Le lien entre le roman picaresque, genre à peu près bien délimité dans les histoires de la littérature espagnole et universelle, et la paralittérature, ou sous-littérature, véhiculée par les confréries d’aveugles en Espagne depuis le Moyen Âge jusqu’aux années 1950 – et connue sous l’appellation pliegos de cordel – ne saute pas forcément aux yeux, même pour les spécialistes ayant abordé les questions de la littérature populaire espagnole et de ses rapports avec la littérarité traditionnelle orale.
L’expression pliego de cordel désigne le fascicule plié et suspendu par une cordelette qu’exposaient les aveugles, spécialisés dans la mendicité et le chant ou récitation de compositions, en général versifiées, mises en vente aux coins des rues, dans les foires et sur les places des villages. Seul ou accompagné d’un guide (le lazarillo, en castillan, du nom de l’illustre protagoniste de la pseudo-autobiographie qui a préfiguré le roman picaresque), l’aveugle colporteur chantait ou psalmodiait à pleins poumons des poèmes narratifs de toute sorte (appelés romances de ciegos), des couplets lyriques (coplas) et des oraisons, de même qu’il pouvait réciter une historiette illustrée sous forme d’aleluya ou vendre des pliegos en prose, résumant des romans à la mode.
Dans quelle mesure peut-on repérer dans la masse fluctuante et désordonnée de ces « feuillets volants » (pliegos volanderos) des avatars de la littérature picaresque, telle est la question initiale posée dans cette étude. L’objectif du présent travail sera donc, d’abord, de présenter une forme de littérature marginale, peu ou mal connue des non-spécialistes, en insistant sur les points de contact entre la « littérature bleue » qu’a connue l’Espagne depuis l’apparition de l’Imprimerie et la veine picaresque dans son sens le plus large. On utilisera en effet ici l’expression « littérature picaresque » au sens de créations fictionnelles dont l’arrière-plan imaginaire reflète plus ou moins directement le monde des gueux et met en scène des conflits de valeurs, selon un cadre narratif tantôt bien délimité, la pseudo-autobiographie du pícaro (qui caractérise les œuvres fondatrices que sont le Lazarillo, le Guzmán de Alfarache et le Buscón)1, tantôt dans un cadre beaucoup moins strictement défini (récits dont les protagonistes sont ou se comportent comme des pícaros).
On examinera donc dans un second temps comment la littérature de cordel, si abondante, si foisonnante, si contrastée, peut intégrer parfois des motifs narratifs propres au roman picaresque. En quoi la structure de certains des romances y coplas de ciegos a-t-elle à voir avec la démarche du pícaro auteur du récit de sa vie d’infamie ? Quels sont les éléments thématiques qui rapprochent du style des écrits apicarados les récits de vie à la marge propres d’une des veines les plus fécondes de la littérature de colportage en Espagne sur la période où le romance populaire est le plus marginalisé (XVIIe-XIXe siècles) ?
En effet, la période chronologique retenue pour la présente étude correspond à un changement de goûts littéraire à la charnière des XVIe et XVIIe siècles qui est en particulier perceptible dans le domaine de la poésie diffusée oralement, la plupart du temps sous forme chantée, aussi bien dans les fêtes populaires, au pied des fontaines, sous les fenêtres des dames que dans les cercles littéraires. Les anciennes balades chevaleresques et lyriques du romancero viejo, tant prisées pendant les trois premiers quarts du XVIe siècle, commencent à lasser les poètes de cour, qui se mettent à écrire dans un style raffiné en renouvelant les sources d’inspiration, calquées sur la prose à la mode (romancero morisco, à la mauresque, et romancero pastoril, à la façon de la poésie bucolique), tandis que les aveugles colporteurs abreuvent de plus en plus le grand public de récits sordides, bien loin de la lyrique enchantée encore transmise directement par voie orale de génération en génération.
La démarche adoptée s’articulera selon les étapes suivantes : à travers un rapide état des lieux des études portant sur la littérature de colportage en Espagne, il s’agira dans un premier temps de définir le caractère marginal et/ou populaire des pliegos de cordel littéraires. Dans un second temps, on s’attachera à montrer dans quelle mesure nombre de poèmes ou récits en prose édités sur ce support précaire confine au picaresque de par leur thématique truculente ou leur atmosphère fictionnelle apicarada. On examinera ensuite la place cruciale et emblématique du ciego coplero, l’aveugle aux chansonnettes, au centre des avatars de cette littérature à la marge. Enfin, on proposera une analyse d’un échantillon significatif de pliegos de cordel, en vers et en prose, pour illustrer les différents niveaux d’analogie possible entre roman picaresque et récit de vie apicarado dans la littérature de colportage en Espagne.
S’agissant de la paralittérature ou littérature « à la marge » (dite marginada en espagnol, selon l’expression consacrée par María Cruz García de Enterría2) diffusée par les aveugles ambulants, il convient de resituer quels sont les enjeux de ce type de production culturelle destinée au public le plus modeste, au regard des postures théoriques sur les notions épineuses comme celles de littérature « populaire », de littérature « orale » ou encore « traditionnelle », qui ont donné lieu à d’interminables débats.
On rappellera simplement que le concept de production littéraire « populaire » a été tantôt entendu au sens de « émanant du peuple » (notamment par la critique romantique qui croyait à la possibilité de créations collectives), tantôt comme « destiné au peuple », et uniquement appliqué à une sous-littérature commerciale ou de propagande, tantôt, dans une tentative de synthèse, comme « admis et intégré par le peuple », ce qui permet d’inclure à la fois le répertoire maintenu par la tradition orale (contes, légendes, parémiologie, poésie folklorique) et les productions semi-orales ou imprimées que le public s’approprie.
Concernant la littérature dite « orale », il convient de mentionner au passage l’éclairante distinction opérée par Paul Zumthor3 entre « oralité première » (celle des sociétés qui ne connaissent pas l’écriture), « oralité seconde » (tradition orale ou semi-orale caractérisant les cultures où les élites maîtrisent et manipulent l’écrit) et « oralité médiatisée » (recréée artificiellement grâce à la technologie, hors performance, c’est à dire hors situation de communication en acte entre interprète et public présent et interagissant pendant la réalisation verbale). Le pliego suelto est par essence un support mixte, à la fois destiné à être lu (mais souvent acheté par des clients analphabètes dans l’intention de se les faire lire à haute voix) et surtout conçu comme soutien écrit à la mémorisation du texte ; c’est-à-dire que les textes versifiés vendus et chantés par les aveugles étaient dans une très large mesure oralisés, de sorte qu’une partie significative d’entre eux a pu intégrer la mémoire individuelle ou collective de certaines localités ou régions4.
Quant à la notion de « traditionalité » littéraire (tradicionalidad), elle a donné lieu à d’interminables débats, qui ont en grande partie conditionné la façon d’appréhender le corpus des pliegos sueltos littéraires anciens et modernes. Les travaux de Ramón Menéndez Pidal dans la première moitié du XXe siècle ont valorisé à l’extrême la littérature traditionnelle transmise oralement de génération en génération, tout en considérant comme une dégradation du répertoire traditionnel les productions poétiques à dominante truculente que les aveugles ont continué à vendre massivement depuis la fin du XVIe siècle (par contraste avec les versions de poèmes hérités de la geste médiévale, mis au goût du jour au début du XVIe siècle et qu’ils avaient largement diffusés pendant le premier Siècle d’Or). Avec un certain mépris, les « pidalistes » parlent dès lors de romancero vulgar5 (autrement dit, de genre poétique destiné au vulgo, à la populace), pour désigner les poèmes narratifs présentant les caractéristiques de la production de colportage populaire à partir de la fin du XVIe siècle – et ce, même si des récits truculents imprimés sur feuillets volants avaient existé bien plus tôt –.
Il existe donc un schisme difficilement conciliable entre les tenants du « traditionalisme » poétique, défenseurs de l’oralité directe, et les spécialistes de la paralittérature et des modes de diffusion de la littérature dite populaire, qui s’abstiennent de porter un jugement de valeur sur la qualité des poèmes ainsi diffusés pour s’intéresser en priorité à la valeur sociologique que des formes littéraires produites « pour le peuple » et pas nécessairement « par le peuple » révèlent.
Caro Baroja est le premier à avoir consacré une monographie conséquente à la littérature diffusée sous forme de pliego suelto, en s’intéressant autant aux caractéristiques de ce support papier friable et éphémère qu’aux caractéristiques esthétiques de leur contenu. Son célèbre Ensayo sobre la literatura de cordel a fait date6, et dès le préambule d’une anthologie très répandue et maintes fois rééditée intitulée Romances de ciegos (1966), il pointait l’impact de la figure de l’aveugle colporteur jusqu’au premier tiers du XXe siècle sur la vie culturelle des campagnes, en particulier dans la moitié sud du pays, de Madrid à Cadix7.
