Don Quichotte au féminin : Charlotte Lennox, The Female Quixote

DOI : 10.58335/filiations.102

Abstracts

Cette lecture de The Female Quixote (1752) de Charlotte Lennox se propose d’examiner la manière dont le texte source, Don Quichotte, est intégré dans une tradition fictionnelle anglaise déjà complexe, fondée sur le mélange de la romance et du roman réaliste. Elle dégagera également les différences qui ne peuvent manquer du simple fait que le héros est ici une héroïne : le fait qu’Arabella, l’héroïne en question, rêve ses aventures plutôt qu’elle ne les vit, le fait que le comique est au frais des personnages masculins qui l’entourent plutôt qu’au sien et le fait qu’elle représente en fin de compte l’idéal moral auquel tout un chacun se devrait d’aspirer. Cet avatar féminin de Don Quichotte construit finalement un idéal féminin qui tout en acceptant les conventions revendique par le biais le droit au mouvement et à l’autonomie morale.

This reading of Charlotte Lennox’s The Female Quixote (1752) examines the way in which the original Don Quixote is integrated into the already complex fictional tradition in England, based as it is on a mixture of romance and the realistic novel. It also looks at the differences brought into the picaresque by gender: the fact that Arabella, the heroine, dreams rather than lives her adventures, the fact that the comedy is on the male characters around her rather than on her and the fact that she in the end represents the moral standard which everyone should aspire to. The Female Quixote can be seen in fact as constructing an ideal of femininity which, while accepting conventions, never ceases to strain towards the right to act and moral autonomy.

Text

Cet article sur The Female Quixote, qu’on pourrait traduire par « Don Quichotte femme » (le roman n’a pas été traduit en français), écrit par Charlotte Lennox (née aux environs de 1729 et morte en 1804), posera un regard de femme sur le roman picaresque et en particulier Don Quichotte en s’efforçant de ne pas ignorer ou dénaturer les autres aspects du texte. Il s’agira d’une analyse des textes visant à dégager les relations qui peuvent s’élaborer entre les deux romans dans l’esprit de la lectrice ou du lecteur qui, connaissant le roman original, lit ensuite The Female Quixote.

Le titre du roman de Charlotte Lennox renvoie explicitement au roman généralement considéré comme le sommet de la tradition picaresque1. Mais avant d’étudier la manière dont cette tradition s’est diffusée dans la culture littéraire anglaise et s’est transformée à son contact, nous commencerons par rappeler que la fiction anglaise est complexe, ou du moins duelle, avant même que les influences extérieures interviennent. Cela apparaît déjà dans les noms qui la désignent : « romance » et « novel » (au contraire de notre simple roman) qui ne sont pas synonymes. Romance, qui vient du vieux français (roman) désigne des fictions qui se concentrent au départ sur les légendes d’Arthur et de ses preux chevaliers. Le terme et le contenu évoluent pour recouvrir tout récit d’aventures d’êtres fictionnels, extraordinaires par leurs qualités et vivant dans un monde où les lois qui régissent les actions humaines sont suspendues, un monde de magie, d’apparitions, et autres miracles. La plus connue de ces fictions est The Fairie Queen d’Edmund Spenser (1552-99). Cette tradition perdure tout au long du dix-huitième siècle, avec peut-être, comme avatar le plus connu et le plus excentrique, le roman gothique, inventé lui aussi en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. La romance traverse de manière plus ou moins souterraine le XIXe siècle : on pense bien sûr aux romans de Walter Scott au début du siècle. Mais on trouve également des traces de romance dans de nombreux romans victoriens dits réalistes, par exemple le Jane Eyre de Charlotte Brontë ou les Hauts de Hurlevent de sa sœur Emily. Elle ne disparaît pas au XXe siècle : elle évolue et on la retrouve chez les éditeurs Mills & Boon qui en font leur spécialité avec en particulier ces romans de grands docteurs et d’infirmières altruistes qui se cherchent tout au long de l’intrigue pour finir par se trouver dans un amour sublime et sublimé. Ce sont ces romans traduits de l’anglais que nous appelons romans à l’eau de rose. La tradition ne s’est certes pas améliorée du point de vue littéraire mais elle est toujours vivace chez nos voisins d’Outre Manche. Le fait que nous ayons eu à inventer une expression pour les désigner montre également que la romance ne fait pas ou ne fait plus partie du paysage de la fiction française (bien, que nous le verrons un peu plus tard, elle y ait aussi été florissante).

Le terme « novel » apparaît quant à lui au milieu du XVIIe siècle en Angleterre, et devient courant au XVIIIe siècle au fur et à mesure que le concept se construit. Daniel Defoe (1660-1731) en est généralement considéré le pionnier. Par le jeu de va et vient entre français et anglais (novel, nouvelles, news), le roman présuppose, ou prétend, que l’histoire racontée est une histoire vraie. Cela a pour conséquence immédiate l’abandon de l’extraordinaire et la concentration sur le quotidien, l’humain tel qu’il est. C’est sans doute la raison pour laquelle au départ les romans racontaient surtout des histoires d’amour (et de sexe) illicite. Ils évolueront vite vers l’inclusion de tout ce qui peut concerner l’être humain ordinaire : amour, bien sûr, mais aussi relations sociales, ambitions professionnelles, etc. C’est aussi sans doute une des raisons (il y en a d’autres qui ne relèvent pas du sujet de cet article) pour lesquelles la nouvelle forme utilisa la forme du journal (Robinson Crusoe et Moll Flanders de Defoe, par exemple) ou la forme épistolaire (Pamela de Samuel Richardson ou Humphrey Clinker de Tobias Smollett).

Le point commun qui unit ces deux types de fiction et que l’on retrouvera en Angleterre jusqu’à l’avènement du modernisme tient en un mot : morale. Toute histoire, qu’elle soit racontée sous forme de romance ou de roman (novel), était censée faire progresser ses lecteurs vers une appréciation plus juste (i.e. plus morale) des choses tant en ce qui concernait sa vie personnelle que sa vie en tant qu’être social, impliqué dans l’idéologique au sens large du terme de son époque. Si l’on regarde The Fairie Queen on se rend compte que chaque livre a un agenda moral précis : Livre I : La vérité et la vraie religion ; Livre II : La tempérance ; Livre III : La chasteté ; Livre IV : L’amitié (la fraternité) ; Livre V : La grandeur du règne d’Elizabeth I ; Livre VI : La courtoisie. Quant à Moll Flanders, le récit tourne autour des aventures, de la punition et de la repentance de l’héroïne voleuse et courtisane ainsi que de la déstabilisation de l’ordre social qu’entraînent de tels comportements. Mais il s’attache également à tenter de définir ce qui constitue la vraie religion (ici le non conformisme inspiré de Calvin en opposition avec l’Eglise d’Angleterre, église officielle et héritière de l’Eglise catholique). The Female Quixote, comme nous le verrons, ne déroge pas à la règle, bien que, comme nous le verrons également, la dimension féminine du texte soulève un certain nombre de questions spécifiques.

C’est donc sur cette tradition riche en elle-même que vient se greffer le roman picaresque et Don Quichotte dont l’influence ne peut être niée. Mais la greffe prendra à l’anglaise, c’est à dire pas de manière simple. En effet, si la tradition picaresque est sans conteste intégrée dans le roman anglais, elle l’est sous deux formes. Elle participe d’abord à ce que Walter Scott appellera « la romance du voyou », catégorie dont le texte le plus connu est sans doute Moll Flanders de Defoe, déjà mentionné, et dont le personnage central est bien décidé à faire fortune et à acquérir ainsi une respectabilité sociale (dimension très anglaise du roman), car la fortune blanchira les mauvaises actions et les péchés de l’héroïne et lui rachètera une morale (on ne peut être mauvais et riche dans la théorie calviniste). Moll a aussi le caractère pour ainsi dire inoxydable du pícaro, rebondissant apparemment indemne après les pires épreuves ; elle est, par exemple, aussi jolie et sexy à soixante ans qu’à seize. Mais le terme picaresque est vite utilisé en anglais de manière plus générale, pour désigner tout roman épisodique : Roderick Random de Smollet, Tom Jones de Fielding au XVIIIe siècle ou Nicholas Nickleby de Dickens au XIXe siècle.

L’intérêt du roman de Charlotte Lennox réside en sa reprise, unique à ma connaissance en anglais, des thèmes du picaresque dans une version féminine. Don Quichotte fut traduit en anglais en 1616. The Female Quixote, publié en 1752, déclare par son titre même Don Quichotte comme hypotexte. Il en est évidemment fortement inspiré : la forme épisodique est calquée sur celle du texte source tout comme le fait qu’aucune aventure ne change l’état d’esprit du personnage central jusqu’à la fin du texte. L’héroïne de The Female Quixote, Arabella, est flanquée d’une Lucy aussi bête et crédule et presque aussi intéressée que le Sancho Panza de Don Quichotte. Comme Don Quichotte, Arabella passe d’une méprise et d’une affabulation à l’autre avec une énergie apparemment inépuisable. Comme Don Quichotte qui transforme des filles publiques en nobles dames à la première auberge où il passe la nuit, elle prend les prostituées qui hantent les allées sombres de Vauxhall (jardin d’amusements londonien à la mode) pour des dames de haut rang. Si Don Quichotte prend les moulins à vent pour des géants, elle fait de l’aide jardinier voleur de carpes un grand de ce monde.

