Correspondances de l’étranger

p. 215-219

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Allemagne

Depuis environ 20 ans, l’historiographie du football allemand est secouée par une controverse1. Il s’agit de l’interprétation de la trajectoire de la fédération allemande, le Deutscher Fussball Bund (DFB) et des clubs pendant la période du national-socialisme et de leur gestion de ce passé après 1945. Cette controverse s’est déroulée en deux temps : d’abord, au début des années 2000, il a été question du rôle du DFB pendant ces « années noires », puis, à partir de 2016, l’accent a été mis sur la position du Bayern Munich entre 1933 et 1945. En référence à l’Historikerstreit, la « querelle des historiens allemands » des années 1980, qui portait sur la singularité, les causes et les mécanismes de la Shoah, certains y ont vu une querelle des historiens du football. Un parallélisme toutefois très exagéré s’agissant d’une controverse plutôt mineure. Néanmoins, le débat, qui a opposé grosso modo des historiens, d’une part, et des chercheurs en STAPS (Sportwissenschaften) ainsi que des journalistes, d’autre part, exprimait aussi des positions politiques antagonistes et était marqué par une certaine propension au scandale et à l’affrontement par médias interposés.

Dans la première phase, la controverse a éclaté après la publication du livre de Nils Havemann de 20052 commandée par le DFB – soumis à la pression publique – sur l’histoire de la fédération entre 1933 et 1945. Pour Havemann, le DFB aurait mené une politique d’arrangement avec le régime national-socialiste afin de préserver ses intérêts économiques. La fédération aurait donc appliqué un « antisémitisme tactique et concurrentiel », et donc non idéologique, tel qu’il était également pratiqué par des entreprises commerciales. L’historien de Stuttgart a notamment été soutenu par Markwart Herzog qui, en 2006, a présenté une étude sur le 1. FC Kaiserslautern sous le Troisième Reich. Cette primauté de l’économique contrastait avec la thèse d’Arthur Heinrich, de Lorenz Peiffer, de Dietrich Schulze-Marmeling et d’autres, selon laquelle l’arrangement rapide était dû à une convergence idéologique entre le régime et la fédération. La controverse a rapidement pris de l’ampleur et les deux parties se sont mutuellement accusées de poursuivre un agenda politique : les uns défendraient une histoire du sport de gauche, prétendument « critique », et les autres ne seraient que des conservateurs réactionnaires. Il est toutefois apparu à ce stade que les explications monocausales – et cela vaut pour les deux camps – ne suffisent pas à expliquer des faits et des comportements aussi complexes.

Après la publication de nombreuses études sur l’histoire de différents clubs sous le national-socialisme, la controverse a connu une deuxième étape au milieu des années 2010. Cette fois-ci, il s’agissait de l’histoire du club le plus titré en Allemagne, le Bayern Munich, entre 1933 et 1945. Si les études menées jusqu’à ce jour avaient montré que l’arrangement des différents clubs avec le régime national-socialiste, bien que suivant des voies légèrement différentes, s’était globalement déroulée sans résistance majeure, l’image d’une certaine réticence, d’un club qui aurait été « favorable aux juifs », prévalait encore pour le Bayern. Cela s’explique par le fait que, d’une part, il n’existait pas encore d’histoire générale du club bavarois et que, d’autre part, Dietrich Schulze-Marmeling, dans son étude parue en 2011 pour sa première édition et en 2013 pour sa deuxième édition, s’était focalisé sur les membres juifs du club, et tout particulièrement sur Kurt Landauer, son président juif avant 1933 et après 1947. Cette vision des choses a marqué, par la suite, la construction de l’image et de la mémoire du club via l’exposition permanente de son musée ainsi qu’une exposition itinérante (« Adoré – persécuté – oublié : les victimes du national-socialisme au Bayern Munich »), une vision exprimée jusque dans les tribunes du stade au travers également par de remarquables chorégraphies des supporters rendant tout particulièrement hommage à Kurt Landauer.

