Dans le présent ouvrage la notion de « picaresque » est abordée dans un sens atemporel, selon la caractérisation de Claudio Guillén (Towards a Definition of the Picaresque, 1971) ou d’Ulrich Wicks (The Nature of Picaresque Narrative, 1974). Suivant cette conception, le picaresque renvoie à un mode de fiction où un gueux – étroitement lié au monde de la marginalité et de la délinquance – livre dans une pseudo-confession le récit de son parcours, jalonné de rencontres avec de multiples maîtres, et offre, par la même occasion, un témoignage critique (et ambigu) de son temps. Ainsi posé, le sujet présente l’avantage de pouvoir être abordé du point de vue de la littérature et de la civilisation tout en donnant l’occasion de croiser les approches diachroniques et synchroniques mais, surtout, il permet de suivre les avatars du genre dans différentes aires culturelles, en particulier, l’Angleterre, l’Allemagne, la France et l’Espagne.
Cette enquête sur les filiations picaresques abordera donc non seulement les différents avatars européens du genre, mais encore la façon dont ces textes reformulent l’une des thématiques les plus prégnantes du roman picaresque espagnol : l’ascendance infamante du gueux1. Si dans les premiers romans, le pícaro se représente toujours comme le malheureux produit d’une filiation, aussi honteuse que stigmatisante, certains auteurs (comme par exemple López de Úbeda, pour sa Pícara Justina) ont souligné le déterminisme sans faille dont est victime le pícaro, en établissant des liens de parenté entre les différents gueux, doublant ainsi la filiation textuelle d’une pseudo-parenté biologique qui décuple l’atavisme.
Le présent volume ne propose pas une étude des principaux textes picaresques, pas plus qu’il n’entend rappeler les principales étapes de l’évolution du genre en Espagne et en Europe2, ni même contribuer à l’établissement de critères génériques susceptibles de permettre le classement des œuvres3, d’autres l’ont fait. Adoptant le point de vue souple de la filiation, l’objectif a été de montrer à travers quelques exemples, forcément lacunaires, la variété et la fécondité de la descendance picaresque en Europe, tout au long de l’époque moderne et contemporaine. Certaines des œuvres étudiées s’inscrivent ouvertement dans une famille de textes picaresques ; d’autres établissent un lien intertextuel soit avec un grand livre picaresque, soit avec certains de ses personnages, de ses thèmes ou de ses procédés ; d’autres encore portent à l’écran la matière picaresque. En effet, nous avons souhaité évoquer la multiplicité des formes littéraires et artistiques concernées par cette filiation, qui vont du roman à la nouvelle, en passant par la poésie et le théâtre, sans oublier le cinéma. Cet ouvrage s’interroge, donc, sur les continuités et les ruptures qui existent dans l’écriture picaresque et néo-picaresque en considérant les manifestations artistiques qui reflètent la délinquance et la marginalité dans le sillage du modèle picaresque. Le résultat de cette réflexion comprend trois volets qui correspondent à une évolution dans le temps de ces avatars du picaresque.
À l’origine espagnole du genre : les premières filiations
Une série de contributions abordent deux des romans fondateurs – le Lazarillo de Tormes et La vida de Guzmán de Alfarache − qui, aux XVIe et XVIIe siècles, constituent le socle originel qui a servi de matrice, plus ou moins contraignante, à toute une série d’élaborations formelles. Ces travaux montrent comment, dès l’origine, se nouent des filiations complexes qui lient les personnages et les œuvres entre elles.