Mais si on y regarde de plus près, les exemples montrent cependant que la cécité imaginative d’Arabella n’est pas aussi complète que celle de Don Quichotte. Elle demeure en effet sinon toujours consciente, du moins proche du réel. Le fait que les prostituées de luxe de Vauxhall Garden sont habillées élégamment, au contraire des filles de l’auberge perdue, donne une certaine vraisemblance à la méprise de l’héroïne. Elle voit bien que l’homme qu’elle aperçoit de sa fenêtre est vêtu en aide jardinier mais comme il lui est inconnu, elle imagine qu’un grand seigneur s’est ainsi déguisé pour l’approcher. Le processus est récurrent, comme quand elle remarque qu’un jeune homme inconnu qui assiste au service religieux du dimanche est vêtu de manière très différente de ce qu’elle a l’habitude de voir dans son église de campagne, et qu’elle le transforme derechef en protagoniste de l’aventure qu’elle invente :

Elle conclut immédiatement qu’il était de rang élevé. Il n’y avait aucun doute, pensait-elle, qu’il était excessivement amoureux d’elle et, comme elle s’attendait à recevoir bientôt des preuves extraordinaires de sa passion, ses pensées étaient tout entières tournées sur la manière dont elle les accueillerait2.

Il faut remarquer ici que l’intervention de la réflexion, toute illogique qu’elle soit, n’est pas une caractéristique de l’imagination de Don Quichotte, qui transfère directement la romance à sa vie de chevalier errant ou à celle qu’il veut vivre. Il ne transforme pas ce qu’il voit, il voit ce qu’il rêve, comme, par exemple, les deux troupeaux de moutons qu’il rencontre sur sa route et qui sont pour lui des armées : « notre chevalier, écrit le narrateur, voyant dans son imagination ce qui n’existait pas »3. Il y reconnaît immédiatement les grands chevaliers qui habitent son esprit. La différence est significative d’abord en ce qu’elle montre une différence de degré dans la folie : Arabella construit la sienne alors que celle de Don Quichotte est achevée et l’emprisonne mentalement. Ensuite en ce que les capacités de raisonnement d’Arabella laissent augurer une possibilité de redirection et donc un retour au monde ordinaire, ce qui n’est pas le cas pour le chevalier à la triste figure.

Quant au female du titre, il est d’une importance capitale car il remet en question la filiation qui vient d’être déclarée. Comment peut-on en effet être femme et Don Quichotte ? Ce mot « female » indique à lui seul que la révision est aussi importante que l’inspiration dans le texte de Charlotte Lennox, et c’est ce couple inspiration/révision par rapport au texte source qui structurera notre lecture de The Female Quixote et d’Arabella son héroïne. Car il fonctionne à tous les niveaux, tant à celui du parcours d’Arabella et donc de la définition du terme aventure et de l’écriture du roman (niveau de langage et comique) que de la construction du personnage. En effet le roman picaresque et Don Quichotte impliquent le fait de prendre la route et de prendre part de manière active à une succession d’aventures. Ce qui est tout à fait inimaginable pour une héroïne qui se respecte (et veut être respectée et admirée par les lecteurs), règle qu’Arabella, en héroïne respectable, respecte sans faillir. Cette première révision est la plus évidente du roman de Charlotte Lennox. Si le caractère extraordinaire, imaginaire et illusoire des événements demeure, il est impossible de ne pas noter qu’Arabella ne part pas à l’aventure ; ce sont les aventures qui viennent à elle, en particulier les menaces d’enlèvement, récurrentes dans le texte. Nous ne donnerons qu’un exemple, celui où alors qu’elle se promène dans la campagne, un jeune homme élégant s’approche d’elle à cheval : « Arabella le voyant soudain et se rendant compte qu’il se dirigeait vers elle, son imagination lui suggéra immédiatement que cet amoureux insolent avait pour projet de se saisir de sa personne ». Elle se met donc à appeler au secours et à la question étonnée et quelque peu offusquée de l’homme (« Pour qui me prenez-vous ? »), elle répond : « Pour un ravisseur […] un ravisseur impie ! Qui contrairement à toutes les lois humaines et divines, tentez d’enlever de force une personne que vous n’êtes pas digne de servir »4.

Elle déclare également à plusieurs reprises qu’une héroïne est l’objet et non le sujet des aventures qui lui arrivent :

Le sang versé pour une dame accroît la valeur de ses charmes ; et plus un héros tue d’hommes, plus grande est sa gloire ; et en conséquence, plus sûre est sa place dans le cœur de sa dame. Si être la cause de nombreuses morts rend une dame infâme, alors certainement aucune ne l’était plus que Mandane, Cléopâtre et Statira, ces noms parmi les plus illustres de l’antiquité ; car pour chacune, il se trouve que cent mille hommes furent tués ; et pourtant personne n’a été assez injuste pour profaner la vertu de ces divines beautés, en les blâmant de ces effets glorieux de leurs charmes, et du vaillant héroïsme de leurs admirateurs5.

Les exemples ci-dessus montrent également que les aventures d’Arabella sont purement imaginaires. Elle se raconte les histoires que Don Quichotte vit. À titre de comparaison deux exemples. Le premier traite de la rencontre de Don Quichotte avec les moulins à vent :

[…] il se recommanda de tout son cœur à sa dame Dulcinée, la priant de le secourir dans ce péril extrême. Puis, bien couvert de son écu, la lance en arrêt, il se précipita au grand galop de Rossinante et, chargeant le premier moulin qui se trouvait sur sa route, lui donna un coup de lance dans l’aile, laquelle, actionnée par un vent violent, brisa la lance, emportant après elle le cheval et le chevalier, qu’elle envoya rouler sans ménagement dans la poussière6.

Le deuxième décrit Arabella en route pour Londres et dont la voiture est attaquée par des bandits de grand chemin :

« Arrêtez, arrêtez vaillants hommes ! dit-elle d’une voix aussi forte que possible, en s’adressant aux bandits de grand chemin. Ne risquez pas, par une générosité mal placée, vos vies dans un combat auquel aucune loi de l’honneur ne vous oblige. Nous ne sommes pas les victimes d’un brutal enlèvement, comme vous le supposez à tort ; nous accompagnons ces personnes de notre plein gré, ce sont nos amis et parents […] ». Les bandits, qui étaient assez près pour entendre la voix d’Arabella, bien qu’ils ne puissent comprendre ce qu’elle disait, la regardèrent fort surpris ; et se rendant compte qu’ils seraient très bien reçus, jugèrent plus sage de renoncer à leur attaque et s’enfuirent au galop, aussi vite qu’ils le purent7.

L’ironie est ici bien sûr qu’elle est sur le point de vivre une vraie aventure (attaque par des bandits), aventure qu’elle rate, ou évite, par celle qu’elle s’invente (sauveurs de damoiselles en détresse). Mais un des exemples les plus frappants que les aventures d’Arabella sont de langage et non d’action est l’entretien en tête à tête que son oncle lui demande dans l’intention de pousser la cour que lui fait son fils. Il a le malheur de lui dire, pour la mettre à l’aise, qu’elle ne devrait pas avoir peur d’être seule avec son oncle. Il poursuit en insistant sur le fait que son affection pour elle « est plus grande que celle de la plupart des gens pour une nièce »8. Ces paroles suffisent pour qu’Arabella s’imagine avoir en son oncle un adorateur supplémentaire et pour qu’elle commence à élaborer sa stratégie de répulsion.

La situation de qui pro quo qui s’ensuit relève évidemment du comique, comique qui constitue un autre point à la fois commun et de divergence entre les deux textes. Le rire dans Don Quichotte est provoqué par les actions ridicules quand elles ne sont pas grotesques de l’hidalgo, qu’il s’agisse de la tentative de se coiffer de la cuvette en cuivre du barbier ou de s’attaquer à une procession funéraire. The Female Quixote n’offre pas de situation relevant aussi ouvertement de la farce. Le lecteur y rit, ou plutôt y sourit, à des situations de comédie, comme par exemple lorsque Glanville pour plaire à Arabella feint un intérêt pour les romances qu’elle lit avec avidité. Arabella envoie immédiatement sa femme de chambre en chercher. Lucy revient « ployant sous le poids de ces romances volumineuses […]. Il commença à trembler d’appréhension à l’idée que sa cousine allait lui ordonner de les lire et se repentit de sa complaisance qui l’exposait à la cruelle nécessité de ce qui lui semblait une tâche herculéenne ». Arabella, ne se rendant pas compte de sa consternation, lui explique : « J’ai choisi ces quelques livres […] parmi beaucoup d’autres qui constituent la partie la plus précieuse de ma bibliothèque ; et quand vous les aurez lus, je suis sûre que vous serez un bien meilleur homme »9. La scène se poursuit sur une page et demie mais cet extrait est suffisant pour donner un aperçu de la différence entre les deux types de comique. Et pour montrer qu’au contraire du texte de Cervantès où tout le monde, y compris le lecteur, se rit de la folie du chevalier, le lecteur de The Female Quixote, rit d’Arabella, certes, mais aussi de ceux qui veulent se jouer d’elle. Cela est une première indication d’un traitement plus complexe de l’engouement pour les romances et des folies où il conduit.