En 2016, Markwart Herzog a mis à l’épreuve cette (auto-)représentation du club dans un long article, brossant un tableau plus sombre du Bayern3. Alors que le Bayern Munich n’était pas aussi proche du régime que son rival local, le TSV 1860 Munich, il a néanmoins adopté trois paragraphes aryens (Arierparagrafen) entre 1935 et 1940, excluant ainsi les juifs aussi tôt que d’autres clubs. Dietrich Schulze-Marmeling a d’abord répondu à cette critique virulente de Herzog par une mise à jour de son livre (troisième édition en 20174). Cependant, la controverse a persisté et le ton s’est durci. Herzog reprochait à Schulze-Marmeling de favoriser, sans en administrer la preuve par le moyen d’archives, une histoire héroïque irréfléchie et donc un blanchiment sans précédent du club. Schulze-Marmeling, quant à lui, a accusé Herzog de gonfler artificiellement un simple débat de fond par le biais du scandale, de faire de la promotion personnelle et même du harcèlement. Comme la pression publique s’intensifiait, le Bayern a finalement décidé de charger le prestigieux Institut für Zeitgeschichte à Munich de réaliser un travail approfondi sur l’histoire du club sous le Troisième Reich.

C’est dans ce cadre, qu’à partir du printemps 2018, Gregor Hofmann, déjà auteur d’une étude sur le VfB Stuttgart à l’époque du national-socialisme, s’est penché sur cette question sous la forme d’une thèse de doctorat réalisée sous la direction de Frank Bajohr et Andreas Wirsching et soutenue en juin 2021 à l’université de Munich et publiée en octobre 2022 aux éditions Wallstein de Göttingen5. L’ouvrage de 526 pages, dont le processus d’élaboration et la publication ont été accompagnés d’un grand écho médiatique, livre une histoire extrêmement dense, riche en sources (plus de 40 centres d’archives consultées !) et équilibrée du Bayern dans la première moitié du xxe siècle. Hofmann qui réunit des méthodes qualitatives et quantitatives ainsi que des approches biographiques (collectives) et d’histoire structurelle, brosse un portrait nuancé du club, au-delà des explications monocausales en noir et blanc. Il place au centre de son analyse les ambivalences et les simultanéités à l’œuvre au sein du club et l’étude des marges de manœuvre plus ou moins limitées de ses membres. L’historien parvient à démontrer qu’en 1933, le club comptait certes un pourcentage élevé de membres juifs, mais que le Bayern n’était pas un cas particulier dans l’histoire du football allemand et qu’il exclut également largement ses membres juifs à partir de 1935. Hofmann montre aussi clairement que l’expression « un club favorable aux juifs » est assez générique et que le terme n’est pas utile en tant que catégorie analytique. Un des grands mérites de la thèse de Hofmann est de mettre en évidence que l’arrangement entre les clubs de football issus des classes moyennes (bürgerlich), et le régime en 1933-1934 n’était pas une « mise au pas » (Gleichschaltung) par le haut, mais plutôt un « alignement volontaire » (Selbstmobilisierung) par le bas. Dans l’ensemble, il s’agit donc d’une étude qui mérite d’être lue et qui retrace de manière nuancée l’histoire du Bayern dans la première moitié du xxe siècle. L’avenir nous dira si la controverse est ainsi terminée. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’histoire devrait être comprise à l’aune de la complexité et écrite en dehors de querelles personnelles et qu’il ne s’agit finalement pas d’avoir raison ou de trouver la seule et unique vérité.

