L’espace footballistique ukrainien a connu de profonds changements si on le compare à son état d’avant 2014. Pour des raisons géopolitiques, à savoir l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie et le début de la guerre du Donbass, nombre des principaux clubs de football ukrainiens ont bouleversé la physionomie de la ligue nationale de football : certains l’ont quittée, à l’instar des clubs de football de la péninsule de Crimée ; d’autres ont changé de localisation, comme, par exemple, le FC Shakhtar Donetsk ou le FC Zorya Louhansk. Cet article vise à examiner les mutations du football professionnel en Ukraine, c’est-à-dire les incidences sur les principaux clubs des régions identifiées des évolutions de la situation politique et économique du pays.
La base empirique de l’article est constituée d’entretiens menés par l’auteure dans le cadre de sa thèse de doctorat1 et d’une analyse des médias et des ressources Internet. Une attention particulière a été portée au réseau social Vkontakte, qui est un site Web de réseautage social similaire à Facebook, et était le réseau le plus populaire en Ukraine au milieu des années 2010.
Les clubs de football de Crimée : annexion de la péninsule et rejet du championnat national ukrainien
Avant l’annexion de la péninsule, deux clubs de Crimée, le FC Sébastopol et le FC Tavria Simferopol, jouaient en Premier League ukrainienne. Après l’annexion, des responsables du football russe ont tenté de placer ces deux équipes dans la deuxième division de leur pays. Cette proposition a été faite par le ministre des Sports de la Fédération de Russie, Vitaly Mutko, en mars 20142. Ainsi, le club du FC Sébastopol a été liquidé et une nouvelle équipe a été constituée à la place, enregistrée conformément aux lois russes. Elle a ensuite été autorisée à participer à la Ligue de football professionnel russe de troisième division (et non pas à la deuxième division comme initialement prévu) au cours de la saison 2014-2015. La même chose s’est produite avec le FC Tavria : le club a été contraint de cesser son existence en tant que club ukrainien et un nouveau club, composé d’une partie de son personnel et de ses joueurs, a rejoint l’Union russe de football sous le nouveau nom de FC TSK Tavria.
Parce que l’Ukraine considère la Crimée comme un territoire ukrainien, la Fédération ukrainienne de football a déposé une plainte auprès de l’UEFA concernant la participation des clubs de Crimée aux compétitions russes. Le 22 août 2014, l’UEFA a décidé « que tout match de football joué par des clubs de Crimée organisé sous les auspices de l’Union russe de football ne sera pas reconnu par l’UEFA jusqu’à nouvel ordre3 ». En mars 2015, l’UEFA a annoncé qu’elle traiterait la Crimée comme une « zone spéciale », ni russe ni ukrainienne, et qu’elle aiderait la Crimée à développer son propre système de football. Après que l’UEFA a refusé d’autoriser les clubs de Crimée à intégrer les ligues russes à la suite de l’annexion russe de 2014, la Premier League de Crimée a été organisée par l’Union de football de Crimée même si elle a été conçue en Russie. La Premier League de l’Union de football de Crimée compte aujourd’hui 8 équipes. Ces équipes de football n’ont pas accès aux compétitions européennes de clubs, étant donné le statut juridique de « territoire spécial de football » et face aux risques de sanctions personnelles, appliquées par les États des fédérations membres de l’UEFA, pour cause de franchissement des frontières.4
La Fédération républicaine de football de Crimée (l’instance dirigeante du football de la Crimée depuis 1939) et l’Union de football de Crimée (une organisation créée en 2015, sous les auspices de laquelle le championnat de Crimée se déroule sous le nom de « Premier League de l’Union de football de Crimée ») sont parrainées par le ministère russe des Sports. Le statut juridique de l’Union de football de Crimée n’est pas reconnu par l’Association ukrainienne de football.5
