Le Guzmán apocryphe de Mateo Luján de Sayavedra et le Guzmán authentique de Mateo Alemán : une « imitation réciproque » ?

DOI : 10.58335/filiations.99

Résumés

Ce travail étudie les interactions littéraires entre les deux parties du Guzmán de Alfarache authentique de Mateo Alemán (Madrid, 1599 et Lisbonne, 1604) et la continuation apocryphe de Mateo Luján de Sayavedra (Valence, 1602). Après avoir rappelé brièvement les facteurs susceptibles d’avoir favorisé la publication d’une continuation du Guzmán, cet article s’intéresse à la lecture que Mateo Luján fait de l’œuvre originale et analyse la riposte que Mateo Alemán met en œuvre dans sa propre Seconde Partie. Il s’agit ainsi de montrer que l’influence de la continuation concurrente sur la suite alémanienne ne se borne pas à quelques échos ponctuels, mais que le roman de Luján a vraisemblablement laissé une empreinte plus profonde sur l’œuvre de l’auteur authentique du Guzmán.

This work examines the literary interactions between the two parts of the original Guzmán de Alfarache by Mateo Alemán (Madrid, 1599 and Lisbon, 1604) and the apocryphal continuation by Mateo Luján de Sayavedra (Valencia, 1602). After briefly recalling the factors likely to have promoted the publication of a continuation of Guzmán, this article focuses on Mateo Luján’s own reading of the original work, and analyses the response deployed by Mateo Alemán in his own Second Part. The aim of this study is thus to show that the influence of the rival continuation on Alemán’s sequel is not confined to a few isolated echoes, but that Luján’s novel is most likely to have left a deeper mark on the work of Guzmán’s authentic author.

Plan

Texte

Alors que la Première Partie du Guzmán de Alfarache, parue en 1599, a rencontré un immense succès auprès du public1 et que la suite2 des aventures du pícaro est à la fois annoncée par l’auteur et attendue par les lecteurs, paraît à Valence, à la fin de l’été 1602, une œuvre intitulée Segunda Parte de la Vida del Pícaro Guzmán de Alfarache. Cet ouvrage, sorti de l’atelier de Pedro Patricio Mey et à la charge du libraire valencien Francisco Miguel, est signé du mystérieux pseudonyme de Mateo Luján de Sayavedra, habitant natif de Séville (« natural vezino de Sevilla »).

La publication de ce texte, entre les deux parties du Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, suscite un faisceau de questions qui, pour la plupart, n’ont pas encore trouvé de réponse définitive. Qui se cache derrière ce qui de toute évidence est un nom d’emprunt : Mateo Luján de Sayavedra3 ? Cet auteur connaissait-il personnellement Mateo Alemán et lui a-t-il volé, comme ce dernier le laisse entendre, le manuscrit de la Seconde Partie authentique du Guzmán4 ? Comment expliquer que l’édition princeps de l’œuvre de Luján comporte quatre gravures qui semblent illustrer des épisodes, non de la Seconde Partie apocryphe, mais de la suite authentique d’Alemán5 ? Enfin, les nombreux emprunts directs de l’auteur apocryphe à diverses œuvres contemporaines doivent-ils conduire à la conclusion que son texte n’est qu’un vaste plagiat, dont le but serait principalement commercial6 ?

Le travail que nous allons présenter ne traitera ces questions que de manière secondaire et privilégiera l’étude des interactions existant entre les deux parties authentiques du Guzmán de Alfarache et la continuation apocryphe7. La plupart des travaux qui touchent de près ou de loin à la continuation de Luján portent en effet rarement sur le texte en tant que tel8. Quant à ceux qui s’intéressent à l’impact de la continuation apocryphe sur l’élaboration de la Seconde Partie authentique de Mateo Alemán, ils se contentent en général d’analyser les passages où l’auteur sévillan s’attaque de façon explicite à son continuateur, sans chercher à savoir si l’œuvre de Luján a pu susciter d’autres modalités de riposte, moins visibles au premier abord, ou entraîner des changements plus profonds.

Notre travail sera organisé en trois temps : nous commencerons par nous demander ce qui, dans la Première Partie du Guzmán, permettait l’apocryphe, voire y invitait ; nous verrons ensuite quelle lecture Mateo Luján fait de la Première Partie alémanienne, avant d’examiner enfin quelques hypothèses concernant l’influence de la continuation apocryphe sur la Seconde Partie authentique de Mateo Alemán.

Le Guzmán de Alfarache et la prédisposition à l’apocryphe

La Première Partie de Mateo Alemán contenait sans nul doute un nombre suffisant d’indications pour permettre à d’éventuels émules de prolonger les aventures de Guzmán, et ce sans qu’aucun vol de manuscrit fût nécessaire9. La majeure partie de ces indications sont concentrées dans le court texte intitulé Brève déclaration pour l’intelligence de ce livre et situé entre le double prologue – adressé au Vulgaire puis au Prudent Lecteur – et l’éloge d’Alonso de Barros. Mateo Alemán expose dans cette Brève déclaration l’ensemble de son projet, c’est-à-dire le contenu de la Première Partie, mais aussi l’ébauche de la Seconde, prenant ainsi le risque d’être dépossédé de son œuvre par d’hypothétiques continuateurs.

Aux dires de l’auteur, la Brève déclaration avait principalement pour fonction de prévenir des lectures erronées qui pourraient naître de la division en deux volumes d’une œuvre initialement destinée à être publiée en un seul10. Les lecteurs de la Première Partie étaient en effet dans un premier temps privés du dénouement final, mettant notamment en scène le repentir du pícaro, ce qui risquait indéniablement d’obscurcir le propos de l’auteur. Alemán craignait de ce fait que son roman ne soit lu que comme une œuvre de pur divertissement et non comme un roman d’éducation, une œuvre didactique chargée d’édifier le lecteur : « Teniendo escrita esta poética historia11 para imprimirla en un solo volumen, en el discurso del cual quedaban absueltas las dudas que agora, dividido, pueden ofrecerse, me pareció sería cosa justa quitar este inconveniente, pues con muy pocas palabras quedará bien claro »12.

L’auteur passe donc en revue les principales étapes de son programme narratif et les événements les plus marquants de la vie de son personnage, non seulement en ce qui concerne la Première Partie mais aussi et surtout la Seconde Partie :

Para lo cual se presupone que Guzmán de Alfarache, nuestro pícaro, habiendo sido muy buen estudiante, latino, retórico y griego, como diremos en esta primera parte, después dando la vuelta de Italia en España, pasó adelante con sus estudios, con ánimo de profesar el estado de la religión; mas por volverse a los vicios los dejó, habiendo cursado algunos años en ellos. Él mismo escribe su vida desde las galeras, donde queda forzado al remo por delitos que cometió, habiendo sido ladrón famosísimo, como largamente lo verás en la segunda parte. Y no es impropiedad ni fuera de propósito si en esta primera escribiere alguna dotrina; que antes parece muy llegado a razón darla un hombre de claro entendimiento, ayudado de letras y castigado del tiempo, aprovechándose del ocioso de la galera13.

Mateo Alemán donnait ainsi à d’éventuels continuateurs plusieurs indications précieuses concernant la suite des aventures de son pícaro. Tout d’abord une série d’éléments factuels se déroulant après la Première Partie : le retour de Guzmán en Espagne, sa présence dans une université espagnole avec un projet précis (« profesar el estado de la religión ») et pour une durée relativement longue (« algunos años »). Apparaissent aussi des traits de caractère, ou de vraisemblance psychologique : le pícaro est devenu un très célèbre voleur (« ladrón famosísimo »), mais il finit ses jours prisonnier sur une galère, et semble s’être assagi au moment où il écrit son histoire. Ces deux derniers points, qui précisent l’origine du récit (les galères) et le point de vue narratif (celui d’un homme rendu sage avec le temps : « castigado del tiempo ») fournissaient en outre à d’éventuels continuateurs des indications essentielles sur le dénouement de l’œuvre et sur la façon d’y parvenir.

Les potentiels émules de Mateo Alemán pouvaient par ailleurs s’appuyer sur quelques autres indications textuelles susceptibles d’éclairer le projet de l’auteur. Tout d’abord dans d’autres pièces du paratexte, puis, de façon plus diffuse, dans le corps du texte.

Les indications contenues dans les autres pièces du paratexte – le double prologue et l’éloge d’Alonso de Barros – ne donnent aucune information supplémentaire concernant le programme narratif. En revanche, la portée morale de l’œuvre y est explicitée et précisée. L’éloge d’Alonso de Barros, tout d’abord, prend la forme d’une invitation à dépasser la lecture superficielle d’une œuvre destinée tout entière à édifier et à éduquer le lecteur : « De cuyo debido y ejemplar castigo se infiere, con términos categóricos y fuertes y con argumento de contrarios, el premio y bien afortunados sucesos que se le seguirán al que ocupado justamente tuviere en su modo de vivir cierto fin y determinado, y fuere opuesto y antípoda de la figura inconstante deste discurso »14.

Cette lecture de l’œuvre ne fait en réalité qu’amplifier les propos tenus par Alemán lui-même dans le prologue au Prudent Lecteur (« a sólo el bien común puse la proa »), et confirmés par le privilège royal daté de 159815. Ce dernier fournit lui aussi des indications confirmant la dimension morale du texte de Mateo Alemán. Contre toute attente, en effet, ce privilège ne porte pas sur une œuvre qui se présenterait avant tout comme « picaresque ». Son titre, au contraire, semble se situer à première vue aux antipodes du monde de la délinquance et de la marginalité : Primera Parte de la vida de Guzmán de Alfarache, atalaya de la vida humana16.

Les quelques informations supplémentaires contenues dans le corps du texte sont, en revanche, d’ordre diégétique. Certaines d’entre elles se trouvent tout d’abord dans l’épilogue, des indications auxquelles il faut ensuite ajouter la promesse faite par Guzmán de se venger du mauvais tour que lui ont joué ses parents génois, au premier chapitre du Troisième Livre.

À première vue, le très bref épilogue qui suit immédiatement le dénouement de l’histoire de Dorido et Clorinia semble avoir simplement pour fonction de faire la jonction entre l’histoire de Guzmán et le récit tragique qui vient d’être raconté par un gentilhomme napolitain : « Al embajador causó gran lástima y admiración el caso. Era hora de ir a Palacio y despidiéronse. Yo di mil gracias a Dios, que no me hizo enamorado; pero si no jugué los dados, hice otros peores baratos, como verás en la segunda parte de mi vida, para donde, si la primera te dio gusto, te convido »17.

Toutefois, bien qu’il semble avoir un simple rôle de rappel, cet épilogue a peut-être joué un rôle particulier puisque, comme nous le verrons, deux éléments importants de celui-ci semblent trouver un écho chez Luján : le choix de Naples, pour plusieurs épisodes du Livre I de la continuation apocryphe, et la place accordée à la matière amoureuse par le continuateur.

Enfin, le premier chapitre du Troisième Livre offre une dernière indication essentielle : Guzmán promet aux lecteurs de se venger de sa famille génoise (en particulier de son oncle). Bien que cette indication ne soit pas reprise dans l’épilogue et qu’elle ne soit pas non plus évoquée dans la Brève déclaration pour l’intelligence de ce livre, elle n’en constitue pas moins un point de passage obligé pour un continuateur, et sans nul doute très attendu des lecteurs : « Así no paré hasta salir de la ciudad […], yendo pensando en todo [mi viaje] con qué pesada burla quisieron desterrarme, porque no los deshonrara mi pobreza. Mas no me la quedaron a deber, como lo verás en la segunda parte »18.

On se souvient en effet que, dans la Première Partie de l’œuvre, le héros se rend en Italie dans l’espoir de retrouver des membres de sa famille paternelle et d’être reconnu de sa noble parentèle, l’un de ses deux pères putatifs – le « mercader » (« marchand ») – étant en effet d’origine génoise. Une fois à Gênes, le pícaro parvient à retrouver un de ses oncles, mais celui-ci ne se montre pas très pressé d’accueillir un jeune gueux en haillons. Craignant que Guzmán ne nuise à la réputation de leur famille, il décide de lui jouer un mauvais tour afin de lui faire prendre la fuite. En pleine nuit, des hommes déguisés en démons entrent dans la chambre du héros et le bernent cruellement19.

Un hypothétique continuateur avait donc sans aucun doute à sa disposition une matière abondante, ou du moins, suffisamment riche pour servir de trame à de nouvelles aventures de Guzmán, même si ces informations étaient disséminées dans plusieurs endroits du texte ou du paratexte.

Mateo Luján lecteur de Mateo Alemán : quelques caractéristiques du Guzmán apocryphe

La lecture du programme alémanien

Dans sa continuation, Mateo Luján se montre globalement assez fidèle au programme annoncé par Mateo Alemán. Dans un premier temps, il semble s’appuyer essentiellement sur les indications données par l’épilogue : l’ambassadeur est dépeint comme un homme frivole, ce qui amène Guzmán à quitter assez rapidement sa maison. Il prend alors la route de Naples20 où il entre au service d’un religieux21 dont il devient le majordome. Une fois arrivé à destination, il vit de nouvelles aventures amoureuses, qui rappellent explicitement celles de Tolède et de Malagón, racontées par Alemán au chapitre 8 du Deuxième Livre22.

