En l’espace de deux ans (septembre 2009 – fin 2011), neuf livres de Victor Serge (de son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchiche)1 sont parus : L'affaire Toulaev. Un roman révolutionnaire ; Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression ; Vie et mort de Léon Trotsky ; Retour à l'Ouest. Chroniques (juin 1936-mai 1940) ; Mémoires d’un révolutionnaire 1905-1945 ; Naissance de notre force; Ville conquise; Les années sans pardon; L'extermination des juifs de Varsovie ainsi qu'un ouvrage sur cet auteur : Victor Serge. L'homme double de Jean-Luc Sahagian. Sept de ces parutions sont chroniquées. Au-delà de la reconnaissance (tardive) de l’œuvre majeure de cet émigré russe né à Bruxelles, lié d’abord à la mouvance anarchiste autour de la bande à Bonnot, avant de rejoindre la révolution russe, puis l’opposition de gauche, et des choix de maisons d’éditions – Agone, Zones, La Découverte, Lux, Joseph K. – dont il convient ici de souligner la qualité et l’originalité de la politique éditoriale, il faut s’interroger sur l’actualité de cette œuvre. En d’autres mots, en quoi cette publication multiple est-elle d’actualité ?
Je me permettrai d’avancer quelques hypothèses. Tout d’abord, il y a l’intérêt historique et littéraire, les deux étant liés, de ces écrits. Les livres de Serge permettent tout à la fois de renouer avec un courant de la littérature, autour des romans révolutionnaires2 et d’offrir un éclairage nouveau, comme de l’intérieur sur certains événements, figures et mouvements révolutionnaires. Au niveau plus théorique, il représente un courant minoritaire comblant le fossé qui s’est creusé entre marxistes et libertaires, et permet de relier l’un et l’autre, de les reconnecter, avec un second souffle critique. Le caractère non dogmatique de cette recherche souscrit à la volonté actuelle de développer une pensée radicale à même de comprendre et de transformer la société présente. Évidemment, ce double intérêt est le fruit d’enjeux, d’interprétations contradictoires. Ainsi, la radicalité non dogmatique de Serge peut être tournée contre toute filiation marxiste voire révolutionnaire, et ramenée à un réformisme moraliste un peu fourre-tout, tandis que pour les libertaires, il était encore trop léniniste, et pour les trotskistes, encore trop emprunt de l’esprit anarchiste. En réalité, la force et la fragilité de sa démarche est de défendre l’existence d’une gauche radicale à la fois anti-stalinienne et anti-capitaliste. De même, au niveau de l’intérêt littéraire de Victor Serge. En 2003-2004, les éditions Flammarion et La Découverte ont réédité une série de ses romans; dont deux – Naissance de notre force et Ville conquise – ont été republiés en mars 2011. Cette redécouverte de Serge comme « écrivain majeur » peut, malheureusement, se doubler d’une dépolitisation de son œuvre. Le mécanisme, connu et bien rôdé – à une toute autre échelle, il s’est appliqué à Guy Debord –, opère en trois étapes : 1. distinction des écrits littéraires de ceux théoriques, politiques ; 2. valorisation des écrits littéraires au détriment de ses autres écrits ; 3. tendance à présenter l’auteur comme un écrivain avant tout, dont l’engagement politique serait un accident, pèserait de peu de poids ou, au contraire, trop lourdement, sur la « beauté artistique » de l’œuvre. La réédition, toujours attendue, de Littérature et Révolution, pourrait permettre de corriger quelque peu cette tendance.
Il est possible également que l’époque décrite et vécue par Serge offre des parallèles avec le contexte actuel, entre démoralisation et renouveau des luttes. Plus globalement, face justement à cette démoralisation, au spleen et à l’échec successif de diverses tentatives révolutionnaires, la position éthique de Victor Serge a de quoi séduire. Sa volonté de ne pas se soumettre, de ne pas abandonner sa liberté de pensée et son esprit critique – au sein même des mouvements auxquels il a participé corps et âme –, de tenir et de lutter, constitue en effet un exemple en ces périodes de confusion politique. Cette posture de « double devoir » offre ainsi une figure de l’engagement, qui se démarque de celles dominantes et souvent discréditées. À cela s’ajoute sa volonté de témoigner, et par le témoignage, de faire revivre une génération vaincue afin que son expérience ne se perde pas et éclaire les impasses, contradictions et défis des luttes d’aujourd’hui.
Peut-être est-ce un peu de tout cela qui explique la publication récente de neuf de ces ouvrages. Plus précisément, c’est certainement la conjonction en un seul itinéraire de ces divers facteurs, et l’impossibilité de distinguer, de séparer l’écrivain du militant, le libertaire du marxiste, le moraliste de l’activiste, le poète du penseur, qui fait l’intérêt renouvelé de Victor Serge. Loin d’être gratuit, cet intérêt participe de la volonté de recouvrer une puissance politique dans des moments difficiles ; puissance politique dont Serge ne s’est jamais départi, même aux pires moments des défaites, et qui traverse tous ses livres.