L’œuvre du célèbre ethnologue espagnol a ainsi ouvert la voie à d’autres études sur le rôle des aveugles dans la diffusion de la littérature populaire. Les travaux de Jean-François Botrel dans les années 70 et 80 sont à cet égard particulièrement marquants8. Parallèlement, Joaquín Marco a élaboré une histoire de la littérature populaire des XIXe et XXe siècles en Espagne, portant sur la littérature de cordel9 ; cet ouvrage de synthèse propose une présentation systématique et rigoureuse de l’ensemble des aspects caractéristiques de la littérature de colportage, en insistant sur la dimension proprement littéraire des pliegos poéticos.
Parmi les spécialistes qui ont contribué à la prise en compte académique et critique de ce type de productions littéraires, on peut également se référer aux études de Luis Díaz Viana, qui, dans Palabras para vender y cantar, déplore le mépris dans lequel les explorateurs de la tradition orale ont tenu le répertoire provenant de la traditionalisation de pliegos de cordel, sous l’effet d’un jugement de valeur esthétique ne valorisant que la lyrique archaïsante, soit par crainte que l’on découvre que cette poésie colportée ait pu interférer, comme cela est à l’évidence le cas, dans le processus de transmission orale, mettant à bas la théorie d’une sorte de tradition orale « pure » qui héritée en ligne directe de l’oralité médiévale10.
De même, María Cruz García de Enterría, auteur de l’essai Literaturas marginadas (Littératures marginalisées – ou à la marge –), examine l’importance des littératures pour les « marges » de la société et les raisons de leur marginalisation au sein de l’histoire littéraire, par ceux qui, au fil des siècles, ont fait de la Littérature une véritable institution académique11.
Ces littératures, doublement marginalisées, donc, existent depuis le Moyen Âge, de manière orale, du temps où l’écrit était un luxe, ou de façon semi orale, quand l’imprimerie a permis une diffusion massive, sur des supports peu onéreux, de productions littéraires bon marché. Le pliego de cordel est un support qui d’une certaine façon fait la synthèse de toutes les productions de sous-littérature imaginables puisqu’il accueille sans distinction faits divers sordides rimés, couplets grivois, adaptations abrégées en vers ou en prose de romans en vogue, chansons à la mode et chansons à boire, avec le même naturel qu’il véhicule des recommandations pieuses ou des récits hagiographiques et édifiants.
Les pliegos sueltos diffusés par les aveugles ont été si massivement édités et réédités pendant des siècles, qu’on en retrouve des exemplaires aux quatre coins du monde. Les travaux de Pilar García de Diego12 et de Francisco Aguilar Piñal13 ont permis d’initier un travail de dépouillement, catalogage et classification des pliegos des XVIIIe et XIXe siècles de multiples bibliothèques espagnoles et européennes, tandis qu’Antonio Rodríguez Moñino avait initié un travail colossal pour l’édition critique des pliegos poétiques des XVIe et XVIIe siècles14. De plus, à Irueña, près de Valladolid, la Fondation Joaquín Díaz conserve une collection extrêmement intéressante de pliegos de cordel, dont le catalogue est consultable en ligne sur le site de la fondation15.
Ainsi, depuis près de vingt-cinq ans, le romancero vulgar, principale production imprimée sur pliegos de cordel, fait l’objet d’un intérêt croissant de la part de chercheurs qui se traduit par une multiplicité d’éditions d’anthologie de pliegos, tantôt retranscrits, tantôt édités en fac-simile. C’est le cas des deux recueils édités et préfacés par Isabel Segura : Romances de señoras et Romances horrorrosos16. Joaquín Díaz, mettant à profit la collection de sa fondation, a édité notamment les recueils intitulés Coplas de ciegos. Antología (Chansons d’aveugles, 1992) et El ciego en sus coplas. Selección de pliegos en el siglo XIX (L’aveugle à travers ses chansons. Sélection de pliegos du XIXe siècle, 1996)17. Son frère, Luis Díaz Viana, a quant à lui mené à bien quantité de travaux théoriques sur la littérature orale et de colportage, et a coordonné un ambitieux programme de recherche au sein du CSIC, consacré aux récents apports de la critique portant sur les pliegos de cordel et à une édition partielle d’une série de pliegos d’une des imprimeries madrilènes les plus productives en la matière au XIXe siècle18. Il convient de mentionner enfin un très bel ouvrage de Francisco Díaz Maroto qui retrace un Panorama de la literatura de cordel española (2001), en adoptant une perspective historique sur l’évolution de ce type d’imprimés, tout en reflétant, grâce à de nombreuses illustrations de frontispices de pliegos, la variété considérable de la littérature de colportage en Espagne19. C’est dans ces publications récentes qu’a été sélectionné l’échantillon de pliegos analysés au terme de la présente étude.
Quant aux caractéristiques formelles des romances de ciegos, il est clair que les procédés de cette poésie semi-orale n’ont rien de commun à première vue avec les traits définitoires du récit de vie de pícaro au sens restreint, ni même avec la structure fictionnelle des livres apicarados qui en sont dérivés. Les romances se caractérisent d’abord par leur versification simple et répétitive (série de vers, généralement octosyllabiques ou plus courts, assonancés aux vers pairs, parfois disposés en quatrains). Cette formule lancinante est destinée, depuis son origine médiévale, à faciliter la mémorisation de compositions parfois très longues, que les aveugles connaissaient par cœur (et que certains auditeurs étaient capables d’apprendre directement, sans support écrit). La composition poétique des romances de cordel a souvent recours à des vers formulaires, c’est à dire à des vers figés, utilisables tels quels d’une composition à l’autre pour exprimer une idée donnée, quel que soit le contexte. Ce procédé est l’une des caractéristiques majeures du romancero traditionnel, transmis et refondu oralement, mais les aveugles, lorsqu’ils sont également auteurs, composent justement à l’oreille, et manient avec plus ou moins de talent cet outil de composition commode, piochant dans une sorte de dictionnaire de fórmulas mémorisé qui leur fournit des vers ad hoc selon les situations à décrire.
Concernant la structure interne des poèmes, ces romances de ciegos, dans leur forme imprimée, se distinguent radicalement des romances viejos véhiculés par la tradition orale par leur longueur beaucoup plus importante, d’autant qu’ils se composent souvent de plusieurs parties. S’agissant de romances narratifs, la forme de composition standard comporte d’abord, après un titre très prometteur, un exorde, souvent stéréotypé et interchangeable (avec invocation à la Vierge, à Dieu ou à une muse et captatio benevolentiae de l’auditoire sous la forme d’une interpellation moralisante) ; il s’ensuit un long développement qui suit généralement la chronologie des faits ou les différentes étapes de la vie du protagoniste ; le poème se termine enfin, après l’arrestation, la repentance et la sentence du criminel, par un envoi moralisateur mettant en garde une nouvelle fois l’auditoire contre les dangers qui le guettent. Lorsqu’ils sont oralisés et qu’ils amorcent un processus de traditionalisation dans une communauté donnée, les textes sont inévitablement altérés et écourtés (du fait des limites de la mémorisation et d’une sorte de sélection naturelle de la mémoire qui tend à ne retenir que le plus frappant), si bien que la narration s’en trouve syncopée, et peut acquérir l’aspect tronqué et abrupt des vieux romances. Toutes ces particularités poétiques propres à des textes destinés à capter l’attention et à se graver aisément dans les mémoires, n’ont en apparence guère d’affinités structurelles avec les récits picaresques ; la thématique des compositions, en revanche, peut s’y apparenter dans certains cas.
À l’origine, les premiers compilateurs de pliegos, des bibliophiles du XVIe siècle, ont collecté et édité des romances viejos, c’est-à-dire de « vieux » ou « anciens » chants ou ballades sous forme de séries monorimes assonancées aux vers pairs, à l’origine élaborés et interprétés par des trouvères et musiciens de cour dès le XIVe siècle, puis diffusés oralement dans toutes les strates de la population, sous de multiples variantes, souvent en des versions écourtées ou croisées entre plusieurs compositions, dans un processus de transmission s’enrichissant sans cesse de nouvelles créations.
