Lire et relire Fanon aujourd’hui

David Macey, Frantz Fanon. Une vie, Paris, La Découverte, 2011, 598 p. ; David Macey, Frantz Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, 884 p.

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Décolonisation, Intellectuels

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À l’occasion du 50ème anniversaire de la mort de Frantz Fanon, les éditions La Découverte ont édité une biographie de l’auteur et un recueil de tous ses livres, accompagnés de préfaces et introductions. Dans sa biographie, David Macey éclaire l’héritage paradoxal de l’auteur des Damnés de la terre : plus étudié aujourd’hui dans le monde anglo-saxon que dans l’espace francophone, par le biais d’une (re)lecture post-coloniale et/ou à travers les lunettes des cultural studies. D’autre part, son engagement internationaliste et l’évolution historique rendent pour le moins ambigüe l’évocation de son parcours en France, en Martinique et en Algérie. L’un des mérites de cette biographie est d’ailleurs d’insister sur le positionnement de Fanon : Martiniquais et Français, mais s’identifiant au combat pour la libération de l’Algérie et de l’Afrique, au point d’écrire « Nous, Algériens » ou « Nous, Africains ». Comme le souligne l’auteur, ce tiers-mondisme est à la fois radical – dans la seconde moitié des années 50, Fanon tourne le dos à la France, à l’Europe et aux Antilles – et singulièrement orienté : concentré sur l’Afrique, évoquant à peine l’Asie et l’Amérique latine. De même, c’est au croisement d’une pratique et d’une réflexion comme médecin, psychiatre et anticolonialiste qu’est analysé son engagement. Enfin, Macey revient sur l’aura de violence qui entoure Fanon et qui passe surtout par la fameuse préface de Sartre.

Le livre évoque au passage un réseau d’acteurs – Jeanson, Sartre, Tosquelles, Mandouze, Césaire, … – que Fanon croise et qui, pour certains, resteront, indépendamment des désaccords, des références pour lui. Mais leurs liens et les emprunts théoriques de Fanon auraient pu être plus fouillés au regard de sa personnalité complexe et du bouillonnement politique de la seconde moitié des années 50. Si Macey reconnait les zones d’ombre du personnage, il insiste cependant avec raison sur le choc des guerres : celle de 1940-1945 où, Fanon, engagé dans la France libre, découvre le racisme et s’avoue dégoûté (pages 122 et suivantes) ; celle d’Algérie, ensuite. Achille Mbembe, dans son avant-propos aux Œuvres, parle à ce propos de « clefs de lecture » (page 9). Le biographe, quant à lui, suit en détails le parcours de Fanon, depuis son installation en Algérie en 1953, dans l’hôpital de Blida comme médecin psychiatre, jusqu’à sa démission en 1956 – il écrit dans sa lettre au Gouverneur général d’Algérie : « Le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs » (page 734) – et son engagement entier au sein du FLN à partir de 1955 jusqu’à sa mort en 1961. Un engagement que Magali Bessone, dans l’introduction aux écrits de Fanon, décrit comme triple : « D’abord, il offre une assistance médicale aux maquisards blessés. Ensuite, il contribue concrètement, par un soutien logistique, à l’organisation de la résistance et est en contact régulier avec les responsables locaux du FLN (wilaya 4, Algérois). Enfin et surtout, il prend position théoriquement en faveur de la révolution algérienne » (page 29). Les erreurs, limites ou faiblesses de ses prises de position – notamment par rapport à l’Angola, à la question du genre, etc. – ne sont pas occultées par son biographe. Malheureusement, le livre ne développe guère d’analyse sur la question des positions décalées ou éloignées de Fanon par rapport aux thèses officielles du FLN – sur le nationalisme et la culture par exemple (page 411) –, sa sous-estimation du phénomène religieux et son silence complet quant au MNA (mentionné une seule fois, page 742, dans près de 900 pages, et purement et simplement identifié au colonialisme), le mouvement rival du FLN. Dès lors, le statut des articles du FLN, El Moudjahid, et de L’an V de la révolution algérienne reste incertain : s’agit-il de simple propagande, d’une anticipation ou prédiction créatrice souhaitée, espérée, d’une étude partielle et partiale tordue par l’espoir et l’impatience, ou, plus sûrement, un mélange de tout cela ?

Lire ou relire Fanon aujourd’hui, c’est d’abord faire l’expérience d’une écriture particulière où se mêlent le cri et l’analyse, une soif inextinguible et le regard clinique. Ainsi, du début de Peau noire, masques blancs : « L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt… ou trop tard » (page 63). Si cette écriture – qu’il faut bien qualifier par moments de poétique – est principalement à l’œuvre dans son premier livre, elle traverse souterrainement l’ensemble de ses écrits, portée par la colère, pour éclater ici ou là en plein jour : « Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure, je ne la veux pas de toutes dimensions. Je la veux de part en part déchirée, je ne veux qu’elle s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable démission » (page 731).

