Paul Mattick, actif dans les mouvements révolutionnaires allemands puis américains, fut un des principaux représentants du courant révolutionnaire marxiste anti-bolchévik, opposant à la social-démocratie et au mouvement léniniste l’idée que le socialisme ne pouvait être émancipateur qu’en étant réalisé par les travailleurs eux-mêmes au moyen d’organes démocratiques du type des conseils ouvriers.
Membre de la seconde internationale dans les années dix, puis de la troisième à son origine et ensuite critique de l’une et de l’autre en tant que membre du courant dit « conseilliste », Mattick était en bonne position pour avoir une vue d’ensemble du mouvement ouvrier du vingtième siècle et en dresser un bilan.
Dans Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ? (écrit dans les années 70 et publié de façon posthume en 1983 en anglais) Mattick présente dans une première partie la critique marxienne de l’économie politique, et retrace dans une seconde l’histoire du mouvement marxiste, analysant en particulier l’évolution historique et théorique des mouvements sociaux-démocrates et léninistes.
Le titre choisi pour l’ouvrage ne correspond donc que partiellement à son contenu, Mattick expliquant toutefois l’attraction exercé par le marxisme dans les milieux intellectuels bourgeois par les effets combinés de la crise de l’économie bourgeoise et de l’intégration du mouvement marxiste à la société capitaliste (soit dans une variante réformiste, soit dans une variante léniniste favorable à un socialisme qui selon lui est plutôt un capitalisme d’Etat, les deux variantes identifiant la socialisation de l’économie au contrôle de l’Etat).
La première partie, « Marxisme et économie bourgeoise », qui présente de façon pertinente et assez complète les positions de Marx montre justement que la critique marxienne de l’économie politique n’est pas une continuation/correction de l’économie comme « science positive » mais la critique du caractère idéologique de l’économie bourgeoise et le dévoilement des rapports de classes qu’elle camoufle. Il ne s’agit pas pour Marx de montrer que le développement social est soumis à des lois économiques immuables mais de montrer au contraire le caractère historiquement déterminé des rapports économiques que l’idéologie bourgeoise présente comme des lois naturelles éternelles.
La seconde partie, « Révolution et réforme », explique comment et pourquoi le mouvement ouvrier, y compris marxiste, s’est intégré au cours de l’accumulation capitaliste plutôt que d’y avoir mis fin, cela sans dire qu’un tel développement était inéluctable.
Mattick résume cela ainsi (dans un texte de synthèse proposé en annexe Le marxisme, hier, aujourd’hui et demain) : « Le succès de l’expansion capitaliste et l’amélioration de la condition des travailleurs ont semé le doute quand à la validité de la théorie abstraite de Marx sur le développement capitaliste. La réalité semblait en fait contredire l’attente de Marx concernant l’avenir du capitalisme. Même quand on conservait la théorie, on ne l’associait plus à une idéologie orientée vers le renversement du capitalisme. Le marxisme révolutionnaire se transforma en une théorie évolutionniste, exprimant le vœu de transcender le système capitaliste en réformant sans cesse ces institutions économiques et politiques. Le révisionnisme marxien, de manière ouverte ou dissimulée, aboutit à une espèce de synthèse entre les idéologies marxistes et bourgeoises, corolaire théorique de l’intégration du mouvement ouvrier dans la société capitaliste. » Mais poursuit-il : « Il ne faut cependant pas surestimer l’importance de ce phénomène car le mouvement ouvrier organisé n’a jamais concerné qu’une petite fraction de la classe laborieuse. La grande masse des travailleurs s’est adaptée à l’idéologie de la bourgeoisie régnante, et- soumise aux conditions objectives du capitalisme- n’a constitué une classe révolutionnaire que potentiellement. Elle pourrait devenir révolutionnaire par la force des circonstances qui déborderaient les limites de son idéologie, offrant alors à sa fraction consciente une occasion de transformer le potentiel en réalité grâce à son exemple révolutionnaire. Cette fonction de la fraction consciente de la classe ouvrière a été perdue par l’intégration dans le système capitaliste. Le marxisme devint une doctrine de plus en plus ambigu, servant des desseins qui différaient des objectifs initiaux. ».