Dans un second temps, le continuateur met à profit le programme annoncé dans la Déclaration pour l’intelligence de ce livre et exécute une à une chacune de ses figures obligées : la décision de Guzmán de rentrer en Espagne ; celle de reprendre ses études, ce qui conduit le pícaro à Alcalá ; puis l’interruption de celles-ci. Luján introduit alors plusieurs épisodes qui n’étaient pas annoncés par Alemán : Guzmán se rend à Madrid où il connaît de nouveaux échecs amoureux, et part ensuite à Valence ; en cours de route, il tombe amoureux d’une comédienne nommée Isabela et devient lui-même comédien. Bien que le dénouement annoncé par Alemán soit quelque peu différé, l’œuvre s’achève bel et bien par l’emprisonnement du pícaro, qui est envoyé aux galères après avoir commis plusieurs vols, de façon relativement conforme au plan annoncé par l’auteur sévillan.

Sur le plan strictement événementiel, Luján semble donc à première vue avoir suivi assez fidèlement le plan annoncé par Alemán, à deux exceptions près. L’absence la plus remarquable concerne le fait que Guzmán ne se soit pas vengé de ses parents génois, mais Luján s’est surtout éloigné d’Alemán sur un autre point, dont l’importance est capitale. En effet, dans le dénouement, le pícaro annonce qu’il s’est évadé de la galère. En d’autres termes, le pícaro prisonnier et rendu sage par le temps dépeint par Alemán a été remplacé par un pícaro redevenu libre et dont l’absence de repentir est presque totale. Ce changement est loin d’être un détail : il change profondément le sens de l’œuvre et permet aussi d’expliquer le ton beaucoup plus détaché du Guzmán de Luján à l’égard de ses fautes passées.

L’unité des digressions chez le continuateur est de ce fait moins évidente que chez l’auteur authentique. Chez Mateo Alemán, le pícaro part souvent de son expérience concrète et va vers une généralisation de son propos (Guzmán s’appuie sur une injustice ponctuelle pour parler de l’injustice en général). De plus, ces digressions trouvent une cohérence supplémentaire du fait qu’elles servent un même objectif : celles-ci sont englobées dans l’immense sermon que Guzmán adresse au lecteur, invité à tirer de chacune d’entre elles un enseignement moral, économique ou politique.

Chez Luján, en revanche, le pícaro passe souvent d’un thème à un autre, de façon parfois abrupte, ou du moins sans que le lien entre récit et digression soit toujours très fort. La brève évocation d’un objet suffit par exemple à introduire une digression de plusieurs pages23. Par ailleurs, la position du narrateur par rapport aux problèmes évoqués n’apparaît pas toujours clairement : ainsi, lorsque Guzmán rencontre de nouveau Micer Morcón24, celui-ci se livre à une défense des faux pauvres qui est immédiatement suivie d’une critique de ce type d’individus de la part d’un ermite. Le continuateur substitue donc à la satire interne de Mateo Alemán une juxtaposition des points de vue : tandis que chez le romancier sévillan Guzmán dénonce clairement les procédés des faux mendiants en devenant lui-même l’un d’entre eux, chez Luján il occupe tout au long de cet épisode une position de témoin, mais ne participe pas directement au débat. Au final, aucun des deux points de vue exposés – celui de Morcón, qui défend les faux pauvres, et celui de l’ermite, qui condamne leurs pratiques – ne semble l’emporter définitivement sur l’autre.

En l’absence d’un prologue, qui aurait été utile pour comprendre le dessein de Luján, plusieurs passages nous semblent offrir des clés de lecture de ces digressions et, de façon plus générale, de son projet d’écriture.

Le projet d’écriture de Luján

Tout d’abord, l’une de ces clés de lecture nous semble apparaître dans une phrase située juste après une digression sur les visites aux malades, durant le séjour de Guzmán à Alcalá, du fait qu’elle livre une indication importante sur le rôle de ces digressions. L’un des maîtres de Guzmán à Alcalá ayant été blessé à la tête lors d’une rixe, le narrateur se lance dans une réflexion sur les visites aux malades, tirée de l’ouvrage d’Alejo Vanegas Agonía del tránsito de la muerte. Cet auteur critique la coutume qui veut qu’en Espagne les malades reçoivent des visites incessantes, ce qui au lieu d’être un plaisir devient une contrainte, et oppose cette habitude à celle des habitants de Rome et de Naples, qui laissent leurs malades en paix, et ont raison de le faire, selon l’auteur. Ayant achevé de s’exprimer sur cette matière, Guzmán s’exclame avant de reprendre son récit : « Volviendo al enfermo, y dejando la reformación del mundo, que ni toca a mí ni puedo ser parte para ello »25.

À l’entendre, les digressions seraient par conséquent plus à apprécier comme une observation des mœurs que comme un appel à une réforme de celles-ci. Au Guzmán moraliste d’Alemán, qui veut changer le monde, semble succéder un Guzmán simple observateur, résigné à accepter les choses telles qu’elles sont. Dès lors, les digressions viseraient plutôt l’agrément du lecteur que son édification.

Un autre passage situé à la fin du premier chapitre de la continuation apocryphe nous semble aussi de nature à éclairer le projet de Luján, dans la mesure où il se prête à une lecture métapoétique. Après avoir quitté Rome avec deux compagnons (Diego de León et Francisco de Vera), Guzmán s’arrête en rase campagne pour passer la nuit. Mais auparavant, les pícaros se racontent mutuellement leur vie :

Alejámonos buen rato de poblado entre unos árboles, y allí comimos; y les pregunté que me contasen su vida más por estenso, con presupuesto que al otro día yo les contaría la mía, cosa común entre vagabundos. Y, aunque no tengo seguridad que la vida que me refirió el uno dellos fuese verdadera, pero no carece de verisimilitud, y puédese decir: si non è vero è ben trovato; al menos, jamás he sabido cosa en contrario, y debiérame guardar de sus mañas, mas pensé que no comprehendían a los compañeros. Pues el uno dellos, que se llamaba –según dijo– Francisco de León, comenzó desta manera:
Yo soy de Badajoz […]26.

Comme l’a fait remarquer David Mañero Lozano, ce passage donne tout d’abord une idée de ce que Luján, un lecteur privilégié écrivant en 1602, a retenu du schéma picaresque27. Mais, de façon plus spécifique, ce texte fournit aussi de précieuses indications concernant la lecture que Luján fait du récit alémanien, et permet de mieux comprendre son propre projet littéraire.

Or, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que celui-ci ne dit rien de la dimension « atalaysite » du récit28. À aucun moment, l’idée de repentir n’est exprimée par Francisco de León. Le récit de son expérience en Flandres, dans l’armée, insiste en revanche sur des éléments qui, au premier abord, peuvent sembler insignifiants. Il décrit les coutumes et les travers des habitants des contrées qu’il a visitées, et les compare à ceux des Espagnols :

[…] en Flandes, no hay de qué echar mano como en España, porque la tierra de suyo es corta en lo que toca a ropas, joyas o dinero, y solamente hay alguna abundancia de frutos; y, sin embargo desto, la diligencia de los flamencos en guardar su hacienda es grande, y, como son hombres de ingenio, y en razón de los grandes fríos del país están los inviernos recogidos en casa, o son pintores o cerrajeros; tienen hermosas cerraduras, de grande artificio, que aun personas del mismo arte no las pueden abrir; y de aquí es lo que se dice de Flandes, que tiene dos grandes contrariedades a la costumbre de España, porque ellos de su natural no son ladrones, ni hay hombre que hurte un maravedí, y se puede ir con el dinero en la mano; y, con todo, gustan de tener maravillosas cerraduras y llaves de grande capricho29.

Après les serrures, le pícaro décrit par le menu les escaliers (leur aspect, leur facture…) et évoque l’alcoolisme des Flamands. Francisco de León porte donc plus le regard d’un étranger s’exprimant sur les mœurs locales que celui d’un prédicateur. Ces digressions ne semblent nullement mues par une volonté d’édifier leur auditeur ou leur lecteur. L’objet du récit semble progressivement se détourner du pícaro et de ses actions pour lui substituer la description du milieu dans lequel il évolue.

Cette position de pícaro-témoin nous semble assez représentative de l’écriture de Luján. Son personnage s’imprègne de tous les débats qui traversent la société des premières années du XVIIe siècle et des anecdotes qui lui sont racontées par d’autres personnages (un gentilhomme allant à Naples introduit ainsi une anecdote sur le duel et un valet basque disserte longuement sur les origines de la noblesse)30. Alors que Mateo Alemán sélectionne les informations qu’il donne à son lecteur selon un point de vue singulier et un projet d’éducation du lecteur, Luján semble saisir à la hâte des flots d’impressions, au risque de les introduire parfois de façon un peu abrupte et de créer une impression de « décousu ». Le Valencien, en effet, n’est pas un architecte, un maître de la « composition ». Son attention semble surtout se porter sur l’observation des mœurs de son temps – un peu à la façon des mémorialistes ou des auteurs de récits de voyages – plutôt que sur le souci de les réformer.

Au vu de ces différentes caractéristiques, l’absence de vengeance de Guzmán à l’égard de ses parents génois, dans la continuation de Luján, ne doit pas surprendre. Plus qu’un simple oubli, il nous semble vraisemblable que cet épisode n’intéressait pas le continuateur. Le Guzmán qu’il met en scène n’est ni un spécialiste ni un virtuose de la bourle. Son pícaro n’est pas un homme d’action, mais plutôt un contemplatif. En outre, dans la Première Partie alémanienne, le projet que forme Guzmán de se venger du frère aîné de son père s’inscrit dans le cadre plus général de la quête du père idéal, un programme que Luján a peu développé dans sa continuation. En effet, à aucun moment son pícaro n’entretient avec ses différents maîtres des liens affectifs semblables à ceux qu’éprouve le Guzmán d’Alemán à l’égard, par exemple, du cardinal romain31. Enfin, à un dernier niveau, comme l’a démontré Michel Cavillac, la vengeance à l’égard des parents génois de Guzmán s’inscrit dans le cadre de la grande polémique contre la finance génoise, accusée de stériliser la marchandise castillane32. Or, cette dimension de l’œuvre ne semble pas non plus avoir intéressé Luján qui, la seule fois où il fait allusion au statut de marchand, ne le mentionne que pour le rejeter : « Jamás aproveché para mercader, porque no supiera guardar la mercancía de un tiempo para otro, ni me acordaba de mañana »33.

La grande majorité des critiques qui se sont intéressés à la continuation apocryphe s’accorde à dire, dans le sillage de Mateo Alemán, que l’œuvre de Luján n’est qu’une pâle copie de la Première Partie originale. Le continuateur se contenterait d’imiter servilement l’auteur authentique « alterando y reiterando, no sólo el caso, mas aun las propias palabras »34, selon les propres termes d’Alemán, et se montrerait incapable de faire preuve d’inventivité. Au vu des différentes caractéristiques que nous venons de décrire – le détachement avec lequel le Guzmán de Luján observe le monde qui l’entoure, le choix de faire du pícaro un témoin de son temps plutôt qu’un homme d’action, ou encore la présence de digressions qui visent plus à l’agrément du lecteur qu’à son édification –, il nous semble que ce jugement doit être nuancé. Ces différents éléments ont en effet une cohérence d’ensemble et dessinent les contours d’un réel projet d’écriture.

Mateo Alemán imitateur de Luján ?

La Seconde Partie authentique du Guzmán ne serait pas celle que nous connaissons aujourd’hui sans l’apocryphe. Aurait-elle même existé ? Ce qui est certain, c’est que Mateo Alemán, piqué au vif, dut – de son aveu même – modifier son projet et remanier au moins en partie ce qu’il avait déjà écrit. À la fin de l’été 1604, en septembre, il se décida enfin à publier à Lisbonne la suite qu’il avait annoncée cinq ans plus tôt à ses lecteurs. Dans le prologue de celle-ci, il incrimine son émule et l’accuse d’avoir commis un contresens sur l’ensemble de son œuvre35.

Après avoir dénoncé le vol dont il estime avoir été victime, l’auteur sévillan commence par une critique globale du manque d’unité de la continuation : « Sucedióle lo que muchas veces vemos en las mujeres, que miradas por faiciones cada una por sí es de tanta perfeción, que, satisfaciendo a el deseo, ni tiene más que apetecer ni el pincel que pintar; empero, juntas todas, no hacen rostro hermoso »36. Bien que le lexique utilisé (« mujeres », « perfeción », « pintar », « hermoso ») appartienne au domaine esthétique, cette critique s’applique aussi au plan moral et vise en particulier l’absence de dimension édifiante de l’œuvre, le bon et le beau étant étroitement liés dans le roman alémanien. Le principal reproche d’Alemán à son continuateur, outre plusieurs erreurs de détail ou portant sur des épisodes précis37, est en effet d’avoir perdu de vue la visée morale de l’œuvre, réaffirmée dans l’ensemble du paratexte et même dès le titre de la suite alémanienne : Segunda parte de la vida de Guzmán de Alfarache, atalaya de la vida humana38.

L’unique dessein de l’auteur sévillan, défini de façon plus précise que dans la Première Partie, serait de montrer un homme parfait et repenti de ses fautes afin que son expérience puisse servir d’exemple aux lecteurs : « […] lo que con su vida en esta historia se pretende, que sólo es descubrir –como atalaya– toda suerte de vicios y hacer atriaca de venenos varios un hombre perfecto »39. Un projet que, d’après Mateo Alemán, Luján n’a pas su comprendre40.