Cela n’empêche pas parfois l’ironie de pointer, de participer du démontage du racisme, plus ou moins implicite :

« Décidément, tout va mal…
Le gouvernement et l’administration assiégés par les Juifs.
Nos femmes par les nègres » (page 191).

Cette écriture, qui désoriente parfois, bouscule les genres et les frontières, déplaît par son « manque de sérieux » ; il faut pourtant la prendre au sérieux, la tenir pour centrale car son bricolage même correspond, en amont, à la colère intacte de Fanon, et, en aval, à sa tentative de dégager une praxis. Achille Mbembe parle à ce propos d’une « praxis anticoloniale » : « On a beaucoup insisté sur la dette de Fanon à l’égard de l’existentialisme, de la psychanalyse et du marxisme, et sur la manière dont il négocia ses difficiles relations avec ces courants d’idées si puissants à son époque. Mais on n’a pas encore suffisamment pris la mesure de ce que représenta alors, pour la pensée en général, l’émergence d’une praxis anticoloniale, dont la signification fut véritablement universelle et dont l’Afrique fut l’un des foyers irradiants au cours du XXe siècle » (page 12).

Cette praxis marque sa priorité sur les diverses théorisations et « ces courants d’idées », et matérialise une tension avec le marxisme des années 50. Ainsi, convient-il de revenir sur l’articulation de la pensée de Fanon autour des classes sociales. Il y a clairement un déplacement de l’angle révolutionnaire de la classe ouvrière aux « damnés de la terre », paysans et lumpen-prolétariat. Ce déplacement correspond à la spécificité coloniale : « dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner » (page 470). De même, le « lumpen-prolétariat constitue le « fer de lance urbain » de l’insurrection » (page 525). Et ce alors que « dans les territoires coloniaux, le prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié. Dans les pays capitalistes, le prolétariat n’a rien à perdre, il est celui qui, éventuellement, aurait tout à gagner » (page 510). Cependant, cette mise en avant de ces forces sociales est quelque peu nuancée : Fanon évoque la possibilité que naissent au sein du monde rural « des mouvements à base de fanatisme religieux, [à] des guerres tribales » (page 512) et fait du lumpen-prolétariat un enjeu de mobilisation : « Celui-ci répond toujours à l’appel de l’insurrection, mais si l’insurrection croit pouvoir se développer en l’ignorant, le lumpen-prolétariat, cette masse d’affamés et de déclassés, se jettera dans la lutte armée, participera au conflit aux côtés, cette fois, de l’oppresseur » (page 531). Si ces affirmations restent problématiques et que les espoirs mis dans ces forces sociales ne se sont pas ou très partiellement vérifiés, la critique de la bourgeoisie des pays du Sud – concentrée dans le chapitre « Mésaventures de la conscience nationale » des Damnés de la terre – est toujours d’actualité. Il y dénonce la « tribalisation du pouvoir », la bêtise, le centralisme à outrance, la nationalisation (ou la négrification ou l’arabisation) falsifiée, ne servant qu’à assurer un transfert du pouvoir vers la seule bourgeoisie locale. Surtout, il en appelle à une dialectique de complexification de la lutte : « Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus blancs que les Blancs et que l’éventualité d’un drapeau national, la possibilité d’une nation indépendante n’entraînent pas automatiquement certaines couches de la population à renoncer à leurs privilèges ou à leurs intérêts » (page 536). Houphouet-Boigny est peut-être l’un des exemples plus connus de cette bourgeoisie nationale, « sous-développée ».

Cette reclassification des acteurs sociaux correspond à la mise en évidence du colonialisme et du racisme, et à la volonté conséquente de redéfinir le problème : « Le problème Noir ne se résout pas en celui des Noirs vivant parmi les Blancs, mais bien des Noirs exploités, esclavagisés, méprisés par une société capitaliste, colonialiste, accidentellement blanche » (page 224). Ainsi, « Aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial » (page 455). Mais cela implique également de repenser la libération au regard du néo-colonialisme, qui se mettait déjà en place – « le régime colonial a cristallisé des circuits [économiques] et on est contraint sous peine de catastrophe de les maintenir » (page 501) –, et de la négritude dont Fanon, tout en reconnaissant la valeur et la dynamique, ne partage pas l’horizon et à qui il donne congé en une phrase : « Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc » (page 249).

