Erich Mühsam, Bohème et révolution. Journaux intimes (1910-1924), Paris, Éditions du Sandre, 2011, 419 p.

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Anarchisme, Mouvement ouvrier, Art

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Erich Mühsam fut un poète allemand anarchiste, mêlé à la bohème des années 1910 et 1920, avant d’être arrêté, et tué par les SS en 1934. Ce sont ses journaux intimes de 1910 à 1924 – mais, malheureusement, il manque ceux des années 1917 et 1918 –, accompagnés de belles illustrations, que nous offrent ici les éditions Sandre. D’ailleurs, l’histoire éditoriale de ces journaux est un roman et suit les aléas de l’exil et du stalinisme (p. 27).

Les journaux de 1910 à 1914 constituent comme une cartographie de la bohème allemande, qui donne l’occasion de portraits de personnages emblématiques tels que Heinrich Mann, Gustav Landauer, Ernst Toller, … Il y est surtout question d’écriture, de liberté sexuelle, des relations tendues avec son père et des problèmes d’argent. À partir de 1914, ces journaux prennent une autre tonalité et gagnent en intérêt. Il est ainsi possible de suivre les hésitations, les troubles et les contradictions de l’auteur dans les premiers mois de la guerre. Lui-même se montre autrement plus lucide et autocritique que Charles Daget dans sa présentation. Mühsam admet être dans une « situation bien difficile » (p. 158), ému par cette « unité spirituelle » (p. 141) et croyant que l’enjeu de cette guerre est « toute la culture, la civilité allemande » (p. 158). Mais dès mars 1915, il abandonne toute ambiguïté dans quelques lignes d’une grande honnêteté : « Ces derniers jours, j’ai relu ce que j’avais écrit au cours des premières semaines de la guerre, et j’ai été douloureusement affecté par certains passages. À l’époque, j’étais complètement transporté de joie par la victoire allemande (…). Aujourd’hui, je sais que la scène est indifférente pour juger l’horreur qui s’y joue, je sais aussi qu’aucune armée n’est meilleure qu’une autre, qu’aucune non plus n’est plus barbare, plus pilleuse, plus brutale qu’une autre (…). La conduite de la guerre prend ainsi de plus en plus la forme d’une joute dans l’abomination contre les civils, où chacun appelle les autres des barbares » (p. 178-179). Ces pages montrent également l’isolement, l’autocensure et la censure qui régnaient alors, étouffant toute critique.

À partir de 1919, c’est d’une écriture plus dure, plus bousculée que sont écrits les journaux, depuis les prisons successives qu’il occupe en raison de sa participation aux tentatives révolutionnaires d’instaurer un communisme des Conseils en Allemagne. La lutte et la résistance quotidiennes dans et depuis la prison y sont décrites. L’écriture et l’amour – les rares entretiens accordés avec sa femme se font sous surveillance et avec obligation de ne parler que des choses familiales (voir le récit tragicomique p. 381) – y prennent un caractère plus tranché. Amer, il montre aussi les conflits internes et les polémiques lancés à son égard par les communistes. Cependant, il est dommage que la complexité du positionnement politique de Mühsam soit réduite dans la présentation à une « totale illusion » sur Octobre 17 (p. 19) et à quelques formules véhémentes à propos du « marxisme [qui] fut la malédiction du mouvement ouvrier allemand » (p. 16). Le ton doctoral de Daget passe à côté d’une lecture libertaire du bolchévisme, qui fut faite dans les premières années de la révolution russe par certains courants ou militants anarchistes. Cette lecture se retrouve chez Mühsam, qui voit dans le bolchévisme un pont entre Bakounine et Marx (p. 246 et 286). Bien sûr, une telle interprétation était largement construire et décalquée sur l’espoir soulevé par la première révolution ouvrière victorieuse. Mais même quand l’auteur abandonna une partie de ses illusions, il jugea les Russes au regard (de sa critique) du prolétariat allemand et des chances de la révolution qui s’éloignaient. « Les révolutionnaires de Russie sont donc abandonnés par le prolétariat d’Europe, surtout et avant tout par les Allemands. Je ne veux pas discuter de la faute imputable à la politique d’entêtement marxiste, au formalisme de la IIIe Internationale, aux conditions contre-révolutionnaires d’exclusion des 20 points contre la gauche, etc. Compte tenu de la tournure des événements, les bolcheviks ne peuvent pas aujourd’hui [février 1922] agir autrement qu’ils le font : sacrifier le futur au présent, simplement pour sauver les hommes (…). Par-là, se montre de manière terrible à quel point les travailleurs allemands ont péché quand ils ont trahi la révolution à peine commencée. Ils n’ont pas sacrifié le futur au présent, ils l’ont trahi » (p. 341). Ces lignes étonnantes sont à mettre en lien avec l’analyse quasi prophétique, quelques mois plus tard, sur ce nouveau « mouvement populaire » que constitue le fascisme : « le destin se joue désormais en Italie : le destin du prolétariat européen et en particulier du prolétariat allemand » (p. 363).3

Il est dommage que ses journaux ne soient pas accompagnés d’extraits de ses chansons et poèmes, et que la présentation s’y attarde à peine. Cela aurait permis de mieux éclairer le parcours et la personnalité de Mühsam, mais aussi et surtout de donner à voir les liens qui s’opéraient entre art et politique dans son œuvre.

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Frédéric Thomas, « Erich Mühsam, Bohème et révolution. Journaux intimes (1910-1924), Paris, Éditions du Sandre, 2011, 419 p. », Dissidences [En ligne], Juillet 2012, Varia, publié le 02 juillet 2012 et consulté le 23 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=607

Auteur

Frédéric Thomas

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