Les romances retenus par les éditeurs de la première moitié du XVIe siècle20 étaient ceux qui leur semblaient présenter des qualités poétiques remarquables, les rendant dignes d’être sauvés de l’oubli ou de l’altération due à la transmission orale, grâce à l’imprimerie. D’où la vision quelque peu biaisée que nous avons aujourd’hui de la production populaire de la Renaissance, qui ne nous est connue qu’à travers des pliegos conservés miraculeusement ou, dans l’immense majorité des cas, par les compilations de romances qui ont fleuri tout au long du XVIe siècle21. En réalité, des témoignages littéraires indirects nous révèlent que déjà à cette époque les aveugles ambulants diffusaient toute sorte de poèmes narratifs, souvent des pliegos noticiosos (« informatifs ») ou spirituels, mais aussi des compositions burlesques ou sensationnalistes, attisant la curiosité malsaine des auditeurs, bien loin de la vivacité et de l’énergie épiques ou du lyrisme sobre et suggestif prisés par les lecteurs de romanceros.
On en trouve une preuve fortuite au détour des Rosas de romances éditées en 1573 à Valence. Le dramaturge Juan Timoneda, grand éditeur valencien de romances et compositeur à ses heures, reproduit, par erreur, au milieu d’une série de romances historiques très sérieux un récit de fait divers scabreux (« La femme qui avait accouché dix fois »22), tandis qu’il décide de clore le volume consacré aux romances amoureux (Rosa de amores, 1572), par une curieuse composition révélatrice du goût croissant pour la langue fleurie des rufians (« Romance fort gracieux, composé par un très célèbre Birlo, où figurent de nombreux mots du parler des rufians »23), poème qui détonne fort par sa tonalité burlesque, sans rapport aucun avec la gravité qui préside aux compositions d’amours impossibles de la plupart des romances, anciens ou érudits, qui composent l’ouvrage dans son ensemble. Le caractère exceptionnel de ces deux romances (sur la totalité des 191 compositions que comprennent les Rosas de romances de Timoneda) ne doit pas faire croire qu’il s’agissait d’une catégorie de poèmes encore peu répandus, mais bien qu’au contraire l’éditeur cherchait à écarter des collections éditées ce type de compositions scabreuses chantées par les aveugles.
Le fossé se creuse donc davantage entre littérature « traditionnelle » et « littérature populaire » à partir du dernier quart du XVIe siècle ; si le théâtre est le lieu d’une communion de l’ensemble de la société espagnole, en revanche les pratiques poétiques témoignent de visées très divergentes. Certains poètes lyriques ne s’adressent qu’à un public choisi, se spécialisant dans des formes savantes héritées du pétrarquisme italien, dans des cénacles littéraires et artistiques soutenus par des mécènes ou organisés en académies sur le modèle italien, tandis que d’autres composent également des romances nuevos (« nouveaux » ou encore dits « artistiques ») ou bien imitant le style des romances médiévaux ou érudits. Ces derniers laissent circuler et diffuser ces poèmes de façon anonyme pour une publication aspirant à davantage de popularité, sans pour autant revendiquer la création de ce genre de poésie réputée facile. Ainsi, de nombreux romances de poètes de cour sont d’une part adaptés et mis en musique par des musiciens virtuoses pour les divertissements de la bonne société, mais sont aussi divulgués et repris aux coins des rues par toutes sortes de guitaristes qui les écourtent ou les déforment.
Le répertoire destiné spécifiquement à la masse se spécialise au fur et à mesure que l’on avance dans le temps24 : les pliegos poétiques consultables en archives qui datent des XVIIIe et XIXe siècle présentent des caractéristiques formelles et des constantes thématiques assez schématiques, témoignant de la standardisation de cette forme de poésie narrative à la charnière entre la presse à sensation, le manuel pieux et le livret de bal.
Cette production de la littérature de cordel dite vulgar, ou « populaire », subit clairement une forme de dégradation qualitative sur le plan matériel, d’abord, puisque les supports utilisés sont de plus en plus précaires (papier et encre de moindre qualité), et sur le plan textuel, au sens où la production massive de poèmes pieux ou de narrations de casos (« faits divers ») versifiées entraîne des pratiques d’écriture mécanique, de composition à la chaîne, avec un maniement appauvri et stéréotypé des vers ou groupes de vers formulaires, de sorte que parfois seuls varient les noms des protagonistes et les détails contextuels de l’anecdote (dates, lieux, nombre de victimes).
On trouve en effet une diversité extrême dans le répertoire narratif et poétique des ciegos copleros, à commencer par les quelques romances issus de la tradition ancienne qui ont su traverser les siècles dans la mémoire collective par la transmission orale, alimentant à son tour en partie la diffusion sous forme de pliegos sueltos. Les romances viejos les plus prisés chez les éditeurs de pliegos sont des poèmes tels que « Le Marquis de Mantoue »25 ou « Gerineldo »26, pour n’en citer que deux.
Le répertoire religieux est quant à lui extrêmement fourni et diversifié, comprenant à la fois des textes de prières, comme une prière attribuée à Saint Antoine27, des séries allégoriques à finalité pieuse, comme le « Réveil spirituel »28 ou « Le jeu de cartes du soldat Richard »29, ou encore une myriade de récits hagiographiques et de narrations se rapportant à des faits miraculeux, comme par exemple le récit des « Miracles de l’Ange Gardien », inspiré d’un fait historique célèbre30. Ces compositions témoignent de l’utilisation didactique et doctrinale par l’Église du relais des ciegos, mendiant aux portes des églises et offrant leurs services pour toutes sortes d’oraisons, comme le reflétait déjà le premier maître aveugle de Lazare, hors pair dans l’art de la déclamation caritative et dans la mendicité31. Mais les aveugles divulguent aussi des textes bien peu orthodoxes relevant des superstitions populaires : remèdes de grand mère et formules incantatoires pour toutes sortes de maux quotidiens.
À l’opposé, le versant burlesque et paillard est particulièrement fécond dans le répertoire de colportage, en particulier sous la forme de tirades misogynes ou anti-féminines (« Dis-moi comment tu t’appelles et je te dirai qui tu es »32), en concordance avec le motif picaresque de la critique du mariage hérité de la tradition ecclésiastique et parémiologique. On le retrouve en particulier chez un Quevedo, dans le troisième livre du Buscon33. Les poèmes tournant en dérision les défauts masculins ne sont pas en reste, même s’ils sont globalement moins nombreux (« Les défauts des hommes »34). Parmi les chansons à l’humour le plus scabreux on peut citer les « Vertus du bien chier »35, où l’on retrouve le motif scatologique de la tradition populaire, exploité ponctuellement dans le roman picaresque quévédien36. Ces compositions humoristiques souvent grossières ont donc à voir avec la démarche de certains auteurs picaresques, puisque l’élément humoristique, volontiers outrancier, et le registre bas sont des traits caractéristiques du genre picaresque37.
Enfin, le répertoire des aveugles colporteurs comprend quantité de récits d’aventures de héros atypiques, tels que valentones (« bravaches ») et mujeres bravas (« femmes indomptables »), qui plongent de plain pied le public dans l’univers des marges de la société. Il peut s’agir d’aventuriers populaires, tels que « Diego Corrientes », le voleur au grand cœur d’Andalousie, dont les péripéties sont relatées dans quantité de versions imprimées en vers qui sont passées dans la tradition orale de bon nombre de régions38. De même parmi les récits de vie de personnages féminins au caractère bien trempé, souvent dotés de qualités réputées viriles (courage, cruauté), on pourra citer les cas célèbres de « Rosaura la del guante »39 ou encore de « La valiente Espinela »40. Ces récits retracent le parcours de personnalités hautes en couleur qui se sont souvent retrouvées en marge de la société par un concours de circonstances : il s’agit fréquemment de personnages bien nés ou en tout cas issus de familles honnêtes qui, se retrouvant orphelins et privés de repères, n’ont d’autre choix que de transgresser les lois sociales. Mais peut s’agir de protagonistes choisissant délibérément de tourner le dos à la morale et au carcan des règles sociales, comme dans les récits relatant les aventures de pícaros aristocratiques tels ceux de Cervantès (Rinconete y Cortadillo) ou d’Alonso Castillo de Solórzano (Las harpías en Madrid ou La garduña de Sevilla y anzuelo de las bolsas).
Le cas de figure archétypique du roman picaresque au sens strict, où un pícaro, de naissance plus que douteuse, fait le récit rétrospectif de sa quête d’ascension et de reconnaissance sociales ou de son parcours d’édification morale, finalement infructueuse ou inachevée, est pour ainsi dire rarissime, mais nous en examinerons un exemple en prose dans la dernière partie de cette étude. En revanche, on retrouve dans ces récits de vie de bandits et larrons un sens de l’honneur exacerbé qui guide leurs actions (vengeances amoureuses, forfaits pour délivrer de la prison leurs complices, etc.).
