Au sein de la famille des footballs, le rugby se distingue par une double singularité : d’abord celle, technique, d’imposer à tout joueur d’être situé derrière celui qui porte la balle pour pouvoir la jouer, mais aussi celle, atypique, d’être les jumeaux de la fratrie et même les frères ennemis. En effet, la pratique d’un rugby joué initialement à 20 joueurs s’est muée en deux formes de jeu, visuellement plutôt semblables, mais « logiquement » vraiment distinctes : le Rugby Union Football (XV) et le Rugby League Football (XIII)1. L’histoire montre que, pour s’éviter toute comparaison avec lui, le XV traditionaliste aurait souhaité ne pas avoir de jumeau moderniste. Après plusieurs campagnes de calomnie, voire de tentatives d’homicide institutionnel (notamment en France sous le régime de Vichy) envers son jumeau treiziste, le XV se voit actuellement contraint d’évoluer en prenant pour modèle cet encombrant mais très inspirant jumeau qui s’était déjà, quant à lui, inscrit dès son origine (1895) dans un professionnalisme nécessaire, bien que modéré, afin de préparer au mieux ses propres joueurs à l’inéluctable spectacularisation du sport. Ce que refusa obstinément le XV pendant un siècle, qui organisa même sa survie sur le dénigrement du XIII. Aussi, ce dernier est-il maintenant confronté à une double occultation : celle des avanies subies de la part des quinzistes (dorénavant difficiles à justifier par ces derniers) et celle de l’influence déterminante qu’il exerce sur l’actuelle évolution du XV (ce qui leur est, en conséquence, difficile à admettre). Et cela en France comme ailleurs sur la planète ovale, mais bien différemment. Comment ne pas se poser alors un certain nombre de questions pour tenter de mieux cerner ce contexte relevant sans nul doute d’une histoire des mentalités, assortie d’une analyse de la nature des représentations, tant sociales qu’individuelles, envers le rugby à XIII ?
Comment le XV s’est employé contre le XIII pour survivre en France
On ne reviendra pas ici en détail sur l’ensemble de cette opposition acharnée qui, en France, caractérise sur le long terme l’attitude du XV envers le XIII2. Rappelons-en seulement quelques faits marquants, histoire de montrer l’ampleur et la diversité de la surface d’intervention investie à cet effet. Dès 1912, à la recherche d’un partenaire européen de qualité pour se préparer à affronter leurs deux dominions treizistes des antipodes, les Britanniques envisagent d’implanter le XIII en France, mais la Grande Guerre stoppe leur élan. Ce qui met tout de même la section rugby de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA) en alerte, laquelle veille au grain et ce d’autant plus qu’elle a pour secrétaire Cyril Rutherford, ancien joueur et arbitre d’origine britannique, de ce fait très averti des audiences du XIII en Angleterre. La toute jeune Fédération française de rugby (FFR) qui en naît après-guerre (1919) parvient, grâce à son entregent politico-sportif, à s’opposer à un match de démonstration prévu à Paris en 1921 entre l’Angleterre et l’Australie à l’occasion de la tournée des Kangourous. Un match identique contre les Kiwis ne pourra pas non plus avoir lieu en 1927. La FFR est en effet bien consciente du danger que peut représenter le XIII. Elle en aurait été avertie par un « personnage fort écouté dans les conseils de la Fédération française » dont les propos sont rapportés par la presse sportive après le premier match international de « néorugby » impliquant une équipe tricolore à domicile : « Je souhaite que l’on ne voie jamais en France jouer une équipe de la Rugby League [XIII]. À partir de ce jour-là, les Français ne voudraient plus voir jouer d’autre jeu3. »
Il faut attendre la toute fin de l’année 1933, et l’affaiblissement international de la FFR, pour que le match prévu douze ans plus tôt puisse avoir lieu au stade Pershing de Paris. En effet, après la scission interne entre la FFR et l’Union française de rugby amateur (1930-32) assortie du bannissement total du XV français par les Britanniques (1931-1939), y compris du célèbre Tournoi, la FFR est profondément affaiblie. Elle ne peut plus empêcher le débarquement du XIII en France, lequel suscite – pour de bon cette fois, du fait de son fulgurant succès – la crainte de voir le XV disparaître du sport français. Cette peur viscérale sera à l’origine, dans un premier temps, du dénigrement du XIII – orchestré par des dirigeants quinzistes très présents dans les hautes sphères d’influence depuis la Belle Époque, et ce jusqu’à la déclaration de guerre – puis de son éradication spoliative par décret de l’État Français de Vichy, lequel fut servi avec zèle, antimodernisme partagé oblige, par nombre de dirigeants quinzistes4.
