Parue à Saragosse en 1612, la nouvelle intitulée La fille de Célestine est le premier texte en prose publié par son auteur, Alonso Jerónimo de Salas Barbadillo. En 1614 l’ouvrage fut substantiellement remanié puis réédité au sein d’une compilation, sous le titre de L’ingénieuse Hélène1. Seule la version de 1612 retiendra ici notre attention.
La fille de Célestine narre les aventures d’une séduisante gueuse, Hélène, qui parcourt l’Espagne, escortée de Montúfar, son souteneur, et de la vieille Méndez, sorte de chaperon a contrario. Le récit s’achève par la mort ignominieuse des trois protagonistes : le truand, Montúfar, est assassiné par le nouvel amant d’Hélène tandis que celle-ci et Méndez sont exécutées par la justice civile. Peu connu du grand public français, l’ouvrage mérite de retenir l’attention dans le cadre d’une réflexion à propos des filiations picaresques ; il est, en effet, l’un des quatre textes les plus fréquemment cités par ceux qui s’intéressent au versant féminin de la littérature picaresque. La fille de Célestine fut publiée peu après le premier roman picaresque dont l’héroïne est une femme, La narcoise Justine de Francisco López de Úbeda (1605)2. Comme la pícara de ce roman, Hélène est un personnage effronté, à l’ascendance infâme, qui rivalise de picardía avec ses homologues masculins3. La nouvelle de Salas Barbadillo influença Castillo Solórzano, qui fit paraître en 1632, puis en 1642, respectivement, deux récits, à forte coloration picaresque, dont les protagonistes sont des gueuses : Thérèse ou la Garce matoise et La Fouine de Séville ou l’Hameçon des bourses4. Les héroïnes des textes de Castillo Solórzano (Teresa et Rufina) et celle de Salas Barbadillo (Hélène) forment, avec la Justine du roman éponyme, un quartet de gueuses5, ou de courtisanes, suivant que l’on insiste sur l’ancrage picaresque ou nouvellistique de ces textes6. En effet, ce panel de pícaras nous éclaire, non seulement, sur les caractères spécifiques du picaresque au féminin7, mais encore, sur les évolutions littéraires qui marquent les années 1605 à 1642. Au cours des quarante années qui séparent La Narquoise Justine de La Fouine de Séville ou l’Hameçon des bourses, la gueuse, qui était l’héritière des pícaros, des prostituées et des entremetteuses, devient la courtisane qu’épingleront dans leurs diatribes les premiers auteurs costumbristas. Dans le même temps, la formule picaresque évolue considérablement : la nouvelle à l’italienne s’impose et ces deux formes littéraires s’entrecroisent pour donner lieu à des créations hybrides qu’il est difficile de classer8. Dans ce contexte, le livre de Salas Barbadillo est particulièrement intéressant puisque, non seulement il se situe au début du processus littéraire qui mène les récits picaresques féminins sur le terrain de la nouvellistique, mais encore, il offre un exemple parfait de la façon dont un auteur, soucieux d’originalité littéraire, procède par hybridation pour faire confluer trois veines littéraires : celle de la célestinesque9 – dont la présence est clairement établie dès le titre –, celle de la nouvelle à l’italienne – évoquée dans le prologue par le premier éditeur du texte –, et celle de la picaresque – prétexte à variations ludiques, nous allons le voir10.
Jerónimo de Salas Barbadillo (1581-1635) est présenté par Antonio Rey Hazas comme le « meilleur auteur de nouvelles de son temps, le plus novateur, celui qui s’essaya avec le plus d’intelligence à une large palette de nouvelles formes littéraires »11. De nombreux critiques, en effet, ont attiré l’attention sur le caractère à la fois novateur et hybride de la production de l’auteur. Celle-ci peut être grossièrement divisée en trois ensembles. Une première série de textes se caractérise par le sérieux avec lequel l’auteur y fait l’éloge des vertus traditionnelles, chantant l’amour, l’honneur et la gloire de la monarchie espagnole12. Un deuxième groupe est formé notamment par deux poèmes hagiographiques, datant de 1609 et 1621– consacrés respectivement à Notre Dame d’Atocha, patronne de Madrid13, et à sœur Jeanne de La Croix14. Ces écrits proposent une exaltation de la vertu chrétienne et de la morale traditionnelle. Le dernier ensemble est composé de vingt et un écrits satiriques, burlesques ou légers, où abondent les jeux de mots et de concepts. Cette série, conformément au précepte baroque de « l’unité dans la variété », est composée d’éléments souvent très hétérogènes rassemblés dans un cadre unique. La Fille de Célestine est un exemple significatif de cette partie de la production de Salas Barbadillo où se mêlent fréquemment des éléments empruntés à la picaresque, à la célestinesque et à la novella italienne. Signalons, donc, pour conclure ces préliminaires, que de nombreux textes de Salas Barbadillo mêlent, à des degrés divers, des éléments issus de veines hétérogènes, à telle enseigne qu’Enrique García Santo-Tomás, dans l’introduction à son édition de La Fille de Célestine évoque les nombreuses « incursions dans des territoires hybrides » réalisées par l’auteur15. Il n’en reste pas moins que lorsque La Fille de Célestine paraît en 1612, le texte est fermement rattaché au genre de la nouvelle par son préfacier, Francisco de Segura, l’ami de Salas Barbadillo qui prend la publication à son compte :
Alors qu’il s’acheminait vers la Catalogne, Alonso Jerónimo de Salas Barbadillo, vint à Saragosse où nous nous liâmes d’une étroite amitié en tant que compatriotes, car il était né à Tolède ; il me confia en gage de son affection certains des meilleurs travaux issus de son esprit et, parmi ceux-ci, cette subtile nouvelle de La fille de Célestine, dont l’invention est ingénieuse, la disposition admirable et l’élocution remaquable […]16.
