Ken Loach et James Walvin

  • Ken Loach and James Walvin

p. 151-154

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Editor's notes

Propos recueillis, lors de deux entretiens, et traduits par Claude Boli en février 2023.

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Ken Loach

Né en 1936, Ken Loach est l’un des réalisateurs majeurs du cinéma britannique contemporain. Depuis Poor Cow en 1967 (« Pas de larmes pour Joy », en français), en passant par Ladybird (1994) ou Land and Freedom (1995), ses films se sont inscrits dans la lignée d’un cinéma social et militant. Dans Looking for Eric (2009), il s’est aussi penché non sans humour sur l’évolution du football anglais des années 1990-2000 avec Éric Cantona dans le rôle-titre.

Claude Boli : Comment est née votre passion pour le football ?

Ken Loach : J’allais au stade avec mon père quand j’étais un petit garçon pour voir l’équipe locale de Nuneaton (Warwickshire dans les Midlands). Nous habitions près du stade. C’était pendant la guerre, mon père travaillait dans une usine de fabrication d’armes. Je me souviens encore de certains joueurs et de la fumée qui sortait de la pipe des spectateurs qui nous entouraient.

Claude Boli : Dans plusieurs de vos films (de Kes en 1969 à Looking for Eric de 2009), le football occupe une place centrale. Pourquoi ce jeu vous attire-t-il autant ?

Ken Loach : Le football a toujours été au cœur de la vie des classes ouvrières, notamment pour les hommes. À travers le football, ils partagent leur passion et appartenance sociale, leurs victoires et défaites, de manière bien plus forte qu’en dehors. L’humeur des supporters évolue perpétuellement de la joie à la tristesse en un après-midi de match. Le football offre aux hommes, aux garçons (et de plus en plus de femmes et de filles également) un lieu où on est « autorisé » à exposer ses sentiments d’une façon qui, autrement, embarrasserait.

Claude Boli : Pour vous que signifie l’expression people’s game (« jeu du peuple ») ?

Ken Loach : Le football a toujours été un sport de la classe ouvrière. En Angleterre, le rugby à XV est généralement pratiqué par les personnes de la classe moyenne. Le football est le jeu du peuple et l’identification à l’équipe et à la ville qu’il représente, constitue un socle d’unité pour de nombreuses personnes comme on n’en trouve dans aucun autre sport.

Claude Boli : Quel était votre joueur ou équipe préférée quand vous étiez adolescent ?

Ken Loach : Je n’ai assisté à aucun match entre l’adolescence et le milieu de mes vingt ans, lorsque nous résidions à Londres, où je supportais le club de Fulham. Je le soutiens encore aujourd’hui, à distance.

Claude Boli : Depuis la création de la Premier League en 1992, le football anglais a connu une véritable révolution, notamment au niveau des associations de supporters. Quelle est votre opinion sur ce phénomène ?

Ken Loach : Les investisseurs ont acheté des clubs de Premier League (le championnat anglais) parce qu’ils peuvent en tirer d’énormes bénéfices financiers. Les tickets de matchs deviennent de plus en plus chers, les places vendues aux puissantes entreprises sont encouragées. Par conséquent, les supporters ordinaires ont du mal à acheter des billets à cause de leurs prix prohibitifs. C’est le capitalisme en action. Je déteste cette tendance.

Claude Boli : En 1998, vous avez réalisé un documentaire intitulé, Another City: A Week in the Life of Bath’s Football Club. Quelles ont été vos motivations pour faire ce passionnant court métrage ?

Ken Loach : Je supporte le club de Bath City depuis que je me suis installé dans la ville en 1974. Ce petit film a été fait pour soutenir le club. Comme tous les petits clubs, nous avons du mal à lever des fonds pour exister. C’est un club amical, porté par la passion et un sens de la solidarité aussi intense que dans les grands clubs. S’engager pour un petit club de football, c’est quelque chose qui me plaisait.