Les récits de faits divers sordides ou sensationnels, quant à eux, qui alimentent et exploitent la curiosité malsaine de tout un chacun constituent à n’en pas douter la catégorie la plus nourrie du répertoire des ciegos, suivie de près par le répertoire religieux. On pourrait y voir la veine apicarada proprement dite, du fait du caractère asocial des criminels qui en sont les protagonistes, comme par exemple « La sœur de l’assassin » ou « Les crimes de Xarabo »41. Ces récits versifiés sont souvent rédigés dans l’urgence, sur la base des témoignages et confessions des détenus avant l’exécution de leurs sentence, ce qui leur donne un caractère de vérité, sinon d’actualité (quoique cette authenticité revendiquée ne puisse empêcher, naturellement, la manipulation inhérente à tout récit, quel que soit son degré de fictionnalité voulu). Les récits de vie de criminels en série, de parricides, d’infanticides, comportent un degré de violence absent des romans picaresques ; mais ils ont en commun avec les récits de pícaros, une visée moralisante qui justifie, du moins de façon rhétorique, la complaisance avec laquelle sont dépeintes des horreurs contre-nature. Cette visée didactico-morale apparaît en particulier dans les exordes et les envois des compositions, de même que dans les romans de pícaros, les prologues à la charge du pícaro expliquent les raisons du récit autobiographique d’un parcours d’infamie. Ces récits sordides renferment également une vision pessimiste de l’humanité, de par leur ton fataliste et leurs mises en gardes inapplicables. Le déterminisme social est suggéré dans bon nombre de récits, qui insistent sur l’origine des malheurs perpétrés par les criminels dénaturés : la mauvaise éducation que leur ont inculquée leurs parents (soit par leur attitude liée à leurs propres vices – ivrognerie, infidélité –, soit par leur autoritarisme ou leur cruauté poussant à la rébellion, soit par leur laxisme irresponsable). En cela, on retrouve quelque chose des récits ab ovo des premiers romans picaresques, où l’origine infamante du narrateur le configure d’emblée comme un anti-héros ne pouvant échapper ni à sa condition sociale ni à son destin de déchéance morale. Une composante manifeste de critique sociale rapproche également certains des récits sordides des ciegos des récits de pícaros, comme nous le verrons dans la dernière partie de cette contribution.
Ainsi donc, l’écrasante majorité des pliegos des XVIIIe et XIXe siècles mettent en scène des héros hors normes, des femmes dotées de qualités masculines, des hommes sans naissance, intrépides et en rupture avec les normes sociales et morales (voleurs, contrebandiers, abuseurs, etc.). Julio Caro Baroja a remarqué que ces abondants récits de vie « à la marge » sont en consonance avec le monde des fripons du roman picaresque : « […] casi todos estos romances son de ambiente andaluz, corresponden al siglo XVIII y pintan héroes que andan al borde del crimen o dentro del crimen, como si fueran grandes hombres, o grandes mujeres » 42.
Caro Baroja y voit une métamorphose du héros chevaleresque en anti-héros méridional et marginal. Dans la continuité de ce que démontre Gilles Del Vecchio dans le présent ouvrage à propos du détournement de la littérature chevaleresque dans le roman picaresque, j’aurais tendance à y voir plutôt la transformation populaire et moderne du pícaro du Lazarillo ou du Buscón, en aventurier cynique, sans foi ni loi, qu’un enrobage bien-pensant, placé en début et en fin de composition, fait passer pour des contre-modèles à ne pas suivre. Ce n’est pas à mon sens le chevalier du romance viejo qui s’est transformé en cavalier hors-la-loi, mais plutôt l’anti-héros rebelle, devenu modèle littéraire consacré par les belles lettres, qui à son tour se retrouve adopté par la littérature de colportage.
Acteur central de la diffusion à la fois imprimée et orale des compositions figurant sur les pliegos de cordel, l’aveugle ambulant constitue déjà en soi un motif picaresque, en tant que figurant des marges de la société dépeintes dans les récits de pícaros, où mendiants, femmes de mauvaise vie, enfants des rues, tirent le diable par la queue pour se hisser dans l’échelle sociale. On perçoit dès lors une forme de jeu de miroirs entre réalité et littérature qui mérite qu’on s’y arrête43.
L’aveugle comme réalité sociale
Au Moyen Âge, les aveugles font partie des personnes qui en raison d’une incapacité physique (due à un handicap de naissance, à des accidents, blessures ou maladies divers, ou encore à la vieillesse) se trouvent dans l’impossibilité d’exercer un métier manuel agricole ou urbain et, réduits à la pauvreté en l’absence de toute structure d’aide publique, se consacrent à la mendicité. Mais il convient de rappeler qu’à cette époque, le pauvre, le mendiant, trouve sa justification dans la hiérarchie sociale parce qu’il donne précisément l’occasion aux chrétiens mieux placés d’exercer la charité.
C’est au cours du XVIe siècle, à la suite d’une série de catastrophes économiques, sanitaires et militaires, que la question de la pauvreté commence à faire problème, et que les autorités veilleront à encadrer et mettre au travail la masse croissante des pauvres jetés sur les routes par la famine. C’est précisément dans ce contexte social de crise généralisée que va surgir le roman picaresque.
Les aveugles s’étaient organisés en confréries dès le Moyen Âge, fondées sur l’entraide mutuelle (prise en charge des funérailles des membres décédés, messes dites pour leurs bienfaiteurs, organisation de banquets fraternels)44. Ainsi, par exemple, la confrérie d’aveugles de Madrid fut fondée en 1580 (Hermandad de Nuestra Señora de la Visitación y Ánimas del Purgatoria). Les confréries d’aveugles devinrent de véritables groupes de pression, capables de défendre leurs intérêts, y compris par l’intimidation et les démonstrations de force.
Ces confréries se constituèrent progressivement en véritables corporations qui visaient à contrôler le métier de la récitation ou du chant des oraisons en échange d’aumônes et de la vente de pliegos sueltos. Leur fonctionnement exigeait une cotisation très élevée pour devenir membre (200 réaux en 1654) et préconisait une bonne moralité, afin de limiter le nombre des aveugles autorisés à vendre des pliegos45 ; une organisation professionnelle fondée sur une sélection drastique, en somme, bien éloignée du but caritatif affiché par la Confrérie.
Un décret du 24 décembre 1614 supprima les gremios madrilène, à l’exception de la confrérie des aveugles, dans l’idée de limiter les risques de débordements sociaux liés à la mendicité si cette organisation venait à disparaître ; malgré cela, par sécurité, les aveugles se placèrent sous la protection du pouvoir ecclésiastique et reconstituèrent leur confrérie sous le patronage d’un couvent, de façon à être reconnus officiellement et ne plus être considérés comme des mendiants.
C’est ainsi qu’en 1666 ils parvinrent à faire reconnaître leur spécialisation professionnelle, distincte de la simple mendicité, et veillèrent à faire respecter leurs prérogatives et à les faire reconnaître officiellement par le biais de privilegios qui leurs garantissaient le monopole de la distribution des imprimés. C’est pourquoi à partir de 1680 la Confrérie des aveugles a-t-elle été à l’origine de différents procès, qu’elle a généralement remportés, contre ceux qui voulaient casser ce monopole, à savoir les imprimeurs et les libraires. Les aveugles se mirent également à revendiquer différents points clés : l’exclusivité de la vente des gazettes et des almanachs, l’obligation de n’utiliser qu’une seule qualité de papier, la garantie de prix bas, une date fixe pour la livraison de la marchandise46.
Cette organisation extrêmement bien calculée est restée en vigueur tout au long des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, jusqu’à la fondation de la ONCE47 en 1942 qui, quant à elle, a obtenu le monopole de la vente des billets de loterie nationale avant d’organiser sa propre loterie. Quant à la spécialisation de diffusion et d’interprétation de pliegos de cordel, elle s’est maintenue jusque dans les années 60 du siècle dernier.
L’aveugle médiateur de la littérature populaire oralisée
L’aveugle colporteur joue le rôle de passeur, de médiateur, puisqu’il récite ou chante les textes des feuillets volants qu’il vend. La plupart du temps l’auditoire n’achète guère les pliegos, mais à force de les entendre en boucle, les enfants comme les adultes finissent par les savoir par cœur, d’autant que les musiques, très monotones et lancinantes, sont souvent les mêmes, ce qui facilite la mémorisation et que d’autre part les compositeurs ont recours au système ancestral des vers formulaires, déjà pratiqué dans les gestes homériques, et grâce auquel l’auteur du texte pioche dans un répertoire de formules toutes faites, souvent interchangeables d’une composition à l’autre, de même qu’il utilise des schémas narratifs stéréotypés avec des invariants qui ont été largement étudiés (exorde avec invocation divine / date fatidique / récit syncopé avec passages dialogués / fin brutale / morale finale ou avertissement à l’auditoire)48.