Dans son chapitre, « Du roman de chevalerie au roman picaresque : la rupture du lignage », Gilles DEL VECCHIO analyse les filiations qui mènent des chevaliers de l’histoire médiévale espagnole à leurs homologues des romans de chevalerie puis, de ceux-ci, aux héros picaresques. Faite de continuité et de ruptures, cette filiation est une référence explicite dans le Lazarillo où le récit des origines de Lazare (naissance clandestine en un milieu aquatique et évocation du lignage) reprend les principaux éléments de l’ouverture de l’Amadís de Gaula dont il inverse, cependant, la signification profonde4. L’article de Philippe RABATÉ, « Quelques réflexions sur la constitution du sujet social dans le Lazarillo et le Guzmán de Alfarache : poétique des valeurs et normes sociales », s’intéresse à l’évolution de la matière picaresque dans les deux premiers romans espagnols qu’il aborde sous l’angle de leur signification sociale. La marginalité du pícaro transforme son itinéraire en une sorte d’« odyssée sociale » qui met à l’épreuve son astuce et sa sagacité (ingenio) et le constitue en sujet économique et politique. La communication de David ALVAREZ, « Le Guzmán apocryphe de Mateo Luján de Sayavedra et le Guzmán authentique de Mateo Alemán : une imitation réciproque ? », explore les interactions littéraires complexes qui unissent la continuation de Luján à la Première Partie de Mateo Alemán ainsi que la Deuxième Partie de celui-ci à celle de son imitateur. En effet, le romancier sévillan a conçu sa Deuxième Partie comme une riposte à celle de son continuateur apocryphe de telle sorte que David Alvarez étudie non seulement les liens entre le Guzmán authentique et sa continuation mais encore la façon dont Mateo Alemán reprogramme et renverse un certain nombre d’épisodes et de personnages introduits par son plagiaire. Dans l’article qu’elle consacre à La hija de la Celestina de Salas Barbadillo, Paloma BRAVO aborde le cas d’un texte de 1612 qui fait confluer dans le cadre « moderne » d’une nouvelle à l’italienne des éléments hétérogènes empruntés à la tradition picaresque et à la célestinesque. Le résultat de ce croisement expérimental est un texte original qui revendique la filiation picaresque pour mieux la détourner.
Avatars européens et espagnols de la littérature picaresque (XVIIe-XIXe siècles)
Que devient le modèle picaresque lorsque ce dernier est introduit et acclimaté en Angleterre, en Allemagne, en France ? Telle est la question posée par les trois premiers articles de cette section tandis que le dernier suit les avatars du genre picaresque dans l’Espagne des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles à travers l’étude d’un genre aussi « marginal » que populaire : les pliegos de cordel.
L’article de Marianne CAMUS, « Don Quichotte au féminin : Charlotte Lennox, The female Quixote » et celui de Marie-Claire MÉRY, « Les avatars du roman picaresque en Allemagne : Friedrich Schlegel et le “roman romantique” », posent la question de la réception des œuvres : des textes tenus pour picaresques en Angleterre ou en Allemagne ne font pas partie aux yeux des chercheurs espagnols de la littérature picaresque5. C’est ainsi que, comme le rappelle Marianne Camus, le terme picaresque est utilisé en anglais pour désigner tout roman épisodique6, de telle sorte que le roman de Lennox, qui propose une Don Quichotte femme, peut être considéré, outre Manche, comme un avatar du genre picaresque. Dans son roman Lucinde, que Schlegel conçoit comme une tentative de synthèse de l’art romantique européen, l’auteur germanique se place également dans le sillage de Cervantès, confondant « l’esthétique du roman issu de Don Quichotte et l’esthétique du roman picaresque, apparue avec le Lazarillo de Tormes ». Dans son article, « Le roman personnel : un avatar paradoxal du roman dans la France littéraire du XIXe siècle », Véronique DUFIEF-SANCHEZ rapproche deux formes littéraires que tout, sauf l’écriture en première personne, semble a priori opposer. S’appuyant notamment sur deux romans picaresques allemand et français, Les aventures de Simplicius Simplicissimus de Hans Jacob Christofell von Grimmelshausen (1621 ?-1676) et l’Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain René Lesage (1668-1747), qu’elle compare à une série de romans personnels du XIXe siècle, Véronique Dufief-Sanchez montre comment, du roman picaresque au roman personnel, la conception de la marginalité et le maniement du Je changent radicalement de statut. Comme le rappelle Marie-Claire MÉRY, la fusion des deux traditions en Allemagne vient d’une réception concomitante des deux textes, traduits tous les deux en allemand au début du XVIIe siècle. Il n’en reste pas moins que pour Schlegel, qui concevait le roman comme le récit, en forme de confession, de la confrontation ironique entre un individu et le monde, la référence au roman picaresque restait incontournable. La contribution de Cécile IGLESIAS, « Avatars populaires de la littérature picaresque : récits de vie “à la marge” dans les pliegos de cordel (Espagne, XVIIe-XIXe siècles) » aborde ce type de production « populaire » ou « paralittéraire » en dégageant les liens étroits et nombreux que ce type de textes, et leurs interprètes (des aveugles qui semblent surgir des pages du Lazarillo de Tormes), entretiennent avec la matière picaresque. À la charnière entre réalité et fiction, les pliegos de cordel et leurs auteurs témoignent de filiations profondément ancrées dans l’imaginaire populaire espagnol et qui font du picaresque le langage ‘naturel’ du fait divers criminel et de la marginalité.
