Stéfanie Prezioso est Professeure d’histoire contemporaine à la Faculté des Sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. Ses travaux portent principalement sur la génération de 1914, la question de l’exil politique, et sur les problèmes historiographiques relatifs à l’appropriation de la mémoire historique. Elle est l’auteure notamment de Itinerario di un "figlio del 1914". Fernando Schiavetti dalla trincea all'antifascismo (Bari 2004) ; Tant pis si la lutte est cruelle ! Volontaires internationaux contre Franco, (Paris 2008) (éd. Avec Jean Batou et Ami-Jacques Rapin) ; L’heure des brasiers. Violence et révolution au 20e siècle, (Lausanne 2011) (éd. avec David Chevrolet). “Antifascism and Antitotalitarianism: the Italian Debate”, Journal of Contemporary History, Vol. 43, n°4, October 2008, p. 555-572 ; « Neutralité et droit d’asile au temps du fascisme et de l’antisémitisme (1930-1939) », La Suisse et les ambivalences de la neutralité. Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°93, janvier-mars 2009, p. 23-31.
La pléthore d’études consacrées à Antonio Gramsci et les analyses centrées sur le révolutionnaire libéral antifasciste Piero Gobetti, mort prématurément en 1926, laissent jusqu’ici une place exiguë à la relation entre ces deux militants1. Peu d’ouvrages ont d’ailleurs été dédiés à leurs rapports réciproques. Parmi les quelques exceptions notables, on citera le livre de Paolo Spriano, Gramsci e Gobetti. Introduzione alla vita e alle opere, né d’un intérêt de longue date de l’historien du Parti communiste italien qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, rédigeait déjà un mémoire de licence sur la figure du jeune libéral turinois2. Ami de la famille, il avait pu bénéficier d’un accès direct aux sources. Dans les années 1960 et 1970, il allait ainsi diriger l’édition des œuvres complètes de Piero Gobetti3.
Si peu de travaux ont analysé leur « rapport singulier », leurs influences réciproques ont en revanche fait l’objet d’une instrumentalisation visant soit à dénoncer le « bolchevisme » du libéral Gobetti, soit à valoriser le « libéralisme » du communiste Gramsci4. Faire de Gramsci un intellectuel “respectable” passait presque inéluctablement par ses affinités avec Gobetti. Dans cette optique, on rapporte à l’envi la stupeur du philosophe libéral italien Benedetto Croce qui, lisant les Lettere dal carcere en 1947, aurait déclaré : « c’est l’un des nôtres » ; l’intellectuel Luigi Russo n’avait-il pas à la même date, dans sa revue Belfagor, défini la pensée de Gramsci comme celle d’un « communiste libéral »5 ? Aujourd’hui le livre de Franco Lo Piparo s’inscrit dans cette lignée, soulignant les analogies entre les deux hommes et la substantielle identité « libérale » qui les unit6. À l’inverse, pour garder Gobetti du « bon côté de la barrière », il fallait nettement distinguer sa radicalité de celle du communiste sarde, sa « révolution libérale » de la « révolution communiste ». D’autant que les usages publics et politiques de leurs deux trajectoires, d’un côté comme de l’autre de l’échiquier politique (y compris par Silvio Berlusconi), n’ont pas manqué depuis des décennies7.
À ces polémiques souvent vives s’ajoute le lissage rétrospectif qui fait de Gramsci et de Gobetti les garants de la « démocratie italienne » telle qu’elle se présente aujourd’hui8. Ces « grands hommes », souffrent en effet, pour reprendre l’expression de Peter Thomas, « du compliment déloyal accordé à chaque classique : plus souvent référencé que réellement lu »9. Tous deux sont passés dans le « domaine public » avec la dose « d’approximations et de distorsions que cela suppose »10. Pire encore, un sondage médiatique a transformé les deux « Turinois » (Gramsci était d’origine sarde, mais il a exercé l’essentiel de son activité politique dans la capitale piémontaise) en « questions pour un champion », où Antonio Gramsci côtoie son bourreau Benito Mussolini parmi les « super-Italiani », tandis qu’un autre quiz fait de l’identité de Piero Gobetti une question de culture générale pour étudiant en médecine en mal d’humanité11 ?