Outre les archives, les menées antitreizistes du XV sont confirmées par les témoignages d’acteurs du sport français tels que Jean Rodenfuser, secrétaire général du Comité Pierre de Coubertin, qui confiait à l’auteur5 qu’avant-guerre le rugby à XIII était « perçu comme le salisseur du rugby ». Il est vrai que la fédération (des sociétés) d’aviron à laquelle il appartenait avait signé en janvier 1934, à l’instigation de la FFR, le Pacte affinitaire unissant les grandes fédérations amateures contre la reconnaissance du rugby à XIII6.
À la Libération, on imposa la nouvelle et bien commode terminologie de « jeu à XIII » pour ne pas avoir à restituer ce qu’on avait pris/volé au rugby à XIII, lequel, soi-disant, n’existait plus, du moins institutionnellement. Mais face à ce rival malgré tout réinstauré ex nihilo qui, bien qu’exsangue, avait immédiatement vu revenir le public en masse, la FFR – à nouveau menacée – déclencha un tir de barrage massif. Et ce, tous azimuts. Ainsi, dès 1946, les 32 noms des internationaux de XV étant passés au XIII avant-guerre furent effacés des tablettes de la FFR, dont celui du célèbre Jean Galia, promoteur du XIII en France.
En 1947, les treizistes, dorénavant regroupés au sein de la Fédération française de jeu à XIII (FFJ XIII), durent se soumettre à un protocole, sorte d’Édit de Nantes de l’ovale, validé par l’État : pratique tolérée, mais liberté d’expression restreinte. Les années 1950 verront ainsi, comme dans un baroud d’honneur, le rugby à XIII tricolore atteindre les sommets. Aussi, dans les années 1960, face au retour de ce redouté « phénix » bien parti pour « renaître de ses cendres »7, un texte quelque peu iconolâtre du journaliste des pages sportives du Figaro, Jean-François Brisson, rameutait le mouvement sportif français contre le XIII sous le couvert prestigieux de l’Académie des sports/Comité Pierre de Coubertin :
[…] ce faux rugby […] contribue en fait à corrompre l’atmosphère des clubs de rugby dont la renaissance, ne l’oublions pas, fut favorisée à l’époque où, pendant l’occupation, le régime de Vichy avait supprimé le jeu à XIII et le catch. […] Nous ne pleurerions guère la disparition de ce jeu inutile qui, dans la grande famille des sports d’équipes, tient l’emploi du petit dégénéré8.
En 1972, l’imposition d’un nouveau protocole aux treizistes, toujours avec l’aval de l’État, vise cette fois à les étouffer définitivement en leur interdisant de recruter au XV les joueurs que ni l’école ni l’université ne peuvent leur fournir. En effet, le XIII est exclu du curriculum de formations des enseignants d’Éducation physique et sportive (EPS). À titre de comparaison que serait le handball en France sans les « profs de gym » ? Assurément, c’est dans le creuset de l’école, au public captif, que se construisent les inclinations sportives du futur citoyen. L’école produit ainsi, en plus des joueurs, des futurs dirigeants, arbitres, entraîneurs, mais aussi des supporteurs et journalistes, hommes politiques et chefs d’entreprises – ces derniers souvent prêts à s’investir comme mécène ou sponsor : sans l’école, le XIII est totalement dépourvu de cet indispensable réseau fédérateur.
