S’établir en usine dans les années 1970 : Expérience maoïste, expérience trotskiste

Table ronde avec Marnix Dressen ex-militant du PCR(ml) et auteur d’une thèse de sociologie sur l’établissement des militants maoïstes, Alain Ponvert ex-militant de la LCR, Stéphanie Rizet auteure d’une thèse de sociologie sur le militantisme à la LCR et Jean-Paul Salles auteur d’une thèse d’histoire sur la LCR.

Index

Mots-clés

Trotskysme, Mouvement ouvrier, Maoïsme

Texte

Jean-Paul : L’idée est de réfléchir à la différence, dans la démarche d’établissement, entre les maoïstes et les trotskistes, et de se pencher notamment sur la décision de s'établir. À la Ligue, en particulier, cette décision n’est pas prise dès la naissance de l’organisation. Chez les maos, en revanche, c'est presque originel. Dès le début, avant même Mai 68, des gens de l'UJCML décident de s'établir. Nous pourrions démarrer sur la question de l'origine de l'établissement. C'est ma déformation d'historien, je repars des origines.

Alain : Pour moi, la rencontre avec la Ligue s’est passée dans les années 1970. En 68, j'étais trop jeune, j'étais en cinquième. La rencontre s’est faite un peu plus tard, dans le mouvement sur la guerre du Vietnam et dans les manifs de l’époque. J'avais aussi la chance d'être au lycée Turgot, à Paris, où régnait une agitation de la jeunesse très importante. Je suis donc devenu militant et, pour faire court, à un moment dont j’ai oublié la date, il y a eu un congrès national qui a défini certaines orientations et l'idée d'une ouvriérisation. Tout ça partait du constat qu’à la Ligue, la jeunesse scolarisée, les enseignants, les employés étaient trop majoritaires. C’est comme ça qu’un jour, lors d’une réunion de cellule du troisième arrondissement, on a voté l'ouvriérisation. On a décidé, après le bac quand même, d'aller travailler. Mais je crois que j'ai été le seul à vraiment franchir le pas. Voilà comment je me suis retrouvé aux PTT, à Paris, pendant neuf mois. Ensuite, je suis parti à l'armée pendant un an, ce qui m’a d’ailleurs empêché de participer à la grande grève des PTT de 1974. J'ai plus ou moins participé aux comités de soldats en Allemagne, une autre décision de la LCR, et quand je suis revenu, je n'avais pas fait mon truc d'auxiliaire à la Poste, bref, je me suis retrouvé au chômage. Un copain m'a dit : « Au Havre, il y a une usine qui embauche » en parlant de Renault Sandouville. Je me suis présenté avec mon bac, mais ils n'ont pas voulu de moi. À Paris, je ne pouvais pas faire de tournant ouvrier parce que j'étais un peu connu. Au Havre, le problème, c'était mon diplôme. Mais je ne pouvais pas mentir à ce sujet parce que s'ils l'avaient découvert, ils m’auraient lourdé du jour au lendemain. Par un copain dont le père était ingénieur à la Navale et connaissait un autre ingénieur chez Renault, je suis rentré au bout d'un mois, le 17 octobre 1975. Je me suis retrouvé en 2/8, dans une entreprise de 13 000 personnes. Ça fait drôle.

Pour décrire rapidement mon entourage familial, mon père était poinçonneur à la RATP et ma mère femme au foyer. Il n'y avait pas vraiment d'engagement syndical. Comme on habitait à la République, l'engagement syndical de mon père, c'était toutes les manifs qui passaient par là. Mais il n’était pas encarté.

Donc, je rentre comme OS, militant de la Ligue clandestin. Il y avait déjà un militant de la Ligue dans la boîte qui s'appelait Jean-Marie Toullec. Mais il travaillait la journée dans un bureau aux presses, pas en 2/8. Il était représentant CFDT. Nous aurions pu faire une jonction, mais il s'est fait lourdé huit mois plus tard, pour une bêtise. Pendant quelque temps, je me suis donc retrouvé tout seul comme militant de la Ligue dans cette entreprise où le PC devait avoir 200 militants et où la CGT faisait 75% des voix avec environ 2000 syndiqués. Moi, j'étais à la CGT, le syndicat majoritaire. Du point de vue personnel, j'ai toujours adhéré au syndicat majoritaire partout où je suis passé. La ville du Havre, à l'époque, était PC, le maire passait avec 51% des voix au premier tour. C'était un peu le schéma de la zone industrielle. Une CGT quasi hégémonique et un PC hégémonique.

Jean-Paul : Et pendant que tu y étais, j'imagine qu'il y avait une cellule LCR Renault?

Alain : J'ai été clandestin pendant un an. Parce qu'il fallait un an pour être éligible aux élections professionnelles. Donc je me suis présenté sur les listes CGT, en 1976. Avec des luttes importantes, c'était vraiment l'époque où ça débrayait beaucoup. Sociologiquement, parmi les 13000 ouvriers, dont 1000 femmes, 700 ou 800 immigrés. Au moins 50% n'avaient pas un CAP. Et 80% d'origine paysanne, ça drainait à 80 kilomètres à la ronde. Et petit à petit, on a construit une cellule de la Ligue, avec un apogée en 1981.

