I – Voici un livre dangereux non parce qu’il est un livre sur les luttes féministes mais justement une critique totale de celles-ci, une critique unilatérale menant à la conclusion que seule les luttes féminines au sein des Indigènes de la République sont des luttes réelles1. Sans doute la situation difficile de l'édition militante contraint-elle à certains choix marketing dans les titres : il faut bien attirer le lecteur et à ce titre, Les Féministes Blanches et l'empire est-il sûrement plus efficace que, par exemple, « Le féminisme européen confronté à la contradiction coloniale », ce qui serait de toute façon un autre ouvrage, avec de tout autres auteurs, moins partisans ...
Les auteur-e-s, justement. En 2012, après avoir coordonné l'ouvrage collectif Race et capitalisme (Syllepse)2, contribué à Nous sommes les Indigènes de la République (Amsterdam)3 et à Contre l'arbitraire du pouvoir (La fabrique), Félix Boggio Ewanjé-Epée4 et Stella Magliani-Belkacem5 présentent ce dernier ouvrage, pamphlétaire, Les féministes blanches et l’empire. Entre deux publications, ces auteur-e-s investissent deux espaces : un espace public militant à « gauche de la gauche », comme par exemple aux Estivales citoyennes 2012 du Front de gauche (septembre) ou dans les colonnes de la revue Contretemps, et l'espace universitaire, en participant par exemple au colloque international « Penser l'émancipation », à l'université de Lausanne (25-27 octobre 2012). Félix Boggio Ewanjé-Epée y présentait une intervention intitulée Les approches du privilège blanc : marxisme, race et stratégie émancipatrice dans le panel « Race et capitalisme : stratégies et politisations antiracistes » pendant que sa co-auteure modérait les interventions de deux panels, le dernier cité et celui sur « Quel agenda féministe ? Le féminisme au défi de l'oppression néocoloniale ». Ces quelques indications historiographico-militantes indiquent déjà ce à partir de quoi chemine leur pensée.
II – Bien entendu, nous n’entrerons pas dans le manichéisme racial qu’utilisent les deux auteur-e-s pour disqualifier les luttes féministes « blanches » (dixit nos deux essayistes), y compris lors de la mise en exergue d'un exemple effectivement honteux, celui orchestré à Alger en mai 1958, par les femmes des généraux Salan et Massu (p. 24 et suivantes)6, lors des manifestations en faveur de l'Algérie française qui amènent De Gaulle au pouvoir. Néanmoins, outre qu'il est extrêmement difficile de prétendre faire de ces épouses de généraux des militantes féministes – elles n'étaient que la « vitrine » du Mouvement de solidarité féminine, organisée par des assistantes sociales7 – il eut été louable, pour le moins, de la part de nos auteur-e-s, d'indiquer que la presse du FLN (El Moudjahid) disqualifia ces femmes, forcées par le pouvoir colonial de se dévoiler, en les traitant de « femmes serviles » et de « prostituées »8. En outre, nous est-il permis de noter que cet exemple de dévoilement forcé est ressassé à l'envie dans maints textes ou interventions d'auteur-e-s membres ou proches des Indigènes de la République9, mais jamais, par contre, n'est citée cette manifestation du 8 mars 1965, où les femmes d'Alger, en solidarité avec leurs consœurs encore sous domination coloniale (Angola, Érythrée, etc.), jetèrent leurs voiles dans les eaux du port10...
Les deux auteur(e)s critiquent tout ce que le féminisme français « blanc » a pu produire des années 1920 à aujourd’hui et précisent : « le féminisme français fait partie de la tradition émancipatrice des opprimé(e)s et, comme l’ensemble de cette tradition, il est marqué par des contradictions…des points aveugles, notamment quant à la question coloniale et raciale » (p. 16). S'ensuit alors une sorte de « jeu de massacre » de toute la tradition féministe française, sur laquelle il y aurait certes à redire, mais dont on ne peut nier l’apport dans l’évolution des rapports sociaux.
III – Si, après tout, l'on peut bien dans un titre employer deux références clés des droites extrêmes, la notion de « Blanc » et celle très ambiguë d'« empire », reste que l'on s'expose à bien des dérives idéologiques et anti-scientifiques si on ne fait pas l'effort de les déconstruire et au minimum de les remettre en perspective, quand bien même l'on s'appuie sur des faits irréfutables et des anecdotes innombrables sur l'histoire des luttes, comme les scènes de dévoilement en Algérie française.