Cette désignation rattache le récit à un genre relativement nouveau en Espagne.
Le terme novela a connu en Espagne une fortune bien particulière. Il fut introduit d’abord pour désigner un récit qui appartenait à la tradition du Novellino et du Décaméron (traduit pour la première fois en 1496), puis à la production nouvellistique du XVIIe siècle. Il fut ensuite employé pour désigner communément cet autre type de textes que l’on désigne en français par le terme de roman17. Afin de distinguer la novela (roman) de la novela (nouvelle) les critiques espagnols usent des termes novela cortesana et novela italiana que nous emploierons ici. Sous la plume de Francisco de Segura, le terme de novela renvoie sans équivoque à la tradition italienne. Il convient de signaler, à ce propos, que Salas Barbadillo a publié sa « proposition »18 de novella à l’espagnole un an avant la parution des Nouvelles exemplaires de Cervantès dont on sait qu’il se présentait lui-même comme l’initiateur du genre en Espagne19. Il est intéressant de constater que les deux auteurs ont acclimaté la nouvelle en la croisant avec des éléments empruntés aux genres en vogue en Espagne (roman de chevalerie, roman sentimental, pastorale, picaresque).
Pour ce qui est de Salas Barbadillo, sa volonté de rattacher La Fille de Célestine à la tradition littéraire hispanique apparaît dès le titre, qui se réfère explicitement à La Célestine de Fernando de Rojas. L’on se souvient que ce grand texte de la littérature espagnole, publié probablement pour la première fois en 1499, est une sorte de comédie humanistique qui se distingue de ses modèles latins par le choix du castillan et par la transformation des personnages types en de véritables caractères doués d’une épaisseur psychologique. Ce texte inclassable, initialement intitulé Comédie, puis, Tragicomédie de Calixte et Mélibée, devint célèbre sous le titre de La Célestine, en référence à l’entremetteuse du même nom qui y officie. La vigueur et la justesse du portrait de cette « vieille femme barbue, que l’on appelle Célestine, sorcière, astucieuse, rouée dans toutes les mauvaises actions possibles »20 est telle que très vite le terme « célestine », passa dans la langue commune pour désigner toute entremetteuse. Salas Barbadillo rendit hommage à ce texte fondateur de la littérature espagnole à trois reprises : dans El sagaz Estacio, marido examinado (rédigé en 1614)21, qui se réclame expressément de La Célestine, dans La Comedie de l’école de Célestine (1620)22, qui s’attarde sur la situation paradoxale de trois courtisanes s’initiant à la bonne conduite, et dans La fille de Célestine. Il convient de signaler que, ce faisant, il prolonge une pratique littéraire ancienne. En effet, le texte de Rojas donna lieu en Espagne, de 1534 à 1554, à toute une série de continuations et d’imitations qui forment un ensemble que la critique, après Menéndez Pelayo et Pierre Heugas, désigne du nom de célestinesque23. L’intertextualité qui lie ces écrits entre eux est soulignée par la réapparition de personnages, passant d’un texte à l’autre, et par la constitution de rapports quasiment endogamiques, liant les œuvres et leurs auteurs entre eux. Suites de La Célestine, les imitations sont, à partir de la Troisième Célestine, des suites aux suites : dans la Seconde Célestine de Feliciano de Silva un personnage épisodique de l’original sert de point de départ à une amplification lors de l’exposé de la généalogie qui mène de Mollejas, le maraîcher du modèle, jusqu’au Pandulfo de cette suite ; de même les personnages de la Seconde Célestine de Feliciano de Silva passent, dans la troisième puis dans la quatrième. On les retrouve également dans la Tragicomédie de Lisandre et Roselie de Sancho de Muñón. La Policiana, La Florinea, La Selvagia empruntent à leur tour à Feliciano de Silva et à Sancho de Muñón. En plus du réseau tissé entre La Célestine et ses imitations, on peut apercevoir tout aussi clairement le réseau tissé entre les imitations elles-mêmes. Tout se passe, d’ailleurs, comme si les auteurs de la célestinesque se sentaient une parenté littéraire entre eux et que ce lien autorisait des querelles de famille24. Consolación Barrada et Ana María Vián soulignent cette pratique de l’imitation par la filiation établie entre personnages et indiquent que l’arbre généalogique qui en découle est « analogue à celui des Amadís mais lui est opposé par son caractère négatif et anti-héroïque (prostitués et souteneurs) »25.