Néanmoins, la réponse de l’auteur original et l’impact de l’apocryphe sur sa Seconde Partie authentique ne se réduisent pas aux critiques explicites formulées dans le prologue. Comme l’indique Mateo Alemán, il a dû s’éloigner du plan qu’il avait initialement prévu et remanier son projet en profondeur : « Con esto me ha sido forzoso apartarme lo más que fue posible de lo que antes tenía escrito »41. En guise de réponse à ce qu’il considère comme un défi lancé par son continuateur, l’auteur sévillan annonce que le duel littéraire ne s’achève pas avec le prologue mais se poursuit dans le reste du texte et ce, selon une modalité bien particulière : « Sólo nos diferenciamos en haber hecho él segunda de mi primera y yo en imitar su segunda »42. En d’autres termes, si Luján a imité Alemán, ce dernier annonce qu’il a imité à son tour son rival : l’imitation serait donc réciproque. Une imitation dont les règles sont énoncées dans les termes suivants : « […] cuando se sale a correr con quien es necesario dejarlo muy atrás o no venir a el puesto »43.

Cette dernière partie du prologue de Mateo Alemán contient deux informations qui nous paraissent essentielles : premièrement, la modalité de la rencontre est l’imitation réciproque44 ; deuxièmement, l’imitation que pratiquera Alemán sera méliorative (si on imite son adversaire, il faut le dépasser de très loin) ou passera du moins par une réélaboration du texte-source. Ces deux informations peuvent-elles constituer une clé de lecture de la Seconde Partie authentique, éclairant les rapports entre celle-ci et la continuation apocryphe ?

Cette dernière partie de notre travail se déroulera en deux temps. Nous proposons dans un premier temps de relire la partie la plus offensive de la riposte de Mateo Alemán – celle où Guzmán rencontre son double Sayavedra – en nous demandant dans quelle mesure celle-ci relève de l’imitation réciproque et illustre les modalités du duel littéraire exposées par l’auteur sévillan dans son prologue. Puis, dans un second temps, nous nous intéresserons à d’autres épisodes de la Seconde Partie du Guzmán qui, s’ils ne semblent pas écrits au premier abord pour répondre à l’apocryphe, entretiennent en réalité un lien étroit avec lui et s’inscrivent dans le cadre de l’imitation réciproque évoquée par l’auteur sévillan.

Premier niveau de la riposte : la rencontre du double

La partie de la riposte alémanienne qui a jusqu’ici retenu l’attention de la critique de façon presque exclusive concerne les chapitres où Guzmán rencontre le personnage de Sayavedra puis voyage en compagnie de ce pícaro, créé par Alemán pour représenter le Guzmán de Luján45. Sayavedra est introduit de façon abrupte par l’auteur sévillan, au chapitre 7 du Premier Livre. Celui-ci apparaît sous les traits d’un jeune Espagnol qui prend un jour la défense de Guzmán alors que celui-ci est rudoyé par la foule, peu après sa disgrâce auprès de l’ambassadeur. Les deux personnages se lient alors d’amitié et Sayavedra convainc Guzmán d’entreprendre un tour d’Italie afin de visiter Florence, Gênes et Venise46. Mais en réalité, cette amitié est feinte, et s’avèrera n’avoir été qu’une ruse permettant à Sayavedra de dérober les coffres de Guzmán, un vol qui représente métaphoriquement le vol littéraire dont Alemán se plaint dans son prologue47.

Par la suite, Guzmán croise Sayavedra de nouveau sur sa route et en fait son valet. Celui-ci lui explique qu’il n’était que le maillon faible de la bande de brigands qui a volé Guzmán et fait à son nouveau maître le récit de sa médiocre existence. Ce récit biographique reflète jusqu’à un certain point la lecture que fait Alemán de l’apocryphe. Il permet au romancier sévillan de s’approprier l’œuvre rivale et de l’intégrer à son propre projet romanesque. En conformité avec son prologue, dans lequel il reproche à Luján d’avoir fait de son pícaro un piètre voleur, Sayavedra est dépeint comme un vulgaire tire-laine, qui ne dérobe que des chemises, ne commet jamais aucun vol d’envergure et reste de surcroît un éternel subalterne. L’essentiel de la critique d’Alemán dans ce chapitre porte sur le fait que le Guzmán de Luján n’est à aucun moment le très célèbre voleur (« ladrón famosísimo ») qu’il aurait dû être si le continuateur avait suivi scrupuleusement le programme annoncé dans la Brève déclaration pour l’intelligence de ce livre.

Par ailleurs, l’une des principales originalités de ce récit repose sur le fait qu’Alemán ne se contente pas de dépeindre la médiocre existence de Sayavedra, mais recrée aussi la biographie peu reluisante du continuateur – Juan Martí – qui apparaît sous les traits de son frère aîné : « Fuemos dos hermanos […]. El otro mi hermano es mayor que yo […]. Llamábase Juan Martí. Hizo del Juan, Luján, y del Martí, Mateo; y, volviéndolo por pasiva, llamóse Mateo Luján […]. Yo […], sabiendo ser caballeros principales los Sayavedra de Sevilla, dije ser de allá y púseme su apellido »48. Mateo Alemán dévoile ainsi le mécanisme qui a permis l’usurpation – Mateo Luján serait en effet le pseudonyme de Juan Martí – et scinde en deux le pseudonyme du continuateur pour en faire deux créatures distinctes49.

Ces différents points ont déjà fait l’objet de plusieurs commentaires critiques50. En revanche, le fait que tout cet épisode semble s’inspirer d’une scène précise de l’apocryphe, que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, n’a jamais été commenté à notre connaissance. On se souvient en effet qu’au premier chapitre de sa continuation, Luján raconte comment Guzmán a décidé de quitter Rome en compagnie de deux pícaros espagnols et que l’un de ces personnages – Francisco de León – raconte sa vie à ses compagnons. Or, certains détails permettent de rapprocher ce récit de celui de Sayavedra. La ressemblance la plus frappante concerne le rôle très négatif, dans les deux récits, du frère aîné, qui exerce sur son cadet une influence néfaste, dilapide l’héritage parental, et ruine le nom de sa famille51.

Bien sûr, l’itinéraire suivi ensuite par Francisco de León (qui voyage en Flandres et s’engage comme soldat) est très différent de celui suivi par Sayavedra. Ces similitudes pourraient sembler fortuites si les circonstances de la rencontre entre les deux pícaros croisés à Rome par le « faux » Guzmán52, ainsi que la tromperie qu’ils lui préparent, ne présentaient pas aussi des caractéristiques qui les rapprochent de Sayavedra53. Dans les deux cas en effet, Guzmán rencontre de jeunes Espagnols, comme lui, qui se présentent comme des amis ; et dans les deux œuvres ceux-ci finissent par le voler et le dépouiller de toutes ses richesses. Ce faisceau de ressemblances nous semble d’autant plus significatif qu’il est non seulement en parfaite cohérence avec le prologue de Mateo Alemán – la modalité de la joute littéraire est l’imitation réciproque – mais qu’il s’inscrit dans un dialogue plus vaste entre les textes de Luján et d’Alemán, qui se poursuit et se précise dans les chapitres suivants.

Une fois à Milan, Guzmán et Sayavedra, aidés par un certain Aguilera, commettent une escroquerie monumentale dont la victime est un usurier milanais. Cet épisode est immédiatement suivi de la vengeance de Guzmán à l’égard de ses parents génois. Les vols de Milan et de Gênes constituent deux leçons magistrales sur l’art du vol adressées par Guzmán à Sayavedra, mais ils sont aussi deux leçons sur l’art d’écrire, à l’intention du continuateur :

Amigo Sayavedra, ésta es la verdadera ciencia, hurtar sin peligrar y bien medrar. Que la que por el camino me habéis predicado ha sido Alcorán de Mahoma. Hurtar una saya y recibir cien azotes, quienquiera se lo sabe: más es la data que el cargo. Donde yo anduviere, bien podrán los de vuestro tamaño bajar el estandarte54.

Cependant, le point le plus significatif pour notre démonstration se situe précisément à la jonction entre ces deux épisodes, lors desquels Alemán reconnaît par deux fois sa dette envers Luján. Dans un premier passage, Guzmán repense au vol de ses coffres par Sayavedra et finit par se demander si ce vol n’était pas finalement un bien :

Después que vi tanto dinero en estas pobres y pecadoras manos, me acordé muchas veces del hurto que Sayavedra me hizo, que, aunque no fue tan poco que para mí no me hubiera hecho grande falta, si aquello no me sucediera tampoco lo conociera ni con este hurto arribara; consolábame diciendo: « Si me quebré la pierna, quizá por mejor; del mal el menos »55.

Ce passage se prête à une lecture métapoétique : sans Sayavedra, Guzmán aurait-il accompli les vols les plus virtuoses de tout le roman ? En d’autres termes, sans l’apocryphe, Alemán aurait-il écrit un Deuxième Livre aussi riche du point de vue de l’intrigue et aussi réussi du point de vue narratif ? En effet, aucune des escroqueries commises dans la Première Partie ne peut rivaliser avec les bourles de Milan et de Gênes qui passent par une longue maturation, une gestion parfaite de la durée, et sont le fruit d’un travail d’équipe dont Guzmán est à la fois le savant architecte et le plus brillant acteur56.

L’idée que Mateo Alemán reconnaît dans ce passage la dette qu’il a envers son continuateur nous semble corroborée à la fin de ce même chapitre. Après l’escroquerie milanaise, Guzmán et Sayavedra prennent la direction de Gênes et le pícaro alémanien, dans un discours à double entente, reproche à son continuateur d’avoir oublié cet épisode : « Si tú, Sayavedra, como te precias fueras, ya hubieras antes llegado a Génova y vengado mi agravio; mas forzoso me será hacerlo yo, supliendo tu descuido y faltas »57. Ce passage commence par un reproche, mais au moment même où Alemán s’apprête à différencier la trajectoire de son personnage de celle de son double (l’un allant à Gênes et l’autre pas), le romancier sévillan semble une nouvelle fois reconnaître le rôle stimulant de la continuation de Luján pour sa propre entreprise littéraire. En effet, le moyen choisi pour se venger de ses parents génois passe même ici par une imitation explicite de l’apocryphe : « Demás que para desmentir espías conviene hacer lo que tu hermano y tú hicistes, mudar de vestidos y nombres »58. Pour se venger du mauvais tour que lui ont joué ses parents génois, épisode clé de la Seconde Partie authentique, Guzmán usurpe une fausse identité – celle de don Juan de Guzmán – et autorise Sayavedra à porter le nom de Guzmán de Alfarache, son propre nom. De façon tout à fait paradoxale, il admet ainsi que cette escroquerie, qui le consacre comme un très célèbre voleur et doit permettre de le différencier définitivement du voleur de bas étage qu’est son double, est en fait inspirée par ce dernier et par son frère aîné Juan Martí.

Enfin, le récit du retour en Espagne de Guzmán et de Sayavedra, qui suit immédiatement l’escroquerie de Gênes et qui clôt la phase la plus explicite de la riposte, conforte un peu plus l’idée que la Seconde Partie de Mateo Alemán imite à plusieurs reprises la continuation apocryphe. Dans le texte de Luján, la description du retour en Espagne à bord d’une galère est assez sommaire, mais elle comporte une anecdote qu’Alemán semble utiliser comme source d’inspiration. Pendant la traversée, une tempête éclate et plusieurs galères voisines de celles de Guzmán font naufrage, ce qui plonge son maître, le comte de Miranda, dans une profonde tristesse : « y en particular lo sintió el conde, que es un príncipe cristianísimo y muy piadoso, y de gran caridad, que ama mucho sus criados »59. Le naufrage et la compassion dont le comte fait preuve à l’égard des victimes amènent Guzmán à comparer son maître à Francisco Pizarro qui, au temps de la conquête, se serait jeté à l’eau, au risque de sa vie, pour sauver l’un de ses esclaves emporté par le torrent d’une rivière60.

Dans sa suite authentique, Mateo Alemán s’inspire de cette anecdote dont il inverse le dénouement. Comme chez Luján, une tempête éclate pendant que Sayavedra et Guzmán voyagent à bord de la galère qui doit les ramener en Espagne. Dans une ambiance apocalyptique, les passagers se confessent les uns les autres et se mettent à s’avouer mutuellement leurs péchés. Dans ce contexte, Sayavedra se met soudain à délirer et à se prendre pour Guzmán61, avant de se jeter dans la mer, qui l’emporte à jamais : « Que cuando el marinero de guardia sintió el golpe, dijo a voces: “¡Hombre a la mar!”. Luego recordamos y, hallándolo menos, le quisimos remediar; mas no fue posible, y así se quedó el pobre sepultado »62.

Aucun homme à bord ne veut risquer sa vie pour aider le pícaro apocryphe, et surtout pas Guzmán qui, aux antipodes du pieux et charitable comte de Miranda, avoue : « Sinifiqué sentirlo, más sabe Dios la verdad »63. Alemán conserve ainsi les principales composantes de l’anecdote rapportée dans la continuation de Luján (la tempête, la noyade, la relation maître/esclave), mais en inverse totalement le sens. À partir d’un matériau analogue, agencé dans un même ordre chronologique, Alemán dit le contraire de ce que Luján avait raconté. Chez lui, l’esclave anonyme qui suscitait la compassion de Pizarro est remplacé par Sayavedra, incarnation du pícaro apocryphe qui a usurpé le nom de Guzmán. Il ne mérite de ce fait aucune compassion.