L’aveugle ambulant servait donc de lien entre les différents mondes qui composaient la société espagnole : monde urbain (où se fabriquaient les pliegos) et monde rural, pour glaner les aumônes nécessaires à la survie ; cette situation d’intermédiaire entre ville et campagne en a fait l’acteur privilégié de la littérature populaire, au contact permanent de la tradition orale des campagnes. Il constitue de fait une figure emblématique de la vie culturelle des villages et des villes, comme en témoigne l’abondance de représentations du ciego de las coplas dans l’iconographie costumbrista.
C’est le cas de la célèbre tapisserie de Francisco de Goya, El ciego de la guitarra (1778)49, véritable cuadro de costumbres madrilène. L’aveugle populaire y est représenté en compagnie de son guide, un peu en retrait à sa gauche ; le garçonnet à la mimique “picaresque” regarde effrontément le spectateur et non le public représenté dans le tableau. L’aveugle, dont l’infirmité est exprimée par des yeux dans le vague, joue de la guitare et semble chanter des romances ou réciter un caso. Sur sa droite s’est attroupé un petit groupe d’hommes enveloppés dans leurs capes et deux jeunes filles qui regardent intriguées un personnage vêtu avec élégance, lequel fait mine de mettre la main à la bourse. Le motif de l’aveugle des rues est donc ici prétexte à illustrer une scène piquante et typique du Madrid populaire si cher à Goya.
Dans la même veine costumbrista, on peut mentionner parmi tant d’autres la gravure colorisée dessinée par Manuel de la Cruz Cano, intitulée Ciego jacarero. Aveugle chansonnier (Madrid, 1777), qui est la première planche figurant dans une collection de costumes typiques50. L’aveugle est représenté de face, portant chapeau sombre, cape longue et un ensemble très simple composé par un pantalon de toile et une blouse épaisse ; il esquisse un pas de danse, le menton baissé, relevant bien haut sa guitare. Ici, point de lazarillo, mais un chien fidèle, compagnon de substitution destiné à le guider dans ses déambulations. Cette substitution visuelle du pícaro par un animal de compagnie est très suggestive si l’on songe à la façon dont Cervantès a fait parler deux chiens, Cipión y Berganza dans son ultime nouvelle exemplaire El coloquio de los perros ; le récit de vie du second révèle un parcours fort proche de ceux des héros picaresques51.
L’aveugle représenté sur les pliegos sueltos
Souvent, les vignettes figurant en tête du pliego indiquent la nature de la composition et parfois l’illustrent. S’agissant dans bien des cas de chansons, les vignettes avec des instruments de musique sont fréquentes, comme en témoignent deux des pliegos étudiés plus loin.
Celui du violon enchanté, intitulé « El violín encantado », illustre l’anecdote relatée dans le corps textuel du pliego, en faisant apparaître un nain et un valet un violon à la main. En revanche celui des « Villancicos del tio Pingajo » est constitué de deux vignettes juxtaposées qui semblent stéréotypées : une femme agitant un tambourin à gauche et un homme tenant une guitare à droite.
Dans d’autres cas la même illustration, avec des adaptations servira à indiquer simplement qu’il s’agit de paroles de chansons à interpréter musicalement. On a alors affaire à une sorte de jeu de miroir entre l’aveugle ambulant bien réel qui joue de la guitare et chante les textes de ses pliegos de cordel, et des pliegos de cordel qui représentent visuellement un chanteur à la guitare. D’une certaine façon, l’aveugle en train de chanter ou de psalmodier se retrouve alors présent en creux dans la matérialité même du pliego qu’il vend.
Mais cet aveugle de tradition picaresque est également perceptible dans la lettre même de la composition qu’il interprète : presque toujours intervient dans le texte chanté ou psalmodié le « je » de l’interprète qui exhorte l’auditoire à l’écouter. On rejoint alors la revendication du narrateur picaresque du Guzmán qui appelle à prendre la parole pour le bien des auditeurs/lecteurs52. Cela dit, ce « je » n’intervient que ponctuellement et l’anecdote relatée n’est quasiment jamais de nature autobiographique. Il s’agit d’un « je » universel et anonyme que pourront reprendre à leur compte les successifs interprètes qui s’approprieront le chant une fois mémorisé et passé dans le répertoire de tradition orale.
L’aveugle musicien qui révèle au monde la vérité des travers humains et incite ses congénères à se tourner vers la voie du salut est donc en consonance directe ou indirecte, et à plusieurs titres, avec la voix pénétrante du pícaro confiant à son lecteur, pour le salut de son âme, le récit de son parcours humain. On trouvera dans la voix de l’aveugle la même ambiguïté morale que chez le pícaro narrateur : tantôt salace, tantôt bigot, l’aveugle des rues –parfois faussement infirme – est avant tout un artiste populaire aux mille voix, aux mille discours, écho de la confusion du monde, qui comme le pícaro clairvoyant et désenchanté oscille entre divers statuts : sibylle de la société aux dons quasi surnaturels ou hypocrite parasite aux crochets de la crédulité et de l’attrait du public pour le sensationnel.
L’aveugle comme personnage littéraire picaresque récurrent
Nous avons déjà mentionné le cas fondateur du personnage du premier maître de Lazare, le vieil aveugle qui l’arrache à l’enfance innocente et insouciante que le narrateur connaissait à Salamanque. Dans le premier traité de l’œuvre cet aveugle anonyme prend une dimension métaphysique et universelle, car à l’image du mythique Homère, il est le détenteur d’un savoir sur la vie et le monde, d’une clairvoyance, d’une lucidité que le commun des mortels, malgré leur vision corporelle, ne peuvent percevoir : « siendo ciego, me alumbró y adestró en la carrera del vivir »53. S’agissant de son ancrage fictionnel, si l’on peut appliquer ce genre de terminologie pour une œuvre aussi hors-normes que le Lazarillo, la vraisemblance psychologique et la caractérisation sociale de la figure s’appuient sur une série de traits qui inscrivent le maître aveugle dans la réalité que nous venons d’évoquer : d’abord défini comme un expert dans l’art de réciter des oraisons et d’obtenir l’aumône (« en su oficio era un águila »)54, il est aussi d’une avarice, d’une cruauté et d’une ingéniosité malicieuse difficiles à supporter pour le jeune garçon, lequel finira par se libérer de son emprise par un mauvais tour calqué sur ceux que son maître lui a fait subir55. Personnage foncièrement ambigu, lucide sur la marche du monde tel qu’il est et disposé à dispenser son savoir par des conseils salutaires (tels que : « Necio, aprende : que el mozo del ciego, un punto ha de saber más que el Diablo »56), il est également dépeint comme un manipulateur, charlatan et roublard57, prêt à toutes les trahisons pour asseoir son autorité : il constitue l’archétype du « guide » du jeune pícaro, antithèse du tuteur droit et juste.
Le second ouvrage déterminant dans la constitution du genre picaresque, Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, fait également intervenir, de façon moins frappante, mais tout aussi révélatrice, un personnage d’aveugle ambulant. La perspective de l’ouvrage est bien différente de l’opuscule anonyme, édité en 1554, puisque dans l’œuvre d’Alemán, Guzmán-narrateur se désolidarise définitivement de Guzmán-personnage, au moyen de longues gloses moralisantes, qui sont censées expliciter la visée didactique du livre58.
À de multiples reprises, dans cette œuvre où Alemán dresse un panorama critique de la société de son temps, apparaissent des pauvres et des aveugles, authentiques ou prétendus tels. Il dénonce la pratique de la mendicité par de nombreuses personnes qui feignent une incapacité physique, notamment lorsque Guzmán se remémore comment il s’est laissé tenter par la vie facile des fainéants s’adonnant à la mendicité en Italie59.
L’aveugle concentre son attention sur sa voix pour provoquer la compassion des auditeurs et parvenir à apitoyer les passants en faisant allusion à diverses infirmités, feintes ou provoquées à dessein :
« Cuando pidas, no te rías ni mudes tono; procura hacer la voz de enfermo, aunque puedas vender salud, llevando el rostro parejo con ojos, la boca justa y la cabeza baja. […] » Demás desto, enseñóme a fingir lepra, hacer llagas, hinchar la pierna, tullir un brazo, teñir el color del rostro, alterar todo el cuerpo y otros primores curiosos del arte, a fin que no se nos dijese que, pues teníamos fuerzas y salud, que trabajásemos60.
Mais Mateo Alemán ne va pas jusqu’à remettre en cause l’existence des organisations mendiantes, c’est la déchéance et le désordre généralisé induit par une situation de crise économique grave qu’il dénonce. Ainsi, dans une lettre où il explicite la visée de son Guzmán de Alfarache, l’auteur déclare :
[…] en la primera parte del pícaro que compuse, donde, dando a conocer algunas estratagemas y cautelas de los fingidos, encargo y suplico, por el cuidado de los que se pueden llamar, y son sin duda corporalemente pobres, para que, compadecidos dellos, fuesen de veras remediados61.
