Avec ce précieux ouvrage, François Denord, sociologue, effectue une plongée dans les origines françaises de la politique néo-libérale qui semble en apparence triompher sous l'ère Sarkozy. Partant des débuts du XXème siècle, il dresse le tableau d'un Etat qui en vient à jouer un rôle de plus en plus marqué dans l'économie nationale. Le livre montre bien que si le néo-libéralisme n'est pas né en France, il y a trouvé un terrain favorable et des relais importants, en particulier Louis Rougier, inventeur de l'expression française, et adversaire convaincu de la démocratie et de l'égalité entre les hommes. A cet égard, on voit bien tout ce que cette idéologie politique foncièrement anticommuniste entretient comme liens avec certaines élites, et surtout son caractère international, qui est une de ses principales forces.
Si les choses se mettent en place à compter surtout de 1938, avec la fondation du Centre international d'études pour la rénovation du libéralisme, appuyé en particulier sur le livre de référence de Walter Lippmann, La cité libre , et sur un contexte de politique gouvernementale de régression sociale qui entre en résonance avec le néo-libéralisme, elles sont brutalement interrompues par la guerre. Les trajectoires s'individualisent alors fortement, confirmant la très grande diversité intrinsèque de ce jeune mouvement, allant de leaders de la CGT réformiste à de grands patrons. Marginalisé à la Libération, le mouvement libéral est de surcroît divisé, avec diverses formations politiques qui s'en réclament et des rivalités de personnes. C'est là l'apport principal du livre : un tableau extrêmement large des hommes et des réseaux qui ont porté le néo-libéralisme, nationalement et internationalement (la société du Mont-Pèlerin, par exemple).
En fait, c'est dans la seconde moitié des années 50 que le néo-libéralisme commence sa conquête de l'hégémonie en France : d'abord par la création de la CEE, que François Denord qualifie fort justement de cadre néo-libéral ; ensuite avec l'arrivée au pouvoir de de Gaulle. Si les conceptions économiques de ce dernier sont relativement syncrétiques (mais sans aller toutefois jusqu'au « fouriérisme », p.259 !), elles n'en revêtent pas moins une ouverture à ce courant, incarnée dans le Comité dit Armand-Rueff, qui livre au début des années 60 le premier exemple de plan détaillé pour la mise en place d'une France néo-libérale. Le libéralisme s'accentue avec Pompidou, puis la conversion s'accélère de la fin des années 70 (les « nouveaux économistes ») jusqu'au milieu des années 80, avec le discours d'alors d'un Chirac, d'ailleurs plus lié aux Etats-Unis qu'à la source française du renouveau libéral.
Malheureusement, l'étude s'arrête à la veille de la première cohabitation, alors que la quatrième de couverture parlait d'aller jusqu'à aujourd'hui… C'est là le principal reproche que l'on peut faire au livre, et on retiendra pour finir cette définition du néo-libéralisme qui a le mérite de la clarté : « le néo-libéralisme, c'est un réformisme conservateur » (p.305).