Philipp Didion

Portugal

Vaincre. L’un des premiers cartels du musée Benfica – Cosme Damião, musée du Sport Lisboa e Benfica, donne immédiatement le ton. Dès l’entrée, l’exposition temporaire consacrée à l’équipe féminine de football du club insiste sur les succès. Lancée seulement en 2018, l’équipe féminine est déjà double championne du Portugal. Puis, le visiteur contemple des centaines de coupes. Pas seulement les deux trophées les plus prestigieux – les deux Coupes de champions d’Europe de 1961 et de 1962 remportées par l’équipe de football masculine –, mais des centaines de trophées conquis par les équipes et les athlètes des différentes disciplines sportives pratiquées au sein du club, fondé à Lisbonne en 1904. Invitant à l’interactivité, de nombreux QR codes et des tables tactiles permettent au visiteur de suivre des vidéos retraçant différentes conquêtes sportives : des victoires d’équipes de basketball ou de hockey sur patins, de coureurs cyclistes ou de nageurs. Un atrium central, s’élevant sur trois étages, expose des centaines de trophées afin de donner au visiteur la sensation que seul le ciel est la limite assignées aux victoires du club. Cet aspect relativement classique – une galerie de trophées comme en possèdent plusieurs institutions sportives à travers le monde, mâtiné de technologie et d’interactivité –, ne résume cependant pas ce musée inauguré en 2013 et qui fut récompensé par le prix du meilleur musée portugais en 2014 (prix décerné par l’association portugaise de muséologie). En effet, le musée se présente sous la forme d’une déambulation dans l’histoire du club et de sa place singulière dans l’histoire du Portugal en général et de l’histoire de Lisbonne en particulier.

Revenons au terme « vaincre » plusieurs fois mis en exergue dans le musée. Ce terme est quelque peu antithétique avec la vision du sport que les élites politiques du pays ont portée pendant des décennies. En effet, l’amateurisme a longtemps primé et ce n’est qu’en 1960 – bien après l’Angleterre ou la France – que le sport professionnel a été autorisé. Les premiers dirigeants du club – dont Cosme Damião, à la fois joueur de football, entraîneur et dirigeant – étaient des sportsmen, pratiquant plusieurs sports et provenant de milieux plutôt favorisés.

La dictature dirigée par António de Oliveira Salazar a longtemps refusé la professionnalisation du sport. Salazar, lui-même peu sportif et ayant peu d’attrait pour le football, prétendait vouloir privilégier la pratique du sport amateur et regrettaient que les foules se massent dans des stades pour voir et aduler des joueurs. Ainsi, les succès internationaux du Benfica dans les années 1960 ne correspondent pas vraiment à une volonté de la dictature de favoriser le football, tant elle a freiné le processus de professionnalisation. Le musée cherche d’ailleurs à se démarquer de ce passé dictatorial et écarte indirectement toute idée de favoritisme pendant la dictature (le Benfica a souvent été présenté comme le club protégé par la dictature, à l’image du Real Madrid en Espagne). Salazar, figure centrale du vingtième siècle portugais, apparait ainsi fort peu dans les différents dispositifs du musée qui retracent l’histoire du Benfica, de Lisbonne, du Portugal et du monde.

Ainsi, dans la longue chronologie qui commence en 1904 et qui mêle histoire du club, histoire de Lisbonne et histoire du Portugal, Salazar n’est mentionné que deux fois : à propos de la tentative d’attentat dont il fut victime en 1937 et de son décès en 1970. Aucune photographie de lui – notamment lorsqu’il reçut des joueurs de Benfica après leurs victoires européennes – n’est proposée. En revanche, plusieurs moments liés à l’histoire de l’opposition anti-salazariste sont évoqués comme le retour des survivants du camp du Tarrafal (camp d’internement où étaient emprisonnés des militants communistes et anarchistes en 1936) après la Seconde Guerre mondiale. Dans la longue rampe qui égrène les grands événements internationaux, c’est plutôt à un imaginaire de gauche que les événements choisis renvoient : la Longue Marche communiste en Chine, la guerre civile espagnole, la prise de pouvoir castriste à Cuba, la révolution des Œillets, la chute du mur de Berlin. Au final, plutôt que de clarifier les relations ambiguës entre le club et le régime dictatorial, la scénographie esquive la question, plaçant plutôt l’histoire du club dans l’histoire culturelle du pays (la chronologie donne une grande place aux grandes infrastructures culturelles du pays, sous-entendant que le Benfica est une institution culturelle parmi d’autres).