Or la veine célestinesque entretient, à son tour, des liens de parenté avec le roman picaresque. La célèbre page de titre de l’édition princeps de La Narquoise Justine témoigne de cette parenté biologique et littéraire26. La gravure représente, en effet, la nef de la vie picaresque voguant sur la rivière de l’Oubli et se dirigeant vers le havre de Désillusion, où le spectre de la mort se tient à l’affût. À bord du vaisseau, piloté par une allégorie du Temps, voyagent Justine (habillée à la mode classique, elle se tient debout au pied du mât) et Guzman d’Alfarache (assis à l’arrière) tandis que sur l’esquif qui navigue bord à bord avec la nef, sont installés Lazare et le taureau de pierre de Salamanque (en référence au célèbre épisode qui marque le début de la vie picaresque pour l’enfant). Lazare ne se trouve pas sur le même navire que ses comparses ; mais il partage leur destin, comme l’indique sa rame, où l’on peut lire : « Je les suis » (« Sígoles »). La mère maquerelle, Célestine, en revanche, figure en bonne place, au pied du mât, juste devant la narquoise Justine, de façon à bien signifier que l’héroïne de la Tragicomédie est la devancière de la pícara. Elle porte une sorte de chapeau de cardinal qui rappelle que les clercs et ecclésiastiques étaient ses principaux clients ; elle brandit une bouteille où l’on peut lire : « ¡Andad hijos! ». Cette adresse réservée d’ordinaire aux paresseux et aux oisifs fait ici office d’encouragement paradoxal à la vie de libertinage. Sur le mât se dresse, d’ailleurs, Bacchus tandis que flotte, à ses côtés, un étendard qui porte l’inscription : « Mon plaisir me guide » (« El gusto me lleva »). Si l’apostrophe, « hijos », s’explique par le grand âge de l’entremetteuse, elle permet surtout d’établir un lien de filiation entre Célestine et Justine, entre la matière célestinesque et la matière picaresque27. Jannine Montauban a souligné à quel point cette gravure était un « indicateur » des « filiations complexes qu’implique un genre [picaresque] en apparence destiné à périr dans le fleuve de l’oubli »28. La phrase « ¡Andad hijos! » souligne le caractère « biologique qui définit la filiation textuelle de la famille picaresque […] ». La métaphore parentale était, d’ailleurs, fréquemment utilisée au siècle d’or pour définir le rapport entre l’auteur et son œuvre ; de plus, nous l’avons dit, les suites et imitations tendaient à former, à l’instar de ce qui existait pour les romans de chevalerie, de véritables sagas avec, parfois, des alliances entre familles distinctes. Ainsi, Justine, la première pícara, se situe délibérément à la confluence de deux lignées : celle de Guzman d’Alfarache, dont elle se déclare successivement la fiancée29 puis l’épouse30, et celle de la Célestine, avec qui l’auteur la compare : « Il n’y a pas d’entourloupe dans La Célestine, ni de plaisanterie dans Momus, ni de niaiserie dans La Vie de Lazare […] dont je ne tire ici la quinte-essence »31. Désireux de faire de sa Narquoise Justine, une « réplique burlesque » du Guzman d’Alfarache32, López de Úbeda fait de son héroïne une pícara par alliance (elle est l’âme sœur du parangon du pícaro, Guzman) mais également une pícara de naissance (qui accumule toutes les tares possibles car, d’ascendance juive, elle se fait passer pour morisque)33. Les principaux textes picaresques espagnols s’inscrivent dans cette « endogamie textuelle », faite de liens conjugaux (Justine et Guzman), de secondes parties (le Lazarille et le Guzman d’Alfarche), ou encore de croisements aussi improbables que féconds (entre la lignée célestinesque et la famille picaresque pour La fille de la Célestine ou entre sorcières et démons pour le Colloque des chiens de Cervantès)34.
Par le choix de son titre, Salas Barbadillo indique d’emblée qu’il entend faire partie de la famille. Cette volonté de rattacher la pícara Hélène à la lignée célestinesque explique d’ailleurs que, dans la première moitié de l’ouvrage, l’héroïne ne soit jamais désignée dans les titres de chapitre autrement que par la périphrase « la fille de Pierres et de Célestine »35 ; nous apprendrons au troisième chapitre qu’il s’agit là de noms injurieux dont on affuble les parents d’Hélène, qui se prénomment, en réalité, Alonso et Zara. La généalogie infamante de l’héroine, exposée dans ce troisième chapitre, est l’occasion d’établir une double filiation littéraire. L’évocation d’une ascendance ignoble rattache, à l’évidence, Hélène à la veine picaresque : le sobriquet de son père conforte cette filiation puisque le prénom Pierres servait à désigner péjorativement les Français dont on stigmatisait ainsi les penchants éthyliques ; or la thématique du vin est, depuis La vie de Lazare de Tormes, une constante de la littérature picaresque. Le surnom de la mère, de son côté, tout en suggérant qu’elle est une prostituée doublée d’une maquerelle, inscrit la nouvelle de Salas Barbadillo dans la lignée des Célestine.
Prolongeant cet héritage célestinesque, que le titre et l’onomastique de la nouvelle soulignent, et dont nous aurons l’occasion de signaler plus avant d’autres exemples, c’est la matière picaresque qui est la plus abondante. Un résumé de la nouvelle suffira à nous en apporter la preuve.
Contrairement à ses illustres prédécesseurs – La vie de Lazare de Tormes, La vie du Guzman d’Alfarache ou encore La pícara Justina –, La fille de Célestine n’est pas un roman pseudo-autobiographique ; au contraire, le récit est pris en charge par un narrateur omniscient qui narre en troisième personne les frasques d’Hélène et de ses acolytes. Le récit commence in medias res par l’arrivée à Tolède de la belle Hélène. Celle-ci pénètre dans la ville dans une ambiance de fête aux allures carnavalesques qui prélude aux noces de don Sanche de Villafañe. Dès cette première apparition, preuve est faite de la beauté et du talent d’Hélène puisque ce premier chapitre s’achève par une bourle36 qui témoigne de l’intelligence et de l’absence de scrupules de l’héroïne. En effet, à peine arrivée à Tolède, elle parvient à soutirer du valet, Antonio, suffisamment d’information sur le compte du futur époux pour abuser le père du fiancé, auprès duquel elle se fait passer pour une jeune aristocratique violée et abandonnée par le jeune homme. À titre de dédommagement, elle réussit à soutirer au père la coquette somme de deux mille ducats. La victoire remportée sur la crédulité paternelle s’accompagne d’une victoire érotique sur le fils puisque celui-ci, ayant croisé par hasard la séduisante Hélène, s’en éprend au point de ne plus songer qu’à elle durant sa nuit de noce (chapitre 4).
