se montrer persuadé qu’une saison fructueuse pour les études sur l’histoire du rugby italien s’ouvre.

Nicola Sbetti

Suisse

Le football suisse est en fête. Le 4 avril dernier, l’Union des associations européennes de football (UEFA) a choisi la Confédération pour organiser l’Euro féminin 2025 au détriment de la France, toujours plombée, semble-t-il, par l’incurie de l’organisation de la finale de la Ligue des champions 2022. Depuis l’Euro 2008, coorganisé avec l’Autriche, le pays n’avait pas accueilli de compétition majeure de football. L’Euro 2025 suscite pour l’instant une certaine bienveillance de la population. Il est vrai qu’un tel événement a tout pour plaire. Le cahier des charges des équipements est bien moins lourd que pour une compétition masculine. Les stades sont déjà construits et utilisés, ont des capacités allant de 10 000 (Thoune) à 37 500 places (stade Saint-Jacques à Bâle), soit des enceintes qui optimiseront les affluences en fonction de l’intérêt des rencontres. La position centrale du pays en Europe, la qualité de ses infrastructures et des transports publics, faciliteront sans aucun doute la circulation d’un public local et des supporters étrangers. Seul bémol peut-être, un coût de la vie élevé mais qui pourra être compensé par des migrations pendulaires bien connues par ici.

Sur un plan sportif, l’accent est bien entendu mis sur le développement du football féminin, éternelle antienne du discours précompétitif. D’un côté, l’Euro va en permettre une exposition forte qui encouragera la pratique des filles ; de l’autre, l’aspect compétitif est envisagé comme le moyen de donner plus de force à un championnat suisse bien en retrait dans la hiérarchie des footballs féminins européens. On parle donc de visibilité, d’exposition qui devraient naturellement déboucher sur la croissance, presque par magie. Avec quelque 30 000 licenciées, les footballeuses représentent aujourd’hui en Suisse 10 % des effectifs de la fédération. Ce pourcentage est équivalent à celui de la France, mais reste bien moins élevé qu’en Suède où il atteint plus de 30 %. Aussi, que cela soit en Suisse ou plus généralement dans le monde, les joueuses sont le principal réservoir de croissance d’une pratique institutionnelle et, par là même, garantes de la position dominante du football dans l’univers du sport loisir. Il est vrai qu’on partait de loin puisqu’au début des années 1990, moins de 5 000 joueuses étaient recensées dans le pays. Dans cette perspective, toute exposition supplémentaire est bénéfique.

Sur le plan compétitif, l’« AXA Women’s Super League (AWSL) » est une compétition de deuxième niveau en Europe bien en deçà des championnats anglais, français, allemand, espagnol ou d’Europe du Nord. Si les joueuses s’y entrainent quasiment comme des professionnelles, la très grande majorité ne vit pas du football qui est plutôt envisagé comme un complément salarial. Seules quelques joueuses étrangères recrutées pour leur expérience peuvent bénéficier de salaires suffisants. La structure des clubs se conforme à la tendance observée depuis quelque temps, à savoir l’adossement des équipes féminines aux clubs masculins pour bénéficier notamment des économies d’échelle. Sur les dix équipes, seul Yverdon Sport (relégué en deuxième division en cette fin de saison 2002-2023) a gardé son indépendance. Comme dans beaucoup de compétitions féminines, l’équilibre compétitif y est faible, le FC Zürich ayant remporté la moitié des titres depuis 1970 et 13 des 15 dernières éditions.

À l’échelle européenne, la Women’s Super League souffre du problème inhérent au football suisse, à savoir le manque de moyens financiers et de compétitivité. Les budgets des clubs sont bien en deçà des standards de réussite européenne. Ainsi, le Servette FC, champion de Suisse 2022 et finaliste en 2023, compte sur une enveloppe de 1.5 million € pour une saison alors que l’Olympique Lyonnais, une des meilleures équipes française et européenne, dépasse les 8 millions d’euros. Bien qu’une grande partie de la population « aime » le football féminin, les audiences restent bien faibles malgré une couverture par la Radio Télévision Suisse (RTS). Le succès public de la finale 2022, avec près de 8 000 spectateurs, ne doit pas masquer la médiocrité des affluences qui se chiffrent à quelques centaines de spectateurs, voire un ou deux milliers dans le meilleur des cas. Il y a toujours ce décalage entre une très bonne image véhiculée et la réalité comptable d’une compétition qui doit toujours trouver son public et ses financements.