Cette révision fondamentale en entraîne bien sûr d’autres qu’il est difficile d’étudier séparément dans la mesure où elles fonctionnent à différents niveaux et se complètent, se croisent et se superposent. La difficulté est d’autant plus grande que le « female » du titre, sert également à poser un certain nombre de questions sur la position et le rôle des femmes (niveau individuel de l’auto détermination du sujet), les relations entre les sexes (niveau social), l’opposition romans/romances (niveau littéraire) et leur influence morale (encore un autre niveau) sur ceux et celles – surtout celles – qui les lisaient. Tout cela s’imbriquant de manière étroite, nous partirons du personnage central de The Female Quixote et tenterons de voir comment les révisions apportées par rapport au personnage originel et son parcours conduisent, en cercles concentriques à d’autres différences d’ordre plus général, littéraire et social.

Nous apprenons d’entrée de jeu qu’Arabella est aussi gente dame que Don Quichotte est gentilhomme. Si le premier chapitre de Don Quichotte nous dit et nous répète qu’il est gentilhomme, le premier chapitre de The Female Quixote dit et répète qu’Arabella est fille de marquis. Mais cette première ressemblance ne fait que souligner les différences entre les deux héros.

La première concerne l’apparence physique. On ne peut s’en étonner quand on sait qu’aux cinquante ans de Don Quichotte répondent les dix-sept ans d’Arabella. Don Quichotte est présenté d’emblée comme peu gracieux : « sec de corps, maigre de visage »10, les fatigues de sa vie de chevalier errant ne feront que rendre son visage plus hagard, sans oublier l’oreille coupée dans une bataille, et les dents perdues dans une autre qui lui vaudront finalement le titre de « chevalier à la triste figure » donné par son écuyer Sancho Panza. Arabella au contraire est qualifiée à plusieurs reprises d’adorable (lovely) dès le premier chapitre. Le narrateur précise ensuite : « La nature lui avait […] donné un visage des plus charmant, un corps souple et délicat, une voix douce et caressante, et un air empreint de tant de dignité et de grâce que tous ceux qui la voyaient l’admiraient »11. La révision par rapport au texte original est assez frappante pour poser question. Le physique ingrat de Don Quichotte le met d’emblée dans la catégorie des grotesques. La beauté d’Arabella éloigne ce comique immédiat et conforte la remarque faite plus haut à ce sujet. Peut-on en effet imaginer Arabella, ravissante fille de marquis anglais avaler une potion magique pour la vomir sur le champ et se retrouver « secoué[e] et de spasmes [et] transpirant abondamment »12 ? De même si le narrateur nous la donnait à voir debout sur son lit en chemise « trop courte par devant pour lui couvrir les cuisses, et […] par derrière six doigts de moins »13, il y a fort à parier que la colère de l’aubergiste se calmerait vite et que le lecteur ne rirait pas, ou pas du même rire.

Le même type de révision – avec les mêmes conséquences quant au comique – s’impose quand il s’agit de l’excentricité de l’accoutrement vestimentaire. Don Quichotte, incapable de « retirer la visière cabossée, attachée avec des rubans verts » de son heaume moitié en métal moitié en carton doit « passer la nuit avec [ce] heaume sur la tête, ce qui lui donnait un aspect des plus comiques et des plus singuliers »14. Il doit également se laisser nourrir par les filles d’auberge car « avec le heaume sur la tête et la visière levée, il ne pouvait rien porter à sa bouche avec ses mains ». « C’était à mourir de rire »15, commente le narrateur. Arabella pour sa première rencontre avec la bonne société dans l’Assembly Room de Bath16, la ville d’eau à la mode au XVIIIe siècle, se fait confectionner une robe semblable à celle de la princesse Julie, mais malgré cette robe à la mode d’il y a deux mille ans elle échappe au ridicule :

Il n’y a aucun doute qu’on s’attendait à beaucoup rire de son apparence ; et l’humoriste de service avait déjà préparé sa plaisanterie habituelle, quand la vue de la belle vouée à l’antique paralysa sa vivacité d’esprit et le ridicule dont toute l’assemblée se préparait à la couvrir […] ; ils se trouvèrent paralysés, mais de respect, par ce charme irrésistible de la personne d’Arabella qui commandait révérence et amour à tous ceux qui la contemplaient17.

La beauté joue sans aucun doute sa part mais aussi la fortune, autre point qui les sépare. Don Quichotte est si pauvre que les frais de nourriture, dont on apprend que l’ordinaire consiste en hachis « où il entrait plus de vache que de mouton », œufs au lard, lentilles et « le dimanche pigeonneau pour améliorer l’ordinaire » suffisent à manger « les trois quarts de ses revenus »18. Arabella n’a pas ce genre de préoccupation ; elle est en fait assez riche pour se concentrer sur un des soucis censés être typiques du féminin, le vêtement : un chapitre est officiellement consacré à la robe qu’elle se fait faire pour paraître en société à Bath et dont voici la description :

Elle ne portait pas de panier et seule la lourdeur du tissu bleu et argent de sa robe longue l’empêchait de lui coller au corps. Elle était assez décolletée et une riche bordure de dentelle voilait sa gorge ; elle était serrée à la taille par de petits nœuds de diamants et elle se terminait en longue traîne qui balayait le sol. Les manches étaient courtes, larges, à crevés et attachées en différents endroits par des diamants. Ses bras étaient partiellement cachés par une demi douzaine de volants ruchés superposés […] et les bijoux et rubans qui formaient toute sa coiffure étaient arrangés pour mettre sa beauté en valeur19.

Peut-on être ridicule quand on porte autant de diamants ? Le texte nous dit également que l’héroïne est une héritière assez conséquente pour attirer les offres de mariage de jeunes hommes bien nés mais au blason dédoré et pour que son père souhaite qu’elle épouse son cousin (pour que l’argent ne sorte pas de la famille). Elle gagne encore en assise matérielle quand son père meurt en milieu de roman. Il apparaît clairement qu’ Arabella appartient au grand monde de son époque alors que Don Quichotte demeure à la marge de la gentilhommerie tant par ses conditions de vie que par sa folie. On peut même avancer l’idée que les folies d’Arabella l’ancrent encore plus dans le monde aristocratique qui s’enthousiasme à l’époque pour les romances et où une certaine dose d’excentricité est sinon toujours bienvenue en tout cas parfaitement acceptable. On peut aussi ajouter qu’elles donnent du piquant à la figure souvent un peu fade de l’héroïne de fiction traditionnelle. Au contraire du personnage de Don Quichotte, toujours à la limite entre héros et clown blanc.

De plus, la décision auctoriale de confortablement doter son héroïne s’explique par le fait que dans l’Angleterre protestante la pauvreté n’a jamais été bien vue, et ensuite par les normes littéraires qui régissent la création d’un personnage féminin. En effet, une jeune femme pauvre et de plus aristocratique se doit de vivre dans l’humilité, résignée et soumise, position qui offre peu de matériel pour les envolées de l’imagination et/ou un développement picaresque. La notion d’une femme Don Quichotte est – nous l’avons déjà entr’aperçu – suffisamment problématique pour ne pas y ajouter la pauvreté. Il faut également se rappeler que dans les romances que Don Quichotte et Arabella lisent toutes les femmes sont des princesses d’influence. Don Quichotte lui-même est obligé de transformer une paysanne du village en Dulcinée du Toboso. Mais si un chevalier, fou ou pas, peut anoblir une bergère, une dame ne peut appuyer son pouvoir que sur ce qui lui a été donné à la naissance. L’héroïne d’une romance du dix-huitième siècle anglais, même don quichottesque, se doit donc d’être riche et bien née.

Cette beauté de l’héroïne, alliée à une noble naissance et à l’aisance matérielle est une première indication que si l’auteure a décidé d’écrire l’histoire d’une Don Quichotte, elle se plie en même temps, et c’est contradictoire, à la norme acceptée des héroïnes de romances. Cela est encore plus évident dans le fait que, comme Arabella le déclare elle-même, « l’amour est le principe qui règne sur le monde »20. Ce qui la maintient dans la féminité traditionnelle des romances. Il n’y a évidemment aucune ambition de rivaliser avec Don Quichotte et son but avoué de « gagner une gloire éternelle » par ses exploits21. Cela indique bien sûr également une différence quant au lectorat visé ; Charlotte Lennox s’adresse d’abord à toutes les jeunes filles bien élevées de l’aristocratie ou de la nouvelle classe moyenne à qui elle offre une héroïne qui leur ressemble un peu quant à l’imagination tout en leur offrant une image « glamourisée » d’elles-mêmes. Ce qui n’est pas le cas de Don Quichotte créé pour amuser nobles et snobs (au sens premier du terme).