Claude Boli : Quand on évoque le football dans vos films, la classe ouvrière est toujours présente. Pourquoi classe ouvrière et football sont-ils liés ?

Ken Loach : Le football est un sport populaire et il l’a toujours été. Les grands joueurs sont des héros qui sont issus des milieux populaires.

Claude Boli : Quelle est la particularité de Looking for Eric en comparaison aux autres films traitant de football que vous avez réalisés ?

Ken Loach : Éric Cantona est une figure iconique de Manchester United et du football anglais. C’est non seulement un grand joueur, adulé par de nombreux supporters, mais il est aussi doté d’un grand sens de l’humour et est très attaché à l’esprit collectif. Nous voulions explorer tout cela d’une manière qui corresponde à la personnalité d’Éric et à sa relation avec les fans.

Claude Boli : Quel est votre avis sur l’avenir du championnat anglais ?

Ken Loach : Les instances dirigeantes devraient appliquer des règles qui déterminent qui peut être propriétaire des clubs de football. Les clubs doivent appartenir aux supporters et aux entités locales.

James Walvin

Né en 1942, James Walvin est l’un des grands spécialistes de l’histoire de la traite des Noirs et de l’esclavage. Professeur d’histoire émérite à l’université d’York, il a publié, dans une traduction française, Histoire du sucre, histoire du monde, Paris, La Découverte, 2022. Il a aussi été le premier historien universitaire à consacrer un livre au football : The People’s Game. A Social History of British Football, Londres, Allen Lane, 1975 (nouvelle édition : The People’s Game. The History of Football Revisited, Édimbourg, Mainstream, 1994).

Claude Boli : Comment est née votre passion pour le football ?

James Walvin : J’ai hérité de la passion du football de mon père et de mon grand-père. Mon grand-père a assisté à la victoire de Manchester United en finale de la FA Cup de 1909, voyageant d’Oldham à Londres pour dix shillings, avec une bande de collègues de travail des filatures de coton. Mon père a emmené ma mère à leur premier rendez-vous amoureux (vers 1936 ?) pour voir Manchester United : il pleuvait, ils ont perdu 4-0. Mon père n’a pas parlé de toute la soirée. Mon premier match était en 1948, finale de la Cup : Manchester United a battu Blackpool 4 à 2. J’étais assis près de mon père en train d’écouter le match à la radio. Alors, comment pourrais-je ne pas être un fan de Manchester United ?

Claude Boli : Quel était votre joueur ou équipe préférée quand vous étiez adolescent ?

James Walvin : J’étais fou de l’équipe tuée à Munich en 1958… Je les adorais et, comme toute la ville, j’ai été anéanti par le crash aérien de Munich. Et mon joueur préféré, de très loin, c’était le grand Duncan Edwards.

Claude Boli : Dans vos souvenirs de matchs, est-ce que vous vous rappelez d’une rencontre en particulier ?

James Walvin : C’est difficile de choisir. Mais le plus mémorable a été le premier match après Munich en février 1958. Manchester United a joué avec une équipe de fortune, composée de toutes sortes de joueurs. C’était lors d’un 3e tour de la FA Cup. United (Manchester United) a gagné 2-0, une soirée très émouvante. Ce n’était pas un grand match, mais pour des raisons évidentes, certainement le plus mémorable. C’était un petit indicateur qu’un club brisé se relèverait.

Claude Boli : Comment un spécialiste de l’histoire de l’esclavage transatlantique devient un spécialiste du football ?