Dès l’ouverture, un dispositif est mis en place, qui fera l’originalité du texte, et qui consiste à faire coexister, sans jamais les faire se rencontrer, deux plans de la narration qui s’inscrivent dans deux réalités absolument distinctes, tant sur le plan de la hiérarchie sociale que sur le plan littéraire : le monde picaresque, où sévissent Hélène et ses comparses, d’une part, le monde aristocratique de la nouvelle auquel appartient don Sanche, de l’autre37. Il convient de signaler que ce dernier, en dépit d’une lubricité extrême qui peut le mener jusqu’au viol, relève, tout au long du récit, d’un univers dominé par la courtoisie et le code de l’honneur38. Par un habile jeu de cache-cache sur lequel nous reviendrons, Salas Barbadillo fait en sorte que les trajectoires de la belle Hélène et de don Sanche se croisent à trois reprises, sans que la rencontre entre les deux personnages et le monde qu’ils représentent n’ait jamais véritablement lieu. Cette façon d’éviter que la sphère aristocratique n’entre en contact avec celle de la pègre est significative des intentions littéraires et sociales de l’auteur qui, en dernière analyse, se range du côté des valeurs dominantes.
Ce n’est qu’au troisième chapitre, et alors qu’Hélène et ses comparses fuient vers Madrid, que la pícara entreprend de narrer sa vie sur le mode du traditionnel alivio de caminantes39. À ce point du récit, la nouvelle adopte, le temps d’un chapitre, la forme canonique de la pseudo-autobiographie caractéristique du genre picaresque. De plus, Hélène sacrifie à la topique de la généalogie infamante, caractéristique du pícaro. Elle passe en revue sa parentèle de façon à montrer que son inconduite est le résultat d’une hérédité perverse. Son père, un laquais originaire de la Galice, du nom d’Alonso Rodriguez, est un ivrogne incorrigible doublé d’un cocu notoire ; il finit ses jours empalé par un taureau40. Sa mère, originaire de Grenade, est une esclave morisque, prénommée Zara mais que ses maîtres appellent Marie. Arrêtons-nous sur elle :
Ma mère était de Grenade et, étant marquée au visage – c’est en effet par ce genre de marques que les gens de bien se distinguent – elle servait à Madrid un gentilhomme de la famille des Zapata [...]. En un mot, elle était esclave : inutile de nier plus longtemps ce qui est connu de tous.
Ses patrons l’appelaient Marie et, bien qu’elle répondît à ce prénom, celui que ses parents lui avaient donné, et dans lequel elle se reconnaissait plus volontiers, était Zara41.
Le jeu sur les prénoms, l’évocation du lieu de naissance et de la marque sur le visage indiquent, sans équivoque, que la mère d’Hélène est une esclave morisque. Comme c’est le cas, dans la plupart des romans picaresques, l’origine religieuse impure est l’objet d’une surenchère sarcastique. Non seulement les ascendants maternels d’Hélène ont été condamnés par le Saint-Office de Tolède, mais Zara, elle-même, est si viscéralement opposée à la religion chrétienne qu’elle refuse par deux fois l’alliance avantageuse que lui proposent deux chevaliers membres de prestigieux ordres de chevalerie. Jouant ironiquement sur les mots, Salas Barbadillo souligne l’œcuménisme religieux et sexuel de Zara « disposée à soulager [sexuellement] avec la même ardeur les Tunisiens que les Algériens quoiqu’ayant un faible pour les Oranais »42. La description de la mère d’Hélène renvoie ouvertement au personnage de Célestine. Comme elle, Zara est issue d’une lignée de sorcières et a hérité, par voie maternelle, d’un talent de nécromancienne si exceptionnel que le moindre de ses ordres proféré à mi-voix fait trembler l’enfer (« doctísima mujer en el arte de convocar gente del otro mundo, a cuya menor voz rodaba todo el infierno », p. 109). Comme sa devancière, Zara est une d’entremetteuse de génie. Elle détient le monopole du commerce sexuel dans la ville (« en el tribunal del Amor no se determinaba negocio sin su asistencia ») ; sa spécialité est la fabrication de faux hymens si parfaits qu’ils rivalisent avec les vrais : « Il y eut une année, et même plusieurs, où les hymens contrefaits par ses soins se vendirent plus chers que les naturels tant les marchands de ce plaisir en étaient satisfaits ! »43. Trafiquante sexuelle de génie, la mère d’Hélène parvient à vendre, puis à revendre, la virginité de sa fille par trois fois : d’abord à un ecclésiastique, puis à un noble titré et enfin à un marchand génois dont le texte précise qu’il paya cher du second choix (« que pagó mejor y comió peor », p. 113). La visée satirique de cette énumération qui établit une hiérarchie dans l’appétit sexuel et la crédulité des trois ordres évoqués s’inscrit à l’évidence dans la veine picaresque. Prostituée et entremetteuse d’exception, Zara en vient à mériter le nom de Célestine qui, à lui seul, résume et célèbre ses talents :
Le peuple ayant connaissance de ses mérites voulut l’honorer en lui conférant un titre digne de ses prouesses et c’est ainsi que tous l’appelaient communément Célestine, deuxième du nom. Penserez-vous qu’elle rougissait de ce titre? Nenni! Bien au contraire, il la conforta au point qu’elle le tenait pour son plus haut titre de gloire44.