Jean-Paul : Quand tu dis, on a construit une cellule de la Ligue, tu veux dire que tous les membres étaient ouvriers ?

Alain : Il y avait une cellule Renault avec un enseignant, tu vois comment la Ligue fonctionnait. Mais à une époque, en 1981, on était dix en cellule, dix ouvriers de la boîte. Des ouvriers gagnés petit à petit. Jean-Marie avait bien aidé parce qu'il y avait quand même deux de ses potes de la CFDT avec qui il discutait depuis un certain nombre d'années. Le noyau est parti de là : moi et les deux potes de Jean-Marie qui étaient à la CFDT. Et on a peut-être fait une erreur, tout le monde est passé à la CGT. Vu la tâche, on s'est dit : il vaut mieux être trois contre deux cents qu’un contre deux cents. À partir du moment où je me présente sur les listes CGT, je ne suis plus clandestin. Je suis connu comme membre de la Ligue, dès 1977, parce qu'il y a une élection législative, en 1978 je crois, et que je suis candidat.

Marnix : Un des reproches qui m'a été fait, notamment quand j'ai voulu publier mon travail universitaire sur l'établissement, c’était d’avoir fait l'impasse sur les expériences d'établissement des trotskistes dès la Libération. Pour moi, c'est un angle mort, je n'ai pas d'info là-dessus. Je sais que ça a existé, je sais qu'il y a des gens qui étaient des ingénieurs catholiques engagés qui se sont aussi établis à ce moment-là. Mais je n'ai aucune info sérieuse, sinon trois lignes dans un bulletin d'info situationniste qui date des années 52-53, où ils ont des phrases extrêmement dures sur ces intellectuels qui se font bûcherons. Je n'ai aucune autre information, mais j'imagine que quand tu t'établis, tu n'es pas le premier, ça n'est pas la première vague. Je sais qu'il y a différentes familles chez les trotskistes, mais j'imagine que chez les « frankistes », il avait déjà des expériences antérieures.

Jean-Paul : Tu connais peut-être le livre de Simone Minguet, c'est justement les trotskistes des années 1943, 1944. Elle est étudiante en espagnol à la Sorbonne, et elle s'établit. À la Libération, beaucoup de militants intellectuels trotskistes s'établissent. Les trotskistes ont en tête le schéma de la guerre de 1914-1918. Ils pensent qu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il va y avoir une révolution puisqu'il y en a eu une en 17. Pour être au coeur de la classe ouvrière, ils s'établissent tous. Ils ne sont pas nombreux évidemment, quelques dizaines, mais ils s'établissent tous. Un établi célèbre, qui ensuite restera fidèle à Pierre Lambert, est Raoul. C'est un militant charismatique à qui un numéro spécial des Cahiers Léon Trotski a été consacré.

Stéphanie : Ça contredit peut-être une hypothèse que j'avais en commençant ma thèse et qui était que, si les militants de la Ligue s'étaient moins établis, ça n'était pas qu'ils étaient moins scrupuleux vis-à-vis de la parole de leur organisation, mais aussi parce qu'il était plus possible de s'assumer en tant qu'intellectuel et trotskiste.

Jean-Paul : C'est plus compliqué que ça. La JCR s'est créée en 1966 et le mouvement de Mai 68 arrive tout de suite après. Brutalement, la JCR qui était squelettique avec ses 150 militants en France, se trouve propulsée à peu près à 1000 militants. Ce grossissement en quelques mois est tout à fait étonnant et se fait dans la jeunesse scolarisée. Les théoriciens, entre guillemets, de l’organisation disent : les événements de Mai 68 ont été d'abord des événements étudiants, mais ils ont eu valeur d’exemple, les jeunes ouvriers vont nous rejoindre. Donc, c'est pas la peine de s'établir.

Stéphanie : C’est vrai, mais, même plus tard, il y aura beaucoup moins de démarches d'ouvriérisation à la Ligue.

Alain : C'est aussi parce que la situation d'embauche va changer. Vers 1978, on essayait de faire rentrer à Sandouville un ou deux copains, notamment un qui n'a jamais pu passer le bureau d'embauche. Pas parce qu'il était surdiplômé, mais que les filtrages à l'embauche avaient commencé. Quand je suis rentré, c'était 13 000 embauches par an et en 81, c'était déjà plus que 8 000.