Dans cet épisode, la continuation de Luján est assimilée au discours d’un fou en délire et la riposte de Mateo Alemán prend des allures de vengeance divine64. Il est néanmoins significatif qu’y compris dans ce passage, qui semble marquer le triomphe définitif du pícaro authentique sur son double apocryphe, Alemán s’inspire d’un passage de la continuation rivale.

Autres modalités de la riposte : reprogrammation, renversement, réécriture

Cette brève relecture de la partie la plus visible de la riposte de Mateo Alemán à l’égard de son continuateur nous a permis de repérer un certain nombre d’emprunts à l’apocryphe, qui sert à plusieurs reprises de source d’inspiration à l’auteur authentique. Ces phénomènes intertextuels correspondent bien aux modalités du duel littéraire exposées dans le prologue de Mateo Alemán.

Peut-on à présent déceler d’autres emprunts de Mateo Alemán à son continuateur dans des épisodes qui ne se réfèrent pas explicitement à l’apocryphe, c’est-à-dire dans les chapitres 2 à 6 du Premier Livre65 et, surtout, dans le Troisième Livre de la Seconde Partie authentique ? Dans cette dernière partie de notre travail, nous nous proposons d’analyser brièvement trois autres modalités de l’imitation réciproque, apparaissant dans les livres I et III : la reprogrammation d’un personnage, le renversement, et la réécriture.

Reprogrammation

Le portrait que Mateo Alemán fait du personnage de l’ambassadeur dans les premiers chapitres de sa suite authentique est très différent de celui qu’il en avait fait en 1599, à la fin de la Première Partie. Dans cette dernière, l’ambassadeur était décrit comme un homme frivole et superficiel pour lequel Guzmán, qui semblait regretter le cardinal, ne manifestait aucun attachement particulier :

Hacíame buen tratamiento, pero con diferente fin; que monseñor guiaba las cosas al aprovechamiento de mi persona y el embajador al gusto de la suya, porque lo recibía de donaires que le decía, cuentos que le contaba y a veces de recaudos que le llevaba de algunas damas a quien servía […]. Y hablando claro, yo era su gracioso, aunque otros me llamaban truhán chocarrero66.

Dans les premiers chapitres de la Seconde Partie authentique, en revanche, le pícaro fait de son maître un portrait bien différent. Ce dernier est désormais présenté comme un homme éclairé qui, en fin de compte, n’aurait qu’un seul défaut : « Era muy discreto, compuesto, gentil estudiante y amigo de tales. Tenía las calidades que pide semejante plaza. Mas en medio della, en lo mejor de todo estaba sembrado y nacido un “pero” […]. Era enamorado »67.

Un tel revirement trouve une explication plausible si l’on compare l’ambassadeur alémanien à celui décrit par Luján. Ce personnage pourrait en effet avoir été reprogrammé par Alemán pour démentir son continuateur et s’en différencier, conformément à ce qu’il annonce dans son prologue : « […] me ha sido forzoso apartarme lo más que fue posible de lo que antes tenía escrito »68.

Suivant de très près les indications données à la fin de la Première Partie alémanienne, Luján avait en effet fait en sorte que Guzmán se lasse rapidement de la frivolité de son nouveau maître : « Cansado me tenían en Roma mis malos sucesos, y no me satisfacía la vida en casa del embajador de Francia, porque, como dije, sólo me tenía para su gusto y no miraba por mi provecho »69. De telles considérations conduisaient le pícaro de Luján à quitter Rome dès le premier chapitre de la continuation apocryphe, non sans avoir volé auparavant le majordome de l’ambassadeur.

Or, au moment où commence la Seconde Partie authentique, Alemán semble prendre précisément le contre-pied de ce qui a été raconté par son continuateur. Chez lui, au contraire, Guzmán et son maître ont encore plusieurs aventures à vivre ensemble et le rôle du pícaro ne se borne plus à être un simple bouffon à qui son maître confie parfois des requêtes amoureuses. Il représente dorénavant bien plus que cela : Guzmán est à la fois le confident et l’entremetteur discret et habile sur lequel l’ambassadeur place tous ses espoirs de réussite dans le domaine sentimental. Ce dernier confie à Guzmán une mission périlleuse en lui demandant de l’aider à séduire une femme mariée nommée Fabia. Une mission qui se termine par un échec retentissant, d’autant plus que l’affaire fait grand bruit dans Rome.

Pourtant, Alemán ne manque pas de souligner que, même après ce fiasco, les deux hommes continuent à s’estimer mutuellement, et il précise même que ce n’est qu’à regret que l’ambassadeur de France – qui apparaît désormais comme l’incarnation du père idéal – se résigne à congédier Guzmán :

Pasóse aquesto y quedóse mi amo pensativo, la mano en la mejilla y el cobdo sobre la mesa, con el palillo de dientes en la boca, malcontento de que mis cosas corriesen de manera que le obligasen a lo que no pensaba hacer; aunque le convenía para evitar peores daños, empeñándose tanto, que diese notable nota contra su reputación, por mi defensa70.

Les adieux de Guzmán et de l’ambassadeur sont touchants et ce dernier fait même don au pícaro d’une chaîne en or71, ce à quoi il ajoute encore de l’argent afin que Guzmán ne manque de rien après son départ. Le héros quitte alors son maître les larmes aux yeux, après avoir reçu sa bénédiction. En effet, le texte précise que, si l’ambassadeur traitait ses autres domestiques avec respect, il avait fini par considérer Guzmán comme un fils : « pues ellos eran tenidos por criados y yo en lugar de hijo »72. Le pícaro quitte donc Rome comme un prince : « Salí de Roma como un príncipe »73, sans éprouver nul besoin de voler l’ambassadeur – ou son majordome – puisque celui-ci l’estime et s’empresse de lui offrir tout ce dont il pourrait avoir besoin.

Sans l’apocryphe, une telle évolution du personnage est difficile à justifier, ce qui peut expliquer la diversité des interprétations auxquelles l’ambassadeur a donné lieu. En effet, celui-ci est tantôt interprété comme un personnage négatif (l’envers du « charitable cardinal », selon M. Molho)74, tantôt comme l’incarnation du bon gouvernement et de la raison d’État, dont le principal défaut – être un amoureux – ne serait qu’un péché véniel (selon Michel Cavillac)75. Le désir de prendre le contre-pied du continuateur semble en tout cas en totale adéquation avec les propos du pícaro dans le premier chapitre de la Seconde Partie authentique, qui explicite son projet d’écriture et présente la continuation de Luján comme un vaste mensonge : « Y no faltará otro Gil para la tercera parte, que me arguya como en la segunda de lo que nunca hice, dije ni pensé »76.

Si cette fois Alemán n’a pas puisé dans l’apocryphe une piste narrative, comme dans le Livre II, l’ensemble de cet épisode semble avoir été écrit – ou du moins réélaboré – en réaction à l’œuvre de Luján, qui offre une clé de lecture éclairante pour comprendre la profonde reprogrammation dont le personnage de l’ambassadeur a fait l’objet entre les deux parties du Guzmán authentique.

Renversement

Les aventures amoureuses de Guzmán sont sans nul doute un autre terrain privilégié de l’interaction Alemán/Luján. Dans le cadre de ce travail, nous ne développerons toutefois que l’une des modalités de cette compétition littéraire autour de la matière amoureuse : le renversement spéculaire. Cette modalité de la riposte, proche de la reprogrammation, consiste à introduire un nouveau personnage présentant des caractéristiques symétriquement contraires à celles d’un personnage de Luján.

Dans l’œuvre du continuateur, Guzmán a la particularité de rester un éternel adolescent, dont la carrière amoureuse se termine par un échec cinglant. Après avoir décidé de se rendre à Valence à l’occasion du mariage de Philippe III et de Marguerite d’Autriche, le pícaro apocryphe rencontre en effet une comédienne prénommée Isabela, qui est à l’origine de son arrestation. Cette jeune femme frivole et dépensière, dont le héros est follement épris, contraint ce dernier à commettre divers larcins. Or, un soir, après avoir volé des capes pour les beaux yeux de sa maîtresse, Guzmán est arrêté et envoyé aux galères. Pour son plus grand malheur, Isabela, que le sort du pícaro laisse totalement indifférente, n’est même pas présente pour lui faire ses adieux : « Salí de Valencia, y ni vi a Isabela, ni sombra de que me hubiese visto, porque veas por quién nos ponemos en trabajo, cuán bien lo agradecen y qué lástima nos tienen »77.

Dans la Seconde Partie authentique, la dernière aventure amoureuse de Guzmán semble écrite en écho à cet épisode de la continuation apocryphe : l’esclave blanche qui s’éprend de Guzmán au chapitre 7 du livre III nous paraît être l’image inversée de la comédienne Isabela. En effet, alors que cette dernière instrumentalisait Guzmán et causait sa perte, sans pour autant lui prodiguer le moindre signe d’affection lorsqu’il est emmené sur la galère, l’esclave blanche semble au contraire être sincèrement attachée à Guzmán, à qui elle rend visite en prison78 et pour qui elle cherche à intercéder par tous les moyens. Cela est particulièrement visible dans la longue lettre qu’elle lui envoie après son emprisonnement : « Y si para tus necesidades fuere necesario venderme, échame luego al descubierto dos hierros en ésta y sácame a esas Gradas, que yo me tendré por muy dichosa en ello »79. Une missive qui s’achève de surcroît par la formule : « Tu esclava hasta la muerte »80.

Mais Guzmán, lui, ne l’aime pas et avoue explicitement qu’elle n’est qu’un instrument de ses plaisirs : « Porque, según el amor que le fingí, aunque muy astuta, siempre lo tuvo por cierto, como si yo no fuera hombre y ella esclava »81. Le cynisme extrême de Guzmán dans ce passage nous semble pouvoir être interprété comme une forme d’ironie à l’égard des maladresses et des échecs amoureux du pícaro de Luján, qui prolonge indéfiniment la phase d’apprentissage du héros. Une ironie qui consiste précisément à inverser de façon radicale le dénouement de la dernière aventure amoureuse de l’apocryphe. Cette lecture de l’épisode nous semble de surcroît corroborée par le fait qu’il ne se prête pas à une lecture « atalayiste ». Comment justifier autrement que comme une réponse à la continuation rivale une telle perversité du héros à l’égard d’une femme qui lui est entièrement dévouée et ne lui veut que du bien ?

Réécriture : quelques hypothèses

Le dénouement de la Seconde Partie authentique du Guzmán nous semble aussi entretenir un rapport étroit avec l’apocryphe. En effet, les derniers chapitres de Mateo Alemán présentent des similitudes avec au moins deux épisodes de Luján : le séjour de Guzmán dans la prison napolitaine et la description de l’univers de la galère de la continuation apocryphe, dont le capitaine est assassiné par un forçat. Dans sa suite authentique, Mateo Alemán semble en effet se servir de ces deux épisodes de Luján comme d’une trame à partir de laquelle il développe plusieurs pistes narratives qui n’étaient qu’ébauchées par le continuateur.

Tout d’abord, certains détails de la vie à bord de la galère alémanienne rappellent un passage de l’épisode où le Guzmán de Luján se trouve dans la prison napolitaine. Chez les deux auteurs, en effet, le pícaro vend ses habits pour se constituer un petit pécule. Chez l’écrivain valencien, le fruit de cette vente est vite dilapidé. Guzmán trouve alors plusieurs expédients pour se constituer une nouvelle épargne (larcins divers), dont l’essentiel est utilisé pour s’adonner au jeu, ce qui entraîne le protagoniste dans une spirale négative82. Dans le texte alémanien, Guzmán vend lui aussi ses vêtements en arrivant sur la galère. Mais tandis que le pícaro de Luján semble employer toute son énergie à dépenser son argent sans attendre, le personnage alémanien redouble d’ingéniosité pour réussir à le conserver envers et contre tous, d’autant plus que ses économies excitent la convoitise des autres galériens. Guzmán décide pour cela de se placer sous la protection du garde-chiourme (cómitre), qu’il entoure de sa sollicitude et dont il parvient ainsi à gagner la confiance. Malgré toutes ces précautions, cet argent lui est volé une nuit, pendant son sommeil, mais il parvient à le récupérer grâce à son nouveau protecteur. Guzmán va même mettre à profit une brève escale pour le faire fructifier83. Chez Alemán, Guzmán découvre la vertu du capital bien employé car productif, « qui l’éloigne de l’usure pour investir dans la grâce »84. Or, cela se produit, assez étrangement, au moment où sa galère en rejoint une autre venant de Naples, une ville dont on connaît l’importance dans la continuation apocryphe. Cette allusion permet donc de tisser un lien assez explicite avec l’apocryphe, au moment où le texte alémanien s’en éloigne le plus, c’est-à-dire au moment où a lieu la conversion.

