Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté (The Shallows), Paris, Robert Laffont, 2011 (2010 pour l’édition originale), 324 p.

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Question passionnante que celle posée par cet essai, tant elle interroge un élément devenu incontournable de nos vies actuelles. Nicholas Carr est d’ailleurs lui-même un adepte et un utilisateur intensif du net, ce qui l’a amené à réfléchir sur l’impact du web vis-à-vis de notre façon de penser. Son livre à la prose vivante, comme bon nombre d’ouvrages du même type dont les Etatsuniens sont particulièrement friands (on pense par exemple aux livres de Bill Bryson), est d’une lecture aisée, accordant une très grande place à de la vulgarisation scientifique ou historique, incluant également quelques anecdotes, avec une certaine tendance à diluer la réflexion.

C’est ainsi que Nicholas Carr nous présente les conclusions scientifiques contemporaines sur la plasticité du cerveau, loin d’être entré dans un processus sans retour de dégradation à compter de la vingtaine, qu’il effectue un retour sur l’histoire de la lecture et du livre (de la lecture à haute voix à la lecture silencieuse, de l’écriture continue à la ponctuation, des manuscrits aux imprimés, permettant une démocratisation du livre et un élargissement subséquent de la pensée), et plus généralement qu’il aborde les technologies intellectuelles s’étant succédées, comme la carte ou l’horloge, ainsi que leur influence sur notre mode de réflexion, vers plus d’abstraction.

Partant de là, et mettant à profit une grande quantité d’expériences menées par des chercheurs, il démontre que l’utilisation d’internet, nouvelle aliénation, conduit à modifier les compétences privilégiées par notre cerveau, générant une tendance à la dispersion et à la superficialité. L’existence du multimédia et des hyperliens, en particulier, oblige finalement à revenir à l’antique scriptura continua, le déchiffrage des pages du net gênant une lecture plus profonde et analytique, avec en outre le risque que la lecture en diagonale, jusque-là complémentaire de la lecture linéaire, n’en vienne à la remplacer. Moins convaincant, il évoque aussi les changements possibles dans l’écriture des livres, allant vers un appauvrissement du style pour davantage d’accessibilité et même vers des dialogues en direct entre lecteurs du même livre grâce aux liseuses…

De même, en ce qui concerne le travail de notre mémoire, le transfert chaotique et rapide des données proposées par internet de la mémoire de travail à la mémoire à long terme est à l’opposé du processus lié à la lecture classique, le transfert de données, lent et ordonné, alimentant plus efficacement la mémoire à long terme, essentielle pour toute réflexion structurée. L’auteur montre également bien que l’analogie entre la mémoire biologique et la mémoire artificielle est totalement erronée : la première est en perpétuelle mutation, s’auto-entretenant, à la différence de la seconde, statique, et loin de décharger le cerveau de l’accumulation de données inutiles, l’internet risque en réalité d’assécher l’intellect par vacance de notre mémoire humaine.

Abordant le fonctionnement de Google, Nicholas Carr trace un parallèle fort intéressant entre les méthodes du taylorisme et celles de l’entreprise, dont il rappelle utilement la finalité première, derrière le pseudo accès de tous à la culture : amasser du profit par la publicité. L’éloge de la rapidité, de la nouveauté, opéré par Google, conduit à penser que leur opération de numérisation de la totalité des livres de la planète conduira en fait à un démantèlement du savoir.

Nicholas Carr ne relie pas pour autant suffisamment l’essor du net à l’évolution du capitalisme ni à des courants de pensée comme le postmodernisme. Il a également tendance à être trop élogieux et acritique sur les capacités de stockage du net (estimant que la baisse de qualité d’un fichier MP3 est seulement « très légère », et n’évoquant jamais le risque d’effacement de données seulement virtuelles1), et plus généralement, il témoigne d’un certain fatalisme technologique, estimant que l’internet est la seule technologie médiatique d’avenir, toutes les autres n’étant que des cul-de-sac de l’évolution. C’est peut-être pour cela qu’il ne propose finalement aucune alternative à l’impérialisme de l’internet, alors qu’on pourrait par exemple envisager un accès au web à partir d’un âge minimum, permettant de construire au préalable chez l’enfant les bases d’une pensée linéaire.

Notes

1 Pourtant, sa note 2 de la page 156 a de quoi inquiéter : il évoque en effet la suppression des versions numériques de 1984 et La ferme des animaux d’Orwell pour des problèmes de droits par Amazon, suppression qui se répercuta directement sur les liseuses électroniques ayant été vendues par l’entreprise. De quoi imaginer les plus larges moyens d’action d’une mise à l’Index et d’une censure modernes ! Retour au texte

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Jean-Guillaume Lanuque, « Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté (The Shallows), Paris, Robert Laffont, 2011 (2010 pour l’édition originale), 324 p. », Dissidences [En ligne], Juin 2012, Varia, publié le 26 mai 2012 et consulté le 29 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=632

Auteur

Jean-Guillaume Lanuque

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