La fierté avec laquelle Zara arbore son sobriquet fait écho à un passage similaire de la Tragicomédie de Calixte et Mélibée où Pármeno, le jeune valet de Calixte, tente de dissuader son maître d’entrer en affaire avec la vieille prostituée, Célestine, qui se glorifie du titre de putain par lequel chacun la reconnaît et l’honore :
Si elle est parmi cent femmes, et si quelqu’un dit : « Vieille pute ! », elle tourne aussitôt la tête sans honte aucune, et répond d’un air joyeux […]. Elle passe entre les chiens, c’est ce nom qu’ils aboient ; elle est près des oiseaux, ils ne chantent pas autre chose ; près des troupeaux, leurs bêlements le proclament ; dans leurs braiements, les ânes répètent « vieille pute » ; les grenouilles des mares ne savent dire d’autre nom. La voilà chez les forgerons, c’est ce que disent les marteaux. Charpentiers, armuriers, maréchaux, chaudronniers et cardeurs, tout métier qui se sert d’un outil forme son nom dans les airs […] C’est au point que la pierre au choc d’une autre pierre résonne aussitôt : « vieille pute »45.
En digne émule de Célestine, Zara périt assassinée par des voleurs ; c’est alors qu’Hélène troque la protection de sa mère maquerelle, par celle de son amant-souteneur, Montúfar et celle de la vieille Méndez, que le texte désigne par l’anti-phrase « honrada vieja ». À ce point du récit, le passé rejoint le présent et la rétrospective du troisème chapitre se termine par l’évocation de l’escroquerie commise à Tolède, et à laquelle le lecteur vient d’assister, pour ainsi dire, en direct, au cours des deux premiers chapitres de la nouvelle.
Passant du sommeil de Montúfar à celui de don Sanche, le quatrième chapitre abandonne, pour un temps, le trio de gueux afin de suivre le jeune marié :
L’aube se réveillait et Montúfar dormait […] cependant que là-bas, le jeune marié, lassé de sa nuit et plus rassasié de sa jeune épouse qu’il ne l’eût souhaité, désirait fuir et sa compagnie et le lit.
Les évocations parallèles et les jeux de contrastes à l’œuvre dans ce passage annoncent un chapitre entièrement placé sous le signe du paradoxe et de l’ironie poétique. L’insatisfaction sexuelle de don Sanche au lendemain de sa nuit de noces débouche sur des considérations sentencieuses sur le thème des caprices de l’amour car l’aristocratique épouse que le gentilhomme délaisse pour une catin est, à son tour, l’objet d’une passion secrète. Le texte ne s’attarde pas sur l’identité du soupirant qui ne semble être là que pour servir de prétexte à un long excursus moralisant. À ce premier paradoxe, qui permet de pasticher les digressions du Guzman d’Alfarache, Salas Barbadillo en ajoute un autre, de nature plaisante. En effet, alors que don Sanche roule sur les traces des auteurs de l’imposture dont il ignore l’identité, il se surprend à rêver de la belle inconnue croisée la veille qui n’est autre que la coupable qu’il est en train de poursuivre. Don Sanche exprime la nature contradictoire des sentiments qu’il éprouve et ses réflexions sont d’autant plus comiques que le gentilhomme est sur le point de rattraper celle qu’il croit avoir laissée derrière lui. Voici les termes du débat intérieur qui l’anime :
Est-il possible que je sois à ce point le tyran de mes propres désirs qu’alors que mes pieds devraient être occupés à rechercher ce bien auquel j’aspire, je me retrouve à fuir le lieu où elle m’est apparue [Tolède]. Je serais en effet bien malheureux et mille fois misérable si, à mon retour, cet ange, auquel j’ai confié mon âme, parce qu’elle est étrangère à la ville, venait à l’avoir quittée!46
Lorsque don Sanche et ses gens rattrapent la voiture des fugitifs, un seul regard d’Hélène suffit à convaincre le gentilhomme de deux choses : il vient de retrouver la belle inconnue qui hante ses pensées ; cette jeune personne ne saurait être la voleuse qu’il poursuit :
[…] il crut que ses gens s’étaient trompés car l’amant prête toujours à l’objet de son amour les inclinations les plus honnêtes et les plus nobles scrupules. Et comme s’il avait été en mesure de se porter garant de sa moralité depuis sa naissance et qu’il ne fût pas possible qu’une aussi belle femme fût une voleuse – ce qu’elle était en réalité –, jetant sa dague et tirant son épée du fourreau, il s’élança contre ses gens en s’écriant: « Gueux, vilains ! »47.
Par un retournement cocasse de situation, ce sont les valets du gentilhomme qui sont traités de pícaros par leur maître. Le comble de l’inversion comique est atteint lorsque don Sanche tourne ses excuses sur le mode d’un compliment galant, présentant l’ignoble crocheteuse de bourses comme une galante ravisseuse des cœurs48. Le chapitre se termine sur de fausses présentations : Hélène se fait passer pour une femme mariée demeurant à Madrid et invite don Sanche à la laisser poursuivre seule son chemin, tout en lui laissant espérer un rendez-vous galant ultérieur.