Par ailleurs, au début du chapitre 9 du Livre III de Mateo Alemán, un chevalier arrive sur la galère et Guzmán passe à son service. Or, le nouveau rôle qui est confié à Guzmán rappelle à plusieurs égards celui qu’il a vis-à-vis du Cordouan et du Sévillan qu’il sert dans la prison napolitaine, chez Luján : dans les deux romans, Guzmán est en effet chargé de veiller aux effets personnels de son maître et tombe en disgrâce après qu’une partie de ceux-ci a été volée. Chez Alemán, une première fois, le chevalier laisse à Guzmán le bénéfice du doute. Mais les ennemis de Guzmán sur la galère finissent par causer sa disgrâce, ce qui lui vaut d’être battu cruellement, après la disparition d’une chaînette en or appartenant à son maître : « Esa misma noche […] deribando el sombrero de donde lo había colgado, lo hallé sin trencellín, el cual tenía unas piezas de oro »85.

Par ailleurs, outre ces différentes similitudes ponctuelles, trois principaux événements se déroulant sur la galère retiennent l’attention, dans l’optique d’une comparaison avec l’apocryphe : la conversion de Guzmán, le complot déjoué par celui-ci, et la mort de son instigateur86.

Dans la Brève déclaration pour l’intelligence de ce livre, Mateo Alemán ne faisait pas explicitement mention de la conversion, et son pícaro était simplement présenté comme « castigado del tiempo »87. Dans l’épilogue de sa Seconde Partie, en revanche, celui-ci met en scène la conversion de son personnage suivie de la dénonciation d’un complot fomenté par plusieurs galériens, au moment où la galère se trouve au large de la côte de Barbarie88. Il va ainsi beaucoup plus loin que ce qu’il avait annoncé.

Envisagée dans son rapport à l’apocryphe, cette évolution – ainsi que les événements qui l’accompagnent – nous semble présenter un triple intérêt pour Alemán. Elle permet tout d’abord de contredire le dénouement du Guzmán apocryphe : « Aquí me trujeron mis pasos inconsiderados, aunque por gracia de Dios, presto me vi con libertad. Pero el cómo me escapé de las galeras y lo demás de mi vida, que fueron cosas estrañas, te diré en la tercera parte de mi historia, para la cual te convido, si ésta no te deja cansado y enfadado »89.

La conversion et la dénonciation du complot empêchent la réalisation du programme de la Troisième Partie annoncée par Luján. L’idée de raconter comment Guzmán s’est échappé des galères (« cómo me escapé de las galeras ») devient absurde. Pourquoi prendrait-il le risque de s’évader alors qu’il est dans l’attente d’une grâce royale ? L’annonce de nouvelles aventures devient elle aussi problématique (« lo demás de mi vida, que fueron cosas estrañas ») : d’une part, parce que la libération du pícaro reste en suspens ; d’autre part, parce que la conversion en a fait un homme nouveau. Dès lors, les épisodes de l’hypothétique Troisième Partie ne pourront plus être de même nature que les aventures passées, à moins de considérer que la conversion n’est pas sincère, comme le pensent certains critiques90.

Il n’est donc pas impossible que, sans que sa portée se réduise pour autant à une réponse à l’apocryphe, la conversion fonctionne aussi comme un moyen de barrer la route à Luján, de même que la mort de don Quichotte, onze ans plus tard, rendait caduque les nouvelles aventures annoncées par Alonso Fernández de Avellaneda91.

L’épisode du complot ourdi par le personnage de Soto, qui vise à provoquer un soulèvement dont on peut penser qu’il entraînera vraisemblablement la mort du capitaine, nous semble entretenir un rapport plus direct avec l’apocryphe. Cet épisode pourrait en effet renvoyer au meurtre du capitaine dans le texte de Luján. Le continuateur raconte en effet qu’un galérien a eu maille à partir avec le frère du capitaine de la galère92. Sous prétexte que ce dernier l’avait insulté, le forçat l’a même frappé, ce qui lui a valu d’être châtié à son tour, sur ordre du capitaine. Or, la vengeance de ce galérien téméraire ne se fait pas attendre :

Púsose en la cabeza de vengallo todo, aunque subiese a la entena por ello, y poniéndose un cuchillo por entre manga y brazo esperó que el capitán pasase por crujía; habíase tendido en ella y, pasando el capitán, dióle una coz diciendo: “Quita allá”. Él sacó su cuchillo, y dale tantas puñaladas que no le dejó respirar y murió allí93.

Même si ce scénario n’est que brièvement esquissé par Luján, la rébellion d’un forçat contre l’autorité suprême de la galère, qui s’exprime à travers le meurtre du capitaine, était donc déjà un thème présent dans la continuation apocryphe. Il n’est pas exclu que Mateo Alemán ait pu s’en inspirer pour nourrir le dénouement de sa propre Seconde Partie, en l’amplifiant et en lui donnant une portée symbolique qu’il n’avait pas chez son rival. Le romancier sévillan semble en effet réutiliser plusieurs éléments de cet épisode, réagencés différemment, parfois amplifiés, et détournés de leurs sens d’origine : le passage à tabac du forçat suite à sa dispute avec le frère du capitaine peut être rapproché des souffrances infligées à Guzmán après le vol du trencellín ; le thème de la vengeance préméditée du galérien fait penser à la vengeance de Soto à l’égard de Guzmán94, mais aussi et surtout à la conjuration que ce personnage prépare dans l’ombre ; enfin la pendaison finale du criminel chez Luján semble trouver un prolongement à travers le supplice de Soto et de ses complices.

L’étude des interactions littéraires entre la continuation de Luján et la Seconde Partie d’Alemán ouvre donc de nouvelles perspectives de recherche. L’ambivalence du rapport de Guzmán à Sayavedra, que le pícaro authentique présente par moments comme une sorte d’aiguillon lui ayant permis un dépassement de lui-même, invite à s’interroger sur le rapport paradoxal qu’Alemán entretient avec l’œuvre de Luján qui, si elle est sévèrement critiquée, est en même temps reconnue dans les faits comme un texte-source à partir duquel Alemán semble avoir écrit – ou réécrit – plusieurs épisodes de sa Seconde Partie authentique. Le statut de source, comme nous l’avons vu, n’implique pas forcément une imitation directe. Toutefois, l’apocryphe offre une clé de lecture permettant de renouveler ou de préciser le sens de certains épisodes qui semblent avoir été pour le moins remaniés sous l’influence de celui-ci.

Les accusations de plagiat à l’encontre de Luján, présentes dans le prologue du romancier sévillan, ainsi que la présence des illustrations décalées dans l’édition princeps de la continuation apocryphe, invitent certes à la prudence. Il paraît toutefois indéniable, au vu des propos de Mateo Alemán concernant les modalités de la compétition littéraire
– l’imitation réciproque – et d’un certain nombre de ressemblances ou d’échos entre les deux œuvres, que l’influence de l’apocryphe sur la rédaction de la Seconde Partie authentique ne se borne pas à quelques échos ponctuels, mais a laissé une empreinte plus profonde.

Notes

1 Edmond Cros recense dix-sept éditions entre 1599 et 1602, un grand nombre d’entre elles sans l’accord de l’auteur. Voir Edmond CROS, Protée et le gueux. Recherches sur les origines et la nature du récit picaresque dans « Guzmán de Alfarache », Paris, Didier, 1967, p. 450. Retour au texte

2 Bien que la distinction théorique entre suite et continuation se brouille souvent dans les faits, on partira du principe, dans ce travail, qu’un auteur donne la continuation de l’ouvrage d’un autre et la suite du sien. Retour au texte

3 L’auteur de la continuation apocryphe a été identifié à l’avocat valencien Juan Martí, bien que cette hypothèse repose exclusivement sur les allégations de Mateo Alemán. Retour au texte

4 « Pues, por haber sido pródigo comunicando mis papeles y pensamientos, me los cogieron al vuelo. De que viéndome, si decirse puede, robado y defraudado, fue necesario volver de nuevo al trabajo » (« J’avais été prodigue de mes pensées et de mes feuillets : on me les a saisis au vol. Me trouvant, pour ainsi dire, volé et frustré, il m’a fallu de nouveau me remettre à l’ouvrage et rassembler de quoi payer ma dette au public »). Dans ce travail, toutes les références au texte d’Alemán renvoient à l’édition de José María Micó : Guzmán de Alfarache, Madrid, Cátedra (Letras Hispánicas), 1987. Celle-ci sera ci-dessous référencée GA I ou GA II (en précisant ensuite, le cas échéant, le Livre, le chapitre et la page). Pour la citation, voir GA II, « Letor », p. 20. Chaque extrait du texte espagnol est par ailleurs suivi d’une traduction placée entre parenthèses. Pour le Guzmán de Mateo Alemán, la traduction utilisée est toujours celle de Maurice Molho et de Francis Reille, dans Romans picaresques espagnols, Paris, Gallimard, 1968. En revanche, pour le Guzmán de Luján, nous proposons notre propre traduction. Retour au texte

5 Ces quatre illustrations, qui n’ont pas toujours de lien direct avec les aventures racontées dans le Guzmán de Luján, semblent illustrer respectivement : la vengeance de Guzmán à l’égard de son oncle génois (illustration située juste avant la page de titre de l’apocryphe et correspondant au chapitre II, 8 de la suite d’Alemán) ; l’arrestation de Guzmán, accusé de viol, par des officiers de justice pendant que celui-ci est à table dans une auberge (au début du Deuxième Livre de Luján et correspondant en réalité au chapitre III, 2 d’Alemán) ; la rencontre de Gracia (au début du Troisième Livre de Luján et correspondant au chapitre III, 4 d’Alemán) ; et enfin la bourle du prédicateur sévillan (en regard du chapitre 6 du Troisième Livre de l’apocryphe et correspondant au chapitre III, 6 d’Alemán). Concernant ces illustrations décalées, voir Cécile et Michel CAVILLAC, « Introduction » à Alain-René LESAGE, Œuvres complètes. Tome XI. Histoire de Guzmán de Alfarache, Paris, Honoré Champion, 2010 (sous presse). Retour au texte

6 Luján a en effet pratiqué plusieurs formes d’emprunt direct pour nourrir les digressions de sa continuation. Ces passages du Guzmán apocryphe s’inspirent tout d’abord des Sermons d’Alonso Cabrera, mais ils doivent aussi beaucoup à Alejo Vanegas del Busto (Agonía del tránsito de la muerte, Tolède, 1537), à Ravisus Textor (Officina, Basilea, 1503), à Alonso López Pinciano (Philosophia antigua poética, Madrid, 1596), à Pedro Mexía (Silva de varia lección, rééditée à Madrid en 1601) à Cristóbal Pérez de Herrera (Amparo de pobres, 1598), à Felipe de Gauna (Relación de las fiestas celebradas en Valencia con motivo del casamiento de Felipe III, 1601), et, enfin, à Juan Gutiérrez (Practicarum Quaestionum, Madrid, 1593). Pour plus de précisions sur ce point, voir David Mañero Lozano, « Introducción » à Segunda parte de la vida del pícaro Guzmán de Alfarache, Madrid, Cátedra (Letras Hispánicas n° 609), 2007, p. 18-25. La continuation de Luján sera toujours citée à partir de cette édition. Dorénavant : GALS, suivi du Livre, du chapitre et de la page concernés. Retour au texte

7 Concernant les autres questions, qui ont retenu jusqu’ici l’attention de la critique, nous renvoyons à l’article de Marcial RUBIO ÁRQUEZ, « Situación actual de los estudios sobre el Guzmán apócrifo », in Ignacio Arellano Ayusa (Coord.), Studia aurea. Actas del III Congreso de la AISO, Toulouse-Pamplona, 1996, t. 3, p. 463-470, et à l’introduction à l’édition citée de David Mañero Lozano. Retour au texte

8 Le texte de Luján est généralement présenté par la critique comme une pâle copie du Guzmán authentique et même comme une œuvre d’une piètre qualité littéraire. Un jugement d’autant plus surprenant que la continuation apocryphe du Guzmán fut très appréciée du public, avec neuf rééditions en deux ans, dont six en Espagne. Retour au texte

9 Les termes assez ambigus dans lesquels Alemán accuse son continuateur de lui avoir volé ses idées ont conduit plusieurs critiques à penser que Luján avait eu accès à un manuscrit appartenant à Mateo Alemán. Par ailleurs, la récente édition critique de David Mañero Lozano montre que l’édition princeps de la continuation de Luján comportait quatre gravures illustrant non pas des épisodes de la Seconde Partie apocryphe, mais des épisodes de la Seconde Partie authentique, ce qui constitue une authentique énigme littéraire. Un tel phénomène semble à première vue corroborer les accusations de plagiat de Mateo Alemán à l’égard de son continuateur. Toutefois, à la lumière de la pratique d’écriture de Luján, il nous semble peu probable que celui-ci ait eu accès à des éléments décisifs. Pour plus de précisions sur ce dernier point, voir D. Mañero Lozano, introduction à l’éd. citée, p. 41-46. Retour au texte

10 Les raisons qui ont poussé l’auteur à livrer d’emblée au public le plan détaillé de son projet demeurent énigmatiques. Si la totalité de l’œuvre était écrite dès 1599, comme il l’affirme, pourquoi en effet l’avoir scindée en deux, et, surtout, pourquoi avoir attendu cinq années pour publier le second volume ? Des problèmes d’ordre éditorial, financier, commercial se sont-ils posés ou l’œuvre n’était-elle pas totalement achevée ? Michel Cavillac suggère que Mateo Alemán avait peut-être prévu de publier San Antonio de Padua entre les deux parties du Guzmán afin d’asseoir sa crédibilité dans les milieux littéraires et de « servir de contrepoids orthodoxe à d’éventuelles lectures subversives de la trajectoire du Picaro-Atalaya ». Sur cette hypothèse, voir Michel CAVILLAC, « Le San Antonio de Padua et le “roman familial” de Mateo Alemán, à l’heure de l’Atalaya », Bulletin Hispanique, t. 93, 1991, n° 1, p. 107-133. Retour au texte

