Cet ouvrage collectif reprend pour l’essentiel (sans malheureusement que l’on sache dans le détail quels textes ont été retouchés ou ajoutés) les communications d’un séminaire organisé par la IVe Internationale du secrétariat unifié et tenu à Amsterdam en janvier 2012. Après un aperçu biographiquei signé François Sabado – Charles Michaloux – Olivier Besancenot, qui insiste en particulier sur le rôle de passeur tenu par Daniel Bensaïd des années 80 aux années 2000, les nombreuses contributions explorent différents aspects de l’apport de Daniel Bensaïd. Apport principalement intellectuel, la militance pratique étant relativement négligée, à l’exception du texte de Joao Machado sur le Brésil, qui évoque l’intervention de Daniel Bensaïd dans la construction de Démocratie socialiste entre 1980 et 1990 (avec un désaccord sur l’idée du PT comme parti révolutionnaire en construction) et dans les années 2000 (contre la participation au gouvernement Lula et la scission finalement advenue de Démocratie socialiste). La contribution de François Sabado permet de resituer les choses dans le contexte plus large de la construction de la IVe Internationale, Daniel Bensaïd s’investissant résolument dans l’idée d’une construction plus ouverte.
Ce qui retient l’attention de bon nombre de contributeurs, ce sont donc les travaux menés à partir de la charnière des années 80-90, débouchant sur une abondante production éditoriale, et qui semblent surtout inspirés par le recul des idées révolutionnaires durant cette césure chronologique. La question des temporalités multiples, de La discordance des temps, celle d’un Fernand Braudel fractalisé, est ici centrale : l’apport de Charles Péguy, d’Ernst Bloch et de Walter Benjamin, voire d’Auguste Blanqui, marque la singularité de Daniel Bensaïd et de son « messianisme sécularisé » (Catherine Samary, p.140). Samy Johsua ose même tracer un parallèle entre Louis Althusser et Daniel Bensaïd dans leur commun refus de la téléologie et de l’eschatologie. Michael Löwy insiste pour sa part sur l’idée du pari révolutionnaire opposé à la certitude scientifique et à l’idée de progrèsii, et, tout comme Catherine Samary, retient également la défense du communisme comme patronyme de la révolte éternelle des opprimés (au risque d’ailleurs d’une dilution de son sens initial).
La continuité maintenue avec Lénine dans le primat accordé à la politique est aussi relevée par Samy Johsua, Philippe Corcuff ou Alex Callinicos, ce dernier soulignant les convergences (la discordance des temps) et les divergences (refus de la politique léniniste) entre Daniel Bensaïd et Fredric Jameson. De même, Pierre Rousset, qui rappelle l’attachement de Daniel Bensaïd à l’héritage trotskyste -révolution permanente, analyse du stalinisme-, et Catherine Samary mettent tous deux en valeur la réflexion de Daniel Bensaïd sur la bureaucratie, une question qui vertèbre toute l’histoire de la IVe Internationale ; celui-ci insiste sur la complexité de la réaction bureaucratique, sans caractérisation sociale claire et limpide. Les communications de Cinzia Arruzza et Josette Trat s’intéressent quant à elles à la question du genre, soulignant l’exigence d’unité des phénomènes articulés autour de la logique du capital (ici la sphère domestique, dont la temporalité diffère, mais qui n’en dépend pas moins d’elle) déployée par Daniel Bensaïd, tout en prenant en compte l’importance de ces autres formes de dominationiii. Josette Trat, ancienne animatrice des Cahiers du féminisme, retrace d’ailleurs le rapport de Daniel Bensaïd au féminisme, non sans émettre un avis plus critique quant à son positionnement trop distant sur la question du voile musulmaniv.
Parmi les intervenants, Philippe Pignarre est sans doute celui qui se saisit le plus des réflexions de Daniel Bensaïd afin de poursuivre une critique profonde voire exclusive, rejetant l’avant-garde (au profit d’un NPA autorisant davantage de créativité…), l’opposition classe en soi / classe pour soi et la séparation entre analyse objective de la situation et fixation subjective des tâches chez les trotskystes. Quant à Esther Vivas, elle s’efforce de démontrer la pertinence des analyses de Daniel Bensaïd dans un contexte post mortem, celui des Indignés et des révolutions arabes (l’idée de révolution intempestive ou l’indignation comme première étape de l’action constructive). Un entretien avec Daniel Bensaïd au moment de la parution de son autobiographie pour la revue Mouvements, dans lequel il défend utilement l’universalisme face aux Indigènes de la République, et une bibliographie malheureusement limitée aux livres complètent l’ensemble. Ce livre n’épuise pas tous les sujets gravitant autour de l’apport consistant de Daniel Bensaïd. On peut ainsi noter l’absence de contribution sur sa construction de ce qu’il nommait éco-communisme, prélude à l’écosocialisme actuel, ou une prise en compte trop partielle de ses contradictions propresv (ainsi de la fameuse formule, plusieurs fois citée, « Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti », qui semble faire fi d’un passé auquel Daniel Bensaïd n’a pourtant cessé de montrer son attachement).