Et pourtant, il me paraît impossible de vraiment comprendre Gramsci sans Gobetti, et a fortiori Gobetti sans Gramsci12. Paolo Spriano allait même jusqu’à dire que « Gobetti menait à Gramsci »13. L’association des deux est en effet presque de rigueur, tant leurs parcours semblent imbriqués : un même « laboratoire politique » (biennio rosso), une même ville (Turin, la « Petrograd italienne »14), un même « humus » culturel (les philosophes et chefs de file de l’idéalisme italien Benedetto Croce et Giovanni Gentile ; proche d’eux, le journaliste et éditeur Giuseppe Prezzolini, fondateur de la revue culturelle et littéraire La Voce, l’une des plus en phase les débats politico-culturels du tout début du 20e siècle, et entre autres l’historien méridionaliste Gaetano Salvemini). Il n’est pas jusqu’à leur mort, l’un en exil en février 1926 par suite des coups répétés des escouades fascistes, l’autre en avril 1937, après onze années de prison, qui ne les rassemble15. Leur proximité n’en a pas pour autant été envisagée jusqu’ici dans toute sa complexité. Ce n’est évidemment pas l’objectif de cette bien trop courte contribution. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est de tenter de comprendre le processus par lequel Antonio Gramsci et Piero Gobetti, deux penseurs en constante évolution, s’entrecroisent, et interagissent, et ceci dans l’une des périodes les plus intenses, parce que les plus chargées d’espoir, de l’histoire de l’Italie contemporaine, celle des Conseils d’usine de Turin16.
Gramsci arrive à Turin en 1911, à vingt ans à peine, pour y entamer des études de Lettres qu’il sera contraint d’abandonner en 1915, par manque de moyens financiers qu’aggrave un état de santé déjà précaire. Entre 1913 et 1914, il entre dans les rangs du Parti socialiste et devient rapidement l’une des plumes du Grido del Popolo, organe socialiste turinois, et des pages turinoises de l’Avanti ! (organe du Parti socialiste italien), dans lesquelles il tient, entre autres, la rubrique théâtrale. Au cours de cette période, marquée par l’indigence et la maladie, Turin devient à tout point de vue sa ville d’adoption. À partir de 1917, il intensifie son activité éditoriale en cherchant à saisir les impacts de la guerre sur les luttes de classes en Russie bien sûr, mais aussi en Italie et en particulier à Turin ; il prend alors la direction du Grido del Popolo17. Gobetti, de dix ans son cadet, naît à Turin en 1901 dans une famille de petits commerçants. Élève brillant, il s’inscrit en 1918 à la Faculté de droit de l’université de Turin. Auteur génial, il est tour à tour critique théâtral et littéraire, essayiste et historien du temps présent ; il collabore à de nombreux journaux, dont L’Ordine Nuovo, créé par Gramsci en 1919, pour lequel il devient critique littéraire. Il ne fonde pas moins de trois revues et une maison d’édition, qui sera au cœur de la bataille antifasciste intellectuelle radicale de l’immédiat après-guerre. Infatigable « organisateur de la culture », comme le définira Gramsci, il a pour projet, jamais accompli, d’éditer en un seul volume les écrits de Gramsci, parus dans L’Ordine Nuovo18.
Gobetti et Gramsci se rencontrent à Turin au sortir de la guerre, vraisemblablement au début de l’année 1919, par l’intermédiaire d’Andrea Viglongo19. Ce collaborateur de l’édition piémontaise de l’Avanti ! aurait été approché par Gramsci afin qu’il lui présente le jeune prodige qui, à 17 ans à peine, en 1918, vient de fonder la revue culturelle Energie Nove. Dans ce cadre, Piero Gobetti réussit à s’attacher la collaboration des intellectuels italiens les plus en vue du moment, de Benedetto Croce à Luigi Einaudi, de Gaetano Salvemini à Giuseppe Prezzolini. Gramsci entame alors une collaboration et un dialogue avec Piero Gobetti, qui débouchent sur la publication « d’innombrables articles » du premier dans la revue du second, à partir de février 191920.