Des diatribes anti XIII qui ont la vie dure
En 1973, dans leur Encyclopédie thématique universelle, les éditions Bordas distinguent encore clairement le XV « dont les joueurs ne perçoivent aucune rétribution (sic) » du XIII dont « les joueurs rétribués dépendent d’un sport professionnel », alors que le football n’est présenté que comme « un sport à dominante professionnelle ». En 1980, l’étude médicale d’un certain docteur Thiébault9 porte « opportunément » sur les accidents en sport et conclut que le rugby à XIII est le sport le plus dangereux. Nous avons pu clairement démontrer que ces chiffres étaient totalement erronés, basés sur des données falsifiées, ne pouvant que traduire une volonté manifeste de nuire au XIII… très certainement pour détourner l’attention des grands blessés du XV (souvent tétraplégiques), actuellement pris en charge par la fondation Albert Ferrasse, sous l’égide de la Fondation de France, centrée sur la grande détresse. Mais L’Équipe, au large lectorat, reprend les conclusions de cette étude en 198410, ainsi que la revue nationale des professeurs d’EPS, dix ans plus tard, en 199411 ! Si, pour ces enseignants, le XIII est présenté comme nettement plus dangereux que le XV (qui l’est déjà beaucoup à leurs yeux) – de plus par une étude médicale qu’on ne peut que croire sincère et sérieuse du fait de la crédibilité accordée à la source d’information – aucune chance de voir le XIII être même un tant soit peu pratiqué à l’école. Le but est alors atteint : le substitut pédagogique de qualité que pourrait représenter le XIII en termes de balle ovale à l’école est derechef écarté12. On peut ici comparer le mécanisme mental sous-tendant cette manœuvre de discrédit « scientifique » envers le XIII à celui du lobby international du sucre qui, dans les années 1960, finança des études aux résultats volontairement faussés par des chercheurs reconnus, mais rétribués à cet effet, pour discréditer le gras et non le sucre en termes de santé publique, protégeant ainsi les intérêts de la grande industrie sucrière en occultant sciemment les graves méfaits du sucre13.
En mars 1988, sous la plume de Marc Van Moere dans L’Équipe magazine, le très grand joueur des deux rugbys que reste Jonathan Davies est présenté comme « la diva », « le petit prince du rugby à XV », « le magicien, le génie, l’incomparable » et, au final, le « King Jonathan » ! Moins d’un an plus tard – lorsqu’il passe au XIII – il devient, sous la même plume, « le premier poireau14 à faire de l’oseille », qui se dirige vers « un futur flou, conditionnel et pavé de cauchemars » après avoir rejoint « l’autre rive », c’est-à-dire être « passé dans l’autre monde » où il n’a pu que « vendre son âme au diable15 ».
En 1992, les Assises nationales du sport mentionnent clairement qu’« un sport professionnalisé (commercialisé) qui échapperait à l’autorité fédérale deviendrait “un autre sport” (cf. le Jeu à XIII […]) puisqu’il obéirait à une autre logique ». En 1995, à l’adresse du jeune public quelques mois avant que le XV ne devienne professionnel, le XIII est présenté comme « un sport assez brutal […] haché par de nombreuses interruptions de jeu », tandis que le XV est, lui, vanté comme un sport « convivial et chaleureux » qui « demande un bon esprit d’initiative et de l’imagination16 ».
Ainsi, un discours dépréciateur sur le XIII a-t-il bien été produit en France depuis les années 1930 à destination de tous types de publics. Sur un plan psychologique, on le rapprochera du réflexe instantané de survie – donc dénué de toute analyse corticale en présence d’un danger – propre à chaque organisme quant à sa protection vitale17. De fait, le XIII n’a jamais été appréhendé à l’aune de sa réalité : sport énergétique, certes, mais très sécurisé dans sa gestion de l’agressivité (aucun empilement de joueurs n’y est toléré : pas de mêlées ouvertes, ni de « rucks » car tout joueur à terre est inviolable), mais aussi sport pédagogique par excellence en raison de l’égalité absolue de chances de pouvoir disposer du ballon (six placages consécutifs autorisés par attaque et par équipe avant transfert de la balle à l’autre camp). C’est le rugby idéal pour tous – y compris pour une pratique « handi » en fauteuil (indoor) – car le placage ne vise qu’à immobiliser le porteur de balle (qui remet ensuite lui-même la balle en jeu) et peut être remplacé par toute autre manière de blocage moins agressif (toucher à une ou deux mains, arrachage d’un tag scratché sur un velcro à la taille ou sur les épaules, etc.) sans pour autant en dénaturer « la logique interne » distinctive (Pierre Parlebas). Ce qui serait le cas pour le XV au cas où le combat au sol devrait être supprimé pour en atténuer la violence.
