La publication des travaux de Marnix Dressen1, entrepris dans le cadre de sa thèse de science politique, m’amène à offrir quelques pistes sur les rapports nécessaires entre disciplines en sciences humaines et en particulier de la nécessaire intrication de l’histoire et de la sociologie. Dans son premier ouvrage à vocation plus théorique2 le politiste aborde ce mouvement qui a vu quelques centaines de jeunes, dont une bonne partie issue des milieux universitaires, rejoindre pour des périodes plus ou moins longues, le milieu usinier afin d’y développer leur ligne politique. Cet établissement caractérisé comme une « mobilité descendante volontaire »3 (p. 121) se doit d’être analysé, selon l’auteur, comme une forme de religion politique4. En effet, là où certains usent de l’analogie religieuse avec subtilité pour rendre compte de processus sociaux éloignés de cette sphère de l’activité sociale5, notre auteur multiplie ad nauseam6 les notations sur l’essence profondément millénariste de ce mouvement7, dont il fut8, ainsi qu’il le rappelle dans l’introduction. Seule une analyse lexicographique permettrait de préciser cet usage itératif de termes tels que conventicules, ecclésioles, ascèse (et son adjectivation), expiation, pèlerinage, salut, miracle sacrifice, célébration, sacré, Dieu, culte, prière9, etc. Cet angle de vue a déjà suscité de vives discussions10. Notre propos est ailleurs. Prolongeant les réflexions stimulantes de Jean-Claude Passeron11, nous voudrions nous interroger sur la construction d’un objet de recherche : l’établissement, dont les conclusions sont d’autant plus radicales (engagement = religion) qu’elles procédent d’un oubli assez systématique de l’histoire.
En effet, si la pratique de l’établissement est assez systématiquement accolée à celle de l’existence du courant maoïste, dont rend compte y compris la fiction12, dans les années 68, cette vision semble assez réductrice. Si Dressen semble attribuer l’origine de l’établissement13 à la tradition populiste russe de la fin du 19e siècle14, s’il évoque ici ou là des précédents historiques du mouvement socialiste15, son propos demeure chronocentrée, pour reprendre le néologisme de Pierre Bourdieu16. C’est une manière de dire que la pratique de l’établissement excède largement le mouvement maoïste et la période 1968.
Commençons par ce qui semble une incongruité assez radicale en matière d’établissement avec l’exemple de Simone Weil (évoquée dans le livre p. 213). Jeune agrégée de philosophie, issue de la petite bourgeoisie juive cultivée, élève d’Alain, cette professeure de philosophie décide en 1934 (à 25 ans) de partir travailler en usine comme manœuvre à l’Alsthom tout d’abord, puis chez Renault17. Proche des milieux libertaires et syndicalistes révolutionnaires (militante à l’Ecole Emancipée, elle participe également à La Révolution prolétarienne), cet établissement subit ne répond en rien à une logique partidaire, mais correspond bien plutôt à une mystique de l’engagement. Militantisme qui se prolongera par la participation aux Brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Cet engagement, une fois la guerre déclenchée, Simone Weill est réfugiée à Londres, se manifeste par une conversion foudroyante au catholicisme.
Expérience singulière que celle de Simone Weil18, en effet, car l’établissement relève de traditions politiques (en s’en tenant au domaine français19) qui s’apparentent à la tradition marxiste pour la période la plus récente. Pourtant, sans pouvoir évoquer plus que des hypothèses de recherche, tout semble indiquer que le premier de ces partis, la SFIC, puis le PCF, tourne largement le dos à cette pratique. En effet, les congrès de l’Internationale Communiste20 (en particulier les 5e, avril 1925, et 6e Congrès, mars 1926) en définissant la bolchévisation des partis membres entraînent un mouvement de sortie de ceux qui sont considérés comme les meilleurs éléments ouvriers de leur milieu usinier. L’invention du cadre du thorézien21 correspond en effet à la promotion d’une série de cadres ouvriers à la direction de l’institution communiste et donc une rupture avec leur pratique professionnelle. Ainsi, sans que son témoignage ait valeur de généralité, lorsqu’il s’interroge sur les ressorts de la politique des cadres de son parti, Jean Chaintron22 évoque : « A abandonné sa situation professionnelle aisée pour s’engager dans des conditions particulièrement difficiles comme permanent du Secours rouge. (…) Ce que je trouvais satisfaisant et juste dans la politique communiste des cadres et permanents, c’est qu’elle permettait au Parti de la classe ouvrière de former et de promouvoir de simples ouvriers et de constituer un noyau de spécialistes compétents, assurant une continuité dans l’action publique (…). Si l’un d’entre eux était condamné au « retour à la production », c’était pour lui un drame, non parce qu’il perdait une sinécure, mais bien parce qu’il avait une excessive sensation de déchoir ». Si tout semble indiquer que l’établissement ne correspondait pas à une pratique du PCF23, c’est bien plutôt du côté des dissidents qu’il faut l’envisager.