Malheureusement, ce n'est pas le cas dans cet ouvrage, et du coup, ce qui aurait pu être une critique constructive et nécessaire de l'articulation entre les luttes contre les diverses oppressions devient une charge sans objet autre que le progressisme féministe en Europe et ailleurs. Dès lors en effet qu'on estime que la militante porteuse de valises pendant la guerre d'Algérie, souvent torturée au même titre que les hommes, ou la « pied-rouge » partie se mettre au service de la construction du socialisme algérien peuvent être classées dans la même catégorie « féministe blanche » que la femme du général Massu, et même si l'on ne manque pas de classer la première dans les « exceptions notables », l'on n'en finit pas moins par renvoyer dos à dos bourreaux et victimes dans un raccourci historique qui mène droit au néant.
Si l'on considère comme relevant du même cheminement historique les réactions à l'oppression qui peuvent être maladroites, partielles, en partie reproductrices d'autres oppressions, et la récupération politique par les pouvoirs de ces réactions, l'on se condamne finalement à considérer les mouvements de lutte comme une vaste conspiration destinée de toute façon à soutenir la réaction. C'est malheureusement la logique de cet ouvrage, qui s'inscrit dans la démarche plus globale de « dé-construction » entreprise ces dernières années à propos non seulement du féminisme, mais aussi de la lutte des classes ou des luttes LGBT11, par les Indigènes de la République, et plus globalement par toute une frange de certains universitaires.
Déconstruire, mais dans quel but ? Bien évidemment, il ne s'agit pas de rester dans les mythes que les mouvements sociaux et sociétaux construisent sur eux-mêmes, mais dès lors que le point de vue est de dire que ces mouvements, au fond, sont un remède pire que le mal, il importe de savoir d'où le locuteur s'exprime, et ce qu'il défend, à moins que l'on ne souscrive encore à cette vieille idée selon laquelle une parole puisse être purement objective. C’est assez vite fait en ce qui concerne ce petit opus , qui pourra utilement être complété par la lecture de Sadri Khiari, notamment ses textes sur « La modernité, opium du peuple », ou par ceux d'Houria Bouteldja sur le « féminisme décolonial »12. La recherche du Paradis perdu, d’un âge d’or, celui d'avant le soi-disant « monde blanc », en voilà le fond abstrait : apologie des rythmes de la nature, de sociétés pré-coloniales prétendument harmonieuses, rejet de l'universalisme, forcément impérialiste, au profit de la « tradition », des « spiritualités retrouvées »...Voilà le projet politique qui inspire la démarche des Indigènes de déconstruction du féminisme « blanc ».
A partir de cet arrière-plan global, l'on comprend mieux pourquoi il était nécessaire d'introduire ce mot « Blanc » pour faire passer la critique du féminisme : tout simplement, parce qu'en s'arrogeant le statut de « non-Blanc », le locuteur s'exonère a priori de l'évidence critique concernant ses thèses : celles-ci ne sont pas autre chose que celles défendues par certaines familles de l'extrême droite qui s'auto-proclament « Blancs », du Bloc identitaire aux catholiques traditionalistes qui eux aussi prônent ce retour aux « rythmes de la nature », aux « spiritualités retrouvées », toutes notions qui structurent également leur « révolte contre le monde moderne ».
IV – Si l’on pousse la lecture jusqu’à la page 72, on trouve ce paragraphe qui doit nous interpeller : « La transformation des conditions de vie des femmes dans le monde entier mettait à l’ordre du jour la définition de nouvelles solidarités féminines…une prise en compte réelle de ces différents modes d’émancipation [La révolution iranienne de 1979 est citée par les auteurs comme ayant eu sa part de libération féminine, NDLR]13 suppose une remise en cause de l’universalité du référent « femme »…A travers les migrations, la perception médiatique des pays du Sud ou encore l’invisibilité du salariat féminin non blanc au service des personnes … les disparités raciales au sein du féminisme s’avéraient finalement incontournables » (p. 72-73). Ce n'est pas un hasard si la traduction concrète de cette révolte s'incarne pour ces différents courants dans un régime défendu aujourd'hui à la fois par les Indigènes mais aussi, et en vertu d'un paradoxe qui n'est qu'apparent, par la plupart des organisations d'extrême droite : l'Iran. On nous dira sans doute que la focalisation sur quelques pages défendant le régime iranien, crédité de réelles avancées sociales, relève d'une « diabolisation » volontaire voire d'un soutien à l'impérialisme occidental ! Peu importe : ce qui s'est passé en Iran après la chute du Shah est effectivement un événement fondateur de la période dans laquelle nous sommes. Il s'agit de la première révolution sociale et sociétale où la classe dominante a su utiliser victorieusement une nouvelle forme politique pour canaliser la colère et la créativité de la population.