L’étude du cas de la transformation du FC Tavria permet de saisir concrètement ce qu’il est advenu des clubs ukrainiens en Crimée dans la mesure où cette équipe avait pour particularité d’être le plus populaire parmi les fans locaux avant l’annexion. En 2021, il y avait deux versions du FC Tavria : la première est le FC TSK Tavria (TSK dans le nom signifie « Таврия – Симферополь – Крым ») (Tavria – Simferopol – Crimée), basé à Simferopol ; l’autre est le « Sports Club Tavria » (CS Tavria), qui joue sur le territoire de l’Ukraine. Le TSK Tavria est un club reformé en Crimée en 2014, qui a simplement changé de nom pour s’intégrer à la Ligue russe de football. L’autre club, qui est maintenant installé sur le territoire de l’Ukraine, mais hors de Crimée, a été créé un peu plus tard. Le 18 juin 2015, le comité exécutif de la Fédération de football d’Ukraine6 a voté en faveur du rétablissement du FC Tavria pour qu’il soit localisé dans la région de Kherson, qui est la plus grande ville ukrainienne bordant la Crimée.7 À ses débuts, le club sportif Tavria a joué dans la Ligue Amateur d’Ukraine, mais après avoir terminé la saison 2016-2017, le CS Tavria a été inclus dans la Ligue de football Professionnel et promu en deuxième division ukrainienne en juin 2017 grâce à ses résultats dans les divisions inférieures8. En ce qui concerne le FC TSK Tavria, il joue dans la Premier League de Crimée sous les auspices de la Confédération des associations de football indépendantes.9
Malgré le fait que ces deux formations soient implantées sur des territoires différents et jouent dans des ligues différentes, elles peuvent être considérées comme deux branches d’une même équipe. En effet, les visuels des logos de ces deux équipes sont exactement les mêmes jusqu’à la mention de l’année de création de l’équipe : (cf. image n° 2)
S’agissant des fans de football, une division s’observe également : il y a ceux qui sont restés en Crimée et qui soutiennent le FC TSK Tavria, et ceux qui sont partis vers la partie continentale de l’Ukraine et qui soutiennent le club sportif Tavria. Il est impossible de donner une évaluation claire du nombre de fans de football qui ont quitté la Crimée, mais, même si ces propos sont assez prévisibles, il s’agit d’un nombre significatif10 selon les dires d’Oleg Komunyar, chef du « Tavria Fans Club », dans une interview accordée à la plateforme médiatique CrimeaSOS11 :
De nombreux ultras ont quitté la Crimée. La plupart d’entre eux ont déménagé à Kyiv12 et à Lviv. Ils proviennent principalement de notre tribune13. Certains sont partis sans attendre le soi-disant « référendum ». D’autres sont partis plus tard. Ils sont partis principalement à cause de la persécution par les autorités d’occupation – après tout, beaucoup d’entre eux ont pris part à diverses actions patriotiques pendant l’EuroMaïdan14.
En effet, il s’agit d’éléments pour lesquels nous disposons de sources convergentes, à la fois de la part des fans auprès desquels nous avons enquêté et d’après des sources médiatiques, qui signalent qu’après que les ultras de Simferopol ont soutenu le Maïdan, ils ont commencé à recevoir des menaces, la police diffusant leurs données personnelles, distribuant des tracts dans la ville sur lesquels les fans étaient appelés « criminels » et « eurovandales »15. Les fans de football de Crimée qui soutiennent le CS Tavria sont clairement dans une opposition non seulement contre ceux qui soutiennent le FC TSK Tavria mais aussi contre l’annexion de la Crimée en général. Sur la page officielle de ses communications digitales via les réseaux sociaux, les ultras Tavria (du CS) ont publié le message suivant 16:
« TAVRIA, C’EST NOUS !
Ultras Tavria Simferopol est une association de personnes partageant les mêmes idées, des patriotes d’Ukraine et de Tauride17, des fans du club de football « Tavria Simferopol » et des militants de Tauride et Simferopol en particulier. Beaucoup d’entre nous sont des personnes temporairement déplacées, des soldats des groupes armés de notre Ukraine, des bénévoles et des militants civiques. Notre priorité est la lutte pour notre patrie – l’Ukraine, et pour notre petite patrie – la Tauride. Le crime commis par les autorités russes et leurs acolytes-traîtres, n’a pas de délai de prescription. Et notre tâche est de ne jamais l’oublier et de lutter pour nos croyances. On se souvient de tout. Rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venu18. »
Pour résumer, nous pouvons dire que le football en Crimée a subi des changements extrêmement importants. Une partie des équipes de football a cessé d’exister et les 8 équipes qui jouent sur la péninsule ont un statut spécial qui n’est pas reconnu par l’UEFA. Une seule équipe de Crimée continue de jouer dans la ligue professionnelle d’Ukraine, le club de sport Tavria, et ses fans, les ultras pro-ukrainiens – immigrés de Crimée – sont dispersés dans différentes villes d’Ukraine.