Un autre point de ressemblance entre les deux protagonistes est l’isolement dans lequel ils vivent. Don Quichotte, dans son village perdu de la Manche, vit coupé de ses égaux. N’étant entouré que d’« une gouvernante de plus de quarante ans, une nièce qui en avait moins de vingt,22 et un valet bon à tout »23, il peut donner libre cours à sa passion pour les romans de chevalerie et au délire qui s’ensuit. Arabella est jusqu’à un certain point dans une situation similaire ; elle vit avec son père retiré sur ses terres après sa disgrâce et qui « n’acceptait jamais aucune compagnie »24. Mais si, comme Don Quichotte, elle vit hors du monde, elle n’en est pas pour autant livrée à elle-même. Sa mère étant morte en couches, elle est directement soumise à l’autorité du père qui l’enlève aux servantes qui s’occupaient d’elle pour l’éduquer lui-même, et qui sait à l’occasion faire preuve d’autorité comme, par exemple, quand il lui enjoint de tenir compagnie au cousin qu’il aimerait la voir épouser : « Arabella rougit de colère à cet ordre ; mais n’osant désobéir, garda les yeux fixés au sol »25. Et quand son père meurt, son oncle devient son tuteur. Sans oublier le prétendant officiel, son cousin Glanville qui tente, autant que faire se peut, d’encadrer l’imagination débordante de sa cousine. Malgré donc ce que le narrateur décrit comme « l’isolement parfait où elle vivait »26, elle n’est jamais totalement libre de ses pensées, elle demeure sous influence de la raison masculine. Il est évident qu’à ce niveau le genre du ou de la protagoniste joue à plein. Don Quichotte vit avec deux femmes qui, bien qu’opposées aux lectures qui le rendent fou, n’ont pas de pouvoir, ni même de pouvoir de persuasion. Quant au curé qui vient trier la bibliothèque, la robe qu’il porte le positionne dans une sorte d’entre-deux du genre, d’où découle peut-être son attitude ambiguë envers les livres qu’il est censé détruire27.

De plus, le fait qu’Arabella est une femme la soumet au bon vouloir des hommes pour ce qui est des déplacements. Elle ne peut sortir de chez elle sans leur accord et sans être accompagnée. Cette différence de qualité dans l’isolement du personnage joue un rôle fondamental dans la forme que prendront ses aventures, comme nous l’avons déjà mentionné. Elle est également cruciale quant à la manière dont les héros sont traités à l’intérieur des textes par leur entourage. Le fait qu’Arabella est aussi protégée qu’isolée explique en partie du moins – sa beauté et son sexe sont évidemment deux autres facteurs déterminants – la façon dont sa folie est combattue par les personnages raisonnables du texte. On ne compte pas les volées reçues par Don Quichotte, sans parler des plaisanteries sadiques comme quand la fille de l’aubergiste le laisse suspendu à une fenêtre par une main pendant plusieurs heures. Son seul défenseur, le seul qui fasse montre d’un peu de compassion à son égard est le curé de son village. Arabella n’est soumise à aucun traitement dégradant ; la pire menace qui pèse sur elle est l’idée qu’entretient un instant son oncle de la faire enfermer comme folle. Tous essaient la douceur et la raison et celui qui l’aime tente même, chaque fois qu’il le peut, de la protéger du rire que pourraient susciter ses paroles étranges en détournant l’attention ou la conversation. Il est évident qu’une jeune femme soumise par définition à l’autorité masculine ne peut se conduire de manière extravagante sans que le discrédit rejaillisse sur ceux qui sont censés la contrôler.

Le lecteur ne peut cependant ignorer que, sur le modèle de l’arroseur arrosé, le narrateur s’assure que ceux ou celles qui sont tentés de se moquer d’elle sont systématiquement eux-mêmes montrés du doigt pour leur folie particulière. Nous avons déjà cité Glanville dans la scène des romances et le moqueur mondain obligé d’avaler ses traits d’esprit. Mais il y a aussi Sir George, le jeune homme jouant de la folie d’Arabella dans le but de l’épouser, ou plutôt d’épouser sa fortune et qui se retrouve marié, très moralement et tout à fait contre son gré, à sa cousine (après tout un imbroglio de manœuvres, contre-manœuvres et substitutions d’identité). Il y aurait donc à la fois internalisation des normes patriarcales sur la féminité et revendication des qualités de la féminité traditionnelle comme dignes de respect.

Nous en venons maintenant au dernier trait qui à la fois rassemble et divise les deux personnages : la lecture obsessionnelle de romances et son impact sur leur vision du monde. Chacun cite à plaisir le monde fictionnel qui est devenu son monde. Deux exemples parmi tant d’autres : Don Quichotte lors de la bataille contre les troupeaux de moutons :

Ce chevalier aux armes dorées que tu vois là-bas, dont l’écu représente un lion couronné couché aux pieds d’une jeune fille, est le vaillant Laurcalco, seigneur du Pont-d’Argent ; cet autre, dont l’armure est frappée de fleurs d’or, et l’écu de trois couronnes d’argent sur champ bleu, est le redoutable Micocolembo, grand-duc de Quirocie. Ce géant à sa droite est l’intrépide chevalier Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies ; il a pour cuirasse une peau de serpent et pour bouclier une porte qui provient, dit-on, du temple que Samson renversa, quand par sa propre mort, il se vengea de ses ennemis28.

Arabella lors de la discussion avec son oncle juste après la mort de son père :

S’il n’y avait eu le célèbre Scudéry, nous n’aurions pas su la vraie cause de cet acte de Clélie, pour lequel le Sénat lui décréta une statue ; je parle de la manière dont avec un courage sans pareil elle se jeta dans le Tibre, une rivière rapide et profonde, comme vous le savez certainement, et rejoignit l’autre rive à la nage. Ce n’était pas, comme l’affirment mensongèrement les historiens romains, un stratagème pour se sauver ainsi que les autres otages du pouvoir de Porsenna ; c’était pour préserver son honneur des intentions de viol de Sextus l’impie, qui était dans le camp […]. Nombreuses sont les erreurs de cette sorte qu’il a corrigées ; et je me demande si un autre historien que lui savait que Cléopâtre était en fait mariée à Jules César ; ou que Césario, le fils né de ce mariage, ne fut pas assassiné, comme on le suppose, sur l’ordre d’Auguste, mais épousa la belle reine d’Ethiopie dans le royaume de laquelle il trouva refuge29.

Les citations soulignent d’emblée la différence majeure entre les sources d’inspiration, ou d’imagination des deux personnages. Pour Don Quichotte, ce sont les romans de chevalerie, Le chevalier à la croix, Le miroir de la chevalerie, Amadis de Gaule ou Roncevaux pour n’en citer que quelques-uns. Pour Arabella il s’agit, en exclusivité, de Mlle de Scudéry, auteure de romances héroïques (Artamène, ou le grand Cyrus, 1649-1653, en dix volumes et plus de mille pages, et Clélie, histoire romaine, 1654-1660, même nombre de volumes et de pages), où se mélangent de manière compliquée aventures de guerre et d’amour à l’antique30. Ce glissement ou cette juxtaposition de Cervantès à Mlle de Scudéry révèle que The Female Quixotte se construit en fait sur deux textes sources et non pas un comme le titre le suggère. Cela soulève un certain nombre de questions quant aux intentions de l’auteure. On peut se demander si Charlotte Lennox avait simplement décidé de profiter de la popularité à la cour des romans de Madeleine de Scudéry. Ce qui confirmerait Arabella comme personnage ancré dans son époque, réfléchissant ses travers et donc central plus que transgressif, ou central dans une transgression qui n’est que de jeu. Mais on pourrait aussi bien comprendre ce choix du second hypotexte par un désir d’exprimer une certaine lassitude envers ces histoires compliquées et irréelles. Et dans ce cas le parallèle avec Don Quichotte, satire d’un amour exagéré des romans de chevalerie, fait sens.

Bien que la satire prenne un autre ton, celui, moral et social qui caractérise la fiction anglaise. En effet, si l’amour exagéré de la romance est présenté comme un défaut d’ Arabella c’est parce qu’il la détourne des devoirs de son rang et de son sexe tels que les définit la société où elle vit, ce qui n’est pas le cas de Don Quichotte qui semble vivre dans un désert social. De plus, il la met en danger moral à travers le personnage de Sir George qui, ayant lui-même lu les romances de Mlle de Scudéry, comprend les raisons de l’attitude et des propos étranges de l’héroïne et décide de les utiliser pour la séduire. La critique dépasse alors l’effet de ces lectures sur les jeunes rêveuses, elle souligne le fait que les romances sont néfastes pour tous : quand elles ne tournent pas la tête de ceux qui les prennent au pied de la lettre, elles permettent aux plus cyniques d’agir en dehors de toute morale et cela dans le respect apparent des modèles qu’elles offrent.

