C’est un très beau livre que nous offrent Henri Deluy et les éditions Le Temps des cerises. D’une beauté triple, en quelque sorte : par les longs poèmes de Maïakovski – non repris dans les éditions les plus accessibles (« Poésie » Gallimard et Mille et une nuits) –, par la poésie visuelle des photomontages de Rodtchenko, et, enfin, par le travail d’annotations et de présentation de Henri Deluy.
L’œuvre de Maïakovski (et de Rodtchenko) donne à voir autrement non seulement l’effervescence des recherches artistiques en URSS dans les années 20, mais aussi le chaos, l’espoir et les contradictions de la société soviétique à cette époque. Le titre, tout surréaliste – et au-delà des différences, nombreuses et profondes, Breton reconnut en Maïakovski un poète surréaliste ; c’est-à-dire à la conjonction de ces trois points : l’amour, la poésie et la révolution –, dit bien le moteur et la dynamique de ces poèmes. À travers ces pages, se relèvent des constances. Une interrogation sur l’écriture et l’amour, étroitement liés à une interrogation sur les conditions sociales nouvelles, révolutionnées et/ou révolutionnaires. Interrogation ardente, bousculée, tendue au quotidien, qui fait la force et la beauté des poèmes de Maïakovski :
« Plutôt que ça, et jusqu’à l’aube,
dans l’horreur qu’on t’ait emmenée là pour être aimée,
je taille
mes cris pour y gagner des vers,
joaillier déjà presque fou » (page 31).
Tel cet ours offrant des fleurs (dessin de Maïakovski page 63), le poète aime, écrit, en se débattant, dans ce double devenir-ours d’un monde dur, bouleversé et en guerre – loin du « petit monde domestique » et des « bichons lyriques » (page 51) –, et d’une écriture, d’un amour, réinventés à hauteur de cet âpre bouleversement, d’une exigence de correspondances au service de la révolution.
« Comment te lire maintenant » interroge Deluy (page 15) ? Et il est vrai que malgré de saisissantes images – « comme un mégot éteint / nous l’avons recrachée, / leur dynastie » (page 240) – et cette belle écriture ciselée :
« Les nuits nageaient
sur le dos des jours,
échangeaient les heures,
mêlaient les dates.
Comme si,
non pas la nuit,
avec ses propres étoiles,
mais des nègres des États-Unis,
qui pleuraient
Lénine » (pages 282-283)
le long poème Vladimir Ilitch Lénine souffre d’une lourdeur didactique et d’une défense trop démonstrative de la défense du Parti et d’une certaine pureté. En ce sens, la poésie épique de Nazim Hikmet (voir C’est un dur métier que l’exil (Paris, 2009) chroniqué sur notre site), plus fluide, est mieux aboutie. Alors, comment lire Maïakovski : « que faire de toi, aujourd’hui, après les échecs, les délabrements, les crimes, après le stalinisme, après la faillite ? » (page 10). L’efficacité de Deluy est de prendre à pleines mains cette question, de ne pas l’esquiver, et d’y répondre doublement ; par l’écriture même – quel meilleur commentaire, quelle meilleure présentation de l’œuvre de Maïakovski que ces poèmes de Deluy ? – et par la réédition avec les collages de Rodtchenko de De ça (1922-1923, pages 71-158). L’un des plus beaux poèmes de Maïakovski, ramassant dans une même mêlée l’amour, le quotidien, la révolution. Ou, plus exactement, l’amour tourmenté ou « sauveur » (page 96) et la révolution aux prises avec « la jument du quotidien [qui] ne bougera pas » (page 112).
« - Quoi, alors ?
Le thé à la place de l’amour ?
Une chaussette à repriser à la place de l’amour ? » (page 105).
Il y faudrait le double fouet de la révolution et de l’amour pour faire éclater ce quotidien, dé-domestiquer l’amour, ressusciter en vivant sa vie jusqu’au bout. Les collages de Rodtchenko, telle la très belle photo en couverture, sont en symbiose avec ce poème, dont ils prolongent et soulignent les aspérités et tranchants. Contrairement à une certaine idée reçue, ce n’est pas malgré son engagement politique que les poèmes d’amour de Maïakovski sont beaux, mais, partie prenante de l’utopie communiste, ils acquièrent cette « force panique » (page 22) si particulière au poète russe. De ça constitue dès lors une première réponse à la question liminaire de Deluy : il est possible et il faut lire Maïakovski à la lumière, parfois crue, plus rarement douce, de cet amour inquiet aux prises avec le quotidien, que la révolution promettait de traverser de part en part. Des longs chants épiques, souvent datés, il nous reste les élans « mineurs », comme délavés, dégrossis par le quotidien, corrigés par la défaite, mais qui constituent le début et la base d’une réinvention de la poésie épique :
« Ce goût qui vient après l’échec
Et lui donne sa démesure » (Deluy, page 168).
Poésie dont l’Adresse de Deluy à Maïakovski dessine certains des contours :
« Nos camarades assassinées nos camarades
Assassinés assassiné(e)s aussi par nos camarades
Et mon voisin dans un minuscule maquis
Des Hautes-Alpes commune de Prads
Et le poète Gérald Neveu notre ami
Mort de loin et d’autre chose
Cigarette sur cigarette place de l’Opéra
À Marseille à Shangaï
(…)
L’imaginaire flamboyant englouti dans une parodie de réel
Mélancolie forcenée force inouïe » (page 170).
« Ce que dit le poème » (page 172), reprenant en charge le titre parodique d’un autre poème – Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs – d’un autre poète (Rimbaud), au lendemain d’une autre défaite (la Commune de Paris). Manière de généalogie, de revoir les ressorts cassés de la poésie épique sans trahir la poésie ni falsifier l’espoir de transformer le monde.
Il faut encore signaler les photos de Maïakovski et de Rodtchenko, les illustrations de leur travail conjoint pour des affiches du magasin d’État (page 201), et insister sur la présentation de Deluy qui constitue une très bonne synthèse de la poésie de Maïakovski : « Et, dans l’entrelacement des écritures mêlées, tes procédés, issus de la vulgate futuriste, avec les mots fabriqués, le dialogue d’un poème à l’autre, la circulation des pronoms sujets, la précision topographique, le relevé circonstancié des gestes, des intonations, le goût du détail vrai, la tendance à la littérature factuelle.
Mais aussi à l’imagination et au fantastique.
Et aussi l’attrait pour la déclamation et la leçon de morale » (pages 21-22).
Un très bel ouvrage donc, une bonne introduction à la poésie de Maïakovski et une invitation à lire et relire ses poèmes sous un angle nouveau et actuel.