Sur scène et à l’écran : le picaresque revisité (Espagne XXe siècle)
Le caractère vivace de la tradition picaresque en Espagne, perceptible dans la littérature de colportage évoquée plus haut, se manifeste au XXe siècle par la reprise du thème sur scène et à l’écran.
Emmanuel LARRAZ, dans son article, « Le pícaro à l’écran, Lazarillo de Tormes (1959) de César Fernández-Ardavín » évoque la façon dont l’adaptation filmique, en pleine époque franquiste, du premier roman picaresque donne lieu à une relecture moralisante du texte. Au-delà d’une fidélité apparente à l’original, le film transforme le roman amoral et anticlérical en un produit acceptable pour la censure : le Lazarillo de Tormes de Fernández-Ardavín vient nourrir un courant cinématographique fécond dans l’Espagne des années cinquante, celui des films dont les héros sont des enfants idéalisés. À l’opposé de cette révision lénifiante du matériau picaresque, Évelyne RICCI, dans l’article qu’elle consacre au dramaturge José Sanchis Sinisterra, montre comment les réminiscences picaresques qui émaillent El retablo de Eldorado (1977-1984), construisent une vision démystificatrice de la Conquête de l’Amérique puisque celle-ci est présentée comme une épopée a contrario accomplie par des conquistadors aux allures de pícaros. La volonté de transgression qui est au cœur de l’entreprise dramaturgique de Sanchis Sinisterra explique la résurgence de la tradition picaresque dans une pièce qui explore les marges : marges esthétiques d’abord, car l’œuvre ne peut être rattachée à aucun genre théâtral contemporain – quoique la référence à l’entremés cervantin soit explicite –, et marges historiques, puisque le texte remet en cause la vision de la Conquête dominante dans l’historiographie espagnole.
Telles sont les lignes de force des contributions réunies dans ce volume, qui se clôt par une bibliographie générale, réalisée par Nicolas DIOCHON (École Doctorale LISIT de l’Université de Bourgogne), afin de présenter une vision globale des œuvres d’appui ainsi que des travaux critiques qui ont nourri l’ensemble de ces réflexions. Les travaux présentés constituent une première série d’enquêtes qui pourraient être prolongées dans plusieurs directions. Ainsi, la transposition de l’atmosphère picaresque dans les arts visuels mériterait certainement d’être l’objet d’une réflexion à part entière. De même, il serait pertinent de suivre les filiations picaresques en Amérique où sont parus récemment des textes tels que The Brooklyn Follies de Paul Auster (2005)7 ou le roman pour enfants de l’argentine Graciela Montes Aventuras y desventuras de Casiperro del Hambre (1995)8 qui se nourrit de à la fois de références picaresques et cervantines. De plus en plus éloignés dans l’espace et dans le temps de leurs modèles, ces avatars témoignent de la façon dont les livres de pícaros ont été assimilés par les cultures occidentales au point de devenir plus qu’une thématique ou un sous-genre littéraire, une sorte de référence partagée (parfois fondée sur une perception intuitive de l’univers picaresque).