Jean-Paul : Toi, tu es un établi précoce. Mais le congrès qui ordonne, entre guillemets, aux militants de s'établir a lieu en 1978. Au niveau même de la Quatrième Internationale, la ligne de l'établissement ouvrier systématique, c'est 1978. Il y a toute une série de gens, y compris des permanents, qui vont s'établir à cette époque-là. Originellement, la stratégie des trotskistes et celle des maoïstes, c'est l'établissement. Ces courants politiques donnent une importance considérable à la classe ouvrière, ce sont des marxistes. La classe ouvrière est le moteur de l'histoire et c'est donc là qu'il faut être. Avant la Deuxième Guerre mondiale, les trotskistes sont réduits à quelques chapelles qui se combattent entre elles. En 1944, 1945, il y a un frémissement et quelques adhésions, et à ce moment-là, la stratégie officielle, c'est l'établissement. C'est ce que m'a raconté aussi Michel Lequenne qui s'était établi dans le bâtiment.

Marnix : Tu as dit que ton ouvriérisation avait fait l’objet d’une discussion en cellule, mais tu n'as pas parlé de ta subjectivité personnelle. Comment tu as vécu ça ? Est-ce que tu l’as fait parce que la cellule l'avait décidé ? C'est quand même pas évident comme décision.

Alain : Non, je n'avais pas le couteau sous la gorge. La preuve, c’est que j'ai été le seul à le faire. C'était une démarche qui m'intéressait. Je pensais que, si on voulait aller vers la révolution, le coeur de la classe ouvrière, il fallait quand même y aller. On parlait de périphérie vers le centre à l'époque, mais je ne pensais pas que par captation, par exemplarité… En même temps c'est vrai que la première fois que j'ai franchi les portes de l'usine, je suis arrivé par les presses, je m'en souviendrai toujours. C'est quand même un choc. C'est dur. C'est dur physiquement. Et puis, le PC, c'était dur. Et la CGT aussi. Il y a eu quelques bagarres et pas seulement politiques.

Marnix : Moi, j'ai un grand-père qui a fait de la tôle pendant la guerre pour faits de Résistance, tout en étant pasteur. C'était pas les armes à la main mais pour avoir tenu des prêches jugés subversifs par les nazis. Il y a donc une grande figure dans la famille, un personnage charismatique qui est arrêté, sans être torturé ni déporté, mais qui reste à Fresnes pendant quelques mois, voire quelques années. C'est une première image importante. Sinon, je suis de famille très protestante, donc une culture de la minorité, une culture du camisard. Même si mes parents n'étaient pas du tout des gens du peuple… Mon père était fils de contrôleur des chemins de fer belges et d'une mère ouvrière à l'usine, et lui avait fait des études. Il était le seul dans sa famille et il avait un diplôme équivalent à l'agrégation de philosophie. Il rencontre ma mère par hasard parce qu'il était dans l'armée belge et s’est trouvé démobilisé en rase campagne au moment de la capitulation. Il part faire le tour du monde à ce moment-là, c’est un peu bizarre, en mai-juin 1940. Il fait une première étape à Paris où il rencontre ma mère, et il est resté à Paris où il s'est marié. Ils ont eu 6 enfants.

Alors, comment je suis percuté par la politique ? Essentiellement par une frangine qui est au lycée en Mai 68, dans le Val-de-Marne à côté de Paris, et qui revient tous les soirs à la maison avec un cousin à nous qui était dans le même bahut. Et ce sont des discussions politiques pendant des heures avec mes parents, très animées, ma frangine étant très engagée dans le mouvement, et mes parents sur le cul, ne comprenant pas ce qui se passe. Et j'imagine argumentant comme pouvait le faire une famille de l'époque. Moi, j'assiste à ces débats passionnés, je suis en troisième. Dès l'année suivante, je vais au lycée et je rencontre des copains qui sont politisés. Dont le fils du maire de Boissy-Saint-Léger qui était PSU, il y avait deux maires PSU en France, dont le maire de Boissy-Saint-Léger, et médecin. J'étais avec son fils qui était très politisé, comme l'étaient son père et son grand-père paternel, l'un des fondateurs du Parti Communiste. Et on a des discussions pendant des heures et des heures, comme des lycéens passionnés par la politique.

Dès la seconde, je me mets à lire Le Monde tous les jours, par exemple. Rapidement je m'engage dans les comités lycéens, contacts avec la Ligue, distribution de tracts en faveur d'un syndicaliste brésilien du nom de Mariguela qui était en tôle, foyers socioéducatifs. A ce moment-là, je change de lycée, je vais à Saint-Maur, au lycée Marcellin Berthelot : foyers socioéducatifs avec pleins de slogans gauchistes, guévaristes, maoïstes, de toutes sortes. Rapidement, j'entre en contact avec des gens de la Gauche Prolétarienne (GP) sur Boissy-Saint-Léger, qui soutenaient des immigrés vivant dans des wagons, dans la gare, et menacés d'expulsion. Moi, j'étais entré au PSU dès la seconde, dans une section de dix, quinze personnes à Boissy. Et je discute pas mal avec les gens de la GP. Ils savent y faire, ils savent féliciter, dire : « c'est bien ce que tu as fait ». Ça s'appelle le « love bombing », ça marche assez bien. Et je quitte le lycée parce que ça me faisait chier, j'étais rebelle à l'autorité et tout ça. Je décide de passer mon bac, dès la première, en candidat libre. Je le réussis, de justesse, mais je le réussis. A ce moment-là, mon idée est de m'établir. Je me souviens très bien d'une examinatrice au bac qui me dit : « mais pourquoi vous êtes en candidat libre ? » Je lui dis : « parce que je veux réussir le bac et après, aller travailler en usine ». Elle me dit : « c'est une très bonne idée ». Et elle me file 17. Elle m'avait fait traduire un texte de Guevara ou de Castro, je ne sais plus, qui était au programme.