En réalité, les vertus du XIII avaient été parfaitement observées et identifiées par les dirigeants quinzistes. Mais il s’agissait de détourner l’attention sur lui seul pour en faire le bouc émissaire absolu des problèmes du rugby orthodoxe (violence, blessures graves, amateurisme marron, état d’esprit et valeurs…). Aussi, tout comme il a pu être reconnu qu’une volonté d’« aryanisation sportive » du XIII a accompagné son éradication politique, par décret sous Vichy18, il s’est aussi agi de mettre en place une sorte de psychose collective au sein des sphères quinzistes, visant à induire une aversion automatique envers le XIII autour d’une logique simpliste : si je suis quinziste, je suis de ce seul fait « anti XIII ». Il ne fallait pas qu’un quinziste puisse réfléchir à ce qu’était réellement le XIII. Combien de treizistes ont pu entendre : « le XIII, c’est nul », assorti du refus de serrer une main – parce que cette dernière était celle d’un disciple français du « rugby league » – et commenté par une justification lapidaire : « Jeu à XIII !?… Nous n’avons rien à nous dire19. » Et lorsque Jean-François Brisson emploie le mot « dégénéré » – très lourd de sens – pour (dis)qualifier un rugby à XIII dont il sait pertinemment qu’il ne peut que menacer la pérennité du système quinziste, le mécanisme mental qui y préside n’est-il pas du même ordre, toute proportion gardée, que certaines justifications de conflits contemporains20 ? Ce qui nous amène à l’observation d’Adolphe Jauréguy, en février 1939 : cet ex-capitaine emblématique du XV de France des années 1920 regrette la déliquescence du XV dont les stades se vident car « le public détourne les yeux, rêvant de rugby à XIII21 ». Un tel constat pave incontestablement le chemin tant du décret de Vichy que de la politique de dénigrement généralisée envers le XIII dès la Libération. Il fallait sauver le système quinziste. Quitte à « neutraliser » le XIII pour y parvenir.
Ces anathèmes lancés contre ce que l’on appelait de manière condescendante le « jeu à treize » n’ont jamais été contestés même si, depuis son acceptation du professionnalisme, le XV doit répondre tant aux exigences de la production d’un spectacle de qualité qu’au respect de l’intégrité physique de ses joueurs. Autant de domaines auxquels s’est attaché le XIII depuis son émergence et auxquels il a apporté des réponses crédibles dont il faut bien constater que le XV actuel s’inspire très largement. Mais il n’est pas question de reconnaître que l’on s’est inspiré des règles du XIII.