En organisant l’Euro 2025, l’équipe de Suisse sera donc qualifiée directement. Vingtième à l’échelle du classement FIFA, elle ne fait pas partie des grandes nations du football féminin. Là encore, l’Euro est envisagé comme un moteur bénéfique à la croissance sur le plus long terme en permettant l’augmentation du vivier de joueuses suisses, la possibilité d’être formées et d’évoluer au pays. En 2023, si une partie de l’équipe joue en Suisse, beaucoup sont parties gagner leur vie en Allemagne, France ou Angleterre, y acquérir davantage d’expérience internationale aussi. Les résultats au Mondial 2023 seront très importants pour anticiper les deux années à venir.

L’attribution de l’Euro 2025 a attiré l’attention des médias et du public suisse vers le football féminin mais l’idée que son organisation suffise à régler les problèmes et les carences observées est évidemment un leurre. En soi cette compétition internationale est un formidable outil d’exposition qui met sur le devant de la scène, pour quelque temps, une activité plutôt laissée dans l’ombre. Mais c’est loin d’être satisfaisant si aucune stratégie n’est mise en œuvre pour capter cet excès d’attention. Là encore, l’exemple français de la Coupe du monde de 2019 nous rappelle à la réalité, à savoir qu’il ne suffit pas d’organiser l’événement sur son territoire pour que, comme par enchantement, les choses s’améliorent par la suite pour le football féminin. Car si l’engouement public se vérifie, sans aucun doute, encore faudra-t-il être capable d’accueillir et de maintenir les nouvelles recrues dans les clubs ; proposer aux jeunes filles des systèmes de compétitions adaptées (intégration dans les équipes masculines en fonction de l’âge par exemple) ; tout « simplement », concevoir un accueil pour un public féminin dans un milieu pensé et organisé traditionnellement par et pour les garçons. Les politiques déjà mises en place par la fédération suisse pourront donc être mesurées dans cette capacité à capter les bénéfices d’un engouement populaire.

Quant au football professionnel, les facteurs de réussite sont davantage liés à la concurrence économique sur un marché du sport business dans lequel les écarts se creusent entre les grandes compétitions et les autres. S’il est louable de penser que l’afflux de visibilité se traduira par un intérêt des sponsors et du public, la concurrence avec les hommes et les autres disciplines en Suisse même, et, surtout, la concentration de l’intérêt du public vers moins de pluralité, ne conduisent pas vers un optimisme béat. Même au sein du football féminin, les écarts se creusent entre des têtes d’affiche (équipes nationales, Ligue des champions, grands clubs) et les autres. Et, fondamentalement, ce football professionnel reste encore un bastion du pouvoir masculin qui limite d’autant plus les perspectives des filles. Mais d’ailleurs que veut-on avec ce football ? Une conformation aux compétitions masculines avec ses avantages économiques ? Ou l’existence d’une autre forme de football avec, peut-être, plus de solidarité et de bienveillance dans le jeu, un football qui prendrait une voie alternative à celles des hommes. La Suisse a deux années pour y réfléchir.

Loïc Ravenel

Notes

1 Cf. Thierry Terret, « Vous avez dit rugby ? », Staps, 2007, 78 (4), p. 5. Retour au texte

2 Cf. Hans-Peter Hock, Der Dresden Football-Club und die Anfänge des Fußballs in Europa, Hildesheim, Arete, 2016, p. 22 sqq. Retour au texte

3 Cf. Deutsches Fußball-Jahrbuch, 1904/05, 1. Retour au texte

4 Cf. Tony Collins, The Oval World. A Global History of Rugby, Londres, Bloomsbury, 2015, p. 105. Retour au texte

5 Cf. Christiane Eisenberg, English sports und deutsche Bürger. Eine Gesellschaftsgeschichte 1800-1939, Paderborn, Schöningh, 1999, p. 180 et 436. Retour au texte

6 Cf. Jean-Pierre Bodis, Histoire Mondiale du Rugby. Dimensions économiques et sociales, Toulouse, Privat, 1987, p. 153. Retour au texte