Encore que Charlotte Lennox soit beaucoup plus modérée dans son estimation de l’impact des romances que Cervantès. Don Quichotte est présenté comme ayant complètement perdu le sens commun, vivant dans une folie quasi constante. Certes, le curé remarque que « mis à part les sottises qu’il débite sur tout ce qui concerne sa folie, dès qu’on parle avec lui d’autre chose, ses propos sont empreints de bon sens et il s’exprime avec clarté et discernement »31. Le texte nous le montre, c’est vrai, faisant à l’occasion preuve de bon sens, comme par exemple dans son discours sur les hommes de lettres et les hommes d’armes. Mais ce ne sont en fait que des éclairs de raison dans un esprit assombri par la folie. Alors que l’esprit d’Arabella peut être comparé à un ciel clair où passent les nuages – rarement menaçants – de son délire romantique et/ou romanesque. Le narrateur de The Female Quixote, déclare en effet de manière récurrente qu’Arabella, en dehors de ces moments où elle laisse une imagination nourrie de romance s’emballer, est intelligente, cultivée et raisonnable. L’opinion de Glanville, son prétendant, constitue en fait une instance de qui apparaît comme une sorte de leitmotiv dans le roman : « il admirait ses capacités intellectuelles, son esprit vif, la douceur de son caractère, et mille autres traits aimables qui la distinguaient des autres personnes du Sexe : ses folies quand on les opposait à tous ces charmes d’esprit […] semblaient sans importance et peu de chose »32.

Sa vie rêvée ne l’empêche certainement pas d’accomplir ses devoirs de fille et de maîtresse de maison. Elle oublie ses romances pour s’occuper de son père lorsqu’il tombe malade et elle le veille jusqu’à sa mort, elle accueille les visiteurs avec une courtoisie sans faille. Quand sa cousine, sœur de Glanville, devient par devoir familial sa compagne, le narrateur note que « bien qu’elle eût un mépris sincère pour la façon de penser de sa cousine, [elle] le cachait pourtant tout le temps par politesse »33. Rien à voir avec Don Quichotte qui ne semble avoir aucune attache familiale et qui quitte sa nièce de vingt ans sans une pensée pour ce qu’il adviendra d’elle pour poursuivre son rêve de gloire.

Cette différence est bien sûr un autre aspect de cette conformité de l’héroïne à l’idéal féminin de son temps. Mais elle peut aussi être due, en partie du moins, à l’environnement culturel d’une époque et d’un pays où la raison et l’esprit (wit) étaient perçus comme des vertus cardinales, et où par conséquent une héroïne complètement dérangée ne pouvait séduire le lecteur, ni surtout la lectrice.

Ce qui nous amène à avancer l’hypothèse qu’Arabella est en fin de compte une héroïne de roman dans le sens anglais de novel, une héroïne de roman qui se raconte des romances et que The Female Quixote est donc un roman jouant des différents types d’écriture fictionnelle de son temps. Les aventures d’Arabella apparaissent en effet ancrées dans le roman réaliste de l’époque. Tout l’environnement de l’héroïne est parfaitement vraisemblable : le père retiré sur ses terres après la disgrâce, le mariage d’intérêt qu’il arrange pour sa fille et son attitude « moderne » de ne pas vouloir forcer son consentement ou le séjour dans la ville d’eau à la mode puis à Londres, expériences obligées de toute jeune fille bien née. Alors que l’histoire de Don Quichotte, par la démesure même de sa dimension grotesque, repose ouvertement sur un double imaginaire, celui de Don Quichotte et celui du narrateur, presque aussi débridé.

L’appartenance de The Female Quixote au genre du roman est encore plus évidente lorsqu’on se penche sur une autre caractéristique des deux textes, les histoires dans l’histoire. Car là aussi il y a révision et les divergences de fond et de forme sont significatives. La première et la plus frappante est que tous les exemples tirés de Don Quichotte (de l’histoire des chevriers à celle des amants contrariés ou celle du captif qui occupe plusieurs chapitres) relèvent de la romance et ponctuent le délire chevaleresque du héros. Il est en fait possible d’affirmer que d’une certaine manière si elles ne justifient pas la folie du héros, elles l’expliquent, car il vit dans un monde où ce genre d’aventures a lieu, si l’on en croit le narrateur34. Dans The Female Quixote, si on nous offre les histoires de Cléopâtre ou de Julie (pures romances à la Scudéry), on nous offre aussi celle de Miss Groves qui est dans le droit fil du roman anglais à ses débuts tel que nous l’avons défini en introduction. En effet, si l’on examine le parcours de Miss Groves, on appréhende sans peine le jeu du narrateur entre la romance et le roman. À la jeune fille de romance, Arabella, il oppose la femme de roman, qui, les pieds sur terre, a pour ambition principale l’ascension sociale qui s’accomplit au plus vite, tout le monde (féminin) le sait, par le sexe. Mais le plus intéressant est que le roman qui commence avec Mrs Morris, la mère de Miss Groves, repose sur nombre de faits extraordinaires. Veuve de marchand, Mrs Morris se marie avec un duc, ce qui en soi, à l’époque ne relève pas exactement de la fiction réaliste. De plus, le marchand réapparaît, on ne sait trop comment, ruiné. Mrs Morris est-elle bigame ? La question demeure sans réponse. Sa fille, qui n’est pas la fille du duc, n’en dispose pas moins d’immenses sommes d’argent qui lui permettent de vivre une vie mondaine et dissolue. De qui les tient-elle ? De son père ruiné ? D’un duc très généreux ? Les deux semblent improbables, mais aucune explication n’est fournie. Elle est bannie, à cause de son caractère insupportable et de sa mauvaise conduite… à Londres, ce qui ne semble pas être le meilleur endroit pour s’amender. Lors de son séjour dans la capitale, elle est à la fois reçue à la cour et très amie d’une famille d’anciens serviteurs (autre improbabilité). Elle se laisse séduire par un jeune homme noble qui lui fait deux enfants avant de l’abandonner, enceinte du troisième, et elle finit par épouser un membre de la famille de sa femme de chambre ! Il semble que la narration des aventures de Miss Groves, roman dans le roman, ait pour but de provoquer dans l’esprit du lecteur des doutes quant à la vraisemblance du roman/novel, doutes qui de manière indirecte réhabilitent la romance. Le texte est en effet tout aussi irréaliste et en plus il se complait à décrire ce qu’il y a de moins noble dans l’être humain. Certainement Miss Groves qui n’a jamais lu Mlle de Scudéry n’est pas déformée par les nobles idéaux de ce genre de fiction mais on peut également affirmer qu’elle n’est pas formée non plus. Elle est la proie de ses instincts et de pulsions amoureuses inadéquates, bien que validées par les modèles donnés dans les romans de l’époque. Les idéaux d’Arabella, tout puisés qu’ils sont dans les romances abracadabrantes qu’elle a lues, ont du moins l’avantage de la protéger, par les principes de noblesse d’âme et d’action qu’ils prônent, des tentations mondaines et du libertinage qui l’accompagne et qui foisonne dans le roman anglais du XVIIIe siècle. On peut en conclure, dans le texte de Lennox comme dans celui de Cervantès, que l’attitude du narrateur à l’égard des romances est plus ambiguë qu’il n’y paraît au premier abord. (Don Quichotte par la présence même des romances traitées sans ridicule dans le tissu narratif et The Female Quixote par la supériorité que semble finalement avoir la romance sur le roman). Mais une différence demeure : là où un narrateur justifie son héros, Don Quichotte, l’autre justifie la romance.

Différente également est la manière dont ces histoires dans l’histoire sont insérées dans le tissu narratif. Dans Don Quichotte, les romances imbriquées sont toutes racontées par les protagonistes eux-mêmes alors que, dans The Female Quixote, quand il s’agit de romance, c’est Arabella qui se raconte ou qui raconte aux autres les histoires qu’elle a lues. Cela confirme bien sûr la notion d’une vie d’aventures vécues de la seule manière possible pour une femme à l’époque, par l’imagination. Seule l’histoire de Miss Groves est racontée par un tiers, sa servante. Nous ne sommes plus dans le monde de Don Quichotte où une héroïne de romance comme Dorothée peut dire sans honte qu’elle a cédé aux avances de son amant pour être ensuite abandonnée. Une femme prenant un amant ne peut appartenir au monde moralement élevé et bien élevé des romances de Mlle de Scudéry. Mais, fût-ce dans un roman, une femme bien née ne peut raconter sa propre histoire sexuelle, elle doit en laisser le soin à un personnage de basse extraction. Est-ce parce que le narrateur est créé par une romancière qui a intériorisé les normes de comportement féminin de son époque ? Sans doute. Une histoire dans l’histoire comme celle des deux amis (« La curiosité est un vilain défaut ») paraît en tout cas tout à fait impossible dans le texte de Charlotte Lennox. On est, il est vrai, dans ce cas plus près du Boccace que de la romance et on peut penser qu’une histoire d’une telle franchise sexuelle n’est pas (plus) de mise dans une culture protestante, et encore moins quand l’auteur est une auteure. Mais on peut aussi penser qu’une exposition complaisante des ruses d’une femme infidèle n’appartient tout simplement pas à l’écriture féminine (de ce temps-là du moins).