Culture anglo-saxonne de l’ovale : du mépris au pragmatisme
Traversons tout d’abord la Manche pour voir si cette hostilité radicale a aussi existé dans le rugby pratiqué au Royaume-Uni. Contrairement au républicanisme égalitaire français, la société britannique est une société de classe, confinant parfois à la caste, avec des riches qui ne seront jamais pauvres et des classes modestes qui ont fort peu de chances de s’en sortir. Pendant longtemps chacune eut donc son rugby identitaire et le mélange des genres y était quasi impossible. Surtout dans le sens XIII vers XV. En revanche, si un joueur quinziste passait au XIII, il était aussitôt vilipendé et banni de toute institution quinziste, y compris du moindre stade ! Tony Collins fait état de nombreux joueurs quinzistes bannis à vie du XV car surpris – ou dénoncés – d’avoir discuté avec des treizistes : ainsi de l’arrière du XV de la Rose, Tommy Brown en 1933, radié pour avoir partagé un repas avec les dirigeants du club treiziste de Warrington. C’est une illustration parfaite de la mentalité quinziste envers le XIII que Danie Craven, le Président quinziste sud-africain, décrivait comme relevant de « la plus stricte forme d’apartheid22 ». Les choses sont différentes dans d’autres dominions. En Australie et Nouvelle-Zélande, des joueurs se rebellent en 1907 contre l’amateurisme du XV, jugé trop strict. Le XIII s’y installe en 1908, avec force joueurs et dirigeants issus du XV. Pays neufs, mentalités nouvelles : le XIII plaît. Surtout en Australie. Tout au long du XXe siècle, sur cette terre de bagnards émancipés, le XIII supplante le XV en termes de développement, d’aura et de médiatisation. En un mot, d’engramme culturel. Ce qui fait de l’Australie le pays « où XIII est plus grand que XV23 ». Et ce à un point tel que les quinzistes australiens ont pu, eux aussi, rêver d’une solution radicale : le directeur de leur fédération (John O’Neill) n’avait-il pas suggéré (mais sans succès) que l’International Board – actuel World Rugby – investisse tous les bénéfices de la Coupe du Monde 1999 pour acheter la Rugby League australienne (XIII) « afin de définitivement s’en débarrasser24 » ?
L’évolution vers le professionnalisme, essentielle quant aux relations XV-XIII, avait permis de reconsidérer les choses, côté quinziste s’entend : on ne pouvait plus critiquer le XIII pour être professionnel. Immédiatement, les treizistes furent courtisés par les clubs de XV, y compris nombre d’anciens quinzistes passés à XIII, qui y furent rappelés après en avoir été… chassés à vie ! Nous retrouvons ici le célèbre Gallois Jonathan Davies qui revient au XV, à l’âge quelque peu avancé de 33 ans, après une carrière étincelante au XIII, retour que la presse française quinziste ne peut s’empêcher d’encore critiquer en affirmant qu’il avait perdu « son lustre d’antan » car « c’est Mozart que le XIII avait assassiné25 ».
Au-delà de ce captage des indéniables compétences treizistes par le XV (avec des finances, notons-le, que des clubs prétendument amateurs ont su rapidement trouver), des matchs entre les deux jeux furent aussi organisés (encore inimaginable en France, à ce jour, du fait du poids de l’histoire), connus sous le vocable de « Clash of Codes », à l’image de ce Wigan-Bath qui opposa en aller-retour les champions d’Angleterre des deux codes moins d’un an après l’émergence du XV pro (8 mai à XIII et 25 mai 1996 à XV : remporté par les treizistes de Wigan 101-50 au total des deux scores). Shaun Edwards et Andy Farrell jouèrent ces matchs pour Wigan. Ils comptent parmi les plus grands joueurs de l’histoire du XIII. Ils sont aujourd’hui chacun hautement impliqués dans les XV de France et d’Irlande, respectivement classés deuxième et premier de l’actuelle hiérarchie mondiale26 avant la Coupe du monde 2023 – Andy Farrell étant même le tout premier treiziste à être devenu « Head Coach » d’une équipe internationale de XV de tout premier plan. Le jour du Grand Chelem irlandais contre l’Angleterre à Dublin (18 mars 2023), Jonathan Davies a expliqué à la télévision27 l’influence d’Andy Farrell : « Non seulement a-t-il fait en sorte que son équipe pratique une défense treiziste, mais il leur a aussi donné un style d’attaque à la treiziste, ce qui leur permet d’être devant toutes les autres nations. » Lors de la diffusion française de ce même match, sur France 2, les commentateurs évoqueront (31e minute) des « passes à hauteur, typiques du jeu irlandais », mais sans préciser qu’il s’agissait là de l’apport essentiel de la culture treiziste de leur entraîneur dont l’origine ne sera jamais citée ! Le premier treiziste anglo-saxon à avoir été recruté pour s’occuper de la défense du XV de France le fut par Bernard Laporte en 2000 (maintenu sous Marc Lièvremont jusqu’en 2011) : David Ellis avoua au journaliste Harry Edgar qu’il était aussi très largement associé à l’attaque quant « à sa structuration et à la discipline à mettre en place ; auparavant tout se faisait au pied levé ».