Selon Mattick le mouvement léniniste qui se développa en réaction à l’évolution réformiste de la social-démocratie ne s’orienta pas plus que cette dernière vers un socialisme authentique en réalisant ce qui était le programme originel social-démocrate d’étatisation de l’économie sous direction du mouvement marxiste. Le résultat, malgré toutes les différences, en fut aussi une intégration au développement capitaliste en prenant la direction d’une variante étatisée de celui-ci.
Il oppose à ce marxisme, qui conçoit le socialisme comme économie étatisée, une conception qui place l’activité des travailleurs associé comme la dynamique seule capable de rompre avec toute forme d’accumulation capitaliste.
Dans le chapitre consacré à la révolution russe Mattick montre bien comment la mise au pas des conseils d’usines et le retour à un mode de direction autoritaire des entreprises est le tournant qui met fin à la révolution ouvrière et assoit la tendance au développement d’un capitalisme d’Etat : «De cette manière, on assista à une sorte de renversement du contrôle ouvrier, qui devint le contrôle sur les ouvriers et leur production. Il était essentiel d’accroître la production et, parce qu’il ne pouvait compter sur la simple exhortation pour pousser les travailleurs à s’exploiter eux-mêmes plus qu’à l’ordinaire, l’Etat bolchévique étendit sa compétence à la sphère économique tout en prétendant énergiquement que ce contrôle étatique de l’économie c’était en fait le contrôle par le prolétariat. Cela n’empêcha pas Lénine de déclarer qu’il était absolument essentiel que la direction technique et organisationnelle de la production fût l’apanage exclusif de managers et de directeurs appointés par l’Etat. ».
Pour Paul Mattick l’hypothèse marxienne selon laquelle la lutte économique conduirait au développement d’une conscience révolutionnaire chez le prolétariat n’a pas été confirmé par l’histoire (mais aurait pu l’être), et cela même en période de crises.
Il considère cependant que, comme Marx le prévoyait, l’accumulation capitaliste s’accompagne d’une croissance de la misère sociale. En effet : « …la misère a un caractère historique, présentant des états différents dans des circonstances différentes. La misère n’est pas ressentie lorsqu’on subit un état de famine spécifique, mais lorsqu’on connaît un appauvrissement par rapport au niveau de vie habituel. Les réactions des gens à une dégradation persistante de leurs conditions de vie habituelles peuvent être aussi radicales que celles qui résulteraient d’un état de semi-famine, produit par la croissance constante de la paupérisation. Le sens de l’expression « misère croissante » est en fait déterminé par ceux qui la subissent et ne découle pas d’une quelconque « mesure objective » de ce que les gens sont capables d’endurer. Vues sous cet angle, les modifications de la loi générale de l’accumulation capitaliste n’éviteront pas, même dans les nations capitalistes hautement développées, que croisse la misère sociale. ».
Il est dommage que, les motivations économiques semblant ne pas suffire au développement d’une action révolutionnaire, Mattick n’ait pas plus analysé ce caractère subjectif et ressenti de la dégradation des conditions de vie et ses effets possibles en termes de développement d’un mouvement de contestation radicale. Il est regrettable que, dans un livre écrit dans les années 70, Mattick n’aille guère au-delà des positions des courants « gauchistes » des années 20 ou 30 et que son bilan du mouvement révolutionnaire ne se confronte pas à des courants qui (comme les situationnistes par exemple) ont renouvelé la critique révolutionnaire en enrichissant les positions « gauchistes/conseillistes » classiques d’une critique portant sur les conditions de vie et les rapports humains dans le contexte de l’abondance marchande contemporaine. Précisons toutefois que Paul Mattick Jr nous apprend dans l’avant-propos que son père prévoyait d’écrire une dernière partie sur les formes de l’action révolutionnaire, notamment des conseils ouvriers, et l’organisation sociale post-capitaliste.
Il est en tout cas bon de proposer à de nouveaux lecteurs la présentation pertinente que fait Paul Mattick des positions de Marx et de l’histoire du mouvement marxiste de la première moitié du siècle dernier. L’apport de Mattick peut certainement être une base solide à partir de laquelle progresser vers une critique révolutionnaire adaptée aux conditions actuelles.