Là, je vais travailler en usine. Mais il y a un aspect important, c'est que je cherche l'usine qui sera la plus pénible possible. C'est important, cette dimension… On a quelque chose à payer quand même. En tout cas, en ce qui me concerne. Donc je vais chez Saint-Gobain, qui est à côté de chez moi, et je leur dis : « je voudrais travailler ». Ils étaient en 3/8 et ça me plaisait bien, l'idée de travailler la nuit. Il fallait que ce soit le plus dur possible. Et au bureau du personnel, ils ont tout de suite vu que je n'étais pas un candidat ordinaire. Alors le mec me dit : « il fait quoi votre père ? » J'avais pensé à tout sauf à ça, c'était pourtant une question évidente. Alors je réponds : « prof de philo, je crois ». Il me dit : « ah bon, tu crois ». Alors moi : « non, non, je suis sûr ». Et il me dit : « on vous écrira ». Donc je vais à l'usine d'à côté, parce qu'à l'époque on trouvait de l'embauche d'une manière inimaginable aujourd'hui. Donc je vais chez Mazda, à Sucy-en-Brie, dans un entrepôt. Et là, je suis en contact avec des ouvriers. Mais pas du tout des ouvriers comme je me les représentais, j'ai dû rester trois semaines… Je me représentais une classe ouvrière hyper politisée, trompée par le parti communiste. Il suffirait de leur présenter le manifeste du Parti communiste qui était à peu près tout ce que je connaissais de Marx, pour leur montrer que le PC faisait le contraire de ce que Marx avait préconisé. Et ils diraient : « mais bon sang, c'est bien sûr », ils quitteraient le PC et ils viendraient… A ce moment-là, je suis au PSU, mais tendance gauche. Finalement, les ouvriers que je rencontre ne sont pas du tout conformes à la représentation que je m'en faisais. Je tombe même sur un ouvrier carrément pétainiste, ancien chauffeur de taxi. Alors là, il y a ce qu'on appelle en sociologie une dissonance cognitive. Juste une anecdote, que j'ai déjà racontée souvent : à un moment, je quitte le réfectoire et je laisse la porte ouverte. Le chef du personnel, qui est là, gueule : « Et la lourde, tu peux pas la fermer ? ». Je n'avais pas été socialisé comme ça, on ne me parlait pas comme ça. Et à l'époque, on parlait comme ça dans l'usine. C'est très dur pour moi, je n'arrive pas à me socialiser dans ce milieu, je n'arrive pas à mettre les trucs sur les palettes comme le font les autres. Ils ont une certaine dextérité que je n'ai pas. Je les énerve, de ce fait. Et puis, ils doivent trouver que je parle trop, il y en a un qui me dit : « mais pourquoi tu ne continues pas tes études, toi ? ». Donc, je mets un terme à cette première expérience d'établissement de quinze jours ou trois semaines et il est encore temps de m'inscrire à la faculté de théologie.

On est en septembre 1970 et je vais m'inscrire à la faculté de théologie protestante pour devenir pasteur, ce qui était aussi mon intention. Je m'inscris à la fac et là, je tombe sur un autre milieu complètement politisé. Donc je ne m'intéresse pas du tout à mes études. Ce qui m'intéresse, ce sont les discussions politiques, les gens que je rencontre. On va beaucoup au cinéma. On est une à deux fois par semaine à la Mutualité, aux meetings de la Ligue, aux meetings de ceci et de cela, avec des expériences émotionnelles très fortes. Je me souviens des gens, debout, ça me faisait hérisser le poil, j’en avais des frissons d'émotion dans le dos. Et je n'ai pas parlé des manifs Vietnam, les manifs clandestines où tout le monde surgit du métro… Voilà, ça remplissait ma vie. Les manifs contre les gens qui étaient garrottés à Burgos. À l’époque, c'est impressionnant. Les manifs qu'on évaluait à 10 000 personnes, je ne sais pas s'il y avait 10 000 personnes, mais c'était structuré, c'était militant, c'était pas la manif promenade. Et je fais deux ans d'étude, un an à Paris et un an à Strasbourg. À Strasbourg, je ne m'intéresse pas plus à mes études et je suis très engagé dans le PSU local qui se divise en deux tendances, dont une tendance maoïste appelée la Gauche Révolutionnaire. Dans cette Gauche Révolutionnaire, il y avait notamment Emmanuel Terray qui est aujourd'hui une grande figure du soutien aux sans papiers… Je dis ça et en même temps, je ne suis pas sûr qu'Emmanuel Terray était dans la Gauche Révolutionnaire, je pense qu'il était dans la Gauche ouvrière et paysanne (GOP). Mais je me souviens de l'avoir vu dans des réunions de la Gauche Révolutionnaire. Une anecdote de l'époque, j'étais assis à côté de lui et il avait de grosses mains, et je me disais : « ah, au moins, il y a un ouvrier ici ». D'Emmanuel Terray, qui est capable de faire un cours sur Kant en allemand… Au bout de la deuxième année, je m'inscris en troisième année de théologie protestante à Strasbourg. À Strasbourg, la théologie est enseignée dans le cadre de l'université du fait du Concordat. Et là, ça m'intéresse de moins en moins. Donc, je m'engage dans le soutien à des immigrés qui sont virés d'un hôtel meublé. Pendant 6 mois, je suis permanent politique. Je vis de l'aide que mes parents m'apportent à l'époque et je milite à plein temps. Avec un écho dans la ville, c'est ça aussi dont il faut rendre compte, c'est comment le discours d'extrême gauche avait un écho important, avec des manifs… On avait été reçu par le maire de Strasbourg de l'époque, Pierre Pflimlin, chez lui. On pesait.