Le témoignage de Simonne Minguet24 sur la période de sortie immédiate de la guerre montre bien que le courant trotskyste s’est préoccupé également du renforcement de son implantation ouvrière par le recours de l’envoi d’intellectuels au sein du monde usinier (ainsi Michel Lequenne devint brièvement terrassier, puis cimentier25 tandis que Molinier partit travailler dans le Nord de la France). Pratique qui sera théorisée et renouvelée quelques décennies plus tard quand la 4e Internationale et sa section française (la LCR) développeront en 1978 l’idée d’un « tournant vers l’industrie ». Il est probable que les autres organisations trotskystes (l’actuel POI, ex-Parti des travailleurs dirigé par feu Boussel-Lambert) et Lutte ouvrière aient pratiqués elles aussi l’établissement. L’exemple de Pierre Bois26, un des militants historiques de Lutte ouvrière, appelle d’ailleurs à préciser plus particulièrement cette pratique de l’établissement.
Si en effet, la notion d’établissement est associée à celle d’intellectuels (sous la forme modale de l’étudiant) intégrant la classe ouvrière, le parcours de Pierre Bois montre que la réalité est plus nuancée27. Pierre Bois apparaît en effet comme l’exemple même du « marginal séquent », défini par Michel Crozier, c’est-à-dire un individu appartenant à deux mondes sociaux en même temps. Indubitablement, de par sa formation, Pierre Bois appartient au monde populaire, mais dans la catégorie « aristocratie ouvrière ». Bon élève, il est doté du meilleur capital scolaire que puisse espérer un jeune issu des classes populaires de son époque (la fin des années 30), à savoir le CEP et le Brevet élémentaire. Ces diplômes élevés (relativement à ceux de la classe à la période) lui permettent d’ailleurs, avant guerre28, un recrutement à la SNCF, grosso modo au sein de l’élite ouvrière. Recruté durant la guerre par l’Union Communiste, il se fait embaucher29 comme OS dans diverses entreprises de la métallurgie. En clair, Pierre Bois subit, sur le mode volontaire, un déclassement statutaire, d’une entreprise à statut, précisément, vers les secteurs les plus prolétarisés du salariat. C’est ainsi qu’il parvient à se faire embaucher courant de l’année 1946 à la Régie Renault, jouant ensuite le rôle que l’on sait. Son parcours militant se poursuivra ensuite à l’UC, puis à Voix ouvrière, ancêtre de LO. Mais sa biographie nous apprend également que Pierre Bois, tout en demeurant employé chez Renault jusqu’à sa retraite, cesse d’être ouvrier (OS de production) au sens strict, après que les remous suscités par la grève de 1947 se soient éteints. Rétablissant la pente de sa carrière professionnelle ouverte par son capital scolaire, Pierre Bois, en quelques étapes, parviendra à devenir employé, exerçant son activité professionnelle dans le cadre des bureaux du siège de la Régie. Le déclassement social subit par ce militant, comme celui de nombre d’établis étudiés par Dressen, ne fut finalement que temporaire, même s’il faut insister sur la continuité (ce qui différencie fondamentalement les trajectoires) de son statut de salarié. Cet exemple montre bien que la notion d’établissement mériterait un élargissement de sa définition et qu’une telle pratique n’est pas l’apanage d’intellectuels stricto sensu.
Ajoutons, qu’il est également nécessaire d’élargir, par un autre biais, l’idée d’établissement et de sortir des catégories politiques au sens partisan. La préoccupation et l’intérêt pour le monde ouvrier n’est en effet pas l’apanage des partis se réclamant d’eux. L’église et le monde catholique font également partie des acteurs intéressés par l’établissement. Depuis 1891 et l’encyclique Rerum novarum, l’évangélisation du monde ouvrier constitue un des enjeux du redéploiement de l’influence cléricale en France. La création d’organisations syndicales avant la première guerre, leur rassemblement en 1919 dans la CFTC, mais surtout le lancement d’un mouvement comme la JOC-JOCF30 au milieu des années 20 (la création officielle de la JOC se situe en octobre 1926) témoignent de cette volonté d’implantation sociale du message de l’Eglise. Si le mouvement d’apostolat initié par la JOC va de l’Eglise vers la jeunesse ouvrière chrétienne, le principe (tout au moins à ma connaissance) ne relève pas de ce qu’on pourrait qualifier d’établissement31. Ce sont des prêtres et des religieux, bientôt épaulés par de jeunes ouvriers (processus dont témoigne bien le roman Pêcheurs d’hommes32), qui tente de rassembler une élite ouvrière, en dehors de l’espace usinier. En tous les cas, cette pratique ne va pas jusqu’à « implanter » des hommes au sein des entreprises et du monde du travail. C’est plus tard (la chronologie joue ici un rôle déterminant puisqu’on y lit le souffle de 36 et des grèves du Front Populaire) que se pratiquera un véritable établissement chrétien. Dans le cadre de la Mission de France, des prêtres (ainsi Jacques Loew 33ou le courant autour du père Lebret qui prend nom « Economie et Humanisme »34) entrent en usine et travaillent comme simples ouvriers au début des années 1940. Dans le sillage de ces « missionnaires intégraux »35, sur une dizaine d’années (de 1943 à 1965, avec 1954 comme date charnière suite à leur condamnation par la hiérarchie ecclésiastique), plusieurs dizaines de prêtres « en bleu de chauffe »36 partageront la vie et le travail des ouvriers37, s’engageant pour une part notable d’entre eux dans les organisations syndicales et/ou les partis de gauche (au premier chef au sein du parti communiste)38.