La rencontre différée ne se produira pas au chapitre suivant car don Sanche, après avoir vainement tenté de retrouver sa belle dans Madrid, se résout à rentrer auprès des siens à Tolède. Dès lors, l’attention se reporte sur le trio de pícaros qui quittent Madrid, habillés en pèlerins. Chemin faisant, Montúfar tombe malade donnant à ses compagnes l’occasion de l’abandonner. La liberté de ces « dames » est, cependant, de courte durée puisqu’Hélène et Méndez sont rattrapées par Montúfar aux abords de Burgos. Dans une scène qui n’est pas sans rappeler la afrenta de Corpes, les deux femmes sont ligotées à un arbre, rouées de coups, puis abandonnées. La référence au Cantar de mío Cid (XIIe siècle) préfigure le rebondissement du chapitre suivant qui fait se rencontrer de nouveau, et de façon tout à fait inattendue, l’univers nobiliaire et picaresque, la sphère d’Hélène et celle de don Sanche.
De nombreux éléments de l’incipit de ce sixième chapitre rappellent les procédés mis en œuvre par Cervantès dans le célèbre chapitre IX du livre I, lorsque le texte se fige sur une image à l’arrêt du vizcaíno, en plein combat, pour ne reprendre qu’au chapitre suivant après que le vieux grimoire relatant la fin de l’aventure a été retrouvé à Tolède. Suivant le même type de procédé, dans La fille de Célestine, le chapitre s’ouvre sur l’évocation des deux femmes ligotées ; la scène est interrompue par l’arrivée, sur les lieux du châtiment, d’un lièvre qui est poursuivi par un chien de chasse, lui-même suivi d’un chasseur, qui n’est autre que don Sanche. Le narrateur explique simplement la raison de son improbable présence : il est de passage dans la région. La coïncidence extraordinaire qui rend enfin possible la rencontre de don Sanche et d’Hélène semble pasticher les scènes de reconnaissance des romans d’aventures ; mais, une fois de plus, les attentes du lecteur vont être plaisamment déjouées suivant deux procédés concomitants. La première réaction inattendue est le déni de don Sanche, qui, bien qu’il reconnaisse, en l’aventurière ligotée qu’il a sous les yeux, la femme dont il s’est épris à Tolède, préfère se croire victime d’une hallucination diabolique qui lui ferait voir en toute femme sa bien-aimée. Au nom de la bienséance, qui rend la présence d’une dame de qualité en ces lieux impossible, Salas Barbadillo donne un tour surprenant à son récit. Mais les choses n’en restent pas là ; par un plaisant escamotage, au moment où don Sanche s’apprête à secourir les deux femmes, son attention est détournée par une dispute qui éclate entre ses compagnons de chasse (p. 134). Lorsqu’il revient au pied de l’arbre, les deux femmes ont disparu. Il ne lui reste plus qu’à regagner Tolède, tout étourdi par sa mésaventure. Une fois de plus la rencontre entre don Sanche et la pícara n’aura pas lieu, le monde de la picaresque et celui de la novela cortesana continueront leur existence parallèle.
Au septième chapitre, le narrateur interpelle son lecteur mettant en avant le caractère extraordinaire des événements relatés au chapitre précédent et insistant sur la virtuosité dont il devra faire preuve pour rendre compte de la mystérieuse disparition (p. 137). L’explication avancée s’avère, une fois de plus, d’une désarmante simplicité : Montúfar, pris de remords, est revenu sur ses pas pour libérer les deux femmes. En fait, le narrateur joue un rôle important tout au long de la nouvelle49. Par ses commentaires moraux et stylistiques, il adopte une position de surplomb qui lui permet de conduire le récit au gré de sa fantaisie. Ainsi, par exemple, lorsque mention est faite de l’héroïne pour la première fois, le narrateur, conscient du fait qu’il déroge aux conventions picaresques en ne commençant pas par évoquer ab origine le parcours de la gueuse, précise : Hélène, « dont je rapporterai la naissance et les débuts à un moment plus propice ». Il choisit ainsi de repousser l’exposé du « roman des origines » jusqu’au troisième chapitre. De même, au chapitre sept, les explications destinées à rendre compte du tour de force de la disparition d’Hélène et de Méndez sont précédées par une digression qui souligne la liberté et la maîtrise littéraire du narrateur :
Je sais que vous ne quittez pas des yeux mes mains pour voir par quelle porte est entré celui qui a libéré les deux matrones si justement châtiées. À n’en pas douter, l’un de ces apprentis poètes qui, sous prétexte d’avoir recopié le sonnet ou la romance du voisin sur leur papier, de leur propre main et avec une plume qui leur a couté son prix, pensent pouvoir s’en attribuer le mérite (comme ils ne manquent pas de le faire) s’arme contre moi et me reproche rudement la faiblesse de mon esprit qui s’est relâché sur un point si important.
« Calme toi, pédant, et ne sois pas si prompt à te soulever de ton siège ! Je vois où tu veux en venir et je ne te laisserai pas en cette occasion sans t’avoir aidé à remplir les blancs. Tu dois savoir que jusqu’à présent jamais un dicton castillan ne s’est avéré faux… Hé bien, il en est qui dit “Quiconque sait nouer, sait dénouer”. Que cela est bien dit ! Veux-tu en faire la preuve ? Eh bien écoute et cesse de t’agiter […] »50.
