En France, 1936 et le « moment Front populaire » ne furent pas seulement des mois d’espoirs, de combats, de conquêtes d’espaces de plus grande égalité, tous phénomènes dont les différents enjeux sont mis en perspective de si savantes manières par un certain nombre d’études, en cette année du 70e anniversaire de sa naissance (voir les recensions sur notre site). Ce fut également, en contre point, l’exacerbation du sentiment nationaliste et la radicalisation des forces antisémites. Comme l’énonce si bien l’historien Ralph Schor, le Front populaire « sembla en effet incarner toutes les appréhensions et les hantises de l’extrême droite antisémite. La formation du gouvernement Blum, la politique qu’il suivit et, plus encore, les intentions qu’on lui prêta furent interprétées par les antisémites, unanimes », comme l’expression la plus pure de la dictature juive. Le 6 juin 1936, soit, au jour près, deux ans et quatre mois après l’émeute du 6 février 1934 ressentie par le peuple comme fasciste, un député de l’Ardèche, Xavier Vallat, s’en prend, du haut de la tribune de l’Assemblée nationale, au tout nouveau président du Conseil, Léon Blum : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ». L’ouvrage des deux auteurs, jeunes historiens spécialistes des rapports entre l’Etat et l’antisémitisme, est construit autour de cette séance scandaleuse de l’Assemblée. Cet événement emblématique, survenu au sein de la Représentation nationale, leur permet, par ricochets successifs, de prendre le pouls de la société française et d’en déterminer ainsi le degré de fièvre antijuive. Notons que cet ouvrage paraît dans une petite maison d’édition de province, dont il faut saluer le courage éditorial d’oser publier des livres d’histoire politique. En 1936, Vallat est déjà une figure de la droite parlementaire : il a 44 ans et il est le vice-président de la commission d’enquête sur l’affaire Stavisky qui ébranla le monde politico-financier de la IIIe République deux ans auparavant. C’est un réactionnaire fier de l’être, un des dirigeants de la puissante Fédération nationale catholique, un combattant anti-maçonnique car son activité politique est « essentiellement dominée par son engagement en faveur de la liberté de l’enseignement » et donc contre « l’école sans Dieu ». Son antisémitisme affleure ici ou là, dans certaines de ses interventions, mais il n’apparaît pas, encore, comme un antisémite forcené. Par contre, c’est le meilleur orateur de cette droite qui siège sur les bancs de l’Assemblée. Léon Blum, lui, a 64 ans. Dreyfusard actif, partisan de Jaurès puis de l’Union sacrée lors de la guerre de 1914-1918 (il sera même chef de cabinet de Marcel Sembat, ministre des Travaux publics, de 1914 à 1916), il prend la tête de l’opposition à la transformation de la SFIO en un parti communiste, lors du congrès de Tours en décembre 1920. Partisan de l’exercice du pouvoir, mais non de sa conquête violente, il devient la figure emblématique et le chef moral de la SFIO dans les années trente. Son opposition résolue au bolchévisme-léninisme n’empêche nullement toutes les forces réactionnaires, conservatrices et d’extrême droite, de se focaliser sur sa personne. Léon Blum devient, dans ces années-là, pour reprendre ses propres paroles, « l’homme le plus insulté de France ». Insulté par écrit, comme par l’historien royaliste Pierre Gaxotte pour qui Léon Blum « incarne tout ce qui [me] révulse le sang et [me] donne la chair de poule. Il est le mal, il est la mort », ou insulté par d’innombrables caricatures, dont les plus symptomatiques de la haine que Léon Blum suscitait sont celles où il est travesti en femme. Cette haine surgit au grand jour, quatre mois avant la déclaration ministérielle du nouveau président du conseil, le 13 février 1936 : Léon Blum est agressé et frappé par des royalistes venus aux obsèques du maurassien Jacques Bainville, autre historien. L’apostrophe de Vallat vaut symptôme car celui-ci se vante, dans les échanges qui suivent son énonciation, « de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas » (p. 67). Cette expression semble faire partie de toute bonne rhétorique d’extrême droite, puisqu’elle court de Drumont en 1895 à Le Pen dans les années 1990. La presse favorable au Front populaire dénonce la provocation et cette « offensive brutale et répugnante de la droite fasciste » (L’Humanité, 7 juin 1936), alors que les journaux de droite approuvent cette agression verbale, ou bien la déplorent en termes plus ou moins vifs. Par contre, dans l’opinion publique, du moins celle qui va prendre la plume pour s’adresser au député (254 lettres, conservées aux Archives municipales de Lyon), ce qui domine, et largement (238 sur 254), c’est un enthousiasme frénétique, une exultation d’avoir entendu, enfin, la « vérité » sur l’influence juive aux plus hauts sommets de l’Etat. Cette collection de « paroles françaises » issues en très grande majorité de la classe moyenne (enseignants, avocats, médecins etc.) occupe la seconde partie de l’ouvrage. Xavier Vallat devient le héros d’une France prête à accepter « douze Hitler plutôt qu’un Blum », selon l’aphorisme de l’écrivain Céline (p. 128). Afin de ne « pas devenir le dépotoir des juifs de Palestine » (p. 155), la France doit être conduite « par des fils de ces paysans qui depuis deux mille ans cultivent notre terre et la défendent » (p. 152). La lecture de ces échantillons haineux prouve que la propagande antisémite, avec tous les thèmes qui fleurissent dans la presse spécialisée depuis des décennies, s’est enracinée dans des franges importantes de la société française, surtout si l’on prend en compte le fait que beaucoup de ceux qui partagent cette idéologie ne possèdent pas d’acquis culturels assez stables pour oser s’adresser à un parlementaire.
Cet événement eut des suites que l’on connaît – Xavier Vallat devint en mars 1941 commissaire général aux questions juives, avant d’être arrêté en août 1944 et condamné en 1947 à 10 ans de prison – et d’autres qui se laissent aisément deviner. En effet, ces « antisémites moyens » des années trente, que Vallat (avec d’autres) « libéra » de leur haine enfouie sous le masque des conventions démocratiques, comment ne pas imaginer ce qu’ils firent, une fois qu’un régime politique, celui de Vichy, leur eut permis d’agir au lieu de simplement écrire ?