7 Cf. « Le Stade franco-allemand », L’Équipe, 15 juin 2017, p. 6. Le sous-titre de l’article est très significatif : « Le milliardaire Hans-Peter Wild, nouveau propriétaire du Stade Français, a dévoilé hier les contours de son projet, marqué par une double ambition pour le rugby hexagonal et le rugby allemand ». Retour au texte

8 Wild arrête les subventions pour le rugby allemand, message publié en allemand sur le site de la WRA : www.wildrugbyacademy.de/2018/06/dr-hans-peter-wild-stellt-foerderung-ein (consulté le 1er juin 2023). Retour au texte

9 L’écriture de l’histoire du rugby allemand en Allemagne est principalement l’affaire de la fédération allemande et de ses clubs affilés. Une récente publication éveille particulièrement l’intérêt : réunissant des témoignages d’anciens rugbymen est-allemands, elle ouvre une nouvelle perspective sur le rugby allemand pendant la guerre froide. Cf. Walter Gebhardt, Henric Lewkowitz, Rugby in der DDR. Ein sporthistorischer Rückblick, Heidelberg, Deutsches Rugby-Sportmuseum, 2e édition, 2021. Retour au texte

10 Robert Fassolette a le mérite d’avoir centré son analyse sur le rugby français, y compris sur la concurrence entre le rugby à XV et le jeu à XIII dans un contexte transnational. Actuellement, des recherches axées sur les relations franco-allemandes sont en cours. Cf. Robert Fassolette, Le rugby français au cœur d’un enjeu diplomatique anglo-allemand (1931-1941), Mémoire de DEA, Institut d’Études politiques de Paris, 2000 ; Franz Kuhn, « Zwischen “Locarno” et “splendid isolation”. Die besonderen deutsch-französischen Rugby-Beziehungen in der Zwischenkriegszeit (1927-1938) », in apropos [Perspektiven auf die Romania] 2019, 2, p. 83-105, https://journals.sub.uni-hamburg.de/apropos/issue/view/75 (consulté le 1er juin 2023). Retour au texte

11 Juan Bautista Branz, Machos de verdad. Masculinidades, deporte y clase en Argentina. Una etnografía sobre hombres de sectores dominantes que juegan al rugby, La Plata, Malisia Editorial, 2018. Retour au texte

12 En mai 1810, le représentant de Joseph Bonaparte est chassé par les habitants de Buenos Aires. Retour au texte

13 Référence aux gouvernements populistes de Juan Domingo Perón, qui se sont succédé de 1946 à 1955, et qui ont mis en œuvre, dans leur base électorale et partisane, un projet dans lequel la participation des travailleurs était centrale, en tant que revendication et conquête de droits liés à l’égalité (en matière de santé, d’éducation, de loisirs, de logement, de sécurité sociale, entre autres). La présence de l’État en tant que garant de ces droits a été décisive au cours de cette période. Retour au texte

14 Voir par exemple Paul Dietschy, « Le rugby sport fasciste ? Les difficiles débuts du ballon ovale en Italie sous Mussolini (1927-1940) », in Jean-Yves Guillain, Patrick Porte (dir.), La Planète est rugby. Regards croisés sut l’Ovalie, Biarritz, Atlantica, 2007, p. 127-140 ; Gherardo Bonini, « Rugby. The Game for ‘Real Italian Men’ », in Timothy J.L. Chandler, John Nauright (éds), Making the rugby world. Race, gender, commerce, Ilford, Frank Cass Publishers, 1999, p. 88-104. Retour au texte

15 Elvis Lucchese, Sport di combattimento. Gli esordi del rugby in Veneto 1927/1945, Trévise, Hoggar, 2017. Retour au texte

16 Marco Ruzzi, Generazione Littoriali. Rugby e fascismo in Italia dal 1928 al 1945, Cuneo, Primalpe, 2021. Retour au texte

17 Le Musée des civilisations sis dans le quartier de l’EUR. Retour au texte

18 Rugby. Les origines. Retour au texte

19 Société italienne d’histoire du sport. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Franz Kuhn, Juan Bautista Branz, Robin Miquel, Nicola Sbetti et Loïc Ravenel, « Correspondances de l’étranger », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 3 | 2023, 251-260.

Référence électronique

Franz Kuhn, Juan Bautista Branz, Robin Miquel, Nicola Sbetti et Loïc Ravenel, « Correspondances de l’étranger », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 3 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=586

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Franz Kuhn

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