Véritable prestidigitateur, le narrateur a le pouvoir de faire apparaître ou disparaître les personnages à sa guise. Il est en cela semblable à la pícara dont il narre les aventures, car tous deux sont également capables de se jouer de leurs auditeurs grâce à la maîtrise du verbe. Le premier chapitre de la nouvelle établit d’emblée la dextérité langagière d’Hélène qui, comme tous les pícaros et toutes les Célestines, est une bavarde aussi habile qu’impénitente51 ; à présent, c’est le narrateur, lui-même, qui apparait sous les traits du beau parleur, capable d’escamoter les personnages, sous les yeux de son lecteur ébahi. Comme de nombreux pícaros, en effet, Salas de Barbadillo pratique l’art de la bernardina. Ce terme à l’étymologie incertaine et que d’aucuns font dériver du français dialectal « barlandiner, berlandeur, berlander », en rapport avec « brelan » (maison de jeu)52, désigne l’utilisation de propos incohérents où absurdes qui permettent d’endormir la méfiance de celui qui les écoute pour mieux lui subtiliser un objet. L’exemple littéraire le plus connu de cette technique est celui narré par Cervantès au début de sa nouvelle Rinconete et Cortadillo où le jeune pícaro étourdit à force de paroles l’homme qu’il avait détroussé quelques lignes plus haut et qui était venu réclamer la restitution de sa bourse. À la fin de ce morceau de bravoure, le plaigant, sidéré par la loquacité de son voleur, repart, non seulement sans avoir récupéré son argent mais victime d’un deuxième larcin53. La définition de la bernardina proposée par le dictionnaire de Covarrubias (Tesoro de la lengua castellana o española, 1611) repose, d’ailleurs, sur les termes atar et desatar : « Bernardinas son unas razones que ni atan, ni desatan, y no significando nada, pretende el que las dize, con su dissimulación, engañar a los que le están oyendo […] »54. Or, c’est sur ces mêmes notions que joue le dicton espagnol cité par Salas Barbadillo lorsqu’il revendique sa liberté de narrateur : « quien bien ata, bien desata ». À la liberté de parole du gueux, fait écho la liberté avec laquelle le narrateur noue ou dénoue les fils de son récit.
À partir de ce septième chapitre, le récit ne s’occupe plus que des aventures picaresques des trois gueux et don Sanche ne fera plus qu’une brève apparition lors du dénouement. À Séville, les trois compères entreprennent de vivre aux dépens de la charité et de la dévotion publique. Montúfar se fait passer pour un saint homme, qu’assistent une mère et une sœur dévouées (dont les rôles sont tenus par Méndez et Hélène). L’écart entre leur vie publique exemplaire et leur vie privée licencieuse donne lieu à une savoureuse satire de la crédulité populaire et de son exploitation par les faux dévots. Le chapitre se clôt sur la fuite de Montúfar et Hélène, échappant de peu à la justice, et sur la mort de Méndez qui ne survit pas au supplice que lui inflige la justice.
Le dernier chapitre de la nouvelle développe, comme le précédent, un thème caractéristique de la littérature picaresque, celui du mari complaisant. En effet, grâce à l’argent amassé à Séville, Hélène et Montúfar se marient et s’établissent à Madrid. À l’abri des liens conjugaux, Hélène mène la vie dissolue des courtisanes tandis que Montúfar, que ce commerce charnel enrichit, ferme les yeux comme l’avaient fait avant lui Lazare, Guzman d’Alfarache et le père d’Hélène, lui-même. Les choses tournent à l’aigre le jour où celle-ci se laisse séduire par un jeune vaut-rien, Pierrot le Gaucher (Perico el Zurdo). Le surnom du galan souligne la maladresse du spadassin mais annonce surtout le changement de fortune qui accompagne son apparition. Le ‘gauchissement’ de la destinée d’Hélène se manifeste sous la forme d’une sinistre série de morts (siniestro étant en espagnol un synonyme de zurdo– « gaucher » –) qui s’enchaînent jusqu’à ce que justice poétique soit faite. Montúfar périt assassiné par Hélène et son nouvel amant tandis que ceux-ci ne tardent pas à être jugés et exécutés pour le meurtre du rufian : Pierrot, pendu ; Hélène, garrotée puis placée dans une cuve et jetée à l’eau. Contrairement à ce qui se passe pour La Vie de Lazare ou pour le Guzman d’Alfarache, La fille de Célestine ne se termine pas par une fin in media re55 mais par la mort de l’héroïne. Sur le plan technique, ce dénouement explique, à lui seul, le choix de la troisième personne pour la narration. Le dénouement se caractérise par un retour à l’ordre moral : Hélène dispose dans son testament que la somme volée, au début de la nouvelle, aux Villafañe leur soit restituée. Mais le véritable héritage légué à don Sanche est d’ordre moral. En effet, le gentihomme se convertit lorsqu’il apprend la véritable identité de celle qu’il a aimée et, mesurant les dangers auxquels il s’est exposé, il décide alors de mener une vie rangée (p. 153). Pour compléter ce happy end, le jeune valet Antonio, que la pícara avait berné au premier chapitre, entre dans les ordres, car, précise le narrateur, « souvent le châtiment d’un méchant est suivi par le rachat de nombreux vices » (p. 153). La nouvelle se termine par quelques vers, rédigés en guise d’épitaphe, par un poète tolédan :
Florecía entonces en Toledo, entre tantos espíritus gentiles, un poeta ilustre en escribir epitafios; el cual siendo bien informado de la vida de Elena, trabajó éste para su sepultura, con que mi pluma dará el último paso y se cerrarán las puertas de la historia: |
En ce temps-là florissait à Tolède, parmi tant d’esprits raffinés, un poète célèbre pour ses épitaphes qui, s’étant bien renseigné sur la vie d’Hélène, écrivit pour orner sa sépulture le suivant épitaphe qui sera la dernière chose que ma plume tracera et qui servira à Ferrer les portes de notre histoire : |