L’intérêt de Gramsci pour le jeune libéral aux idées foisonnantes, certains diront “confuses”, s’explique en partie par ce que nous pourrions définir avec Karl Mannheim comme une « situation de génération »21. Ils appartiennent en effet à une même génération politique et culturelle, alimentée par l’idéalisme de Benedetto Croce et de Giovanni Gentile, l’activisme de Georges Sorel et le « concrétisme » de Gaetano Salvemini, dont la revue L’Unità, fondée en 1911, saura les inspirer chacun à leur manière22. Ils sont tous deux en rupture avec le vieux socialisme italien à l’hypertrophie bureaucratique duquel ils opposent le « sens éthique de la politique », le « volontarisme » et l’« action »23 ; une génération s’appliquant à une relecture et/ou une révision du marxisme, un Marx « libéré […] des scories positivistes et naturalistes » (Gramsci), dont le « matérialisme historique » serait débarrassé de tout « déterminisme » (Gobetti)24. À cela s’ajoute une inscription semblable au sein de la « constellation » large du « libéralisme d’opposition » du début du 20e siècle, antiautoritaire et qui a pour première cible Giovanni Giolitti, plusieurs fois président du conseil et synonyme, pour cette jeune génération, de corruption et de clientélisme25. Gioele Solari, professeur de philosophie du droit à l’Université de Turin, exprimera particulièrement bien l’impact de ces transferts culturels et politiques sur les deux intellectuels : « Tous deux se formèrent à l’idéalisme activiste et historiciste de Gentile et de Croce : tous deux traduisirent l’historicisme spéculatif et aprioristique de Croce en historicisme concret en rapport à une réalité donnée, la réalité nationale ; tous deux comprirent le matérialisme historique […] comme une philosophie de la praxis tendant non seulement à connaître mais à changer le monde »26.
Le champ des possibles que détermine une exposition à cette riche configuration culturelle et politique, véritable laboratoire de l’Italie du début du 20e siècle, va favoriser chez les deux hommes une appréhension convergente de la lutte menée par les ouvriers turinois au sortir de la Première Guerre mondiale27. Ce n’est donc pas tant la médiation de l’idéalisme de Croce et de Gentile ou celle de l’activisme et du volontarisme inspirés par les revues philosophiques et littéraires italiennes (de La Voce de Prezzolini à L’Unità de Salvemini) en soi qui rapprochent les deux intellectuels révolutionnaires, mais ce qu’ils en retiennent, chacun à leur manière, dans « la conjoncture exceptionnelle » du contexte révolutionnaire turinois28. Il est en effet à mon sens tout à fait essentiel de comprendre cela, faute de quoi on risque de céder aux raccourcis faciles et peu avertis, menant presque naturellement de Croce à Gramsci et de Prezzolini à Gobetti29.
Si l’on en croit Alain Badiou, « le sujet est de l’ordre de ce qui arrive, de l’événement ». C’est donc bien « l’expérience concrète de la masse en mouvement » qui marque un tournant dans le parcours de ces deux « personnalités singulières », qui cimente leur point de rencontre : les révolutions russes bien sûr, mais aussi les luttes ouvrières qui secouent la capitale piémontaise30. Dès avril 1917, Gramsci insiste sur « l’extraordinaire nouveauté », la formidable force créatrice et le caractère socialiste des événements révolutionnaires qui se produisent en Russie, bien distincts selon lui de la Grande Révolution française31 : « […] nous autres, écrit-il dans “Notes sur la Révolution russe”, nous sommes persuadés que la Révolution russe est non seulement un événement, mais un acte prolétarien, et qu'elle doit naturellement déboucher sur le régime socialiste. […] en Russie, poursuit-il, c'est une nouvelle conception de la vie qu'a créé la révolution. La révolution ne s'est pas contentée de remplacer un pouvoir par un autre, elle a remplacé des mœurs par d'autres mœurs, elle a créé une nouvelle atmosphère morale, elle a instauré la liberté de l'esprit, en plus de la liberté physique » 32.