Dans le Buscón de Francisco de Quevedo, qui emprunte plusieurs motifs et structures narratives d’épisodes précis aux deux œuvres précédentes, l’auteur adopte un point de vue radicalement satirique, dans une quête esthétique de style personnel qui infléchit la représentation des pauvres en général et de l’aveugle ambulant en particulier. Si le fond est toujours le même, le renouvellement provient de l’art du portrait caricatural propre à Quevedo.
Dans la pantomime sociale qui sert de toile de fond à cette œuvre dont les épisodes semblent parfois se réduire à de simple prétextes à galerie de portraits juxtaposés les uns aux autres, et les personnages s’apparenter à des baudruches ou des pantins plutôt qu’à des représentations anthropomorphiques véritablement crédibles, les aveugles font partie des innombrables figurants secondaires que croise Pablos sur son parcours pour atteindre une place enviable dans la société.
Ils sont d’abord caractérisés de façon conventionnelle, en rapport direct avec la fonction sociale réelle que nous venons d’évoquer :
Fuimos a una [posada] y hallamos a la puerta más de doce ciegos. Unos le conocían por el olor, y otros por la voz. Diéronle una barahunda de bienvenido; abrazólos todos, y luego comenzaron unos a pedirle oración para el Justo Juez en verso muy grave y sonoro, tal que provocase a gestos; otros pidieron de las ánimas, y por aquí discurrió, recibiendo ocho reales de señal de cada uno. Despidióles y díjome: « Más me han de valer trecientos reales los ciegos; y así, con licencia de v. m., me recogeré agora un poco, para hacer alguna dellas […] »62.
Pablos, se faisant par intermittence le porte-parole de Quevedo lui-même, exprime une vision très critique sur la valeur poétique, jugée nulle, des compositions des aveugles, qui sont qualifiées de « necedades » (sottises), « sabandijas » (frivolités inconséquentes), tandis que leurs auteurs sont traités de « despedezadores de vocablos y volteadores de razones » (dépeceurs de mots et de retourneurs de phrases). À cet égard, l’épisode de la bourle de l’ordonnance contre les poètes vains et creux (« Premática del desengaño contra los poetas güeros, chirles y hebenes ») met l’accent avec humour et ironie sur les principaux défauts formels des romances vulgares : compositions répétitives, monotonie et pauvreté d’expression, voire usage ridicule de certains termes répétés à l’envi63. Cette censure quévédienne fait écho à l’opinion des cercles lettrés de l’époque.
Pourtant, l’aveugle s’impose comme personnage littéraire à part entière : ainsi, apparaît-il également sur les planches, comme figure comique récurrente dans les entremeses (La industria y la suerte de Luis Alarcón ou Los peligros de la ausencia de Lope de Vega64). Le Fénix de los Ingenios, rénovateur génial du théâtre national espagnol est également l’auteur de la comedia intitulée Pedro de Urdemalas où un faux aveugle est présenté comme « poeta de obra gruesa » (ou « rimailleur »). Lope signe aussi un Memorial fustigeant avec violence les torts causés par les aveugles copleros, et réclamant auprès du roi que les forces de l’ordre fassent respecter les lois « afin que disparaisse ce lignage de gens barbares, plus pernicieux à l’Espange que les gitans pour lesquels on a si souvent nommé des juges » (« para que así cese este linaje bárbaro de gentes, más pernicioso a España que los gitanos, para quien tantas veces se han nombrado jueces »).
Cette requête met en avant une nouvelle fois la nécessité pour la paix civile de mettre fin aux débordements que peut engendrer la prolifération des faux-aveugles pratiquant la mendicité ; mais l’intervention de Lope révèle aussi son souci de préserver l’autorité des textes mis à mal par les rimailleurs pour aveugles qui abrègent les textes de comédies à la mode et constituent une concurrence malhonnête pour les dramaturges. Le débat autour des ciegos copleros se joue donc à la fois sur le plan politique et sur le plan moral et, d’une certaine façon, culturel.
El violín encantado
Le romance de cordel intitulé « El violín encantado »65 (Le violon enchanté) présente un exorde interpellant l’auditoire par une énumération de cas d’auditeurs fort comique :
Todo el mundo me esté atento alargando las orejas, de manera que los hombres mulos manchegos parezcan; dejen de mentir los sastres, de presumir las mozuelas de hilar y arrojar gargajos las descomunales viejas; no escupan los fumadores, y los borrachos con flema estén con el vaso en mano hasta caer en la tierra; cesen de hablar los soldados refiriendo en las tabernas las batallas y combates que ellos a su salvo inventan, los jugadores de naipes dejen las barajas quietas, no sacando vaticinios de las vanas apariencias […]. En fin, repito me estén todas las almas atentas y de hito en hito escuchando con sentidos y potencias, y suponiendo se preste a mi mandato obediencia, empiezo mi relación. (vv. 1-18; 23-29) |
Que tout le monde me prête attention en étirant ses oreilles, de sorte que les hommes ressemblent à des mulets de la Manche ; que les tailleurs cessent de mentir, les jeunettes de se pavaner, que cessent de filer et de cracher les imposantes vieilles; que les fumeurs ne crachent pas, et que les ivrognes paresseux restent le verre à la main jusqu’à s’écrouler par terre ; que les soldats ferment leur clapet eux qui racontent dans les tavernes les batailles et les combats qu’ils inventent dans leur intérêt ; que les joueurs de cartes laissent tranquilles le tarot et qu’ils cessent de pronostiquer à partir de vaines apparences […]. En un mot, je le répète, que tous tournent vers moi la tête, pour écouter de bout en bout avec leurs cinq sens et toutes leurs facultés, et à supposer que l’on veuille bien suivre mon commandement, je commence ici mon récit. |
Cette évocation bigarrée d’un auditoire populaire inscrit d’emblée le récit qui va suivre dans une atmosphère festive et piquante, or c’est justement d’une façon comique qu’ont été perçus les histoires de pícaros par le grand public. Dans cette entrée en matière du pliego, apparaît aussi clairement une affirmation du yo (« je ») anonyme de l’aède, incarné par le ciego coplero, ou par quiconque interprètera la composition, qui peut rappeler en quelque sorte la façon dont les premiers récits picaresques se fondaient précisément sur une revendication du droit à la parole et au récit (Lázaro, Guzmán, Pablos). Il ne s’agit cependant pas d’une narration pseudo-autobiographique, mais uniquement d’une apostrophe visant à capter l’attention de l’auditoire.
Le récit lui-même campe l’anecdote à Gênes, célèbre pour ses banquiers, dont la fortune facile a été si souvent raillée par les auteurs picaresques, à commencer par Quevedo66, dans la caricature du banquier brossée dans le second livre du Buscón67. L’intrigue, qui s’apparente à un apologue comique, met en présence un maître avare et un valet stupide, mais qui refuse de persévérer dans cet état pour connaître une vie libre et plaisante ; ce projet de changement de statut social est déjà en soi très similaire à la posture propre au pícaro, animé d’un désir vain d’ascension dans la pyramide sociale.
Intervient alors un nain semblable au démon, qui lui offre la possibilité de réaliser trois vœux, comme il est souvent d’usage dans les contes populaires. Contre toute attente, la réponse du valet ne paraît guère à la hauteur des fortunes et délices que pourrait lui fournir pareille aubaine miraculeuse : il se contente de réclamer un arc et des flèches, un violon faisant danser irrésistiblement, et le don d’obtenir toujours l’assentiment d’autrui. Ce héros qualifié d’imbécile fait alors danser un usurier juif jusqu’à obtenir cent florins. On retrouve à cette péripétie les allusions antisémites habituelles liées à l’idée profondément ancrée dans l’imaginaire collectif vieux-chrétien que la richesse des Juifs et crypto-judaïsants est la conséquence de pratiques malhonnêtes, en particulier l’usure.
Alerté, le juge condamne le benêt à la peine de mort ; mais notre pícaro supplie alors le tribunal de pouvoir jouer du violon une dernière fois avant de mourir. Tous se mettent à danser et c’est finalement l’usurier qui est condamné à mort pour recel. Le ton léger de l’ensemble correspond bien à la perspective satirique de bon nombre de récits picaresques, et il est clair que derrière l’humour facile de ce conte populaire, on peut voir une critique sociale dans le goût des allusions des auteurs picaresques dénonçant la corruption des moeurs.