Il s'agit de fait, de la première expérience de « révolte contre le monde moderne » réussie, celle où le camp de la gauche progressiste a pu être écrasé, à la fois par la force la plus brutale qui soit, mais également par l'attaque idéologico-politique frontale des fondamentaux du mouvement ouvrier international depuis deux siècles, parmi lesquels le féminisme. Se prétendre le recours des opprimés en les montant contre les minorités, voilà ce que le régime des mollahs a réussi le premier. Le discours comme la pratique ont ensuite été repris par toutes les formes nationales d'un fascisme modernisé, et ses versions européennes n'en sont qu'une partie, pas spécialement inventive. Le fond est toujours le même : le progrès, c'est le Mal, le féminisme, c'est le Mal, l'antiracisme, c'est le Mal. Naturellement, l'on adjoindra à ces mots encore connotés positivement, car l'expérience du mouvement de classe international ne s'abolit pas comme ça, des épithètes outrageants tels « Blanc » ou « sioniste » pour les uns, « multiculturaliste » ou « pro-immigrationiste » pour les autres.
V – Mais au fond, il ne s'agit, aujourd'hui comme hier, que de défendre la réaction dans toutes ses formes concrètes contre TOUTES les luttes, et pas seulement celle des femmes ou des minorités LGBT. Sur cette question LGBT, nos auteur-e-s nous livrent ainsi cette réflexion au sujet des protestations ayant eu lieu en France lors de la pendaison de deux jeunes homosexuels en Iran en 2005 : « L’Iran est au moins depuis 2005 parmi les cibles du pouvoir impérialiste étatsunien et il faut souligner qu’en juillet 2006, Israël menait son invasion du Liban, avec, pour motif récurrent de propagande, l’Iran comme soutien du Hezbollah. Il y a là un véritable alignement de la solidarité internationale LGBT sur l’agenda impérialiste des États-Unis » (p. 92). Et plus loin la charge devient clairement antisémite, sous couvert d'antisionisme : « Face à la prétendue « barbarie » des pays arabes… Israël a, de son côté, choisi de tirer tous les bénéfices d’une association étroite entre sa propre image de démocratie occidentale au cœur de la jungle du Moyen-Orient… et un profil national favorable aux droits des personnes LGBT. Dès 2010, 90 millions de dollars ont été investis par l’office du tourisme de Tel Aviv pour représenter Israël comme une destination du tourisme gay. Il s’agit là d’une véritable opération de pinkwashing : laver les crimes d’Israël au détergent gayfriendly » (p. 93). Hallucinante charge de tonalité conspirationniste, d'un antisionisme dissimulant très mal ses relents antisémites : la seule manière de ne pas être un « féministe Blanc impérialiste » lorsque des homosexuels sont pendus en Iran serait de se taire, au risque de passer pour un agent du complot « sioniste » international orchestré notamment par les gays aux États Unis... En somme, c’est un complot entre les deux impérialismes (États-Unis et Israël), qui en sous-main manipulent la communauté homosexuelle avec la complicité d'une partie de celle-ci, à grands renforts de financements... On n’est pas bien loin du portrait de Shylock14. Intéressant, mais pour des auteurs « amis des ouvriers » qui nous expliquaient quelques pages auparavant que les féministes « blanches » n'avaient pas vu les progrès sociaux accomplis par le régime des mollahs, il est étrange d'oublier que l'année 2005 (et les suivantes) fut également celle de la répression de nombreuses grèves ouvrières iraniennes dans le sang, et celle de l'emprisonnement, de la torture et de condamnations à mort de syndicalistes et de militants communistes.
VI – Les féministes contemporaines sont également vilipendées vertement : « le féminisme hégémonique se présente de plus en plus comme un conglomérat de groupes de pression qui concentre son activité dans le domaine législatif et gouvernemental… » (p. 102). En substance ces féministes ne servent à rien si ce n’est « cette ambition de plus en plus exclusive de promouvoir une série de réformes comme le droit au mariage pour les personnes du même genre » (p. 103). Les auteur-e-s, dans ce qui est l’exacte définition du « maximalisme » en politique, réfutent tout apport positif d’une réforme législative, même si l’on ne doute guère de sa faible pertinence au sujet de la question de fond LGBT. Et d’écrire : « la focalisation exclusive sur ce type de concessions, obtenues des droites ou du parti socialiste, entraîne au mieux un renforcement des points aveugles du féminisme hégémonique vis-à-vis de ces dernières catégories de la population [soit les personnes trans, femmes migrantes, non blanches NDLR]. » (p. 102).