Gramsci est aussi l’un des rares à entrevoir les formidables potentialités ouvertes par la guerre, perçue comme facteur « d’accélération » des processus révolutionnaires en Europe, en particulier en Italie, non seulement du point de vue de la crise des sociétés bourgeoises dans leur ensemble mais aussi du « surgissement d’une nouvelle conscience de classe », favorisée par la « forte concentration » ouvrière dans les tranchées33. Dans l’article envoyé en février 1919 à la revue de Piero Gobetti, Energie Nove, il soutient ainsi : « […] le problème concret aujourd’hui en pleine catastrophe sociale, quand tout a été dissout et que chaque hiérarchie autoritaire est irrémédiablement défaite, est d’aider la classe des travailleurs à assumer le pouvoir politique […].»34
De son côté, Piero Gobetti est à tel point fasciné par la révolution bolchevique qu’il se met au russe. Il affirme que son libéralisme prend racine dans l’expérience concrète des luttes de ceux d’en bas, dont les soviets de Russie sont en ce moment l’expression la plus achevée35. Il ne craint pas de vanter la « volonté d’autonomie » des ouvriers en lutte pour leur émancipation36. Il envisage ainsi le mouvement ouvrier comme « la liberté en train de s’instaurer », et la révolution d’Octobre comme « une affirmation de libéralisme», parce qu’elle a brisé « un esclavage séculier » en créant un État dans lequel « le peuple a foi » 37. La revue fondée par Gobetti en 1920, La Rivoluzione liberale, dont le titre « oxymorique » suscite de nombreuses perplexités à gauche comme à droite de l’échiquier politique, constitue ainsi un « programme d’action, un mot d’ordre »38. Sa révolution libérale, doit en bref « dépasse[r] le passé, et le porte[r] en elle » 39 ; la liberté qu’il entend défendre est ce faisant une liberté « qui libère », liée indissolublement à la révolution sociale40. « Libre initiative d’en bas », rôle de l’individu et non de la « masse » dans l’histoire, constituent les piliers de son libéralisme révolutionnaire et libertaire41.
L’influence de Gramsci sur le jeune libéral est palpable, renforcée par la lecture de L’Ordine Nuovo ; il présentera ce journal, fondé le 1e mai 1919 par Antonio Gramsci, Palmiro Togliatti, Umberto Terracini et Angelo Tasca, noyau constitutif du futur Parti communiste d’Italie, comme « un journal d’idées, très singulier en Italie, conscient de l’importance des problèmes nationaux, se préoccupant de fonder une conscience politique nouvelle et d’écouter les exigences du monde moderne »42. Elle ira grandissant dans le courant de l’année 1920, au moment où Gramsci et son journal se placent au cœur d’une expérience nouvelle visant, à travers les Conseils d’usine, à expérimenter un « ordre nouveau ». Comme le souligne dans ses mémoires Alfonso Leonetti, rédacteur de L’Ordine Nuovo, parmi les créateurs du Parti communiste d’Italie jusqu’à son expulsion en 1930, enfin fondateur de la Nouvelle opposition communiste, proche des positions trotskistes : « Turin, la ville de l’automobile, devient la ville des commissaires de section, la ville que des journalistes du monde entier viennent visiter, et que tous appellent “la Mecque du communisme italien”, la “Petrograd d’Italie”. Et pour certains même, la “ville de Gramsci” »43. Les Conseils d’usine, instruments d’autonomie et, pour reprendre les termes de Gramsci, « d’autogouvernement des masses » sont immédiatement perçus par Gobetti, comme un « embryon » des soviets en Italie et le point de départ de processus révolutionnaires nouveaux 44 : « Durant toute l’année 1920, écrira Gobetti en 1922, le Conseil d’usine a été le centre de l’activité révolutionnaire, la question autour de laquelle se sont distinguées les diverses nuances du mouvement ouvrier, l’instrument de la lutte contre les organisations patronales »45.