Dernier élément commun avec la perspective des libros de pícaros, la composition se ferme par une vigoureuse affirmation de la véracité du fait extraordinaire qui vient d’être relaté. Argument commercial bien connu des vendeurs de presse sensationnaliste, cette authenticité prétendue du caso, ne trompe en réalité personne, et il s’agit d’une convention très proche de l’effet de réel recherché par les auteurs adoptant le procédé de l’autobiographie enchâssée dans un récit cadre qui explique comment la confession du pícaro a pu être éditée.
El tío Pingajo y la tía Fandanga
La composition intitulée « El tío Pingajo et la tía Fandanga », se caractérise par une atmosphère festive, proprement madrilène, qui rappelle par bien des aspects les différents mondes dépeints dans le second livre du Buscón, dont l’intrigue a pour cadre exclusif la capitale espagnole. Cette ambiance truculente du Madrid des bas-fond évoque aussi les œuvres de Francisco Santos comme Día y noche de Madrid, Periquillo el de las gallineras ou El Diablo anda suelto ou le livre à la fois costumbrista et picaresque d’Antonio Liñán y Verdugo, Avisos y Guía de Forasteros.
Il s’agit cette fois d’une sorte de pamphlet contre le mariage, autre thème traditionnel s’il en est de la lyrique populaire, puisque l’anecdote relate les fiançailles grotesques entre Pingajo et Fandanga, qui seront rompues en raison de la misère des deux vauriens, et de la cuisse légère de la fiancée, qui court les bals ; finalement leurs inconséquences donnent lieu à deux autres mariages, chacun de son côté, tout aussi ridicules les uns que les autres. Ce thème des calamités liées au mariage, galvaudé tant par la tradition populaire que dans une certaine littérature érudite, n’est pas sans rappeler le destin pitoyable de Lazare, qui au terme de son récit de vie, se félicite d’avoir épousé la servante de l’Archiprêtre de San Salvador, qui entre chez son maître de jour comme de nuit, ce qui laisse à entendre que le protagoniste se complaît dans une posture infamante de mari trompé et complaisant68. On peut aussi y voir une analogie avec les diverses tentatives désastreuses de Pablos pour parvenir à conclure un mariage à son avantage69.
On remarque d’emblée dans le texte du pliego une recherche sur les sonorités expressives et truculentes, qui témoigne d’une écriture ludique, à la façon d’un Quevedo ou d’autres poètes baroques ayant pratiqué la satire popularisante (du genre des célèbres romancillos de Góngora dans le goût d’« Hermana Marica »). Ces jeux verbaux constants sont tout à fait caractéristiques d’une veine bien précise de livre de pícaros davantage intéressés par la verve des brigands, prostituées et rufians que par la visée moralisante des récits de rédemption qu’adoptent au départ les ouvrages modéliques du genre. C’est ainsi que Pingajo et Fandanga rappellent dans une certaine mesure les héros des nouvelles apicaradas de Cervantès, comme Rinconete y Cortadillo, ou le ton de sa pièce Pedro de Urdemalas.
La fin du chant endiablé relatant les mésaventures matrimoniales de Pingajo et Fandanga débouche sur un enchaînement de couplets sans trame narrative avec un « je » anonyme sans aucun lien avec l’anecdote précédente, dans la tradition des sartas de disparates (ou « chapelets d’absurdités »). On trouve d’ailleurs de nombreuses compositions burlesques de ce type dans les fonds de pliegos vulgares. Dans un registre tout à fait semblabe à cette dernière, on peut citer « Las consecuencias del lujo »70, probablement plus récent (XXe siècle), dans lequel la voix poétique suggère une lecture moralisante. Mais là encore, il s’agit d’une convention d’écriture stéréotypée, qui n’est qu’une façon de s’autoriser un récit cocasse.
Dans ce cas aussi le sel de l’histoire est fondé sur un jeu verbal, une dilogie cette fois, autour du mot carrera : la protagoniste s’empresse d’épouser un prétendant qui se vante d’avoir fait des études (tener carrera), et découvre, trop tard, qu’elle a épousé un coureur cycliste qui a fait la course (autre sens de carrera).
Ce malentendu, très simple, fait néanmoins écho à bien des bourles subies par le pícaro quévédien dans sa phase d’apprentissage, avant qu’il ne devienne à son tour expert dans le maniement de la langue et des discours caractéristiques des différents masques sociaux.
La valiente Espinela
« La valiente Espinela » constitue un cas représentatif des récits d’aventures de personnages hors-normes, les femmes bravaches étant une catégorie triplement marginalisées : d’abord parce qu’elles sont femmes mais ne rentrent pas dans le carcan de la mère au foyer ou de la fille obéissante – femmes soldats, aventurières, criminelles passionnelles –, ensuite parce qu’elles se retrouvent mises au ban de la société pour une raison ou une autre, et enfin parce qu’elles aggravent leur marginalisation par des forfaits plus sordides les uns que les autres.
L’histoire versifiée de la vie d’Espinela présente la particularité d’être un récit à la première personne, qui formellement l’apparente donc davantage à la structure narrative de la pseudo-autobiographie du récit picaresque typique.
La composition s’ouvre par une invocation cosmique, faite par la protagoniste en personne, pour se placer sous la protection de la Vierge et des astres. Il s’ensuit une exhortation adressée à l’auditoire, en guise de captatio benevolentiae, mais sous forme d’admonestation sévère, qui rappelle davantage le ton de la rhétorique sermonnaire.
La narration proprement dite constitue un véritable récit ab ovo, précisant d’abord le lieu de naissance d’Espinela, relatant ensuite son enfance, sa courte scolarité, la perte des parents à quinze ans, l’affirmation d’un caractère bien trempé, qui la conduit à l’apprentissage des armes. Ce parcours de formation rappelle le déterminisme social qui s’inscrit à l’orée de la plupart des romans picaresques de facture pseudo-autobiographique.
L’histoire évoque ensuite une peine de cœur qui va faire basculer la vie de la protagoniste : son amour pour Fabián Herrera, qui la dédaigne, va la conduire à prendre une apparence masculine pour accomplir l’assassinat du bien-aimé insensible à ses sentiments ainsi que de son amante, et prendre la fuite en direction d’Antequera. Ces péripéties criminelles, typiques, nous l’avons dit, de tout un courant du romancero vulgar, ont en commun avec le monde picaresque le fait de plonger l’héroïne dans le monde de l’illégalité, mais le pícaro se contente en général de voler, tromper, manipuler et abuser de la confiance de ses victimes, au point que les crimes de sang sont rarissimes. Le cas de l’assassinat collectif du crochete à Séville par Pablos et ses nouveaux compères est à cet égard une exception qui confirme la règle.
La suite du récit d’Espinela égrène les étapes de sa course éperdue pour fuir la justice : après un printemps passé à Grenade, elle change d’identité (comme l’avait fait maintes fois Pablos), se faisant appeler « Raimundo » et débute une carrière de soldat, qui tourne court après l’assassinat non prémédité d’un paysan. Arrivée à Marbella, Espinela est prise à partie dans un tripot, et la rixe qui s’ensuit l’amène à nouveau à commettre trois meurtres. Elle évoque ensuite une échauffourée avec les forces de l’ordre dans les rues de Marbella et raconte comment elle a connu une sorte de répit en partageant la vie des ruffians auprès d’Alejandro ; ce souvenir donne lieu à un moment d’attendrissement peu habituel dans ce genre de compositions.
La fin de l’équipée a lieu à Riogordo, lorsque Alejandro est tué par les pouvoirs publics, tandis que la narratrice parvient à faire cinquante blessés avant d’être elle-même appréhendée. C’est à ce stade du récit d’Espinela que se produit une retranscription en style direct des mots de l’accusée, comme si la composition avait été élaborée à partir de la déclaration de la criminelle. Sans transition, figure ensuite la sentence infligée par le tribunal à Espinela, qui termine son récit par une vaine invocation à la Vierge.
Avec un effet de rupture narrative très caractéristique de ce genre de compositions, le récit à la première personne d’Espinela cède la place à la voix du ciego coplero, qui prend la parole pour admonester l’auditoire dans un envoi final édifiant, qui évoque de manière évasive la mise à mort de la protagoniste, et met en garde l’auditoire contre les dérives d’une mauvaise éducation dans une exhortation finale au ton tremendista.
Memorias del verdugo de la Inquisición de Madrid
Le dernier cas examiné dans le cadre de cette étude est de loin beaucoup moins fréquent. Il s’agit d’un récit en prose, cette fois, présenté comme la confession authentique d’un bourreau de l’Inquisition.
Il convient de rappeler que tout un pan de la littérature de cordel comprend des contractions d’œuvres littéraires savantes, mises à la portée de lecteurs moins aguerris, dans des versions non autorisées (en particulier les textes de pièces de théâtre à la mode) ou des versions abrégées très éloignées des originaux71.