11 En qualifiant son livre de « poética historia » Mateo Alemán donne à d’éventuels continuateurs une première indication importante. Le livre qu’il propose au public est une fiction vraisemblable, et non un récit historique fondé sur la vérité. Pour plus de précisions sur ce concept, voir Henri Guerreiro, « Guzmán de Alfarache: una “poética historia” al servicio de un realismo sin lindes », in Jean Canavaggio (Coord.), La invención de la novela, Madrid, Casa de Velázquez, 1999, p. 189-211. Retour au texte

12 GA I, « Declaración para el entendimiento deste libro », p. 113 (« Ayant écrit cette poétique histoire pour la faire imprimer en un seul volume dont l’entier discours laisserait éclaircis les doutes qui pourraient naître de sa division, j’ai cru bon de prévenir cette difficulté, que peu de mots suffiront à lever »). Retour au texte

13 GA I, « Declaración… », p. 113 (« Il faut donc présupposer que Guzman d’Alfarache, notre gueux, ayant fort bien appris le latin, le grec et la rhétorique, comme on le dira en cette Première Partie, poursuivit ses études en Espagne lorsqu’il fut rentré d’Italie, en l’intention de se faire d’Église. Il les abandonna pourtant, pour reprendre ses vices, après y avoir donné quelques années. Il écrit lui-même sa vie dans les galères, où il demeure forçat à la cadène pour ses crimes, comme tu verras bien au long en la Seconde Partie. Aussi ne trouveras-tu pas étrange ni hors de propos qu’il lui échappe quelques traits de doctrine en la Première. Il paraît même plausible et raisonnable d’en attribuer l’usage à un homme de bon jugement, lettré, rendu sage par le temps et soucieux de mettre à profit ce que lui en laisse pour ses loisirs la galère »). Retour au texte

14 GA I, « Elogio de Alonso de Barros », p. 116. Retour au texte

15 Pour la citation, voir GA I, « Del mismo al discreto lector », p. 111 (« […] au seul bien commun j’ai porté le cap »). Retour au texte

16 (Première Partie de la vie de Guzmán de Alfarache, sentinelle de la vie humaine). « Atalaya », désigne au sens propre, une sentinelle ou une tour de guet. Michel Cavillac indique par ailleurs que ce terme désigne, au sens figuré, une position de surplomb entraînant une clairvoyance spirituelle et permettant de jauger la vérité des choses. Sur ce point, voir Michel CAVILLAC, « Atalayisme » et picaresque : la vérité proscrite, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 47. Retour au texte

17 GA I, III, 10, p. 483 (« L’histoire laissa l’Ambassadeur étonné et ému. Il était heure d’aller au Palais : on se sépara. Je rendis grâces à Dieu de ce qu’il ne m’avait point fait amoureux. Mais pire diable chasse le moindre, comme tu verras en la Seconde Partie de ma vie, à laquelle, si la Première t’a plu, je te convie »). Retour au texte

18 GA I, III, 1, p. 383 (« Ainsi je n’arrêtai point que je ne me visse hors de la ville […]. Tandis que j’allais, je pensais sans cesse au méchant tour que ces gens m’avaient joué pour m’éloigner du pays, de peur que ma pauvreté ne les déshonorât. Mais ils en moururent quittes, ainsi qu’on le verra en la Seconde Partie »). Retour au texte

19 Voir GA I, III, 1, p. 381. Retour au texte

20 César, l’hôte qui racontait l’histoire de Dorido et Clorinia dans la Première Partie alémanienne, était précisément présenté comme un gentilhomme napolitain. Il n’est pas impossible que cette précision ait pu inciter Luján à choisir cette ville pour raconter l’étape suivante des aventures de Guzmán. Naples avait de surcroît l’avantage d’être une ville maritime, ce qui en faisait un lieu d’embarcation idéal permettant de narrer par la suite le retour du pícaro en Espagne. Retour au texte

21 On se souvient qu’à la fin de la Première Partie, Guzmán avait la nostalgie de la maison du cardinal, dont il regrettait amèrement la mort : « Vime tan apretado que, cual hijo pródigo, quisiera volver a ser uno de los mercenarios de la casa de monseñor. Fue mi desgracia tanta, que ya era fallecido » (GA I, III, 10, p. 464) (« Je me vis si pressé de nécessité que, tout comme l’enfant prodigue, j’eusse bien voulu être à nouveau l’un des Mercenaires de Monseigneur. Pour comble de malheur, il avait rendu l’âme »). Ici encore, Luján semble utiliser une piste présente dans les derniers chapitres du Guzmán de 1599. Retour au texte

22 « Acordéme de la otra vez que me había vestido en Toledo y de los malos lances que eché » (GALS, I, 5, p. 194) (« […] je me souvins de la fois où je m’étais fait faire un habit à Tolède et des mésaventures qui s’ensuivirent ») ; « luego me trujo otra vez [la imaginación] la burla del carnero, que casi fue como la de la borrica que me sucedió en Toledo » (GALS, I, 6, p. 211) (« puis mon imagination raviva en moi le souvenir de la supercherie du mouton, qui fut presque semblable à celle de l’ânesse qui m’arriva à Tolède »). Retour au texte

23 À titre d’exemple, lorsqu’il est au service du gentilhomme italien Carlos Carli, Guzmán aperçoit dans la bibliothèque de son maître une sphère armillaire et plusieurs livres d’astrologie, ce qui lui sert de prétexte pour introduire une digression sur cette science. Concernant ce passage, voir GALS, III, 4, p. 457. Retour au texte

24 Dans ce passage, Luján remet en scène le personnage de Micer Morcón, mais celui-ci n’est plus le personnage incarnant tous les excès qu’Alemán avait dépeint (voir GA I, III, 3, p. 394-395). Luján l’a transformé en sophiste qui compare l’activité des faux mendiants à celle du Christ et de ses disciples, à une différence près : « porque la vida filosófica que profesamos de vivir sin propios es una invención muy sutil, y quizá lo más perfecto desta vida, y aun sin quizá, pues Cristo Nuestro Señor y sus apóstoles lo profesaron, aunque con diferente modo, que nosotros somos toda imperfección, y llevamos otro fin » (GALS, II, 3, p. 291-292) (« […] car la vie philosophique que nous menons est une invention très subtile, peut-être même parmi les plus parfaites de cette vie – d’ailleurs ce “peut-être” est de trop, puisque le Christ notre Seigneur et ses apôtres l’on pratiquée eux aussi, même si ce fut d’une façon différente, car nous sommes tout imperfection, et notre fin est tout autre »). Retour au texte

25 GALS, II, 7, p. 349 (nous soulignons) (« Pour en revenir au malade, et laissant de côté la réformation du monde, qui ne m’incombe point et à laquelle je ne puis prendre part »). Cette phrase intervient précisément au moment où Luján a épuisé le programme narratif alémanien et semble prendre ses distances avec la Première Partie, pour donner un rôle grandissant aux digressions. Retour au texte

26 GALS, I, 1, p. 122-123 (« Nous nous éloignâmes à bonne distance des maisons raconter leur vie plus en détail, étant entendu que je leur narrerai à mon tour la mienne le jour suivant, comme c’était l’usage entre vagabonds. Bien que je ne sois pas certain que le récit de l’un d’entre eux fût véridique, son histoire était parfaitement vraisemblable, si bien que le proverbe si non è vero, è ben trovato s’applique ici parfaitement ; en tous les cas, je n’ai jamais rien appris depuis qui pût le démentir. J’aurais pourtant dû me méfier de leurs ruses, mais je ne crus pas nécessaire de me défier de mes compagnons. En effet, l’un d’entre eux qui s’appelait – selon ses dires – Francisco de León – commença ainsi son récit : Pour ma part, je suis originaire de Badajoz […] »). On peut se demander si ce passage n’est pas inspiré du faux récit autobiographique que Guzmán fait à Tolède à un jeune garçon à qui il vient de racheter ses vêtements (GA I, II, 7, p. 340). Retour au texte

En simplifiant un peu les choses, cette situation énonciative permet de dégager quatre principaux éléments retenus par Luján et qui, pour lui, semblent définir un récit picaresque. Premièrement, le dialogisme (« les pregunté que me contasen su vida más por estenso ») : le récit est justifié par la présence d’un récepteur en fonction duquel le contenu du message et le point de vue adopté sont construits. Deuxièmement, le récit picaresque débute à la naissance du personnage et comporte toujours un récit des origines, notamment familiales (« más por estenso » ; « Soy de Badajoz »). Troisièmement, le narrateur est un anti-héros (« cosa común entre vagabundos »). Quatrièmement, le récit est caractérisé par une exigence de vraisemblance (« no carece de verosimilitud »). Voir D. Mañero Lozano, « Introducción » à Segunda parte…, p. 28.

Celle-ci est certes moins affirmée dans la Première Partie du Guzmán que dans la Seconde, mais elle est néanmoins présentée à la fois par Alonso de Barros, dans son éloge, et par Mateo Alemán, dans son prologue au Prudent Lecteur, comme le sens profond et la justification profonde de l’œuvre.alentour, à travers les arbres, et nous prîmes notre souper. Je leur demandai alors de me raconter leur vie plus en détail, étant entendu que je leur narrerai à mon tour la mienne le jour suivant, comme c’était l’usage entre vagabonds. Bien que je ne sois pas certain que le récit de l’un d’entre eux fût véridique, son histoire était parfaitement vraisemblable, si bien que le proverbe si non è vero, è ben trovato s’applique ici parfaitement ; en tous les cas, je n’ai jamais rien appris depuis qui pût le démentir. J’aurais pourtant dû me méfier de leurs ruses, mais je ne crus pas nécessaire de me défier de mes compagnons. En effet, l’un d’entre eux qui s’appelait – selon ses dires – Francisco de León – commença ainsi son récit : Pour ma part, je suis originaire de Badajoz […] »). On peut se demander si ce passage n’est pas inspiré du faux récit autobiographique que Guzmán fait à Tolède à un jeune garçon à qui il vient de racheter ses vêtements (GA I, II, 7, p. 340).

27 En simplifiant un peu les choses, cette situation énonciative permet de dégager quatre principaux éléments retenus par Luján et qui, pour lui, semblent définir un récit picaresque. Premièrement, le dialogisme (« les pregunté que me contasen su vida más por estenso ») : le récit est justifié par la présence d’un récepteur en fonction duquel le contenu du message et le point de vue adopté sont construits. Deuxièmement, le récit picaresque débute à la naissance du personnage et comporte toujours un récit des origines, notamment familiales (« más por estenso » ; « Soy de Badajoz »). Troisièmement, le narrateur est un anti-héros (« cosa común entre vagabundos »). Quatrièmement, le récit est caractérisé par une exigence de vraisemblance (« no carece de verosimilitud »). Voir D. Mañero Lozano, « Introducción » à Segunda parte…, p. 28. Retour au texte

28 Celle-ci est certes moins affirmée dans la Première Partie du Guzmán que dans la Seconde, mais elle est néanmoins présentée à la fois par Alonso de Barros, dans son éloge, et par Mateo Alemán, dans son prologue au Prudent Lecteur, comme le sens profond et la justification profonde de l’œuvre. Retour au texte

29 GALS, I, 1, p. 127-128 (« Il n’y a pas matière à voler en Flandre comme en Espagne, car on y trouve moins de vêtements, de bijoux et d’argent, et seuls les fruits y sont en abondance ; pourtant, le soin qu’apportent les flamands à protéger leurs biens est extrême ; ce sont des hommes ingénieux qui, du fait des hivers très rudes, passent le plus clair de leur temps enfermés et sont pour la plupart peintres ou serruriers ; ils possèdent de très belles serrures, réalisées avec tant d’habileté que même des hommes de la même profession ne peuvent les crocheter ; ceci est à l’origine de la réputation des Flamands, dont on dit qu’ils se différencient des Espagnols sur deux points : ils ne sont pas voleurs par tempérament et personne ne volerait un maravédi, si bien que l’on peut se promener l’argent à la main ; et pourtant, il aiment à s’équiper de serrures admirables, et de clefs pleines de fantaisie »). Retour au texte

30 Concernant ces deux personnages, voir respectivement GALS, I, 2, p. 141-147 et II, p. 8-10. Retour au texte

31 À la fin de la Première Partie, ce personnage est même présenté par le héros comme une sorte de père idéal : « Estoy cierto que quien me engendró me hubiera aborrecido y dejado de la mano, cansado de mis cosas. Monseñor no se cansó, no se indignó ni airó contra mí. ¡Oh, condición real del Padre verdadero, hacer bien y más bien a los tales como yo! » (GA I, III, 9, p. 461) (« Celui qui m’engendra m’eût haï, j’en suis certain, se fût lassé de moi et m’eût abandonné ; mais Monseigneur ne se lassa jamais, jamais il ne s’indigna ni ne se mit en colère. Oh ! qualité royale héritée du vrai père des humains, bien faire et plus que bien faire à telles gens que moi ! »). Retour au texte