Ceci dit, le lien principal entre les deux textes demeure leur visée didactique : montrer au lecteur les dommages causés par trop de lectures « romantiques » ou pas. Encore qu’une lecture attentive du texte de Charlotte Lennox ne peut ignorer que l’instabilité de la position narratoriale en ce qui concerne l’écriture de la fiction en général et de la romance en particulier, déjà notée dans le traitement des histoires dans l’histoire, est confirmée par le fait que les romances que s’invente Arabella sont interrompues de manière régulière par des chapitres qui ne sont pas des histoires dans l’histoire et n’en sont pas moins des « chapitre-roman », en ce qu’ils suivent son parcours et traitent des variations du comportement sexuel
– flirt, chasse à l’homme, séduction, pour ne citer qu’eux – tous en contradiction avec les vertus féminines cardinales (dans les deux types de texte) de pudeur et de chasteté. Cette alternance finit par conduire le lecteur à la conclusion que le modèle de la romance est moins dangereux ou du moins pas aussi mauvais que le modèle roman pour les jeunes filles innocentes et ignorantes car si Arabella commet des erreurs de jugement quant au comportement social adéquat, elle n’en commet jamais du point de vue moral. Preuve en est la discussion entre Arabella et sa cousine sur les faveurs qu’il convient d’accorder au soupirant. Miss Glanville, jeune mondaine dont on suppose fortement qu’elle est lectrice des romans de son temps, ne comprend pas le mot « faveurs » de la même manière que sa cousine toquée de romance :

— Vous n’avez aucun scrupule à dire, madame, dit-elle [Miss Glanville] que vous me pensez capable d’accorder mes faveurs à mes amants ? Quand, le ciel m’est témoin, je n’ai jamais accordé même un baiser sans éprouver une confusion extrême !
— Et vous aviez certainement de bonnes raisons d’être confuse, répondit Arabella, extrêmement surprise par une telle confession ; je peux vous assurer je n’ai jamais eu à votre égard la pensée insultante, de même supposer que vous ayez accordé une faveur si criminelle35.

Pour la première, faveurs est utilisé au pluriel dans le sens de dernières faveurs ou consentement à un rapport sexuel, pour la seconde il est utilisé au singulier dans le sens de preuve d’intérêt ou de tendresse pudique. L’échange parle de lui-même.

De même, les chapitres du séjour à Bath, s’ils mettent en lumière l’extravagance d’Arabella et les risques de ridicule qu’elle entraîne, soulignent également que la romance nourrit en elle des sentiments de savoir vivre et une noblesse générale d’esprit qui en font un personnage moralement supérieur à son entourage. La manière dont elle condamne la raillerie, une des facettes de l’esprit si prisé à l’époque en est un exemple :

La raillerie est la plus basse forme de revanche qu’on puisse prendre. Je trouve mesquin de se moquer des gens de peu de mérite puisque, en fait, leurs défauts sont nés avec eux et non acquis, et c’est une grande injustice de se jouer d’un petit défaut chez un homme de bien en ignorant les cent autres qualités qu’il possède36.

Ou de manière plus générale, sa vision très lucide du caractère superficiel de la bonne société qu’elle découvre :

Quelle place, je vous prie, une dame peut-elle accorder à de nobles aventures, qui passe ses journées à s’habiller, danser, écouter des chansons, et faire des promenades avec des gens à l’esprit aussi vide que le sien ? […] Je ne peux pas non plus me persuader, ajouta-t-elle, qu’aucun des hommes que j’ai vus à l’assemblée, avec leur silhouette si féminine, leur voix si douce leurs petits pas et leurs gestes futiles, ait jamais montré son courage ou sa constance37.

Cette ambivalence quant à la position de la voix narrative par rapport à la romance est confirmée par l’usage, déjà mentionné, que fait Sir George de ce type de littérature dans sa tentative de séduction. Est-ce le texte qui est à blâmer ou est-ce l’état mental du lecteur ? Un libertin en fait une arme pour tromper les jeunes filles et arriver à ses fins, alors que la jeune fille innocente et ignorante les prend au pied de la lettre et en suit les règles de conduite, cela dans un monde où les vertus qui y sont représentées n’ont plus guère cours. Aurions-nous donc alors, avec The Female Quixote, une première instance de la défense de la fiction en général, art à cette époque décrié par tous les bien-pensants, art pour lequel Jane Austen allait prendre les armes une cinquantaine d’années plus tard en écrivant dans Northanger Abbey et à propos des romances lues par son héroïne :

Oh, ce n’est qu’un roman ! … ou en bref, seulement une œuvre qui révèle un intellect des plus puissant, pour laquelle une connaissance de la nature humaine des plus approfondie, le portrait le plus juste de ses variétés, et les effusions les plus animées d’esprit et d’humour sont offertes au monde dans un langage des plus choisi38

Encore qu’on puisse se demander s’il s’agit vraiment d’une révision. Le texte de Don Quichotte à travers les paroles de son héros dit en quelque sorte la même chose :

Lisez ces livres […], vous verrez qu’ils chasseront la mélancolie dont vous pourriez être atteint, et adouciront votre humeur, si elle est mauvaise. Pour moi, je dirai que, depuis que j’appartiens à cet ordre des chevaliers errants, je suis devenu courageux, modeste, affable, bienveillant, généreux, patient, doux, hardi, courtois, résigné au malheur, à la prison […]39.

Mais dans The Female Quixote les questions soulevées par l’influence des romances ne se limitent à la société ou à l’individu social en général ; le fait que le Don Quichotte est féminin indique que le texte traite de manière plus spécifique de la condition des femmes, et en particulier de leur éducation. Le portrait d’Arabella peut d’abord être vu, à un certain niveau, comme une critique du manque d’éducation des filles. Le texte rappelle régulièrement – nous l’avons déjà mentionné – la conversation sensée, raisonnable et pleine d’esprit d’Arabella quand elle parvient à se détacher du monde des romances. L’insistance du texte sur ce point, ainsi que le fait qu’elle a été éduquée par son père indique, non seulement une intelligence certaine mais aussi qu’elle a lu des livres dits sérieux qui l’ont aidée à développer cette intelligence. On ne peut non plus ignorer les références dans le texte qui comparent les discours d’Arabella à ceux des membres du Parlement, la plus ironique et la plus efficace étant la remarque de son oncle, qu’on ne peut soupçonner d’enthousiasme romantique : « Si elle avait été un homme, elle aurait fait grande figure au Parlement et ses discours auraient peut-être finalement été imprimés »40. On peut voir dans cette déclaration à la fois une louange de l’esprit de l’héroïne (et donc potentiellement de l’esprit des femmes en général) et une déclaration par le biais que l’incompréhensibilité de discours sans lien avec la réalité quotidienne n’est pas caractéristique des jeunes filles lectrices de romances. La seule chose qui soit spécifique au féminin c’est la source de cette folie.

Mais la lecture des romances indique clairement que les livres sérieux n’ont pas réussi à pleinement satisfaire l’héroïne. Cela est compréhensible dans la mesure où les livres sérieux ne résolvent pas la contradiction qu’ils portent en tant que livres d’hommes pour des hommes amenés à agir dans ou sur un monde d’hommes. Qu’offrent-ils à une jeune fille dont la vie est par avance tracée sur la ligne de la domesticité et de la soumission à la loi du père et du mari ? Peut-on s’étonner qu’elle se tourne vers les textes qui glorifient – et ajoutent un peu de sel – à sa position de femme objet ? Peut-on s’étonner qu’une intelligence vive et un désir d’action se développent alors de manière anarchique au contact de ces textes ? Le cas d’Arabella d’une certaine manière montre, avant même qu’elle l’exprime, la limite de la position de Mary Wollstonecraft qui s’élèvera un demi siècle plus tard contre le fait qu’on ne permette aux jeunes filles de lire que des romances, de la poésie et de la littérature légère, et plaidera pour une éducation raisonnable des filles dans A Vindication for the Rights of Woman (1792). La raison ne vaut que par sa mise en action, action, nous le savons, quasi impossible aux femmes de cette époque.