Ainsi qu’on le constate, la pratique de l’établissement non seulement n’est en rien caractéristique de la période 68, mais, en sus, elle n’appartient ni à la mouvance maoïste, ni même, au sens large, au mouvement ouvrier.
Est-il alors possible de déterminer une date d’apparition de l’établissement ? Il est toujours présomptueux de vouloir fixer le moment précis d’un phénomène social. Simplement, de par sa définition même, la notion d’établissement présuppose :
- d’une part l’existence d’une classe ouvrière (ou de groupes ouvriers)
- d’autre part, la volonté d’éléments extérieurs à ce groupe de s’y implanter.
Muni de cette double délimitation, il devient alors possible d’essayer de dater l’émergence de l’établissement. Avant la Révolution française, si l’on repère bien des groupes ouvriers (des producteurs), il n’existe pas, par contre, de classe ouvrière au sens moderne du terme. Exprimée sous la forme du corporatisme, la question des producteurs n’intéresse pas vraiment les acteurs, au sens d’une connaissance sociologique de leur réalité, se penchant sur son sort. Dans son ouvrage lumineux, Steven Kaplan39 insiste sur le fait que pour les libéraux, le corporatisme n’est pas une réalité à observer40 mais une contrainte à combattre et à abattre. L’état royal de son côté ne s’intéressait guère plus à la connaissance de ce phénomène corporatiste, dans la mesure où sa préoccupation principale était de pouvoir en récolter impôts.
Si, effectivement une appréhension académique de la classe ouvrière se manifesta, c’est une fois l’écroulement du modèle corporatif assuré. Ce mouvement, réformateur, prit son élan en Grande-Bretagne, par l’enquête fondatrice de Booth41, puis dans les années qui suivirent sur le continent. (Villermé, Buret, etc.42) auxquels il faut ajouter les témoignages d’ouvriers d’ancien type (Perdiguier, Nadaud).
Mais, ces tentatives d’approche de la classe ouvrière ne sauraient être assimilées à la pratique de l’établissement. Si, en effet, une volonté réformatrice est associée systématiquement à ces entreprises, il ne s’agit nullement de faire de la classe ouvrière le protagoniste de sa propre émancipation. Il s’agit bien de réformer, par une connaissance effective de la situation de la classe laborieuse, mais certainement pas de participer à ses luttes pour l’émancipation (de ce point de vue, la démarche d’enquête préconisée par Marx43 rompt radicalement avec les présupposés du courant réformateur).
Alors, où et quand peut-on noter une pratique s’apparentant à l’établissement ? Sans doute dans cette période où l’action socialiste se développe entre « le verbe et l’exemple »44. Il semble que c’est du côté des sectes pré-socialistes que ce mouvement prend racine. Dans sa thèse sur l’histoire du saint-simonisme, Sébastien Charléty45 signale que les saint-simoniens organisèrent à Paris un enseignement spécial pour les ouvriers, confié à Fournel et Claire Bazard en octobre 1831 afin d’y développer les prédications et de consacrer des ouvriers. Ce prosélytisme des missionnaires saint-simoniens se manifesta en province par l’entrée de ceux-ci comme ouvriers dans les ateliers. Hélas, Charléty ne fait que mentionner ces contacts et ne développe pas plus avant l’organisation de ces « œuvres apostoliques ». Seule une investigation plus systématique dans les archives du mouvement saint-simonien46 permettrait de préciser la mise en œuvre de ces tentatives de conversion47 (dont la fragilité est soulignée48) des ouvriers à la doctrine saint-simonienne49.
En tous les cas, il est à peu près avéré que c’est dans le cadre du développement d’une propagande socialiste, dans cet espace (et ce temps), que la volonté de convaincre des ouvriers amène au développement de répertoires dans lesquels s’enracine ce choix fait par certains de s’investir complètement dans la vie ouvrière. Bakounine lui-même évoque cette intention, avançant : « Le temps n’est plus aux idées, il est au fait et aux actes. Ce qui importe avant tout, aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette œuvre doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire. Mais ni mon âge ni ma santé ne me permettent de le faire »50
Ces quelques notes s’achèvent ici. Si elles soulèvent plus de questions et ouvrent plus de pistes de recherche qu’elles ne résolvent la question de l’établissement, de ses origines, de ses formes et des motivations qui génèrent cette pratique, elles montrent (tout au moins l’espérons-nous), que l’établissement excède très largement la période ouverte en mai 68. Le sociologue (ou le politiste) oublieux de l’inscription temporelle de son objet, tel l’éphémère attiré par la lumière, risque fort de se brûler les ailes.