32 Sur ce point, voir Michel CAVILLAC, Gueux et Marchands dans le « Guzmán de Alfarache » (1599-1604). Roman picaresque et mentalité bourgeoise dans l’Espagne du Siècle d’Or, Bordeaux, Institut d’études ibériques et ibéro-américaines de l’Université de Bordeaux, 1983, p. 407-414, et « La question du père dans le roman picaresque (Lazarillo, Guzmán, Buscón) », in M. CAVILLAC, « Atalaysime » et picaresque…, p. 28-29. Retour au texte

33 GALS, III, 5, p. 479 (« Je n’aurais jamais fait un bon marchand, car j’aurais été incapable de garder la marchandise d’un jour sur l’autre et je ne me souciais guère du lendemain »). Retour au texte

34 GA II, « Letor », p. 22 (« Et il y a bien d’autres choses encore […], des détails qu’il altère ou des aventures qu’il répète, parfois même mot pour mot »). Retour au texte

35 « Advierto en esto que no faciliten las manos a tomar la pluma sin que se cansen los ojos y hagan capaz a el entendimiento; no escriban sin que lean, si quieren ir llegados al asumpto, sin desencuadernar el propósito » (GA II, « Letor », p. 21-22) (« Mais que l’on prenne bien garde de ne point laisser sa main prendre la plume avant de s’être fatigué les yeux et d’avoir armé son entendement. Que nul n’écrive sans m’avoir lu, s’il ne veut pas s’éloigner du sujet ni sortir du propos »). Retour au texte

36 GA II, « Letor », p. 21 (« Il en est pour lui comme de ces femmes dont chaque trait est en soi une telle perfection que, comblé, on n’éprouve même pas le désir de le peindre : mettez toutes ces beautés ensemble et vous n’obtiendrez qu’un visage médiocre »). Retour au texte

37 « Que haberse propuesto nuestro Guzmán […] profesar el estado de la religión, y sacarlo de Alcalá tan distraído y mal sumulista, fue cortar el hilo a la tela de lo que con su vida en esta historia se pretende » (« Car prendre un Guzman […] décidé à donner suite à sa carrière universitaire en embrassant l’état ecclésiastique, et le montrer, au sortir d’Alcale, aussi dévergondé qu’ignorant en Logique, revenait à rompre le fil de la tapisserie que je prétends tisser ») ; « Dejemos agora que no se pudo llamar ladrón famosísimo por tres capas que hurtó […] y que sea muy ajeno de historias fabulosas introducir personas públicas y conocidas, nombrándolas por sus propios nombres. Y vengamos a la obligación que tuvo de volverlo a Génova, para vengar la injuria, de que dejó amenazados a sus deudos » (« Laissons là le fait qu’on ne pouvait qualifier de très célèbre voleur un homme qui n’avait volé que trois capes […] et qu’il n’est guère dans le ton des fictions d’y introduire des personnalités notoires en les nommant par leur nom. Venons-en plutôt à l’obligation dans laquelle se trouvait mon continuateur de ramener Guzman à Gênes afin qu’il y assouvît la vengeance dont il avait menacé ses parents »). Concernant ces deux citations, voir GA II, « Letor », p. 22. Retour au texte

38 Ainsi, le terme d’« Atalaya » n’est plus cantonné au privilège, comme dans la Première Partie en 1599. Retour au texte

39 GA II, « Letor », p. 22 (« […] la vie d’un homme qui, devenu parfait […] nous découvre comme guetteur, toutes sortes de vices et compose un baume de divers poisons »). Retour au texte

40 Toutefois, cela n’implique pas pour autant que Luján soit dénué de talent, comme le concède Alemán lui-même : « Esto no acusa falta en el entendimiento, que no lo pudo ser pensar otro mis pensamientos » (GA II, « Letor », p. 23) (« De ces erreurs il ne découle nullement que l’entendement de mon continuateur présente des lacunes »). Retour au texte

41 GA II, « Letor », p. 20 (« Ainsi ai-je dû m’éloigner le plus possible de ce que j’avais déjà composé »). Retour au texte

42 GA II, « Letor », p. 21 (« La seule différence entre nous est qu’il a donné une Seconde Partie à ma Première, tandis que j’imite sa Seconde »). Retour au texte

43 GA II, « Letor », p. 23 (« […] dans les joutes, il faut dépasser de très loin son adversaire ou s’abstenir »). Retour au texte

44 Nous empruntons cette formule à Alfonso MartÍn JimÉnez, qui l’utilise dans le cadre de son étude consacrée aux Quichottes de Cervantès et d’Avellaneda : El « Quijote » de Cervantes y el « Quijote » de Pasamonte, una imitación recíproca, Alcalá de Henares, Centro de Estudios Cervantinos (Biblioteca de Estudios Cervantinos), 2001. Retour au texte

45 Dans le cadre de ce travail, il ne nous est pas possible d’étudier ce personnage dans toute sa complexité. Si Sayavedra incarne avant tout le Guzmán de Luján ainsi que la continuation apocryphe elle-même, il convient de préciser qu’il est aussi un double du Guzmán d’Alemán. Il a par exemple en commun avec le pícaro authentique une certaine vantardise, un trait de caractère dont le personnage apocryphe de Luján était dépourvu. Une telle ressemblance invite donc à ne pas le réduire à une simple incarnation du pícaro apocryphe au sein de la Seconde Partie authentique. Concernant les différents niveaux d’identification possible de ce personnage, nous renvoyons à l’article d’Eric J. Kartchner, « Playing doubles: another look at Alemán’s vengeance on Martí », Cincinnati Romance Review, 16, 1997, p. 16-23. Retour au texte

46 GA II, I, 7, p. 131. Retour au texte

47 Voir Donald McGrady, « Part II of Guzmán: Response to the apocryphal continuation », in Mateo Alemán, New York, Twayne Publishers, 1968, p. 119. Retour au texte

48 GA II, II, 4, p. 213 (« Nous demeurâmes deux frères […] Mon frère est mon aîné […]. Son nom était Juan Marti, il fit du Juan, Lujan et du Marti, Mateo et mettant le tout au passif s’appela Mateo Lujan […] Mais moi […] connaissant pour gens de qualité les Sayavedra de Séville, je dis que j’étais de là-bas et me donnai leur nom »). Retour au texte

49 Un examen de la page de titre de l’édition princeps de l’apocryphe permet de mieux mesurer l’imposture dénoncée ici par Alemán, dont le continuateur avait imité jusqu’au nom : même prénom (« Mateo »), nom phonétiquement proche (Alemán/Luján), auquel est adjoint celui d’une riche famille sévillane (Sayavedra) et, enfin, gentilice mensonger (« natural vezino de Sevilla ») qui vise à renforcer un peu plus la ressemblance avec l’auteur authentique. Retour au texte

50 Voir en particulier D. McGrady, Mateo Alemán…., p. 118-129 ; Edmond CROS, « 1602, Guzmán de Alfarache de Mateo Luján », Mateo Alemán : introducción a su vida y obra, Madrid, Anaya, 1971, p. 40-45 ; Michel Cavillac, « Genèse et signification de la bourle de Milan dans le Guzmán de Alfarache (II P., II, V-VI) de Mateo Alemán », Bulletin Hispanique, t. 90, 1988, nos 1-2, p. 119-145. Retour au texte

51 GALS, I, 1, p. 125 : « […] y el hermano mayor, que me llevaba cinco años de edad, lo barajaba todo, disipando la poca hacienda que había » (« […] mon frère, qui était de cinq ans mon aîné, avait la main en toutes choses, dissipant notre maigre héritage »). Chez Alemán l’évocation du frère aîné se fait en deux temps. Il est d’abord évoqué de façon assez neutre par Sayavedra : « Fuemos dos hermanos y entrambos desgraciados […]. El otro mi hermano es mayor que yo » (GA II, II, 5, p. 212-213) (« Nous demeurâmes deux frères […] Mon frère est mon aîné […] »). Puis il est ensuite condamné sans appel par Guzmán, qui le tient pour le principal responsable de la perdition de son plus jeune frère, à l’issue du récit de Sayavedra : « [A Sayavedra] [n]o le culpo. Empero a su hermano mayor […] que ya tenía edad cuando su padre le faltó para saber mal y bien, y quedó con buena casa y puesto, rico y honrado » (GA II, II, 5, p. 229) (« Ma foi, ce n’est pas lui que je blâme, mais son frère aîné […] car il était assez âgé quand son père mourut pour savoir mettre différence entre le bien et le mal »). Retour au texte

52 Chez Luján les deux pícaros espagnols apparaissent à Guzmán comme deux anges envoyés par le ciel : « topéme con dos casi de mi hábito, españoles […] habláronme en nuestra lengua española ; holguéme como si viera dos ángeles » (GALS, I, 1, p. 118) (« […] je rencontrai deux hommes qui portaient presque le même habit que moi, des Espagnols […] qui s’adressèrent à moi dans notre langue espagnole, ce qui me réjouit comme si j’avais vu deux anges »). De même, chez Alemán, Sayavedra apparaît comme une sorte d’ami providentiel, qui semble à Guzmán tombé du ciel pour lui porter secours et qui est présenté comme « un mocito de mi talle, traza y edad, bien compuesto, pero mal sufrido; porque tomando contra todo el común mi defensa, favorecido de otros dos o tres amigos que con él venían, resistieron con obras y palabras ásperas a los que me perseguían » (GA II, I, 7, p. 129) (« […] un jeune homme de ma façon et de mon âge, bien en point mais impatient : car il prit contre tous ma défense, aidé de deux ou trois amis qui l’accompagnaient »). De plus, comme chez Luján, cet escroc est espagnol : « Sólo me dijo que me tenía particular aficción, así por mi persona, como por ser español de su nación » (GA II, I, 7, p. 129) (« Il me dit seulement qu’il m’avait une inclination particulière tant pour mon mérite que pour ce que j’étais Espagnol comme lui »). Retour au texte

53 Chez les deux auteurs, Guzmán est dépouillé de tous ses biens par ces faux amis. Chez Luján, Guzmán se retrouve presque nu lorsqu’il se réveille au petit matin : « halléme sobre la yerba sin ropa ni fardel, y sin camisas ni cuellos ; y sólo porque tuviese alta la cabeza, me habían puesto una ropilla vieja de uno dellos doblada » (p. 131) (« je me réveillai sur l’herbe dépouillé de mes vêtements et de mon bagage, sans cols ni chemises ; et afin de me maintenir la tête vers le haut, ils avaient placé dessous, pliée en deux, une vieille d’harde appartenant à l’un d’eux »). Chez Alemán ce sont les coffres de Guzmán qui ont disparu lorsque le pícaro arrive chez son ami Pompeyo (voir GA II, I, 8). Retour au texte

54 GA II, II, 6, p. 255-256 (« C’est là, Sayavedra mon ami, la véritable science, de voler sans danger et y gagner. Car pour ce que tu m’as prêché par le chemin de tes faits et prouesses, il n’y a pas plus de bon dedans que dans le Coran de Mahomet ; dérober une jupe et recevoir cent coups de fouet, il n’y a personne qui ne le fasse bien : le jeu ne vaut pas la chandelle. Où je déploierai mon enseigne, ceux de ta volée peuvent bien plier leur drapeau »). Retour au texte

55 GA II, II, 6, p. 255 (« Quand je vis tant d’argent à la fois en ces pauvres mains pécheresses, il me souvint volontiers du vol que Sayavedra m’avait fait, car bien qu’il ne fût pas de si peu de choses que je n’en fusse beaucoup incommodé, si pourtant je ne l’eusse connu, je n’eusse jamais fait ce coup-ci. J’en prenais sujet de consolation et disais : “Si je me suis rompu la jambe, ç’a peut-être été pour le mieux ; un tant pis devient un tant mieux”. »). Retour au texte

56 Concernant la bourle de Milan, voir l’article cité de Michel Cavillac. Retour au texte

57 GA II, II, 6, p. 258 (« Si tu étais, ô Sayavedra, celui que tu te vantes d’être, il y a déjà longtemps que tu fusses à Gênes et que tu m’eusses vengé. Mais je vois bien qu’il faut que j’en tire la raison moi-même pour suppléer à ton défaut et réparer ta négligence »). Retour au texte

58 GA II, II, 6, p. 258 (« Pour à quoi parvenir et empêcher qu’on en ait le vent, il nous faut faire ce que ton frère et toi fîtes au départir, à savoir changer de nom et d’habits »). Il ne s’agit pas cette fois d’imiter un passage précis de la continuation de Luján mais d’utiliser un pseudonyme et de pratiquer le même type d’imposture que celui dénoncé par Alemán au chapitre II, 5, p. 213. Retour au texte

59 GALS, II, 3, p. 288 (« […] le comte en fut particulièrement affligé, lui qui était un prince très chrétien, très miséricordieux et charitable, qui aimait beaucoup ses domestiques »). Retour au texte

60 « […] pasando el río que llaman de la Barranca, arrebatándole la corriente un indio criado suyo, el marqués [Francisco Pizarro] se echó a nado trás él y, cogiéndole por los cabellos, le sacó en salvo » (GALS, II, 3, p. 288) (« en traversant la rivière qu’on appelle la Barranca, comme le courant emportait un Indien qui le servait, le marquis [Francisco Pizarro] s’élança à son secours et, l’attrapant par les cheveux, le sortit de l’eau sain et sauf »). Retour au texte