Fanon marque la priorité de la lutte – seule solution – sur l’analyse marxiste. Cette praxis tord sa voix, distend la théorie marxiste et la pratique psychanalytique, et redessine les contours de la culture, du nationalisme, du combat lui-même. Ces pages nous livrent des réflexions très stimulantes sur la résistance logée au cœur des phénomènes culturels. Elles mettent en avant une dialectique de la résistance culturelle, esquissée pour l’exemple de la paresse – « la paresse du colonisé c’est le sabotage conscient de la machine coloniale (…) et c’est en tout cas un retard certain apporté à la mainmise de l’occupant sur le pays global » (page 661) – et plus développée par rapport au « dynamisme historique du voile ». Dans la reprise du haïk par les femmes algériennes, « affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle », Fanon prétend qu’« il faut toujours voir l’attitude globale de refus des valeurs de l’occupant, même si objectivement ces valeurs gagneraient à être choisies » (pages 297-298). C’est la résistance, la lutte qui est première et réoriente la culture et les traditions jusqu’à changer leurs significations.

Mais cette lutte est violente, et l’on sait l’image qui colle à la peau de Fanon à ce sujet. S’il est clair que certains propos autour de la violence rédemptrice sont problématiques – « L’homme colonisé se libère dans et par la violence » (page 489) – encore convient-il de les replacer dans leur contexte. Un contexte à la fois global – le colonialisme – et ponctuel – la préface de Sartre aux Damnés de la terre. Cette préface a servi de catalyseur et c’est souvent à travers elle, à partir de Sartre, qu’est (re)lu Fanon. Or, cette préface fausse quelque peu l’analyse du livre ou, en tous les cas, la simplifie et donne à la violence un caractère spectaculaire qu’elle n’a pas aux yeux de Fanon. Il n’est qu’à lire les pages implacables sur la guerre coloniale et les troubles mentaux où sont évoqués des cas de partisans, de civils et de tortionnaires soignés par Fanon, pour se rendre compte à quel point il n’y a pas d’idéalisation de la violence, mais au contraire la conscience lucide des dégâts terribles et à long terme de la violence sur la société et l’être humain. Si la violence est justifiée, c’est au nom d’une pratique conséquente de la libération. Le colonialisme est, de bout en bout, violence ; violence quotidienne, matérielle, culturelle et physique. « Ce n’est pas le sol qui est occupé. Ce ne sont pas les ports ni les aérodromes. Le colonialisme français s’est installé au centre même de l’individu algérien et y a entrepris un travail soutenu de ratissage, d’expulsion de soi-même, de mutilation rationnellement poursuivie » (page 300). Dès lors, Fanon refuse de ruser avec la violence : il n’y a pas de mauvais colonialisme opposé à un prétendu bon colonialisme, qui ne serait pas emprunt de violence. Le viol, la torture ne sont pas des contradictions ou des accidents du système, mais son mode normal de fonctionnement. De même, condamner le colonialisme au nom d’abstractions – la civilisation, les valeurs, l’histoire françaises – est une impasse occultant le fait « que le colonialisme constitue une part importante de l’histoire française » (page 763). D’où l’affirmation de la violence de la décolonisation, de cette violence nécessaire pour s’arracher à cette expulsion de soi-même et mener la guerre de libération jusqu’à cette nouvelle société, ce nouvel être que Fanon appelait en des termes romantiques. Macey avance un élément d’explication en écrivant que la violence prônée par Fanon provient d’une généralisation de « l’exception » algérienne (page 503).

Ce fut l’un des points de tension avec la gauche française, accusée de n’avoir rien fait, de s’être engourdie, avec ce peuple dont il ne semble pas qu’il « Ait aperçu la responsabilité effroyable qu’il prenait devant le monde et devant l’histoire en cautionnant, en participant à cette guerre d’Algérie » (page 755). Le divorce entre la gauche française et Fanon doit être lu à travers l’inaction, l’inefficacité et l’insuffisance de la protestation de la première ; son inconséquence et ses tentatives d’affronter la violence du colonialisme en termes psychologiques ou humanitaires plutôt qu’au nom d’un anticolonialisme conséquent. Remarquons cependant que Fanon meurt avant le Manifeste des 121, qui faisait monter d’un cran la lutte, et qu’étonnamment, les articles d’El Moudjahid se réfèrent de manière vague et générale uniquement à la « gauche française », aux « démocrates », aux « communistes », semblant ignorer l’action certes minoritaire mais autrement radicale des petits groupes trotskystes, anarchistes, surréalistes.

Lire et relire Fanon aujourd’hui, c’est reprendre contact avec cette colère, avec ce formidable élan internationaliste d’un Français, Antillais, Noir, luttant pour l’unité africaine et pour développer aux confins de son action, de son écriture, de sa pratique médicale et psychanalytique une praxis à même de « réintroduire l’homme dans le monde ».

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Frédéric Thomas, « Lire et relire Fanon aujourd’hui », Dissidences [En ligne], Mars 2012, Littérature scientifique, publié le 05 mars 2012 et consulté le 21 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=699

Auteur

Frédéric Thomas

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