Cette expérience de démocratie ouvrière par en-bas ne laisse d’enthousiasmer le jeune libéral, d’autant que Turin semble devoir, selon les prévisions « torinocentriques » un « peu trop optimistes » de Gramsci, « conquérir une fois encore la Péninsule »46. Turin, cité industrielle et moderne par excellence, n’avait en effet pas vu faiblir la combativité ouvrière, y compris durant la guerre où elle en avait été l’épicentre (pensons notamment à l’insurrection d’août 1917, réprimée dans le sang)47. Dès la fin de l’année 1919, le mouvement des Conseils organisait des dizaines de milliers d’ouvriers. La fonction proprement subversive et révolutionnaire des Conseils par rapport aux modes d’organisation du mouvement ouvrier et syndical italien avait été théorisée par Gramsci ; il y voyait un premier pas « vers la réalisation de la révolution socialiste »48. C’est en particulier durant les grèves d’avril 1920, puis lors de l’occupation des usines en septembre de la même année, que le mouvement impulsé par Gramsci et les ordinovistes semble effectivement constituer le prélude d’une « révolution en acte », même si, comme le montrent les travaux de Yannick Beaulieu, « l’image d’une unité ouvrière » sans faille s’écorne à la lecture des procès qui ont suivi l’occupation49. En avril, la grève de principe des ouvriers de la Fiat, dite « des aiguilles », « pour le contrôle ouvrier de la production », s’élargit à l’ensemble des ouvriers de la ville : « Pour la première fois dans l'histoire, écrira Gramsci à la suite de la grève, en effet, on a vu un prolétariat engager la lutte pour le contrôle de la production sans avoir été poussé à l'action par la faim ou par le chômage. De plus, ce ne fut pas seulement une minorité, une avant-garde de la classe ouvrière qui entreprit la lutte, mais bien la masse entière des travailleurs de Turin qui entra en lice et mena le combat jusqu'au bout en faisant fi des privations et des sacrifices. La grève des métallurgistes dura un mois, celle des autres catégories de travailleurs dura dix jours »50.
En juin 1920, Gobetti, non content de relever le rôle de cette grève dans laquelle les ouvriers se sont engagés avec des « objectifs idéaux », décrit à Giuseppe Prezzolini un Gramsci « pour lequel tous les jeunes socialistes ont une admiration et une confiance enthousiaste »51. Quelques mois plus tard, l’occupation des usines représente « le dernier sursaut révolutionnaire » avant l’arrivée du fascisme au pouvoir. Plus de 180 usines occupées à Turin et des milliers d’ouvriers radicalisés par une lutte de classe toujours plus tangible, la révolution semble à portée de main. Gramsci ne se leurre pourtant pas, lorsqu’il souligne, en septembre 1920, la « facilité » avec laquelle les ouvriers ont occupé les usines et la signification de ces événements : « Il faut donc dire la vérité à la masse ouvrière. Il ne faut pas que les ouvriers puissent croire un seul instant que la Révolution communiste est aussi facile à réaliser que l'occupation d'une usine non défendue » ; et il poursuit : « L'occupation des usines de la part des masses ouvrières est un événement historique de première importance ; c'est une étape nécessaire du développement révolutionnaire et de la guerre de classe ; mais il faut en fixer avec exactitude la signification et la portée et en tirer tous les éléments utiles à l'élévation politique des masses et au renforcement de l'esprit révolutionnaire »52. Pour sa part, bien que ne se sentant pas « encore la force de suivre [les ouvriers] dans leurs efforts », Gobetti sent confusément que sa « place serait du côté de ceux qui montreraient le plus de religiosité et le plus d’esprit de sacrifice »53.
En avril 1922, à la veille de l’arrivée du fascisme au pouvoir, Gobetti insistera : « Face au grandiose mouvement des Conseils […] un libéral ne peut avoir [une] position simplement négative […]. Quiconque […] espère en une reprise du mouvement révolutionnaire du Risorgimento […] a pu croire à bon droit pendant un moment que la nouvelle force politique dont l'Italie a besoin surgirait de ces aspirations et de ces sentiments. […] »54. Il vantera alors la capacité des communistes turinois, et de Gramsci en particulier, à se confronter aux problèmes concrets que posait l’autogouvernement des ouvriers. Il ne s’agit donc pas de ce que certains ont pu appeler un enthousiasme démesuré pour les « soulèvements ouvriers », mais d’une admiration sincère pour la finesse d’analyse du fondateur de L’Ordine Nuovo et la force du militant communiste : « Antonio Gramsci, écrit-il dans une page demeurée célèbre, a la tête d’un révolutionnaire ; ses traits semblent construits par sa volonté, découpés brutalement et fatalement par une nécessité qu’il a dû accepter sans discussion : le cerveau a écrasé le corps. Le chef dominant des membres malades, il semble construit selon les rapports logiques d’une utopie rédemptrice et conserve de l’effort la rudesse d’un sérieux impénétrable »55.