Elena soy, y aunque de Grecia el fuego No hizo por mi ocasión a Troya ultraje, Parecí que era griega en el lenguaje, Porque yo para todos hablé en griego. |
Je suis Hélène et s’il est vrai que le feu de la Grèce N’embrasa pas à cause de moi la ville de Troie, J’ai toujours semblé grecque par mon langage Car pour tous, c’est en grec que je m’exprimais. |
Huésped siempre mentí; siempre hice juego De la verdad; neguéla el vasallaje: Virtud es vinculada a mi linaje, Que hasta en esto da muestras de gallego. Dos padres virtuosos me engendraron (Gente de poco gasto en la conciencia): Padre gallego y africana madre. |
Étrangère, j’ai toujours menti; je me suis toujours jouée De la vérité ; je lui ai toujours refusé le vasselage : Cette vertu est attachée à mon lignage, Qui même en cela témoigne de ses origines galiciennes. Deux parents vertueux m’ont engendrée (Personnes économes avec leur conscience) : Mon père galicien, ma mère africaine. |
Después de muerta al agua me arrojaron Para que vengase en mi inocencia El mayor enemigo de mi padre. |
Après ma mort on me jeta dans l’eau Pour que se vengeât sur mon innocence Le pire ennemi de mon père. |
Dans ce sonnet, le poète tolédan « célèbre pour ses épitaphes », cède la parole à Hélène, qui adresse au lecteur, par delà la mort, une nouvelle version de ses mémoires picaresques. Le jeu avec les conventions du genre est ici évident car, si la confession du pícaro se produit généralement à l’âge mûr, jamais elle n’émane d’outre-tombe. De plus, s’il s’agit toujours d’une autobiographie imaginaire, jamais le subterfuge littéraire n’est aussi fermement souligné que dans ce final où le poète ne parvient pas à s’effacer derrière son personnage. Il est d’ailleurs révélateur que le plumitif soit un tolédan, à l’instar de Salas Barbadillo, présenté comme tel dans la préface de la nouvelle, alors qu’il est né à Madrid56. L’invention d’un ou deux auteurs tolédans, auteur(s) de la nouvelle et du sonnet-épitaphe souligne la dimension ludique du récit qui joue, aussi bien sur le plan de la fiction que sur ce lui de la métafiction, sur des registres contradictoires. À l’univers de la gueuserie, s’oppose celui des valeurs aristocratiques qui triomphent (sur un mode mi-sérieux, mi-plaisant) à la fin de la nouvelle. De même, si Salas Barbadillo est cet auteur grave qui ponctue sa nouvelle d’excursus moralisants, il est également ce deus ex machina espiègle qui conduit le récit avec une liberté toute picaresque, se jouant des lois du genre et des attentes de ses lecteurs.
De nombreuses références au roman picaresque émaillent le récit : le caractère itinérant de l’aventure, la forme autobiographique du troisième chapitre, l’évocation d’une parenté infâme dont la vilenie est soulignée à dessein ; mais encore le recours systématique à la bourle ou à d’autres expédients douteux comme le ménage à trois (évoqué au dernier chapitre), l’exploitation de la crédulité populaire à Séville ou les prouesses verbales (bernardinas) destinées à endormir la méfiance de l’interlocuteur, du premier chapitre, ou celle du lecteur, au septième chapitre. Un faisceau nourri de références célestinesques vient compléter cette abondante matière picaresque. Il convient, cependant, de noter que la matière picaresque mise en œuvre adopte une coloration particulière du fait que l’héroïne est une femme : le motif de la séduction amoureuse prévaut sur l’obsession de la faim, le service auprès de nombreux maîtres est remplacé par la succession de tromperies et d’amants bernés, la beauté et l’apparence soignée de l’héroïne contrastent avec l’allure de son homologue masculin. De fait, Hélène, comme la plupart des autres pícaras tient autant de la gueuse que de la courtisane et se trouve, de ce fait, à la charnière de la tradition picaresque, de la novela cortesana et de la littérature costumbrista. Antonio Rey Hazas a signalé la position très particulière occupée par ce petit récit qui se place « en el límite máximo permitido entre la novela picaresca y la ‘novella’ a la italiana –o su heredera española […] »57. Ce critique souligne que Salas Barbadillo écrit au moment où se forge la novela cortesana espagnole avec la publication, en 1609, des Noches de invierno d’Antonio Eslava, des nouvelles cervantines, en 1613, et de La fille de Célestine, en 1612. Avec ce premier texte, Salas Barbadillo « reprend et actualise le genre du Lazarillo » en empruntant à la nouvelle certaines de ses caractéristiques, en particulier ses dimensions réduites, de telle sorte que cette « novela corta » renvoie à la fois à la formule brève du premier roman picaresque et à celle des nouvelles cervantines58. Tout se passe, en fait, comme si Salas Barbadillo inversait la formule retenue par Mateo Alemán : si celui-ci avait inséré des nouvelles à l’italienne dans le récit autobiographique de Guzman, dans La fille de Célestine, les mémoires picaresques sont intégrées dans une novella rédigée en troisième personne. Cette tendance à l’hybridation était d’ailleurs inscrite dans les modèles imités ; en effet La Célestine, ainsi que Le Lazarille sont des textes issus du croisement de traditions disparates tandis que leurs continuations et imitations charrient des matériaux hétéroclites, tirés des romans de chevalerie, des récits sentimentaux et des nouvelles à l’italienne. S’inscrivant dans cette tradition, Alonso Jerónimo de Salas Barbadillo ne cessera, tout au long de sa carrière littéraire, de pratiquer l’amalgame, ce qui explique le caractère inclassable d’une production que la critique a souvent considéré comme irrégulière et incohérente59.