Les équipes de football des territoires occupés du Donbass : des clubs qui ont changé de ville
Le football sur le territoire des régions de Donetsk et Louhansk a également considérablement changé en raison du conflit militaire qui s’y déroule. La situation ici rappelle celle de la Crimée : de nombreux clubs de football ont cessé d’exister, certains ont été reformés et d’autres ont changé de ville (et donc de siège géographique). Nous ne pouvons pas parler de la situation du football dans les territoires occupés, qui ne sont pas contrôlés par l’Ukraine en raison d’un manque de sources d’information et de doutes quant à la fiabilité des sources existantes. Ainsi, nous nous concentrerons sur deux clubs principaux de ces régions, à savoir le FC Shakhtar Donetsk et le FC Zorya Louhansk, qui existent toujours, mais qui ont été contraints de quitter leurs villes natales et sont désormais installés dans d’autres villes, et parfois même dans une autre partie du pays.
Jusqu’en 2014, le FC Shakhtar a joué des matchs à domicile à Donetsk au stade « Donbass Arena ». En raison de la guerre dans le Donbass, le FC Shakhtar a déménagé et, depuis 2014, sa base d’entraînement est le complexe olympique de Svyatoshin à Kyiv19. Étant le club le plus riche d’Ukraine, un déménagement confortable et un changement du site d’entraînement ont été possibles grâce aux ressources financières dont dispose le club. Cette décision était nécessaire non seulement pour des raisons de sécurité – si l’équipe était restée à Donetsk, cela aurait signifié un manque de distanciation critique envers les rebelles, mais également logistique car, pour les équipes venant participer à des matchs avec le FC Shakhtar, il aurait été impossible de traverser la ligne de démarcation militarisée entre la République populaire de Donetsk et les forces responsables de la sécurité du côté ukrainien.
En 2014, le FC Shakhtar a participé à la Coupe d’Europe. Cela a posé problème parce que les matchs de football internationaux sous les auspices de l’UEFA ne pouvaient avoir lieu que dans deux stades en Ukraine : le stade olympique de Kyiv et « Arena Lviv » à Lviv. Ainsi, l’équipe a été contrainte de déménager 1 000 kilomètres à l’ouest vers l’« Arena Lviv ». Cette dernière est de la sorte devenue le lieu des matchs de championnat d’Ukraine et des Coupes d’Europe pour le Shakhtar Donetsk de 2014 à 2016.20
Depuis le début de 2017, le Shakhtar a joué tous les matchs à domicile des Coupes d’Europe, du Championnat et de la Coupe d’Ukraine au stade « Metalist » Kharkiv21. Le changement de stade s’est produit pour plusieurs raisons : le FC Shakhtar partageait le stade de Lviv avec le FC Karpaty Lviv, tandis que le stade « Metalist » n’avait pas d’équipe (le FC Metalist ayant cessé d’exister) et à Lviv, région pro-ukrainienne, le sentiment à l’égard l’équipe de football de Donetsk, identifiée comme pro-russe22, était en général hostile alors que la région de Kharkiv borde le territoire du Donbass, Kharkiv elle-même n’étant qu’à 250 km de Donetsk. Ce dernier facteur s’est avéré très important, car c’est dans cette région que vivent la majorité des déplacés de la région de Donetsk (sans compter Kyiv). Et, les habitants de la région de Donetsk pouvaient plus facilement venir à des matchs à Kharkiv, dans la mesure où la ville est beaucoup plus proche que Lviv.
« J’habite à Kyiv moi-même, mais beaucoup de mes amis ont déménagé à Kharkiv. C’est plus proche, y vivre est moins cher, comparé à Kyiv, donc beaucoup de gens y sont allés. Donc, à Kharkiv, le Shakhtar a déjà un soutien. Ensuite, de nombreux déplacés vivent dans la région de Donetsk, qui n’est pas en zone de guerre. Se rendre à Kharkiv est très facile, quelques heures en tout. Ce n’est pas comme aller à Lviv, à 24 heures en train. (Oleksandr, fan du FC Shakhtar) »23.
On peut dire qu’une même logique de relocalisation du club est à l’œuvre, à l’instar de celle qui s’est produite dans le cas du club sportif Tavria, qui est situé dans la région de Kherson, à la frontière de la Crimée.
