Luc Courtois, Bernard Francq et Pierre Tilly, Mémoire de la Grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique, Bruxelles, Le cri, 2012, 340 p.

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Mouvement ouvrier, Grève

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Sous cette belle couverture, ce livre reprend l’essentiel des interventions du colloque qui s’est tenu en décembre 2010 à Liège, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la grève de l’hiver 60-61 en Belgique1. On ne peut que se réjouir de cette initiative et de la publication qui s’en suit, revenant sur l’histoire de l’événement. C’est d’ailleurs au prisme de la mémoire et de l’histoire que les interventions abordent cette grève. Structuré en cinq parties – contexte, acteurs et stratégies, conséquences, mémoire, et témoignages –, le livre propose quelques illustrations, mais pas de photos de la grève. Commençons par la fin, en notant que la partie « témoignages » est bien pauvre : trois témoignages qui s’étendent sur quelques pages. C’est d’autant plus dommage pour un essai qui entend interroger la mémoire, et alors que le témoignage de Louis Van Geyt sur le rôle du PCB est en porte-à-faux avec l’ensemble des interventions.

À plusieurs reprises au fil des pages, est rappelé l’antécédent de la grève des mineurs du Borinage en 1959. Plus globalement, au niveau du contexte, René Leboutte synthétise les « trois problèmes structurels », qui constituent la toile de fond de la grève – « la mutation des sources énergétiques », « une nécessaire recomposition du paysage sidérurgique » et « une économie wallonne condamnée à une dure reconversion face à une économie flamande » –, en replaçant la situation locale « dans le consensus du processus de construction européenne » (pages 28-29). L’importance de la grève elle-même est auscultée par Jean Puissant : « la grève de l’hiver 60-61 est certainement en nombre de journées non prestées pour cause de grève (plus de 5.247 millions), la plus importante du siècle et même de l’histoire du pays. En revanche, relativement au nombre de grévistes mobilisés au même moment par rapport au nombre de salariés, les grèves de 1936 (sans doute la plus générale) et celle de 1913 lui sont supérieures. En longueur, la grève des mineurs borains de 1932 la dépasse de loin… Mais il s’agissait d’une grève sectorielle et locale, même si elle s’est étendue à d’autres professions et à d’autres régions (le Hainaut charbonnier en gros). Il est possible ainsi de classer les événements les uns par rapport aux autres et d’évaluer l’importance de la grève en terme historique et pas seulement mémoriel » (page 112). Il évoque également, au passage, l’hypothèse « séduisante » « d’une génération syndicale spécifique », qui se vérifie en tous les cas par rapport à plusieurs dirigeants, dont André Renard.

Les angles d’approche, variés, ne délaissent pas la micro-histoire. Rik Hemmerijckx étudie ainsi un journal ouvrier catholique, Le Travailleur, né juste après la grève, et qui tenta le « rassemblement d’une nouvelle gauche » (page 215), l’un des précurseurs de l’expérience de l’Union démocratique et progressiste (UDP) en 1970, tandis que Samia Beziou offre une intéressante analyse de la pratique de la grève à La Louvière, basée entre autre sur les témoignages oraux de neuf témoins. Elle met en évidence le paradoxe d’assemblées de grévistes mécontents de la tournure donnée à la grève par la coordination syndicale, mais n’exprimant jamais « la volonté de rompre ce double pouvoir et de prendre la place de la Coordination Wallonne. Au contraire, toutes les motions de critique, y compris celles demandant une radicalisation des actions, seront accompagnées du rappel de la confiance des grévistes envers la Coordination » (page 88). Francine Bolle (également contributrice à ce numéro) tente de cerner les positionnements de la gauche syndicale communiste et trotskiste durant la grève, montrant que la première entendait réserver la direction du mouvement au syndicat socialiste (FGTB), malgré une poignée de dirigeants droitier (page 100). Et de conclure : « l’entreprise de la gauche syndicale radicale sur la tournure du mouvement une fois celui-ci déclenché semble ainsi avoir été finalement relativement faible, comme le déplore d’ailleurs une grande partie de la gauche révolutionnaire dans ses propres bilans et analyses de la grève de l’hiver 1960 concluant quasi unanimement sur la nécessité de constituer une direction capable d’impulser à l’avenir cette nécessaire radicalisation du mouvement » (page 106). Si la figure centrale du dirigeant syndical, André Renard (1911-1962), est présente dans de nombreuses pages, elle n’est abordée de front – et de manière pas toujours critique – que dans un seul article où le renardisme est défini comme la tentative de renforcer et d’unir « la référence wallonne et populaire et la référence socialiste  (…) dans le programme des « réformes de structures » » (page 204). Étrangement, le rôle et la place d’Ernest Mandel sont peu approchés dans ce livre. Enfin, remarquons l’article original de José Gotovitch sur la grève à l’Université Libre de Bruxelles, qui était jusque là surtout mobilisée autour de la lutte anticoloniale (Algérie et Congo) et pour « la démocratisation des études » (pages 126-127). En rappelant « l’esprit mandarinal » qui prévalait alors, l’auteur montre que « l’aspect social [de la grève] est largement relayé par l’anticléricalisme, ressort toujours sensible à l’ULB » (page 135). S’interrogeant pour finir sur l’héritage de cette grève au sein de l’université, il insiste sur « l’émergence du syndicalisme professoral » (page 140).