Parmi les pliegos de cordel inspirés des livres de pícaros, il convient de mentionner un pliego particulièrement révélateur du succès populaire de cette littérature, intitulé « À qui [sic] comiensan las bodas del pícaro Guzmán de Alfarache, con la pícara Justina Díez de Villademborlas »72 (« Ici commencent les épousailles du pícaro Guzman d’Alfarache avec la pícara Justine Díez de Villademborlas ». Cette composition a déjà fait l’objet d’une récente étude extrêmement éclairante de Luc Torres, qui met au jour, notamment, les différents niveaux d’intertextualité (littérale et stylistique) entre la composition et divers épisodes archiconnus de la famille picaresque, qui pour l’auteur anonyme comprend Célestine et Don Quichotte73.
À la différence de cette composition baroque, mi-parodique, mi-sérieuse, la « Confesión de un verdugo de la Inquisición »74 (« Confession d’un bourreau de l’Inquisition ») se présente comme un témoignage authentique sans ironie apparente. Alors qu’il s’agit d’une version à l’évidence plutôt récente, la composition adopte visiblement des marques archaïsantes pour faire croire à une authenticité historique remontant à l’époque où l’Inquisition était particulièrement redoutée. Et pour accentuer l’effet de vraisemblance, le récit est précédé d’une notice, attribuée à Camilo E. Estruch75, indiquant qu’il s’agit d’un manuscrit ancien trouvé au Marché aux Puces de Madrid, un procédé qui rappelle non seulement le Quichotte, mais bien des libros de pícaros.
La narration reprend fidèlement cette fois le moule de la fiction pseudo-autobiographique pour faire le récit d’infamie du narrateur et protagoniste, qui se présente d’emblée comme un être mis au ban de la société, et dont le seul choix a été de se soumettre à une condition plus infamante encore en acceptant de devenir bourreau pour le tribunal de l’Inquisition. Le récit est transcrit intégralement, et se termine par la signature du document daté fictivement : « Madrid, 18 de Agosto de 1696.– Marcos Zapata, ejecutor del Santo Oficio ».
Faisant acte de contrition, le narrateur commence par s’accuser de bien des défauts : après avoir mentionné la bonne éducation reçue de ses parents dans une sorte de contraction extrême de l’évocation des origines du pícaro, il explique que son caractère fougueux (« carácter impetuoso ») l’avait néanmoins poussé à s’adonner aux pires vices, le jeu, l’alcool et les femmes, et à pratiquer des règlements de compte à l’arme blanche (« Fui pendenciero, metiéndome en lances peligrosos, en los que salían a relucir con frecuencia dagas y espadas »76).
Après avoir campé ce décor initial, le récit mentionne l’élément déterminant dans le parcours de déchéance sociale du narrateur : une bagarre dans une taverne tourne mal, et il tue un homme d’un coup donné en traître dans le dos. Alors qu’il se retrouve condamné à mort par la justice, la mort soudaine du bourreau amène le tribunal à commuer sa peine en lui proposant cette place, ô combien infâmante, pour avoir la vie sauve : « Acepté sin vacilar tan horrible cargo, prefiriendo mi salvación a costa de mi infamia »77.
Le narrateur prétend par cette confession, se faire pardonner les atrocités commises dans le cadre de cette fonction barbare (« Hube de ejercer mi pavorosa misión, mutilando, quemando, torturando, descuartizando y desollando a muchos condenados por los implacables inquisidores »78), en raison de la cruauté du monarque Carlos II « El Hechizado » (« L’Ensorcelé »). Le tableau terrifiant des actes de torture et de barbarie commis par l’Inquisition correspond bien à l’image dégradée de ce Tribunal. Le Saint-Office, encore en vigueur en Espagne jusqu’en 1834, a été férocement critiqué y compris de l’intérieur, du temps des penseurs éclairés du Siècle des Lumières influencés par la Légende Noire divulguée en Europe contre les atrocités, en grande partie exagérées par les polémistes étrangers, attribuées à l’Inquisition espagnole, vue comme une justice d’un autre âge.
Le texte du pliego se poursuit par une énumération circonstanciée des différents accusés exécutés par le narrateur, avec force détails historiques : Juan Foncheiro, accusé de sodomie, torturé et exécuté par strangulation ; un curé, D. Cosme Valdemata, accusé d’hétérodoxie, torturé puis conduit au bûcher ; un paysan, originaire de Fregenal de la Sierra, Matías Pascualote, torturé et pendu pour avoir blasphémé ; un coureur de nonnes, le noble Gaston de Aceisto, torturé et décapité ; un vieillard sénile pérorant des insanités contre le clergé et l’Etat, torturé et condamné au bûcher ; un homme jaloux qui avait poignardé sauvagement sa femme enceinte, nommé Toribio Unguía, etc.
L’intentionnalité critique, anticléricale et anti-obscurantiste, propre aux bouleversements du XIXe siècle apparaît clairement dans la justification finale du pícaro verdugo repenti, s’adressant aux générations futures, c’est-à-dire aux lecteurs et auditeurs contemporains du pliego :
Estos lúgubres apuntes los transmito a las generaciones venideras como enseñanza, como muestra de las bárbaras sentencias de muerte ejecutadas en mi tiempo, emanadas de las leyes que confeccionaron los legisladores a quienes, sin embargo, citan ciertos historiadores denominándolos modelos de sabiduría79.
L’anachronisme de cette projection dans le futur de la lecture historiographique des pratiques inquisitoriales trahit la finalité du ou des véritables auteurs de cette fausse confession, et rompt la cohérence fictionnelle si bien charpentée au début du pliego.
Ces mémoires du bourreau de l’Inquisition sont aux antipodes de l’autre cas de pliego picaresque du début du XVIIe siècle, festif et ludique. Les deux relaciones en prosa illustrent en tout cas deux interprétations opposées de la fiction picaresque ; la composition légère et humoristique, adoptant le regard sarcastique et le langage savoureux des pícaros, pour épingler avec malice les défauts de l’époque, ou le récit édifiant d’une déchéance à faire se dresser les cheveux sur la tête qui présente le pícaro comme un épouvantail destiné à faire fuir les braves gens et les inciter à rester dans le droit chemin en se satisfaisant de leur sort, tout en dénonçant, ici ou là, des pratiques scandaleuses témoignant de la déchéance de la société.
Une formule de Benito Pérez Galdós, dans l’incipit de son roman naturaliste Misericoridia, souligne la fascination curieuse qu’exerce l’art populaire, qu’il soit architectural ou poétique : parlant du clocher d’une église madrilène, il le qualifie d’« aussi laid et vulgaire qu’un feuillet d’aleluya ou que les romances de l’aveugle » (« feo y pedestre como un pliego de aleluyas o como los romances del ciego »80). Il faut y lire une grande affection et un goût romantique prononcé pour cette beauté « monstrueuse » : car bien que marginalisés, les récits chantés par les aveugles hantent bien des romans modernes qui se réclament, justement, de l’héritage picaresque des grands auteurs du Siècle d’Or.
Le domaine des pliegos de cordel est un vaste champ d’investigation encore insuffisamment exploité dans une perspective littéraire, alors qu’il présente pourtant un reflet difforme mais révélateur de l’évolution de la grande littérature.
D’une certaine façon, l’aveugle et ses romances de cordel précèdent le roman picaresque, et ce sont d’abord les auteurs picaresques qui ont usé et abusé de la figure emblématique de l’aveugle ambulant colporteur de chants, de récits historiques, de remèdes et autres bondieuseries.
Mais en se penchant sur le contenu même d’une part du répertoire des ciegos copleros, on perçoit plus ou moins directement les échos de la mouvance picaresque sur le support éphémère, banal et rustre de ces artistes de la voix et du son qui ont contribué à façonner l’imaginaire collectif des Espagnols des villes et des campagnes pendant près de cinq siècles.
On entrevoit tout le paradoxe de l’esthétique du pliego de cordel qui rejoint aussi la posture fondatrice ambiguë du récit pseudo-autobiographique du pícaro : ces deux formes littéraires ont en commun un rapport grinçant et déroutant avec la réalité du lecteur/auditeur et, sous couvert de conventions moralement et socialement acceptées, toutes deux en appellent à un décryptage sans concession des absurdités du monde. Si une lecture au premier degré peut faire croire à un type de littérature simpliste, voire simplet, une analyse attentive des textes et en particulier des gloses qui accompagnent les chants lorsqu’ils sont interprétés de façon traditionnelle, révèle toute la part de subversion latente dans cette littérature populaire en apparence conventionnelle et moralisatrice.