Quant au manque d’opportunités caractéristique de la vie de toute femme bien née, il est amplement décrit dans l’histoire de cette héroïne enfermée dans sa maison et dans le seul rôle qui lui soit accordé de fille et d’épouse. Le fait que la vie d’Arabella se limite à la routine des devoirs familiaux, qu’elle n’a quand le lecteur la découvre au début du roman à dix-sept ans, jamais quitté la maison paternelle, qu’elle n’est même jamais allée aux courses (passe-temps favori des classes supérieures) explique sans doute le fait que toute personne faisant irruption dans sa vie soit prétexte à élaborer une aventure dont elle est le personnage central. Cela est sans doute un des premiers exemples, embryonnaire pourrait-on dire, de l’expression d’une aspiration que l’on retrouvera, plus ou moins directe, plus ou moins autocensurée, chez les héroïnes de romans de femmes qui suivront. On pense à la Dorothea de Middlemarch (George Eliot, 1871-1872) ou à la Jane Eyre de Charlotte Brontë (1847). Dorothea est une jeune femme intelligente, éduquée comme toutes les filles d’alors. Elle épouse en premières noces un savant, par admiration pour l’œuvre qu’il est en train d’écrire et dans l’espoir qu’il lui ouvrira les portes de la connaissance. Mais celui-ci refuse de partager ses recherches, et sa jeune femme se rend vite compte que c’est parce qu’il est intellectuellement stérile et que l’œuvre en question n’est qu’une chimère. Son désir de progrès intellectuel est ainsi complètement frustré. Elle est également dotée d’une conscience sociale forte, ce qui lui fait épouser après la mort de son premier mari un jeune radical… mais elle finira en épouse et mère dévouée se satisfaisant, en apparence du moins, du rôle de soutien anonyme et invisible de son époux : « Sa riche nature, comme ce fleuve dont Cyrus le Grand brisa le cours puissant se perdit dans les rivières anonymes de ce monde »41. Il est difficile de ne pas rapprocher cette conclusion douce-amère du narrateur quant au destin de Dorothea des paroles d’Arabella elle-même déclarant que quand finalement une femme « condescend enfin à le récompenser en lui accordant sa main […] toutes ses aventures sont terminées pour le reste de sa vie »42. Dorothea offre en quelque sorte la continuation de la frustration féminine après le mariage qui clôt The Female Quixote. De la même manière Jane Eyre exprime clairement ce qui demeure sous-entendu dans le roman de Charlotte Lennox :

Je désirais ardemment […] atteindre le monde plein d’activités, les villes, les régions pleines de vie dont j’avais entendu parler mais que je n’avais jamais vues […]. J’avais envie d’une expérience des choses plus vaste que celle qui était la mienne, d’échanges plus riches avec des gens comme moi, de rencontres avec des esprits plus variés que ceux qui m’entouraient43.

Et Jane finit comme Dorothea et comme Arabella dans le renoncement de ses ambitions et de ses rêves en épousant Rochester. L’utilisation par le narrateur et derrière lui par l’auteure de la romance et de son rôle ajoute donc, même si c’est de manière indirecte, une dimension féministe ou proto féministe aux hypotextes de Cervantès et de Mlle de Scudéry.

Ce qui nous mène au problème de la conversion finale d’Arabella et de son retour à la raison telle que l’entend la société de son temps. C’est bien sûr une différence majeure avec le texte de Cervantès, dont le héros à la fin du premier tome se retrouve dans son village, toujours aussi fou. Il ne retrouve la raison que sur son lit de mort à la fin du second tome :

Oui […] ma raison est à nouveau libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l’ignorance dont j’étais enveloppé pour avoir trop lu de ces exécrables romans de chevalerie […] je suis à l’article de la mort, et je voudrais partir de telle manière que l’on puisse conclure que ma vie n’a pas été si mauvaise qu’elle me vaille la réputation de fou. Car je ne nie pas que je l’ai été ; mais je ne voudrais pas donner, par ma mort, une nouvelle preuve de cette vérité44.

Arabella, ne meurt pas et retrouve la raison qui lui permettra d’assumer ses devoirs et privilèges de lady. Elle est bien sûr dans le droit fil de la tradition du roman anglais dès ses débuts : apprendre à vivre en société, respecter les règles, les codes et la morale acceptés et donc s’insérer dans la place qui est la sienne dans cette société et en assumer les devoirs autant que les privilèges. On pense bien sûr à Tom Jones (Henry Fielding, 1749), autre avatar du picaresque à l’anglaise dont le héros éponyme ne trouvera sa place de gentilhomme anglais qu’après avoir renoncé à ses folies, et suffisamment souffert par elles. Mais bien sûr pour Arabella (et là la romance et le roman sont d’accord) cela se traduit par le mariage avec le cousin vertueux, le véritable gentilhomme que lui avait choisi son père, et l’entrée officielle dans les devoirs qui incombent aux épouses de l’aristocratie de son temps.

Cette conversion doit passer par la maladie grave, un des premiers exemples de ce qui deviendra une sorte d’épreuve obligatoire pour l’accession à la maturité au féminin. Comme s’il fallait briser le corps et l’esprit des filles pour en faire des femmes acceptables. La conversion de l’héroïne à la raison passe en outre par une longue conversation/débat avec le docteur qui l’a sauvée (une autre figure du père ?). Bien sûr, c’est la raison masculine du docteur qui l’emporte, suggérant que si l’héroïne est assez intelligente pour suivre le raisonnement masculin elle n’en demeure pas moins dans sa faiblesse intrinsèque de femme, incapable de raisonner seule. Le docteur en divinité qui accomplit cette conversion parle de « débat », de « preuve », de « justification et de jugement » et de « démonstration » ainsi que des « volumes méprisables » que sont les romances pour mener à bien son entreprise45. Cette conjonction de la maladie grave et de la raison masculine comme moyens de conversion semble indiquer une soumission de l’auteure elle-même aux normes. À moins que pour que la raison masculine réussisse il faille qu’une femme soit dans un grand état de faiblesse, ce qui n’est pas très flatteur pour la raison en question.

Mais encore une fois des questions se posent car avant l’entrée en scène du docteur, il y a ce personnage troublant de la comtesse rencontrée à Bath qui écoute Arabella et commence avec elle le travail de raison. Deux chapitres sont consacrés à la façon dont elle entreprend en douceur et en partant de la noblesse des principes de la jeune femme son retour au monde réel. Elle lui explique que « le mot aventures porte en lui un tel air de liberté et de licence aux yeux des gens de notre époque, qu’il ne peut vraiment avec décence s’appliquer aux incidents rares et naturels qui constituent l’histoire d’une femme d’honneur »46, et qu’épouser un homme de bien recommandé par ses parents n’exclut pas une vie de grande harmonie conjugale. Mais brusquement le récit la fait disparaître en l’envoyant soigner sa mère malade, sans la faire revenir de son chevet, laissant ainsi le champ libre au docteur et à la sagesse impérieuse plutôt que persuasive des hommes. Il semblerait donc que le narrateur, ou l’auteure, ait eu des velléités d’écrire l’éducation d’une fille par une femme et y ait renoncé. Pourquoi ? Parce que les femmes n’ont pas suffisamment de raison pour accomplir la tâche d’éduquer les filles ? Ou parce que deux femmes en relation de transmission de sagesse plutôt qu’en rivalité pour l’attention masculine sont déjà perçues comme subversives ? Ou parce que, comme le suggère Irigaray dans Je, tu, nous47, la généalogie féminine est effacée de notre culture, si effacée que même un auteur femme ne réussit pas à la concevoir ? Ou peut-être aussi parce que la norme étant impérativement masculine, une femme ne peut la soutenir sans arrière-pensée ?

Toujours est-il que la lectrice d’aujourd’hui considérant le parcours des deux héros ne peut s’empêcher de remarquer que le héros masculin vit pour, par et de sa folie, que c’est un choix et que quand il renonce, il renonce à la vie qu’il s’était choisi. Il y a une certaine grandeur dans ce chevalier errant arrivé au bout du chemin et résistant au plaidoyer de son fidèle écuyer de repartir à la recherche de Dulcinée et ainsi de retrouver la vie. Don Quichotte devient presque un héros tragique dans sa conversion spirituelle et le courage avec lequel il résiste à la tentation de revivre. Même si son vœu qu’on ne se rappelle pas de lui comme fou ne sera pas vraiment exaucé. Rien de tel pour Arabella ; elle est remise aux normes par (pour faire court) la « loi du père » et redevient l’objet qu’elle n’aurait jamais dû cessé d’être. Sa fin est moins pathétique que celle de Don Quichotte ; en est-elle plus heureuse ? Peut-on être heureux enfermé dans les règles des autres ? Nous irons même jusqu’à demander : en est-elle moins morte ?

Comment donc lire The Female Quixote ? C’est à un certain niveau l’histoire d’une Dulcinée qui aurait lu des romances et attendrait en vain son Don Quichotte. Mais c’est en même temps un roman à l’anglaise, un roman d’éducation à contrecœur dont l’héroïne aimerait vivre dans une romance au lieu d’être soumise à la « dé-formation » imposée aux femmes de son milieu et de son époque. Ce qui nous amène à conclure que si The Female Quixote appartient à la lignée des romans picaresques, il appartient tout autant à la tradition littéraire des femmes que Virginia Woolf et avant elle Elizabeth Barrett Browning tenteront de reconstituer. Il peut être en effet considéré comme un précurseur des romans de femmes à venir, romans dont l’héroïne se positionne comme active dans l’éducation de ses contemporains à une vision et une pratique plus nobles des relations entre hommes et femmes et dont la clôture normative ne peut effacer le questionnement de l’organisation sociale des genres au centre du texte.