La critique n'est pas fausse ... dès lors qu'on réduit le féminisme à une seule de ses composantes, le féminisme d'État. Or ces dernières années, que ce soit dans la grande distribution, dans les secteurs du télé-appel ou de l'aide à la personne, la lutte contre le temps partiel imposé, contre le harcèlement sexué notamment par l'imposition de certaines tenues vestimentaires, les grèves contre le licenciement déguisé de femmes enceintes etc. se sont développées de manière massive, ces mouvements se montrant capable justement de faire émerger des problématiques féministes, de par leur composition... et bien évidemment sans tomber dans les distinctions absurdes de « Blancs » et de « Non Blancs ». Mais ce féminisme-là, les auteur-e-s de notre opus ne le voient pas, ou ne veulent pas le voir, tout simplement parce que consciemment ou pas, leur féminisme dit « décolonial » est une réponse tout aussi hégémonique que ce qu'ils-elles entendent dénoncer. On assiste clairement, comme pour les notions de sionisme/antisémitisme, à une situation en chiasme dans laquelle un terme est caché par son pendant légitimé.
Et la charge de continuer : « Cette dynamique d’intégration fait également reculer l’élaboration féministe matérialiste sur laquelle s’appuie tout projet de transformation radicale… c’est précisément en l’absence de ce travail théorique que l’on assimile la répression des pratiques homoérotiques dans le monde arabe à de la pure et simple homophobie » (p. 103). Quant à savoir ce qu’est une « pratique homoérotique », la raison pour laquelle la répression de celle-ci ne doit pas être assimilée à de l’homophobie et par voie de conséquence pourquoi ces pratiques « homoérotiques » sont réprimées, nulle trace dans ce livre. En effet, il faudrait que nos auteur-e-s prennent position et définissent un tant soit peu leurs propos, ce qui est le but d’un ouvrage critique constructif. Ils ont oublié cette prescription d’Abu 'Ali al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sina (Avicenne) : « Il est aussi devenu évident que rien n'est plus délectable que les concepts intelligibles. » (Le livre de la science).
Le féminisme « hégémonique » pêche donc, selon eux, par son « incapacité à prendre en compte le privilège blanc dans les modes d’organisation et de politisation féministes, l’absence d’analyse matérialiste de la diversité des conditions des femmes et des sexualités… » (p. 105). Parmi les féministes « classiques », que nos auteur-e-s qualifient de « blanches » ou « d’hégémoniques », issues du MLF15 notamment, l'une d'entre elles, Josette Trat vient par ailleurs de répondre à ce texte dans Contretemps16.
VII – Un autre exemple du livre indique une certaine parenté entre ces courants réactionnaires et les Indigènes : celui de l'analyse faite de l'exploitation capitaliste dans le secteur des services à la personne. Pour Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, ce secteur serait celui où les femmes issues de l'immigration seraient les nouvelles esclaves remplaçant le service public à bon prix, pour le profit non seulement de la classe dominante, mais aussi du « petit Blanc », et les féministes « blanches » soutiendraient cet état de fait : « …ces femmes migrantes constituent un investissement stratégique pour la société blanche… elles suppléent à l’absence de service public de la petite enfance et des personnes âgées » (p. 107). Il n’est pas question ici de la notion de lutte de classe, en définissant la femme prolétaire comme esclave du mode de production capitaliste, mais de dichotomie de « races ».
Or ce sont toutes les ouvrières qui sont précarisées et surexploitées dans ces secteurs, et l'enjeu, pour le patronat a justement été de cloisonner, ces dernières années, les différentes luttes qui ont éclos : celle des femmes dans les zones rurales et néo-rurales exerçant dans l'aide aux personnes âgées, celle des travailleuses du sexe cantonnées dans l'illégalité, avec ou sans papiers, celle des travailleuses du nettoyage... En introduisant cette prétendue séparation entre les « Blanches » et les « non-Blanches», nos auteur-e-s avalisent, d'une certaine manière, les divisions racistes réellement existantes dans le monde du travail. Drôle de féminisme que celui qui consiste à diviser les femmes prolétaires entre elles pour leur offrir comme guide l'isolement dans une prétendue identité racialisée.