À ce moment, je quitte la Gauche Révolutionnaire mais, contrairement à l'essentiel des militants de la GR, je ne vais pas à l'Humanité Rouge, qui était une branche du PCMLF. Je vais à ce qui va devenir le PCR, qui s'appelait Front Rouge à l'époque. Le PCMLF étant divisé en différentes branches se réclamant toutes du PCMLF. Avec des journaux qui étaient leur vitrine légale et qui étaient tous différents : l'Humanité Rouge, Front Rouge… Je crois qu'en 1971, il y a eu 12 ou 13 divisions dans le PCMLF. On était deux de la GR, ma compagne et moi, et on décide avec un certain nombre de gens d'aller à Front Rouge. Le jour où on doit assister à une réunion de cellule, les gens de Front Rouge nous disent : « il faut qu'on vous annonce une grande nouvelle, on a décidé de faire un congrès de légalisation, c'est-à-dire qu'on arrête de se prétendre PCMLF clandestin, on crée le Parti Communiste Révolutionnaire marxiste-léniniste, PCRML ». Donc, on a adhéré au PCR, mais sans le savoir. On était prêt à adhérer au PCMLF clandestin et à Front Rouge. Je ne sais pas si c'est très clair… Le PCR, c'est la légalisation de la branche Front Rouge du PCMLF. Ça, c'est en 1974, juste au moment de la mort de Pompidou. Donc j'adhère au PCR et je me dis que, ce qui nous avait rapproché de Front Rouge, c'est le fait qu'on avait milité dans les comités pour l'abrogation de la circulaire Fontanet, une circulaire scélérate de l'époque contre l'immigration, et dans les comités Indochine Palestine. C'était deux organisations dites de masse, de Front Rouge, l'une sur l'immigration et l'autre sur les questions internationales. Je décide de m'établir, parce que c'est ce qui se faisait au PCR et à Front Rouge. Les gens avec qui j'étais en contact à Strasbourg étaient presque tous établis. Ils n'étaient pas très nombreux, ils étaient trois ou quatre en usine. On arrive de la Gauche Révolutionnaire avec deux ou trois qui étaient dans les comités pour l'abrogation de la circulaire Fontanet, et on s'établit à cinq ou six, avant même d’adhérer au PCR. À l’époque, il y avait une pression très importante. Pour comprendre l'établissement, il faut comprendre que, dans la hiérarchie de prestige des organisations maoïstes, s'établir, c'était la voie d'excellence. Le prestige de l'établi en interne était énorme. Cette contrainte morale, contrainte dans le sens non-péjoratif du terme, est très forte.

Alain : Dans la Ligue aussi, à l'époque. Quand tu étais ouvrier chez Renault, tu n'étais pas n'importe qui. Sans blaguer. Ça aidait aussi à tenir, malgré tout. Il n'y avait pas la pression de l'organisation, mais c'est vrai que psychologiquement… Et puis, quand tu parles dans un meeting, tu es plus écouté.