En janvier 2018, le FC Shakhtar a officiellement modifié son enregistrement territorial. Le lieu d’enregistrement précédent du club était la ville de Donetsk. Désormais il est situé à Mariupol, ville de la région de Donetsk. Le club a joué au stade « Metalist » jusqu’en mars 2020. En mai 2020, le FC Shakhtar a commencé à jouer des matchs à domicile au stade olympique de Kyiv, le manager général du club, Serhiy Palkin, déclarant alors « cela n’a aucun sens pour le club d’aller à Kharkiv, de jouer dans des tribunes fermées, puis de retourner à Kyiv, où le club est basé ».24
De son côté, c’est lors de la saison 2014-2015, en raison de la guerre dans le Donbass, que le FC Zorya Louhansk a quitté Louhansk. Depuis 2014, le FC Zorya est installé à Zaporijia et joue les matchs à domicile de la Premier League d’Ukraine au stade « Slavutych Arena »25, qu’il partage avec la nouvelle équipe – le club de football municipal « Metallurg », dont les activités sont menées sur les installations du club disparu Metallurg Zaporijia. Le stade « Dynamo » Valery Lobanovsky à Kyiv, est devenu le stade des matches à domicile de l’UEFA Europa League des saisons 2014-2015 et 2015-201626, avant que le FC Zorya ne dispute ses rencontres européennes pour la saison 2016-2017 au stade « Chornomorets » à Odessa et pour la saison 2017-2018 au stade « Arena Lviv ». À partir de la saison 2018-2019, le FC Zorya joue les rencontres à domicile de la Ligue Europa pour la saison 2018-2019 au stade « Slavutych Arena »27.
En ce qui concerne les fans de football, la situation ici est plus difficile encore, si on la compare au FC Shakhtar, dans la mesure où la région de Zaporijia n’est pas limitrophe à la région de Louhansk, et où les personnes déplacées de Louhansk sont dispersées dans toute l’Ukraine (il n’y a donc pas de concentration spécifique à Zaporijia).
« J’habite à Kyiv, nous allons au stade toujours avec les gars du groupe ultras qui vivent ici. Mais c’est vraiment fatigant. Selon mes observations, il n’y a pas beaucoup de gens de Louhansk au stade. Surtout des locaux. Depuis le Zorya joue bien, à la fois en Premier League et en Europa League. Par conséquent, les gens vont au stade, mais je doute que quelqu’un vienne de Louhansk spécifiquement pour le match. C’est très long et cher. (Vitaliy, fan du FC Zorya) »28
Comme on peut le voir, nombre d’organisations de fans de football ont été dispersées à travers le pays : si certains supporters sont restés dans des villes occupées que leur équipe a quittées, d’autres, contraints de déménager dans une autre métropole, sont devenus des déplacés de l’intérieur séparés du territoire où joue leur club. De ce fait, de nombreux fans de football ont dû concilier soutien et distanciation, perdant ainsi la possibilité de participer à des pratiques collectives, condition fondamentale d’appartenance au mouvement, mais tout en restant fidèles au club et en se transformant en « supporters à distance29 ».
Conclusion
La situation décrite de l’espace footballistique en Ukraine est celle d’avant le 24 février 2022. Après l’invasion militaire à grande échelle de la Russie du territoire de l’Ukraine, les réalités du football ukrainien se sont radicalement transformées : la Premier League ukrainienne a été suspendue après l’imposition de la loi martiale par le gouvernement et la tenue d’événements de masse, y compris les matchs de football, est strictement interdite ; tous les matchs des clubs de football professionnels ukrainiens sont organisés uniquement pour des initiatives caritatives et en dehors de l’Ukraine. Un grand nombre de supporters ainsi que des joueurs de football ont rejoint les forces armées ukrainiennes30. De plus, certains footballeurs en activité ou retraités sont impliqués dans l’activisme politique et humanitaire lié à la guerre en cours, comme Oleksandr Zinchenko31, Roman Zozulya32 et Andriy Shevchenko qui, en mai 2022, est devenu l’ambassadeur de l’initiative mondiale UNITED 24 pour la collecte de fonds pour la restauration et le développement de l’Ukraine.33
À quoi ressemblera le football ukrainien à l’avenir ? Ici, nous ne pouvons que spéculer, même si nous pouvons dire avec certitude qu’il ne sera plus comme avant. En raison des bombardements intensifs du nord, de l’est et du sud de l’Ukraine, l’infrastructure urbaine a beaucoup souffert, y compris l’infrastructure sportive – par exemple, le stade de football de Chennihiv a été détruit par les bombardements. En tous les cas, le visage que prendra l’espace footballistique ukrainien d’après-guerre dépendra de l’issue de la guerre et des investissements futurs dans la reconstruction des infrastructures détruites.