Comme l’avait anticipé Gobetti, l’échec de l’occupation des usines, marquera « le début de la décadence »56. Quelques mois plus tôt, suite aux grèves d’avril 1920, Gramsci, en avait eu une conscience aiguë : « La phase actuelle de la lutte de classe en Italie est celle qui précède, soit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire et le passage à de nouveaux modes de production et de distribution permettant une reprise de la productivité, soit une terrible réaction de la part de la classe possédante et de la caste gouvernante. On ne reculera devant aucune violence pour soumettre le prolétariat industriel et agricole à un travail servile »57. À partir du mois de mai (2e Congrès du mouvement fasciste), Benito Mussolini prépare sa « contre-révolution préventive » qui, sur les décombres du mouvement ouvrier italien, va lui permettre d’accéder au pouvoir deux ans plus tard58.
Cette nouvelle étape marque une rupture dans le parcours intellectuel et politique de la génération à laquelle appartient Piero Gobetti. Alors, les liens entre Gramsci et Gobetti se relâchent ; la bataille antifasciste quotidienne va pousser le jeune intellectuel à affiner les fondements de sa « révolution libérale » : une révolution où l’autogestion et l’autonomie ouvrière tiennent un rôle principal. En cette année 1922, les critiques au Parti communiste, fondé en janvier 1921 à Livourne, au cœur duquel se trouvent entre autres Gramsci, Terracini, Tasca et Togliatti, ne manquent pas. Gobetti reproche en particulier à ses leaders d’avoir perdu en chemin l’élan créateur impulsé par les Conseils d’usine. Il ne conçoit pourtant pas de révolution « triomphante » sans « l’adhésion d’une aristocratie politique libérale [celle qu’il entend créer] au mouvement venant d’en bas »59. Et en octobre 1922, alors que Mussolini est au seuil du pouvoir, il définira ainsi la radicalité de son engagement : « Nous sommes révolutionnaires car nous créons les conditions objectives qui, en accompagnant la montée des classes prolétaires […], engendreront la nouvelle civilisation, le nouvel État »60. En cela, Gramsci a raison de souligner, dans les pages qu’il lui dédie quelques mois après sa mort, qu’au contact des ordinovistes Gobetti « avait compris le rôle historique et social du prolétariat et ne pouvait plus en faire abstraction »61.
Pour Gramsci, il était évident que le jeune intellectuel libéral « ne serait probablement jamais devenu communiste ». Mais peu importait ; sa pratique politique et son action démontraient à ses yeux qu’un « certain nombre d’intellectuels [étaient] plus à gauche que les maximalistes et n’[étaient] pas opposés à collaborer avec le prolétariat révolutionnaire » 62. Parmi eux, Gobetti s’était révélé « un organisateur de la culture d’une valeur extraordinaire », très utile aussi aux luttes ouvrières de l’après-guerre italien parce qu’il « assurait la liaison avec les intellectuels méridionaux qui […] plaçaient la question méridionale sur un terrain différent du terrain traditionnel, en y associant le prolétariat du Nord ». La valorisation du rôle de cette catégorie d’intellectuels, comme le relevait en son temps Paolo Bonetti, n’est donc pas instrumentale63. En octobre 1926, l’évaluation de l’implication de Gobetti est sans appel de l’avis de Gramsci : il « a creusé une tranchée » en-deçà de laquelle « n'ont pas reculé ces groupes faits des intellectuels les plus honnêtes et les plus sincères, qui en 1919, 1920, 1921, ont senti que le prolétariat serait supérieur à la bourgeoisie en tant que classe dirigeante » 64. Les points encore obscurs du dialogue Gramsci-Gobetti restent nombreux. Une chose est sûre cependant : la rencontre de ces deux intellectuels, militants prolixes et en tous points originaux, n’aurait pu se produire sans l’indicible expérience des Conseils d’usine. Dans tous les cas, leurs échanges, suscités par le « nouveau climat historique » de l’immédiat après-guerre, laissera une empreinte profonde sur la pensée politique du 20e siècle, en Italie et ailleurs.