James Walvin : J’ai suivi une formation d’historien avec un focus sur la vie des classes ouvrières. Mais, tout ce que je lisais concernait la politique et le syndicalisme. Personne, j’insiste, personne n’a écrit sur les divertissements et les pratiques de loisirs des travailleurs. Quand j’ai signalé mon intérêt pour le football comme sujet d’un ouvrage, mes collègues se sont moqués de moi, ils avaient même montré un certain mépris pour le sujet. J’ai appris bien des années plus tard qu’écrire mon livre sur le football avait freiné ma carrière… on m’a même dit de retirer mes livres sur le football de mon CV si je voulais être pris au sérieux en tant qu’historien. L’intérêt sur l’esclavage est venu après mon doctorat… Un ami chercheur a découvert un trésor de documents en Jamaïque, et m’a demandé de travailler à ses côtés sur le sujet (cela a donné l’ouvrage : Michael Craton-James Walvin, Jamaïcain Plantation. The History of Worthy Park, 1670-1970, London, W.H. Allen, 1970). Par la suite, l’esclavage est devenu mon principal domaine de recherche.

Claude Boli : Comment pourriez-vous définir le football en tant que « jeu du peuple » ?

James Walvin : Le jeu de balle le plus populaire au monde… qui a ses racines dans les pratiques sociales prisées de la classe ouvrière européenne, mais qui a été codifié et façonné par les règles définies dans les établissements d’élite anglaise, puis établies par l’instance fédérale, la FA (Football Association) vers 1863. Le livret de règlementation est devenu l’un des livres les plus influents au monde.

Claude Boli : Votre ouvrage The People’s Game est le premier travail universitaire sur le football. Comment avez-vous réussi à introduire ce sujet dans le champ universitaire ?

James Walvin : L’ouvrage The People’s Game a été assemblé à partir de conférences données dans l’université où j’enseigne (York University). J’ai été autorisé à présenter une série de conférences qui ont produit le livre. J’ai ensuite donné un certain nombre de cours sur l’histoire des loisirs, dont une partie portait sur le football. Mais, bien que populaire auprès des étudiants, l’ouvrage n’a pas été largement approuvé par les collègues universitaires.

Claude Boli : Dans les années 1980, face aux problèmes du hooliganisme (comportements d’individus extrêmement violents dans les stades), vous publiez Football and the Decline of Britain. À l’époque, vous étiez le premier historien du football à analyser ce fait qui menaçait le football anglais. Pourquoi cette réaction aussi spontanée ?

James Walvin : J’ai été irrité par le traitement des médias et la réaction des dirigeants politiques, notamment la représentation des fans de football comme de simples hooligans. Une bande dessinée parue dans l’hebdomadaire l’Observer les dépeignait comme des rats. Ce livre a été ma réponse.

Claude Boli : Depuis la création de la Premier League en 1992, le football anglais a connu une véritable révolution, notamment au niveau des associations de supporters. Quelle est votre opinion sur ce phénomène ?

James Walvin : Je n’aime pas beaucoup les caractéristiques actuelles du monde du football (certainement la critique d’un vieil homme) : la propriété étrangère des clubs, les États aux antécédents politiques douteux utilisant le football comme écran de fumée pour masquer leur nature vicieuse, etc. Mais cela a transformé le football – via les retransmissions mondiales – en un étonnant produit mondial. Partout où vous voyagez, le football est omniprésent et très populaire.

Claude Boli : À l’ère de la globalisation, l’expression « jeu du peuple » est-elle toujours pertinente ?

James Walvin : Le football reste le jeu du peuple… À la base, il est joué par des millions de personnes masculines, on trouve aussi de plus en plus de femmes et de jeunes filles. Bien qu’elles soient influencées par des superstars, elles pratiquent et adorent le ballon rond.

Claude Boli : Quel est votre avis sur l’avenir du championnat anglais ?

James Walvin : L’avenir ? Je n’en ai aucune idée ! La bulle va-t-elle éclater ? Ou le football continuera-t-il à être le jeu mondial (oubliez ce que disent les États-Unis…). La question reste ouverte.

References

Bibliographical reference

« Ken Loach et James Walvin », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 2 | 2023, 151-154.

Electronic reference

« Ken Loach et James Walvin », Football(s). Histoire, culture, économie, société [Online], 2 | 2023, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=311

Editors

Claude Boli

Docteur en histoire contemporaine (De Montfort University, Leicester, Angleterre) et en sociologie (Université de Nantes)

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