Marnix : Je m'établis à côté de Strasbourg, les Ateliers Réunis, où je me fais chier. Je travaille en 2/8, je commence à cinq heures une semaine sur deux. Pour les ouvriers en général, ces conditions de travail sont très dures. Mais quand on est militant en plus, surtout militant comme on l'était, c'est-à-dire sans limites, c’est pire. Parfois, les réunions se terminaient à minuit. Si ça nous prenait, on allait encore coller quelques affiches… Quand, ensuite, le réveil sonne à quatre heures du mat parce qu'il faut être à l'usine à cinq heures, c'est un cauchemar. Pendant des années, le gros réveil chinois que j'avais et qui faisait un boucan d'enfer, rien que d'entendre la sonnerie, ça me rappelait des…. C'était dur, parce qu'on a vraiment envie de dormir. Et d'ailleurs, parfois, on ne se levait pas. Nos salaires étaient déjà des salaires de smicards mais, en plus, on avait un certain nombre de jours d'absence, comme beaucoup d'ouvriers, et encore en plus, on avait des raisons supplémentaires d'être absent liée à la fatigue militante. Par exemple, venir à des réunions à Paris le week-end, repartir le dimanche soir avec ce train qui était long, se relever le lendemain. C'était vraiment un martyre, il faut le dire. Et là, j'adhère à la CFDT qui était le syndicat unique dans l'entreprise, animé par un jeune ingénieur tout content d'avoir quelqu'un qui participe. Il me dit de venir à une réunion avec les chefs du personnel, et là, je prends la parole, je prononce deux ou trois phrases qui font que le chef du personnel me regarde et se dit : « celui-là, c'est pas un ouvrier comme les autres ». Il a dû faire une enquête sur moi et je me fais virer pour inaptitude à l'emploi. Cette première expérience a duré sept ou huit mois. Quand je vais voir le chef d'atelier et le chef d'équipe pour leur dire : « vous êtes des beaux salauds de m'avoir viré », les mecs tombent de l'armoire, ils ne sont pas au courant. C'est une décision politique de la direction et du chef du personnel. Il y a de petites mobilisations, y compris une pétition signée par mes collègues d'atelier. C’était une heureuse surprise, parce que j'estimais que je n'étais pas assez lié avec eux. C'était très important pour moi, il fallait être lié aux masses, être comme un poisson dans l'eau. Et on trouvait que ça n'était jamais satisfaisant. Moi, je me sentais un peu marginal dans ce milieu et je l'étais, de fait. Et de voir qu'ils se sont solidarisés avec moi… On avait été assez habile dans la rédaction de la pétition qui disait : « je ne crois pas que Marnix Dressen soit licencié pour inaptitude à l'emploi ». Ce qui ne voulait pas dire qu'ils étaient solidaires avec ce que j'avais fait, mais qu'ils ne croyaient pas aux bobards. Et cette pétition a été signée, il y a eu des petits rassemblements faits par la CFDT de l'époque. Je retrouve du boulot tout de suite sans problème dans une autre usine, chez Alcatel. Dans cette usine, je rencontre un autre militant du PCR établi depuis quelques années, qui est à la CGT. On est en 1974 Là, je travaille comme OS dans différents services, parfois en 2/8, et je vais rester en usine au total un peu moins de cinq ans.

Jean-Paul : Mais quand tu as été embauché, tu as menti ?

Marnix : J'étais censé être titulaire d'un BEPC. Et en fait, j'avais l'équivalent d'un deug.

Alain : Par rapport à la préparation, c'était prévu qu'on aille s'établir. Mais, première question à l'embauche, on dit une connerie. Ma première connerie, c’était quand on m’a demandé : « Qu'est-ce que vous avez comme diplôme ? ». J’ai dit : « le bac ».

Marnix : Chez les maos, on se passait des trucs. Quand j'ai fait ma thèse sur les établis, les mecs me racontaient les histoires à dormir debout qu'ils inventaient, en faisant preuve d'une créativité extraordinaire. C'était plus facile pour les femmes que pour les hommes d'ailleurs, parce que les femmes pouvaient expliquer qu'elles avaient été inactives, le mariage, machin. Alors que les mecs, quand il y avait un blanc dans leur CV, c'était plus compliqué.

Alain : Moi, c'est vrai que, niveau familial, mon père travaillant à la RATP, je connaissais déjà un peu le décalage des horaires. Il y avait le dimanche, parfois il était de nuit. Donc, ça n'a pas été…. Pendant des années, je ne suis pas arrivé en retard parce que je ne voulais prêter le flanc à aucune répression du patronat. À la limite, il fallait être l'ouvrier modèle dans son boulot et par contre, dans les luttes, prendre des risques très importants. Paradoxalement, avec le recul, je me suis plutôt bien habitué à cette vie. Parce que c'était une très grande entreprise. Donc même si, dans les treize mille ouvriers, il y en a qui te font suer et de qui tu te sens éloigné, tu as quand même beaucoup de potes. En sellerie, je faisais les 2/8 et il y avait des luttes très importantes. Aucune politisation. C'était des prolos niveau CAP, même pas, beaucoup venaient de la terre. Et donc, c'était des explosions, un peu comme les maos en auraient rêvé. De temps en temps, le jeudi ou le vendredi, on pouvait être en grève à 70% et le lundi, reprise de parole pour poursuivre la grève et plus rien. Parce qu'entre temps, ils étaient retournés dans leur campagne, dans le milieu familial. Parce que c'était quand même jeune comme entreprise, quand je suis rentré, ils embauchaient 150 personnes par jour. Et le lendemain, il y en avait 150 qui démissionnaient, parce qu'ils allaient s'embaucher à côté. On ne peut plus s'imaginer. En plus, il y avait des vols, des trafics de pièces détachées, enfin, c'était le bordel. Dès qu'on se mettait en grève, on faisait un tour dans l'usine. Au début, il y avait quand même pas mal de boulons qui volaient vers ceux qui étaient restés au boulot. Les rapports étaient très durs. Donc, il y avait un militantisme que la CGT essayait d'encadrer sans tout comprendre. D’ailleurs, ils ne comprenaient rien. Pendant des années, on a réclamé, jusqu'à ce qu'on ne soit plus jeune, une commission jeune du syndicat. Commission femme, pareil, rien du tout. Ils ne comprenaient pas. Ils ne comprenaient pas ces OS qui pouvaient tout casser en une soirée et le lendemain être lié au patronat. Contrairement à ce que j'avais connu à Paris en tant que lycéen, au Havre, les manifestations étaient très encadrées par le PC. La moindre manifestation, on se faisait casser la figure. C'était très dur. Et les conditions de travail. Petit à petit, on a gagné en puissance. Au départ, ils n'ont pas vu le truc. Ça nous a permis de prendre une certaine importance et d'être des animateurs dans les ateliers. Y compris avec des trucs qu'on avait expérimentés en tant que lycéen. Dès qu'il y avait une grève, on faisait des prises de parole, on faisait des AG. Des trucs qu'on avait appris en tant que militants de la Ligue, au niveau lycéen. Contrairement à toi, ou bien alors peut-être que j'idéalise ma jeunesse, jusqu'en 1981, 1982, je n’ai jamais eu d'envie d'en partir. Quand je suis rentré chez Renault et que j'ai vu cette presse, je me suis dit : « je fais le point dans six mois ». Et puis j'ai vu que ça fonctionnait, y compris au niveau boulot, même si c'était un boulot à la con.