Si, malheureusement, le contexte européen reste dans l’ombre, les liens et l’impact avec la France sont au centre de plusieurs interventions. Michel Pigenet évoque les actions de solidarité des cégétistes et la grille de lecture du PCF : « les photos et les récits que diffuse la presse communiste renvoient ses lecteurs à leurs souvenirs des conflits de 1947 et 1948 » (page 61). De son côté, Frank Georgi explore le positionnement de « la nouvelle gauche » française face à la grève belge, à travers principalement l’interprétation de Socialisme ou Barbarie (SoB). Cependant, cette notion de « nouvelle gauche » telle qu’elle est définie ici, englobant André Gorz, le PSU, l’Internationale situationniste et SoB est par trop hétérogène et contradictoire pour offrir un outil efficace de compréhension. Enfin, Mateo Alaluf rappelle les débats sociologiques contemporains de la grève, en France comme en Belgique, portés par Henri Janne, Serge Mallet, Alain Touraine, SoB… autour des transformations de la (« nouvelle ») classe ouvrière. Dès lors, la grève générale belge sert de démenti – c’est d’ailleurs le titre de l’article d’André Gorz dans Les Temps Modernes2, cité par Alaluf – à tous ceux qui entendaient consacrer la disparition de la combativité ouvrière et la dissolution de la classe dans la masse du « grand public » (page 189).

La mémoire de la grève est étudiée de manière originale par le biais de son écho dans la BD et son évocation par la télévision belge. Anne Roekens fait observer que « d’un point de vue quantitatif, l’hiver 1960-1961 apparaît comme peu représenté, voire sous-représenté, sur le petit écran belge francophone » (page 314). Et lorsqu’il l’est, il « sert presque automatiquement d’arrière-plan aux magazines focalisés sur la Wallonie » (page 316). Quant à Luc Courtois, il montre une tendance au sein de la BD évoquant cette grève à faire glisser le « paradigme de la grande industrie » vers des préoccupations plus écologiques (page 302). De manière plus implicite, il est intéressant de remarquer l’hypothèse d’une même mémoire occultée en France et en Belgique, pour les mêmes raisons. Ainsi, Georgi conclut son intervention sur Mai 68, écrivant que « l’événement monstre qui vient de se produire dans son propre pays a, pour la « nouvelle gauche » française qui se proclame désormais « autogestionnaire », achevé de rejeter dans l’oubli le souvenir de la « grève du siècle » » (page 76) tandis que Gotovitch affirme que pour les étudiants, « la puissance mémorielle de mai 68 a effacé ’60-‘61 » (page 139).

Les enjeux actuels des interprétations divergentes de la Grève du siècle quant à son ancrage national et/ou wallon, son caractère innovant ou, au contraire, clôturant une phase historique, sa dimension insurrectionnelle ou réformiste, etc. ressortent de la lecture de ces pages. Julien Douhet, analysant les lois sur le maintien de l’ordre, qui ont suivi la grève, rappelle avec raison qu’« aborder un débat politique autour de l’évolution de la législation sur le « droit de grève » ne peut se faire sans avoir à l’esprit les débats actuels sur le service minimum, la grève politique, la « liberté du travail »… Des thèmes d’ailleurs présents dans les débats d’il y a un demi-siècle » (page 243). Il aurait fallu, à l’instar de Douhet, plus globalement insister sur le fait que les interprétations historiques ne se cantonnent pas à des débats académiques, mais sont également liées à des orientations politiques. De plus, l’absence d’études sur le mouvement de grève en Flandres prédétermine l’interprétation wallonne de l’événement. On regrettera aussi, au niveau du contexte politique et économique belge, que le lien avec l’indépendance du Congo soit à peine évoqué. Enfin, ce livre ne corrige malheureusement pas les défauts de l’historiographie belge telle qu’elle est définie et critiquée par Bolle : absence de « l’analyse du rôle des ailes syndicales féminines, immigrées, employées (…), montrant une fois encore la faible ouverture de la recherche en histoire syndicale belge à l’étude de ses branches marginales (à savoir tout ce qui n’est pas ouvrier, masculin, réformiste) » (page 92). Cependant, à défaut de combler les absences de l’historiographie, ce recueil offre un intéressant état des lieux sur la recherche et les débats actuels autour de la Grève du siècle.

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Frédéric Thomas, « Luc Courtois, Bernard Francq et Pierre Tilly, Mémoire de la Grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique, Bruxelles, Le cri, 2012, 340 p. », Dissidences [En ligne], Juillet 2012, Varia, publié le 02 juillet 2012 et consulté le 19 avril 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=601

Auteur

Frédéric Thomas

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