VIII – Pendant la guerre d'indépendance algérienne, la vision marxiste d'une classe universaliste a été férocement combattue par les appareils d'État en cours de formation au sein des populations colonisées : il s'agissait déjà pour eux de défendre le retour à la tradition et à l'unité interclassiste autour d'une vision réactionnaire de la société. Syndicalistes, féministes et autres progressistes furent ostracisés puis pourchassées par les secteurs dirigeants du FLN et de l'ALN, et là où aujourd'hui les Indigènes utilisent des expressions comme « intégration par le jambon » pour diffamer les militants de gauche issus de l'immigration, cette droite du FLN parlait de « complot de l'anisette » à propos de celles et ceux qui défendaient notamment l'idée de luttes communes entre tous les exploité-e-s, fussent-ils européens.
C'est cette histoire des militants et militantes anticolonialistes et universalistes, confrontés à la fois à l'oppression coloniale, à l'épuration au sein des mouvements de décolonisation et au racisme, global ou rampant, qui fut effectivement celui d'une bonne partie de la gauche française qu'il aurait fallu écrire si l'on voulait réellement déconstruire un certain féminisme occidental. Mais cette histoire eut été contrainte de montrer l'alliance objective entre les secteurs réactionnaires de tous les pays contre l'émancipation des femmes, soit l'inverse de la thèse défendue par nos auteur-e-s et les Indigènes.
Heureusement le mouvement féministe international ne les a pas attendus pour comprendre ces questions, et tenter de les résoudre. Dès 1995, le groupe danois « perspectives féministes » publiait déjà un texte-clé qui repositionnait la seule théorie cohérente pour un féminisme de notre époque, la triple-oppression17 : « La triple oppression est une conception qui brise les dogmes traditionnels de la gauche et analyse les connections et/ou les antagonismes entre les différentes sortes d’oppression que nous affrontons aujourd’hui…Cette conception a été développée à la fin des années 60 par des féministes noires aux USA et en Angleterre … qui avaient pris conscience qu’en tant que femmes elles étaient opprimées par les hommes noirs, et en tant que noires, par les femmes blanches…Ce qui est décisif pour la situation et la position sociale d’une personne dans la société : la classe, le sexe et la couleur – mais d’autres facteurs sont également importants, par exemple entre vivre dans un pays industrialisé d’Occident ou dans un pays pauvre, un pays colonisé, si l’on est hétérosexuel ou homosexuel, etc. Toutes les conditions mentionnées sont d’importance – il s’agit de la corrélation entre elles qui crée la situation sociale des gens… »18.
IX – Sous couvert d'« anticolonialisme », le petit pamphlet Les féministes blanches et l'empire tente, exactement comme les forces colonialistes, d'annihiler totalement les apports multiples et diversifiés des luttes menées contre le colonialisme, luttes où en réalité, les femmes comme les autres colonisés ne souhaitaient absolument pas revenir en arrière. Il s’agissait pour elles d’avancer vers une société décloisonnée, où l'égalité de tous remplacerait à la fois le pouvoir colonial, mais aussi celui des vieux pouvoirs pré-coloniaux, féodaux (chefferies, clans, tribus etc.), soutiens plus ou moins consentants, selon les espaces territoriaux, des métropoles impérialistes européennes.
In fine, ce pamphlet n'est qu'une des multiples facettes, symptôme bien plus que reflet, de la fin des grands récits socialistes messianiques et corrélativement de la déconstruction des catégories des avant-gardes révolutionnaires et ouvrières. Par exemple, l'historienne Laure Pitti a déjà démontré comment, en histoire ouvrière, on est passé d'« ouvrier immigré » à « immigré », gommant ainsi l'appartenance sociale au profit d'une catégorie nouvelle, surimposée, censée structurer une identité naturelle19. Par cette brèche qui s'élargit au fil des décennies, s'opère ainsi le retour du refoulé : une taxinomie censément novatrice endosse l'habit de l'opprimé pour faire ressurgir des profondeurs des notions (des convictions, plutôt) telles que « blanc », « non-blanc », « privilège blanc », « civilisation blanche » ou « lutte des races ». Le déterminisme de l'identité raciale et le culte des origines ont trouvé, après plus d'un siècle d'avancées épistémologiques, de ruptures et de renouvellements historiographiques, de nouveaux hérauts et prétendants en la personne de Felix Boggio Ewanjé-Epée et de Stella Magliani-Belkacem. Quelle sorte de nuit est donc tombée sur la pensée 20?