Marnix : Mais avec la possibilité de parler avec les autres…

Alain : Complètement. Et avec des temps de pause. Si on faisait de l'avance, comme ça, on pouvait se casser… La hiérarchie intermédiaire n'était pas terrible, c'était pas les petits chefs comme on peut les imaginer.

Stéphanie : Du coup, la dimension un peu ascétique que décrit Marnix, tu ne l'as pas vécue ?

Alain : Quand on est à la cellule, à la direction de ville, quand tu as les commissions ouvrières nationales le week-end, c'est vrai que le lundi matin, tu te lèves à quatre heures et quart pour prendre le car à cinq heures moins dix et commencer à cinq heures et demie… Mais bon, dès qu'on rentrait dans le car, on y était. Pas comme des poissons dans l'eau parce que je ne veux pas idéaliser le truc mais on se disait : « tiens, aujourd'hui, on va aller faire chier tel chef parce qu'il emmerde untel ». On a fait des trucs pas possibles au niveau du militantisme. De 76 à 78, ça a été... C'était Renault, c'était encore la forteresse ouvrière. Ça se sentait, y compris au niveau du salaire, et au niveau protection sociale. Il y avait des grèves très fortes, et on obtenait des trucs. Des trucs au niveau des conditions de travail qui sont impensables aujourd'hui. On se rendait bien compte des fois que la chaîne accélérait, donc on allait voir le contremaître et on lui disait : « tu reprends le chronomètre ». Et on le forçait à régler la chaîne, à la seconde près. Et s'il n'y arrivait pas, il y avait des tronçons, les tronçons c'est des groupes d'ouvriers, qui débrayaient. Jusqu'en 78. A ce moment-là, il y a eu un coup de répression terrible et jusqu'en 81, ça ne rigolait plus. Entre 75 et 78, c'est un peu l'âge d'or. Et entre 78 et 81, on en prend plein la tête. Mais on continue à progresser dans le syndicat.

Jean-Paul : Au syndicat de Renault Sandouville, quand je militais au Havre –j'ai milité au Havre dans les années 1970-, il y avait un courant chrétien, avec des prêtres-ouvriers. Est-ce que tu peux en dire un mot ?

Alain : On a eu de la chance dans la construction de la Ligue parce qu’à la CGT, il y avait des fractions staliniennes et puis il y avait un courant chrétien, de prêtres-ouvriers. Ce qui fait que dans le syndicat, à un moment, il y a eu trois courants. Il y a eu le PC majoritaire, nous minoritaires, et puis ce courant chrétien qui avait adhéré au PC. Le syndicat n'était pas tenu par un stalinien mais par un prêtre-ouvrier. Du coup, ils composaient quand même. J'en ai discuté avec un qui est mon voisin maintenant, ils considéraient qu'ils étaient obligés de faire ça, sinon ça aurait été un affrontement permanent. Ça se sentait dans les congrès parce qu'il y avait un fonctionnement démocratique, un délégué par atelier… Ça créait un dynamisme dans le syndicat.

Mais ils ont cassé quand ils n’ont plus pu contrôler. Tant que la Ligue était dans son coin, ça allait, mais quand on a commencé à représenter 30 ou 40% du syndicat, là, ça n’allait plus. Enfin, c'est pas la Ligue qui représentait ça, c'était notre travail d'opposition syndicale un peu large.

