Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses, Paris, La fabrique, 2011, 400 p.

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Révolution, Intellectuels, Histoire

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Ce livre dresse le parcours politique de Sartre à travers un demi-siècle, marqué par le communisme et un état de guerre quasi permanent. Ce parcours, dessiné telle une fresque, se centre sur les années 1945-1968 ; les plus polémiques peut-être. La force de cet essai est de replacer les prises de positions politiques de Sartre dans une époque et dans des débats cristallisés autour de personnes – Colette Audry (1906-1990), Pierre Naville (1904-1993), Daniel Guérin (1904-1988), … –, de revues (dont, bien sûr, Les Temps Modernes), d’organisations politiques – notamment l’originale tentative du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (RDR) que l’auteur analyse longuement – et de polémiques (par exemple, l’existence et la signification des camps soviétiques (pages 172-187)). L’hypothèse défendue par ce livre est que sous le dialogue permanent avec le PCF, il y avait « un second dialogue, entre Sartre et les diverses tendances de la gauche antistalinienne » (page 205). De la sorte, Birchall, tente de resituer les choix politiques de Sartre – ses faiblesses et contradictions – dans un contexte conflictuel et dans le souci sartrien constant du problème moral. Il réussit ainsi à analyser cette tendance-tentation au stalinisme, en montrant Sartre prisonnier d’un triptyque : marqué par « une fétichisation du parti » (pages 65, 209), en lien dialectique avec cette croyance qu’il n’y avait rien à gauche du PCF (page 224) – au moins jusqu’au début des années 60 voire jusqu’en 1968 – et la conception de la dépendance du prolétariat ; sans histoire et expérience autonomes (Birchall revient à plusieurs reprises sur les critiques de Claude Lefort, alors membre de Socialisme ou Barbarie). Évidemment, ces trois éléments ne cessent de renvoyer l’un à l’autre et de se renforcer. Écrit comme une « défense politique » de Sartre (page 20), cet essai met en avant la centralité et la permanence du combat sartrien contre le racisme, le colonialisme et l’impérialisme. Il revient sur son rôle pendant la Guerre d’Algérie, rappelant son invitation à la gauche française de lutter « pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale » (page 291) – tout en soulignant un glissement de l’alliance sartrienne du Parti vers le FLN (page 294). De plus, il montre comment l’articulation entre existentialisme et marxisme, la question obsédante de l’engagement se faisait à partir du problème moral, qui n’a cessé de travailler Sartre. Ce problème fut d’ailleurs à l’origine d’une critique étonnement lucide du livre de Trotsky, Leur morale et la nôtre : « Voilà donc une fin absolue : les antagonismes sociaux supprimé, l’homme devient une fin pour l’homme, le mensonge et la violence sont bannis (…). L’avenir nécessaire vous renvoie […] au machiavélisme : tout moyen est justifié, puisque c’est l’avenir même qui le fait apparaître » (pages 126 et 128). Cependant, ce livre souffre de quelques faiblesses. Au point de vue méthodologique, tout d’abord. La distinction entre les œuvres sartriennes théâtrales, philosophiques et politiques aurait du être plus souple, plus dynamique au sein d’une approche autrement originale, dont Birchall mentionne d’ailleurs incidemment la possibilité et le potentiel : « Le rapport entre les différentes composantes de son œuvre est bien plus complexe. Sartre ne se contentait pas de répéter sous forme fictionnelle des idées préalablement exposées dans un discours théorique. Au contraire, ses idées étaient parfois développées dans la fiction avant de trouver une expression théorique » (pages 192-193). Ensuite, l’affirmation que Sartre a contribué « à la renaissance du marxisme après 1956 » (page 340) doit être relativisée. Son apport en tous les cas ne peut être comparé à celui des revues Arguments et Socialisme ou Barbarie, aux écrits d’Henri Lefebvre et Guy Debord, pour ne prendre que ces exemples. De même ne faut-il pas exagérer l’influence théorique de Sartre sur les groupes à la gauche du Parti communiste. Et contrairement à ce qu’affirme l’auteur, c’est moins « à travers Sartre », que malgré et contre lui, qu’apparaissent les figures plus originales d’une gauche radicale. Au niveau du contexte historique, il est dommage que la Guerre froide ne soit pas suffisamment mise en relief et le regard sur les années 30 aurait mérité d’être plus aiguisé. Ainsi, l’auteur a raison d’affirmer que Sartre alors n’était pas apolitique et que « Ce n’est pas la guerre qui a fait de Sartre un écrivain engagé mais la conjonction entre l’expérience de la guerre et Sartre tel qu’il s’était développé jusque là » (page 33). Certes, mais ce qui est étonnant, ce qui demande à être expliqué, c’est ce « retard » : pourquoi durant ces années 30 de rapide et intense politisation, Sartre est-il resté étrangement en retrait ? Enfin, par empathie, Birchall n’insiste pas assez sur la critique de Socialisme ou Barbarie, citant surtout Lefort, plutôt que Castoriadis, qui remettait en question la rupture de Sartre avec le stalinisme. Ainsi, Castoriadis sanctionnait, dans les notes (1974) de la réédition de son article critique « Sartre, le stalinisme et les ouvriers », la permanence du positionnement de Sartre, bien après son compagnonnage avec le PCF : « Ce texte pourrait paraître injuste à certains qui ne connaissent de Sartre que certaines prises de position après Mai 1968. Hélas, il ne suffit pas d’un Mai 1968 pour changer quelqu’un ». Et de citer un entretien de Sartre du début 1973 à Actuel où il justifie l’élimination du MNA par le FLN durant la Guerre d’Algérie, à la répression interne du Parti, le tout au nom d’« une nécessité historique à laquelle nous ne pouvons rien ». Castoriadis conclut en écrivant que « Sartre maoïsant reste fidèle à Sartre stalinisant : l’adoration du fait accompli » (Cornélius Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier, tome I, Paris, 1974, 10/18, page 248). Il nous reste un livre intéressant, agréable à lire, dessinant le parcours contradictoire, complexe et accidenté de Sartre, dont la force réside peut-être avant tout dans ce parti pris éthique d’une responsabilité de la liberté.

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Frédéric Thomas, « Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses, Paris, La fabrique, 2011, 400 p. », Dissidences [En ligne], Février 2012, Littérature scientifique, publié le 02 février 2012 et consulté le 23 avril 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=727

Auteur

Frédéric Thomas

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