Sans doute, la rencontre la plus marquante et la plus emblématique quant à la méthode employée pour jouer entre XV et XIII aura certainement été, en Australie, ce match qualifié d’« hybrid-rugby » en octobre 2015 entre les treizistes des Western Suburbs et les quinzistes de Randwick, tous deux clubs d’élite basés à Sydney. Le principe retenu fut de jouer avec les règles du code du camp dans lequel se situait l’action de jeu. Ainsi les treizistes jouèrent-ils à XIII dans leur moitié de terrain et à XV une fois franchie la ligne médiane : le jeu du « tenu » se muait alors en « ruck ». Et vice versa. Les treizistes l’emportèrent 47-19, la marque ayant été validée par les points quinzistes pour les essais (5) et treizistes pour tous les coups de pied (2 + 2 + 1 pour les drops, soit également 5 points pour l’ensemble des coups de pied possibles).
On voit ainsi clairement qu’en terres anglo-saxonnes, le pragmatisme a prévalu dès l’acceptation d’un XV professionnel : du jour au lendemain le XIII devenait fréquentable. Surtout ses excellents joueurs des lignes arrière. L’hypocrisie restait de mise : elle avait été et restait donc le ciment de la survie du XV.
En France, seuls des spécialistes peuvent reconnaître les qualités treizistes
Revenons dans l’Hexagone au moment où le XV se prépare à franchir le Rubicon du professionnalisme. En novembre 1994, Jacques Fouroux, le sélectionneur qui a amené l’équipe de France en finale de la première Coupe du monde de rugby à XV (1987)28, annonce dans les médias qu’il passe au XIII. Alors entraîneur du XV de France, Pierre Berbizier (qui joua cette finale mondiale) est interrogé sur ce XIII vers qui se dirige son ancien mentor. L’ex-capitaine des Bleus prône « de ne pas faire une fixation parce que c’est le XIII […] ». Et de préconiser pour son propre sport : « Je suis favorable au fait que l’arbitre redonne quatre fois de suite la balle à l’équipe qui attaque29. » Rappelons qu’au XIII c’est cinq fois par équipe en attaque… et qu’au sixième plaquage, on perd la balle. On ne peut être plus précis quant au souhait de voir disparaître du XV ses innombrables et inévitables petits tas (rucks) dans le cadre de la souvent très stérile possession non limitée de la balle par une équipe. Vingt ans plus tard, début mars 2015, après déjà deux défaites en trois matchs du Tournoi et au sortir de deux années 2013 et 2014 peu glorieuses pour le XV de France (7 victoires en 22 matchs), Dimitri Yachvili, ex-demi de mêlée du XV de France, déclare tout de go dans les colonnes de L’Indépendant (en terre catalane, peut-être la plus « bi-rugbystique » de l’hexagone) qu’il faut au XV « s’inspirer du XIII » :
À XV, les gens ont l’image du XIII comme un sport de bourrins qui ne s’articule qu’autour du défi physique. Mais c’est faux, la subtilité de ce rugby est géniale. La technique individuelle est quasi parfaite et meilleure que chez nous. À XV, on pense plus à se remplir de muscles que de bosser la technique individuelle,
regrette-t-il, avant de poursuivre :
À XIII, je m’aperçois que le jeu au pied est très précis, que tous les détails techniques comptent et ils sont pris en considération. […] le rugby à XV devrait s’inspirer de ce qui se fait à XIII pour évoluer dans le jeu, en définissant la base de ce sport qui est la technique individuelle et pas seulement le physique. La technique est parfaite, avec des passes précises des deux côtés et des joueurs qui cherchent les intervalles tout le temps. Ça a tendance à se perdre dans notre rugby, on cherche des golgoths. La comparaison entre les deux rugbys n’est pas valable, mais dans la philosophie de jeu, le rugby à XIII est spectaculaire30.