61 « “¡Yo soy la sombra de Guzmán de Alfarache! ¡Su sombra soy, que voy por el mundo!” […] [I]ba repitiendo mi vida, lo que yo della le había contado, componiendo de allí mil romerías […]. [D]e lo que más yo gustaba era que todo lo decía de sí mismo, como si realmente lo hubiese pasado » (« “Je suis l’ombre de Guzman d’Alfarache, je suis son ombre qui court le monde” […]. Il répétait de ma vie tout ce que d’elle je lui avais conté, y ajoutant mille pérégrinations qu’il inventait […]. Ce qui me déplaisait moins était qu’il rapportait le tout comme de lui-même, et comme si réellement ces aventures lui fussent arrivées »). Voir GA II, II, 9, p. 307-308. Retour au texte

62 GA II, II, 9, p. 308 (« Car quand le matelot de garde entendit le coup de sa chute il se mit à crier “Un homme à la mer !”. Nous nous éveillâmes alors aussitôt et, voyant qu’il manquait, nous voulûmes le secourir, mais tout fut vain et le pauvret fut ainsi enseveli dans l’onde »). Retour au texte

63 GA II, II, 9, p. 308 (« Je témoignai un chagrin extrême ; Dieu en sait d’ailleurs la vérité »). Retour au texte

64 Voir E. CROS, Mateo Alemán…, p. 40-45. Retour au texte

65 Dans le premier chapitre du Premier Livre, qui constitue une sorte de second prologue où, à la suite de Mateo Alemán, Guzmán lui-même précise son projet, le pícaro fait en effet plusieurs allusions à la continuation apocryphe et répond à l’annonce faite par Luján d’écrire une Troisième Partie des aventures de Guzmán (voir GA II, I, 1, p. 47-48). Puis, les chapitres 7 et 8 de ce Premier Livre mettent ensuite en scène les personnages de Sayavedra et de Pompeyo qui sont tous les deux des rouages de la phase la plus offensive et la plus explicite de la riposte de Mateo Alemán à son continuateur. Retour au texte

66 GA I, III, 10, p. 464-465 (« Il me traitait fort bien, quoique ses fins fussent tout autres. Monseigneur conduisait les choses au profit de ma personne, et l’Ambassadeur au plaisir de la sienne. Il en prenait un singulier, en effet, aux plaisanteries que je lui disais, aux contes que je lui faisais et parfois aux messages que je lui portais de la part de certaines dames dont il était l’amoureux serviteur. […] Pour parler clair, j’étais son bouffon, quoique d’autres m’appelassent truand et conteur de sornettes »). Retour au texte

67 GA II, I, 2, p. 60 (« Il avait l’esprit fin, l’âme égale, vivait en homme de bien, aimait les lettres et les lettrés, accompli en effet de toutes les parties requises à l’exercice qu’il faisait. Mais dans le beau milieu de tant de perfections […] il y avait un mais planté et germé […]. C’était un amoureux »). Retour au texte

68 GA II, « Letor », p. 20 (« Ainsi ai-je dû m’éloigner le plus possible de ce que j’avais déjà composé »). Retour au texte

69 GALS, I, 1, p. 113 (nous soulignons) (« J’étais las de ma mauvaise fortune à Rome, et je n’étais pas satisfait de la vie que je menais chez l’Ambassadeur de France car, comme je l’ai dit, il conduisait les choses au plaisir de sa personne et non au profit de la mienne »). Retour au texte

70 GA II, I, 7, p. 130 (« Ainsi donc passa l’affaire, et mon maître en demeura pensif, accoudé sur la table, la joue dans la main et le cure-dent à la bouche, fâché de voir mes affaires aller si mal que de l’obliger à faire ce à quoi il eût bien voulu ne pas venir et qu’il fallait faire pourtant s’il ne se voulait point tomber dans de plus grands maux ni entacher gravement, pour me défendre, sa renommée »). Retour au texte

71 GA II, I, 8, p. 140 : « […] y pidiendo a el embajador mi señor licencia, determiné la ejecución del viaje para el próximo día. Él sintió mucho mi ausencia, echóme sus brazos encima y al cuello una cadenilla de oro que acostumbraba traer de ordinario, diciéndome: “Dóytela para que siempre que la veas tengas memoria de mí, que te deseo todo bien” » (« Puis [je] m’en allai à mon bon maître lui demander permission de suivre mon dessein et mon voyage ; ce qu’il ressentit avec douleur quand il vit que c’était au fait ou au prendre. Et, me jetant les bras au col, demeura quelque temps à m’embrasser, puis m’y posa une chaîne d’or qu’il portait d’ordinaire et me dit : “Je te la donne, afin qu’autant de fois que tu la verras tu te souviennes de moi et de l’amitié que je t’ai portée et porterai tant que je vivrai.” »). Retour au texte

72 GA II, I, 8, p. 140 (« vu que s’il les tenait en rang de serviteurs, il me traitait en qualité de fils »). Retour au texte

73 GA II, I, 8, p. 140 (« Je sortis donc de Rome, glorieux comme un prince »). Retour au texte

74 Selon Maurice Molho, « Le cardinal était tout piété et charité. L’Ambassadeur est un grand seigneur dissolu, qui s’amuse des impertinences de son page et l’encourage dans la carrière du vice ». Voir Maurice MOLHO, « Introduction à la pensée picaresque », Romans picaresques espagnols, Paris, Gallimard, 1968, p. LII. Retour au texte

75 Michel Cavillac considère en effet : « Certes, il a son point faible : era enamorado, mais c’est là son unique défaut […] alors que le cardinal cumule le vice du jeu et celui de la gourmandise. Au reste, le goût du beau sexe chez un laïc jeune et célibataire serait-il plus répréhensible que le gaspillage du bien des pauvres chez un haut dignitaire de l’Église ? ». Voir M. CAVILLAC, Gueux et Marchands…, p. 439. Retour au texte

76 GA II, I, 1, p. 47 (nous soulignons) (« Et je prévois d’ici quelque faquin, pour une Troisième Partie, qui comme l’autre en la Seconde me fera dire ce qu’oncques je ne fis, ne dis ni ne pensai »). Retour au texte

77 GALS, III, 11, p. 598 (« Je quittai Valence sans revoir Isabela ni le moindre indice qui me fît penser qu’elle eût cherché à me voir ; ainsi vois-tu comme ceux pour qui nous nous tourmentons sont reconnaissants, et peux-tu apprécier la pitié que nous leur inspirons »). Retour au texte

78 Ces visites en prison rappellent en outre celles que reçoivent le Cordouan et le Sévillan que Guzmán sert dans la prison napolitaine, dans la continuation de Luján, décrits comme « gente que tenían fuera de la cárcel quien les proveía lo necesario […] » (« des individus ayant chacun à l’extérieur de la prison quelqu’un qui pourvoyait à leurs besoins ») et dont on sait que « tenía cada uno su pensionaria que le regalaba y le traía limpio como el copo de la nieve » (« ils avaient l’un et l’autre une maîtresse qui les cajolait et les maintenait blancs comme neige ») (GALS, I, 7, p. 234-235). Retour au texte

79 GA II, III, 7, p. 485 (« Et si pour fournir à tes nécessités il était besoin de me vendre, marque-moi comme ton esclave en pleine face et me fais mener sur les Degrés : je me tiendrai pour bienheureuse si je te peux servir en cela »). Retour au texte

80 GA II, III, 7, p. 486 (« Ton esclave jusqu’à la mort »). Retour au texte

81 GA II, III, 7, p. 478 (« Parce que, vu l’amour que je feignis de lui porter, bien qu’elle fût très rusée, elle n’en crut oncques autre chose et le tint pour certain comme si je n’eusse point été homme, ni elle esclave »). Retour au texte

82 Voir GALS, I, 7, p. 248. Retour au texte

83 GA II, III, 8, p. 504-505. Retour au texte

84 M. CAVILLAC, Gueux et Marchands…, p. 102-124. Retour au texte

85 GA II, III, 9, p. 515 (« Cette même nuit […] l’on m’abattit le chapeau d’où je l’avais accroché et je le trouvai sans cordon, où il y avait des plaquettes d’or »). Retour au texte

86 Il ne nous est pas possible d’étudier ici l’importance du personnage de Soto qui, comme Sayavedra, est un double de Guzmán. Ce dernier est en effet décrit en ces termes par le héros : « Soto, mi camarada, no vino a galeras porque daba limosnas ni porque predicaba la fe de Cristo a los infieles ; trujéronle a ellas sus culpas y haber sido el mayor ladrón que se había hallado en su tiempo en toda Italia ni España » (GA II, III, 9, p. 520) (« Soto mon camarade n’était pas venu aux galères pour avoir trop fait d’aumônes ou pour avoir prêché la foi en terres d’infidèles. Ses forfaits l’y avaient amené, car ç’avait été le plus grand brigand de son siècle pour l’Espagne et l’Italie »). Comme Guzmán, lui aussi est donc un « ladrón famosísimo » dont le rayon d’action − l’Italie et l’Espagne – est le même que celui du pícaro. Retour au texte

87 Cette évolution entre la Première et la Seconde Partie du Guzmán a été relevée par Gonzalo Sobejano, qui suggère que la conversion du pícaro aurait été introduite tardivement par Alemán, en réponse à la continuation apocryphe. Sur ce point, voir « De la intención y valor del Guzmán de Alfarache », in Gonzalo SOBEJANO, Forma literaria y sensibilidad social, Madrid, Gredos, 1967, p. 53. Retour au texte

88 Voir GA II, III, 9, p. 520 (« ayant subi les outrages du temps »). Retour au texte

89 GALS, III, 11, p. 598 (« C’est là que me conduisirent mes pas inconsidérés, bien que par la grâce de Dieu, je me visse bientôt en liberté. Mais je réserve le récit de ma fuite des galères ainsi que le reste de ma vie, qui furent des choses étranges, pour la troisième partie de mon histoire, à laquelle je te convie, si celle-ci ne t’a point lassé ni ennuyé »). Retour au texte

90 Voir, notamment, Benito Brancaforte, Guzmán de Alfarache: ¿Conversión o proceso de degradación?, Madison, The Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1980. Retour au texte

91 La continuation de ce dernier se terminait en effet elle aussi par l’annonce de nouvelles aventures du chevalier errant : « Pero barruntos hay y tradiciones de viejísimos manchegos de que sanó [don Quijote] y salió de dicha Casa del Nuncio […] dicen que en saliendo de la corte, volvió a su tema y que, comprando otro mejor caballo, se fue la vuelta de Castilla la vieja » (« Il existe néanmoins des conjectures et des traditions dans le souvenir de quelques Manchois, desquelles il résulterait qu’il guérit et sortit de la Maison du Nonce […]. On assure que lorsqu’il quitta la cour, sa fantaisie le reprit, et qu’achetant un cheval meilleur que le sien, il parcourut toute la Vieille Castille où il lui arriva des aventures étonnantes et inouïes »). Voir Alonso FernÁndez de Avellaneda, El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, Éd. Luis Gómez Canseco, Madrid, Biblioteca Nueva, 2000, p. 720. Retour au texte

92 La présence du frère du capitaine de la galère chez Luján dans le dernier chapitre de la continuation apocryphe semble par ailleurs trouver un écho chez Alemán. Celui-ci précise en effet que le chevalier que sert Guzmán sur la galère, dans le dernier chapitre, est lui aussi un proche du capitaine : « Acertó en este tiempo venir a profesar en galera un caballero del apellido del capitán della, y aun se comunicaban por parientes » (GA II, III, 9, p. 509) (« Il arriva en ce temps qu’un chevalier vint sur la galère y faire son temps, portant même nom que le capitaine qui était même son parent »). Retour au texte

93 GALS, III, 11, p. 595-596 (« Il se mit en tête de se venger de tout, dût-il pour cela être condamné à la potence et, ayant dissimulé un couteau dans sa manche, il attendit que le capitaine passât sur la coursie du navire ; s’y étant allongé, lorsque le capitaine passa, ce dernier le frappa en disant : “Déguerpis ! ”. Alors le galérien sortit son couteau, et le transperça tant de fois qu’il n’eut pas le temps de respirer et que mort s’ensuivit »). Retour au texte

94 Après avoir été démasqué, Soto avoue en effet que son dessein était de poignarder Guzmán une fois la conjuration réussie : « declaró juntamente cómo lo había hecho y que, aunque me había prometido amistad, era con ánimo de matarme a puñaladas en saliendo con su levantamiento » (GA II, III, 9, p. 521) (« […] il déclara comment et pourquoi il l’avait fait, ajoutant que bien qu’il m’eût promis foi et amitié, ç’avait été néanmoins avec intention de me poignarder sitôt que son entreprise eût réussi »). Ce détail constitue un point de jonction supplémentaire entre Soto et le meurtrier du capitaine chez Luján, puisque ce dernier était aussi tué à l’aide d’un poignard. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

David Alvarez, « Le Guzmán apocryphe de Mateo Luján de Sayavedra et le Guzmán authentique de Mateo Alemán : une « imitation réciproque » ? », Filiations [En ligne], 2 | 2011, publié le 05 avril 2011 et consulté le 21 novembre 2024. DOI : 10.58335/filiations.99. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/filiations/index.php?id=99

Auteur

David Alvarez

Agrégé d’espagnol / ATER à l’Université Charles de Gaulle – Lille 3, AMERIBER (EA 3656) / GRIAL [Université de Bordeaux 3], 214, avenue de la Division Leclerc 95160 Montmorency – david.alvarez [at] hotmail.fr