Au premier étage, les différentes dimensions liées à l’équipe principale de football prédominent : ses stades successifs et leurs emplacements dans la ville (plus particulièrement le premier Estádio da Luz, inauguré en 1954 et qui pouvait contenir dans les années 1980 jusqu’à 135 000 spectateurs), les présidents du club et, principalement, les joueurs (notamment leurs équipements dont le maillot déchiré de Miklós Féher, décédé d’une attaque cardiaque en plein match en 2004). Un homme est plus particulièrement mis à l’honneur : Eusébio da Silva Ferreira, l’attaquant et buteur qui a marqué l’âge d’or du club. Né au Mozambique, alors colonie portugaise, il arrive au Portugal à la fin de l’année 1960. À la suite d’un différend avec le Sporting Clube de Portugal, il ne peut jouer qu’au printemps 1961 (il ne participe pas à la première victoire européenne de Benfica). Il devient dès lors un des footballeurs les plus célèbres du monde (il remporte le ballon d’or en 1965) et signe 471 buts lors de ses quinze différentes saisons pour le club. Au-delà de nombreuses photographies et objets liés à la vedette, un hologramme d’Eusébio témoigne et écoute les louanges que lui tressent d’autres légendes du football parmi lesquelles Bobby Charlton ou Pelé.

Bien que différents cartels – au style plus épique qu’informatif – soulignent l’enthousiasme populaire et la ferveur des supporters (Benfica est le club le plus soutenu par les Portugais, tant dans leur pays qu’à l’étranger), ces derniers sont relativement peu présents dans le musée. Certes, un dispositif tente de restituer l’expérience du match vue des tribunes. Dans une grande pièce carrée recouverte d’écrans et au son enveloppant, le spectateur suit des supporters qui quittent leur domicile, se rendent au stade, vibrent au fil des actions et crient à l’unisson lorsque leur club marque. Au fil de la séquence, la plateforme sur laquelle le spectateur est installé se soulève et atteint son sommet lorsque Benfica marque. Mais au-delà de cette expérience visuelle, sonore et sensorielle, les supporters qui ne sont pas des poètes, des écrivains ou des acteurs (quelques témoignages de personnalités parsèment l’exposition) restent dans l’ombre.

En sortant, après avoir vu dans un amphithéâtre une vidéo qui retrace l’histoire du club, le visiteur peut admirer l’aigle qui survole le stade avant chaque rencontre. Un aigle qui s’appelle Vitória (victoire). Du début à la fin, vaincre est le mot d’ordre sans cesse répété afin de remplir de fierté le visiteur-supporter. Le tout en esquivant les aspects politiques que des historiens tentent de défricher – sans pouvoir compter sur les archives du club – ces dernières années.

Victor Pereira

Notes

1 Pour une première approche en français sur les débats historiographiques, cf. Ulrich Pfeil, « Le football allemand sous le national-socialisme », in Georges Bensoussan et al. (dir.), Sport, corps et sociétés de masse. Le projet d’un homme nouveau, Paris, Armand Colin, 2012, p. 117-133. Return to text

2 Nils Havemann, Fußball unterm Hakenkreuz. Der DFB zwischen Sport, Politik und Kommerz, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus, 2005. Return to text

3 Markwart Herzog, « FC Bayern Munich as a “Victim” of National Socialism? Construction and Critique of a “Heroic Myth” », Sport in History. Journal of the British Society of Sports History, 2021, 41 (1), p. 131-152. Return to text

4 Dietrich Schulze-Marmeling, Der FC Bayern, seine Juden und die Nazis, Göttingen, Die Werkstatt, 3e édition revue et augmentée, 2017. Return to text

5 Hofmann Gregor, Mitspieler der « Volksgemeinschaft ». Der FC Bayern und der Nationalsozialismus, Göttingen, Wallstein, 2022. Return to text

References

Bibliographical reference

Philipp Didion and Victor Pereira, « Correspondances de l’étranger », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 2 | 2023, 215-219.

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Philipp Didion and Victor Pereira, « Correspondances de l’étranger », Football(s). Histoire, culture, économie, société [Online], 2 | 2023, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=293

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Philipp Didion

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