De 2015 à 2019, le XV de France connaît encore une piètre période soldée par seulement 24 victoires en 57 matchs jusqu’à l’arrivée d’un certain Shaun Edwards, en 2020, qui change tout en appliquant l’empreinte treiziste. Les résultats ne se font pas attendre, jusqu’au sans-faute de la saison 2022 (10 victoires en 10 matches, avec Grand Chelem à la clé dans le Tournoi) et au lumineux résultat de l’historique Angleterre-France du 11 mars 2023 à Twickenham (10-53). Terminons ce tour d’horizon, non exhaustif mais pertinent, par cet avis de Vincent Moscato sur RMC sports : « Les joueurs de rugby à XIII sont les athlètes les plus forts, tous sports confondus. » À son micro se trouvait aussi Denis Charvet, comme lui ex-international de XV (finaliste mondial en 1987), pour qui « le XIII est un sport où ça ne s’arrête jamais ». Quant à l’ex-international de football, Éric Di Meco, il déclare au cours de la même émission que pour lui le XIII est « le vrai rugby31 ». En tout cas, le XIII aurait pu être le seul rugby s’il ne s’était agi, fin XIXe siècle, de la défense entêtée d’un amateurisme fatalement voué à disparaître. En effet, l’évolution souhaitable du jeu de rugby était alors dans les cartons du rugby anglais. Mais ce furent les dissidents treizistes, issus des classes modestes, qui la mirent en œuvre, figeant ainsi les traditionalistes, liés aux sphères protectrices du pouvoir, sur des positions qui deviendront de plus en plus désuètes et intenables.
Ce que le jeu quinziste doit aujourd’hui au XIII
On constate combien les spécialistes du sport, et pas seulement issus du monde de l’ovale, plébiscitent le rugby à XIII en soulignant ses divers et nombreux points positifs. Alors pourquoi tout cela semble-t-il ne pas toucher le grand public ? Pour nous, la raison en est assez simple : il n’y a pas de culture treiziste en France. Et cela du seul fait du non-enseignement du XIII à l’école, dans la France entière. Comment ressentir quoi que ce soit pour une discipline à laquelle vous n’avez jamais joué ? Et surtout, pire, si le peu que vous en savez repose sur un dénigrement répété. De surcroît, lorsque l’évidence visuelle frappe quant à l’inspiration treiziste du XV actuel, on parle alors plutôt de « rugby moderne », un euphémisme qui évite d’évoquer explicitement le XIII. Il faut faire comme si c’était le XV qui avait, seul, évolué de lui-même. En effet, bien des règles sont très clairement en provenance du XIII dans ce XV « new-look ». On en donnera ici quelques exemples :
- sur pénalité, depuis 1999, l’équipe bénéficiaire peut avancer la marque en trouvant la touche et effectuer ensuite une « pénaltouche » : on redonne ainsi la balle à l’équipe qui l’a fait sortir du champ de jeu, ce qui avait toujours été impossible jusque-là ; au XIII, dans la même situation, l’équipe bénéficiaire joue directement un « tap-penalty » à hauteur du point de sortie du ballon pour rapidement reprendre le jeu à la main, et cela depuis 1910 ;
- depuis 2021, la règle dite des « 50-22 » (redonnant la balle à l’équipe du botteur qui trouve une touche indirecte depuis son camp dans les « 22 » adverses) est importée de celle des « 40-20 » du XIII (introduite en 1997 par l’Australie), mais, on le notera, avec une distance minimale bien moindre à couvrir pour le botteur quinziste (28 m) que pour son homologue treiziste (40 m) ;
- dans le même souci de dynamisation du jeu et depuis la même année 2021, le XV s’est inspiré du « renvoi sous les poteaux » treiziste, mais, pour ne pas ostensiblement le copier, ce renvoi peut avoir lieu tout au long de la ligne de but ;
- le rebond préalable du ballon sur le champ de jeu pour valider un gain de terrain a toujours été une exigence treiziste et ce de quelque endroit du champ de jeu, en-but compris ; ce ne fut que progressivement que le XV en accepta le principe mais avec encore, à ce jour, le droit de taper directement en touche depuis ses propres « 22 », c’est-à-dire sans aucune chance pour l’adversaire de pouvoir s’opposer à ce gain de terrain ;
- l’introduction en mêlée se fait dorénavant à la manière du XIII, c’est-à-dire que le demi de mêlée qui introduit met le ballon ostensiblement dans les pieds de ses avants ; la mêlée quinziste n’est ainsi plus la phase de conquête qu’elle était (balle au milieu du tunnel, disputée par des talonneurs soutenus par leur pack), mais elle doit rester le symbole spécifique du XV. Aussi en est-on arrivé à une mise en scène de plus en plus sophistiquée de cette épreuve de force identitaire – réservée à des avants de première ligne disposant d’un sésame médical et orchestrée par des commandements d’arbitre – en raison de l’impérieuse nécessité d’affirmer ce qu’il lui reste de différence absolue avec le XIII au moment où il est contraint de le copier pour encore survivre, notamment face aux caméras.