Notes

1 Il s’agit évidemment de l’impression générale européenne et non pas de la perception, plus juste, des spécialistes de littérature espagnole, de Don Quichotte, comme d’une œuvre à part, irréductible à tout effort de classification. Return to text

2 « She immediately concluded he was of some distinguished rank. It was past a doubt, she thought, that he was excessively in love with her; and, as she soon expected to have some extraordinary proofs of his passion, her thoughts were wholly employed on the manner in which she would receive them. » Charlotte LENNOX, The Female Quixote, London, Pandora, 1986, p. 11. Return to text

3 Miguel de CERVANTÈS, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduit par Aline Schulman, Paris, Seuil, 1997, p. 188. Return to text

4 « Arabella suddenly seeing him, and observing he was making up to her, her imagination immediately suggested to her, that this insolent lover had a design to seize her person […] What do you take me for? For a ravisher, interrupted Arabella, an impious ravisher! Who, contrary to all laws, both human and divine, endeavour to possess your self by force of a person whom you are not worthy to serve. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 20-22. Return to text

5 « The blood that is shed for a lady enhances the value of her charms; and the more men a hero kills, the greater his glory; and by consequence, the more secure he is. If to be the cause of a great many deaths can make a lady infamous, certainly none were ever more so than Mandane, Cleopatra, and Statira, the most illustrious names in antiquity; for each of whom, haply a hundred thousand men were killed; yet none were ever so unjust as to profane the virtue of these divine beauties, by casting censure upon them for these glorious effects of their charms, and the heroic valour of their admirers. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 142. Return to text

6 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 102. Return to text

7 « Hold, hold, valiant men! Said she, as loud as she could speak, addressing herself to the highwaymen. Do not, by a mistaken generosity, hazard your lives in a combat, to which the laws of honour do not oblige you. We are not violently carried away, as you falsely suppose: we go willingly along with these persons, who are our friends and relations […]. The highwaymen who were near enough to hear Arabella’s voice, though they could not distinguish her words, gazed on her with great surprise; and finding they would be very well received, thought fit to abandon their enterprise, and galloped away as fast as they could. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 289. Return to text

8 « My affection for you is, perhaps, greater that what many people have for a niece. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 186. Return to text

9 « […] sinking under the weight of those voluminous romances […] he began to tremble at the apprehension of his cousin laying her commands upon him to read them; and repented of his complaisance, which exposed him to the cruel necessity of performing what to him appeared an Herculean labour […]. I have chosen these few, said Arabella […] from a great many others, which compose the most valuable part of my library; and by that time you have gone through them, I imagine you will be considerably improved. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 53. Return to text

10 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 55. Return to text

11 « Nature had […] given her a most charming face, a shape easy and delicate, a sweet and insinuating voice, and an air of full of dignity and grace, as drew admiration of all those who saw her. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 6. Return to text

12 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 179. Return to text

13 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 406. Return to text

14 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 65. Return to text

15 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 67. Return to text

16 L’« Assembly room » était une grande salle publique où le beau monde se retrouvait pour écouter de la musique, boire du thé, et cancaner. Return to text

17 « It is not to be doubted but much mirth was treasured up for her appearance; and the occasional humourist had already prepared his accustomed jest, when the sight of the devoted fair one repelled his vivacity, and the designed ridicule of the whole assembly […] they found themselves awed to respect by that irresistible charm in the person of Arabella which commanded reverence and love from all those who beheld her. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 305. Return to text

18 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 55. Return to text

19 « She wore no hoop, and the blue and silver stuff of her robe was only kept by its own richness from hanging close around her. It was quite open round her breast, which was shaded with a rich border of lace; and clasping close to her waist by small knots of diamonds, descended in a sweeping train to the ground. The sleeves were short, wide, and slashed, fastened in different places with diamonds, and her arms were partly hidden by half a dozen falls of ruffles […] and the jewels and ribands, which were all her head-dress, were disposed to the greatest advantage. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 304. Return to text

20 « […] love was the ruling principle of the world », C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 7. Return to text

21 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 57. Return to text

22 On peut noter en passant que la nièce de moins de vingt ans n’a pour ainsi dire pas la parole et n’est à aucun moment considérée matériel possible de roman. Return to text

23 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 55. Return to text

24 « [He] never admitted any company whatever », C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 6. Return to text

25 « Arabella blushed with anger at that command; but not daring to disobey, she kept her eyes fixed on the ground. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 47. Return to text

26 « The perfect retirement she lived in. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 7. Return to text

27 Voir M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, Première partie, ch. VI. Return to text

28 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 189. Return to text

29 « But for the famous Scudery, we had not known the true cause of the action of Clelia’s, for which the senate decreed her a statue; namely her casting herself, with an unparalleled courage, into the Tyber, a deep and rapid river, as you must certainly know, and swimming to the other side. It was not, as the Roman historians falsely report, a stratagem to recover herself, and the other Hostages, from the power of Porsenna; it was to preserve her honour from violation by the impious Sextus, who was in the camp […]. Numberless are the mistakes he has cleared up of this kind; and I question, if any other historian but himself, knew that Cleopatra was really married to Julius Caesar; or that Cesario, her son by this marriage, was not murdered as was supposed, by the border of Augustus, but married the fair queen of Ethiopia, in whose dominions he took refuge. » C. LENNOX, The Female Quixote, p. 69-70. Return to text

30 Il est intéressant de noter que Mlle de Scudéry, devient un historien. Return to text

31 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 346. Return to text

32 « He admired the strength of her understanding, her lively with, the sweetness of her temper, and a thousand amiable qualities which distinguished her from the rest of her sex: her follies, when opposed to all those charms of mind […] seemed inconsiderable and weak. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 128. Return to text

33 « Arabella, though she had a sincere contempt for her cousin’s manner of thinking, yet always politely concealed it. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 374. Return to text

34 Sans parler du fait que ceux qui l’entourent admettent tous qu’ils prennent grand plaisir à lire les mêmes histoires que lui. Return to text

35 « — You have no scruple to own, madam, said she, that you think me capable of granting favours to lovers? When, heaven knows, I never granted a kiss without a great deal of confusion!
— And you had certainly much reason for confusion, said Arabella, excessively surprised at such a confession; I assure you I never injured you so much in my thoughts, as to suppose you ever granted a favour of so criminal a nature. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 99. Return to text

36 « Raillery is the poorest kind of revenge that can be taken. Methinks it is mean to rally persons who have a small share of merit; since, haply, their defects were born with them, and not of their own acquiring; and it is great injustice to descant upon one slight fault in men of parts, to the prejudice of a thousand good qualities. » C. LENNOX, The Female Quixote, p. 301. Return to text

37 « What room, I pray you, does a lady give for high and noble adventures, who consumes her days in dressing, dancing, listening to songs, and ranging the walks with people as thoughtless as herself? […] Nor can I persuade myself, added she, that any of those men whom I saw at the assembly, with figures so feminine, voices so soft, such tripping steps and unmeaning gestures, have ever signalizes either their courage or constancy. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 313-14. Return to text

38 « Oh, it’s only a novel! […] or, in short, only some work in which the greatest powers of the mind are displayed, in which the most thorough knowledge of human nature, the happiest delineation of its varieties, the liveliest effusions of wit and humour are conveyed to the world in the best chosen language. » Jane AUSTEN, Northanger Abbey, Oxford, Oxford University Press, 1972, p. 22. Return to text

39 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, p. 553. Return to text

40 « If she had been a man, should have made a great figure in Parliament and […] might have come, perhaps, to be printed in time. » C. LENNOX, The Female Quixote, p. 348. Return to text

41 « Her full nature, like that river of which Cyrus broke the strength, spent itself in channels which had no great names on the earth. » George ELIOT, Middlemarch, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 896. Return to text

42 « When a lady […] at last condescends to reward him with her hand […] all her adventures are at an end for the future. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 152. Return to text

43 « I longed for [...] the busy world, towns, regions full of life I had heard of but never seen […]. I desired of practical experience than I possessed; more of intercourse with my kind, of acquaintance with variety of character, than was here within my reach. » Charlotte BRONTË, Jane Eyre, London, Penguin, 1996, p. 125. Return to text

44 M. de CERVANTÈS, Don Quichotte…, t. II, p. 585. Return to text

45 C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 411-13. Return to text

46 « The word adventures carries in it so free and licentious a sound in the apprehensions of people at this period of time, that it can hardly with propriety be applied to those few and natural incidents which compose the history of a woman of honour. » C. LENNOX, The Female Quixote…, p. 365. Return to text

47 Luce IRIGARAY, Je, tu, nous, Paris, Grasset, 1990, p. 14-5. Return to text

References

Electronic reference

Marianne Camus, « Don Quichotte au féminin : Charlotte Lennox, The Female Quixote », Filiations [Online], 2 | 2011, 05 April 2011 and connection on 07 December 2024. DOI : 10.58335/filiations.102. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/filiations/index.php?id=102

Author

Marianne Camus

Professeur, Université de Bourgogne, Centre Interlangues (EA 4182), UFR Langues et Communication, 2 Bd Gabriel, 21000 DIJON – Marianne.Camus [at]u-bourgogne.fr