L’évolution des règles conditionne « logiquement » la manière de jouer : ainsi voit-on apparaître au sein des lignes arrière du XV des joueurs bien plus dynamiques pour affronter des défenses devenues bien plus efficaces, en utilisant des joueurs « leurre » (decoy) pour créer plus d’incertitude. Le XIII a aussi inspiré l’usage des remplaçants ainsi que celui de la technologie au service de l’arbitrage (communication verbale entre arbitre central et juges de touche, vidéo), sans parler des protocoles commotion pour mieux protéger la santé des joueurs.
Conclusion
Le football-rugby à XV a dû faire face à l’hégémonie du football association puis à l’émergence du football-rugby à XIII, deux disciplines acceptant le professionnalisme. Autant de dangers qui ont suscité le développement d’un réflexe de survie au cœur de ce rugby orthodoxe dont la caractéristique fondamentale fut, au mieux, d’ignorer et de dénigrer le monde professionnel qui l’entourait en se réfugiant dans sa tour d’ivoire et, au pire, s’agissant de la concurrence mortifère que représentait le XIII, d’en vouloir organiser l’éradication, notamment en France. On pourrait donc effectivement avancer qu’un discours a été créé de toutes pièces par les tenants du XV en réponse à une peur phobique de voir le XIII venir mettre en danger la stabilité (et les finances !) de leur milieu fédéral ainsi que le réseau d’influence qui en découle. Et ce depuis les années 1930 qui virent émerger en France ce « néorugby », lequel conduisit la FFR à des comportements visant à ériger des croyances, bases absolues d’un dogme accepté comme tel, donc jamais analysé et jamais remis en question. De ce fait, le XIII, « perpétuel laboratoire de recherche32 » du jeu initial de rugby, a été maintenu dans l’ombre occultante d’un passé fort gênant, dont la tache indélébile de Vichy, que l’establishment quinziste refuse encore très largement d’admettre car il contrôle, surtout en France, la parole rugbystique des médias. Au final, le XIII pourrait attendre légitimement du XV qu’il :
- reconnaisse l’ensemble des turpitudes orchestrées historiquement contre lui et cautionnées par l’État ;
- propose une compensation réparatrice, conjointe État-FFR dans le cadre de la « dette imprescriptible » établie par Jacques Chirac ;
- admette sans détour son apport technique déterminant dans l’évolution actuelle du jeu quinziste, le prétendu « salisseur » de jadis étant devenu l’incontestable embellisseur d’aujourd’hui.
En l’absence de ces reconnaissances et en continuant d’occulter l’indéniable contribution treiziste sous le vocable de « rugby moderne », on pourrait appliquer au XV ce principe du droit français : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans (nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude). Quoi qu’il en soit, nous avons la conviction que l’équipe qui sera championne du monde de XV, le 28 octobre 2023 au Stade de France, sera probablement celle qui aura le mieux intégré – et appliqué – les principes treizistes du jeu de rugby. L’ombre – même occultée – du XIII planera sur cette Coupe du monde.