Jean-Paul : Et toi, Marnix, tu es resté dans ton organisation maoïste, le PCR, jusqu'à la fin de ton établissement ?

Marnix : Plus longtemps. En 1977, je me pose la question de quitter l'usine. Je n'en peux plus, j'en ai plein le dos. A un moment, on a monté une cellule dans la boîte, on était quatre ou cinq, dont trois délégués CGT. On a recruté deux Italiens, un de la seconde génération et un qui était parti faire la route et qui s'était arrêté à Strasbourg. On avait un petit écho, on était dans la CGT majoritaire sur l'usine. On les faisait bien chier, on était tout le temps à sortir des tracts contre eux au vitriol. L'argument principal, c'est qu'ils étaient des révisionnistes et qu'ils étaient contre la révolution. Qu'ils se planquaient dans le local syndical au lieu de travailler. Révisionnistes et coupés des masses. Je me pose la question de sortir et à ce moment-là, j'avais été nommé responsable du PCR à Strasbourg. Le PCR à Strasbourg, c'était 12 ou 13 personnes. Mais avec un potentiel militant, parce que quand on dit combien il y a d'adhérents dans une organisation, on n'a pas tout dit. Il y a des organisations de 50 adhérents qui sont moins actives… C'est comme le syndicalisme en France, on dit qu'il est faible. Oui, mais est-ce qu'il est plus faible au niveau militant que ne le sont les syndicats allemands, par exemple ? c'est pas sûr.

Bref, j'étais un petit responsable local et je suis convoqué à Paris. Je me dis : « j'ai fait une connerie ». Donc, je viens pour prendre un savon, c'est la grosse angoisse. Parce qu'on avait des comptes à rendre à l'organisation qui se mêlait de tout, y compris de notre vie privée. Donc je suis convoqué à Paris, mais ça n'est pas pour me passer un savon. Au contraire, c'est pour me dire : « On a décidé qu’à partir du 1er mai 1977, Le Quotidien du Peuple – le quotidien qu'éditait le PCR-, va se transformer en organe central du PCR ». Parce qu’on singeait le Parti communiste, tout en étant en rupture. « Et donc, on a pensé que ce serait bien que tu viennes bosser à la section politique du journal ». Ce qui, pour moi, était un super honneur : encore une fois une voie d'excellence, et en même temps une voie de sortie honorable de l'usine. Je ne jetais pas l'éponge aux yeux de mes camarades, de mes collègues, de ma famille –même si j'avais de liens distendus avec cette dernière-. J'avais été choisi par l'organisation. Donc, je me retrouve journaliste à partir du 1er mai 1977, à Paris. J'étais marié, j'avais une enfant qui était née en juillet 76, elle n'avait même pas un an, et j'annonce ça à ma compagne. Évidemment, elle n'apprécie pas du tout que je la plante comme ça. Le parti me dit que je pourrai rentrer tous les 15 jours à Strasbourg. Il y avait toute une conception du couple derrière. Et c'est ce que je fais. Je passe outre la désapprobation de ma compagne. En même temps, c'était pour moi une formidable expérience parce que je devenais journaliste. La première brève que j'ai écrite, j'ai dû mettre deux ou trois heures pour écrire dix lignes. Et j'y suis resté jusqu'en 1981, 1982. C'était formidable et passionnant, beaucoup plus passionnant que l'usine. Jusqu'à ce que le PCR entre en crise en 1981. Et puis le fait de sortir, de voyager, de cette oxygénation, a créé un décalage de plus en plus net entre ce que proclamait le PCR et puis ce à quoi on aspirait. On s'est déstalinisé. Parce que le PCR était quand même stalinien. Donc on a jeté l'éponge et ceux qui sont restés ont dit, en 1982 je crois : « on suspend le parti ». L'idée, c'est qu'il va de nouveau y avoir un jour des grandes mobilisations de masse et, à ce moment-là, on réveillera le parti qui sommeille.

Jean-Paul : Et le quotidien s'est arrêté ?

Marnix : Vers 1979, 1980. Le quotidien, on le portait à bout de bras. Il vivait aussi parce qu'il y avait les Chinois et les Albanais… À ma connaissance, les chinois ne donnaient pas du fric comme ça, mais ils prenaient des abonnements. Je ne sais pas si les journaux arrivaient un jour en Chine… Le quotidien n'était pas viable. Et puis, c'est un boulot énorme de faire un quotidien. Et il y avait des trucs intéressants dedans mais pas grand-chose. Quelques reportages parfois. Voilà, comment je suis sorti de l'usine.

Stéphanie : Quand vous étiez établis l’un et l’autre, vous vous sentiez ouvriers ? Intimement, en termes d'identité, vous vous définissiez comment ?

Alain : Moi, j'étais devenu ouvrier. Et je n'imaginais pas de sortie parce que… D’abord on avait un objectif… Et puis, bon, j'étais devenu ouvrier. J'avais intégré y compris toutes les contraintes. Est-ce que je les avais intégrées fondamentalement, c'est un autre problème. Mais j'étais devenu ouvrier. Tous les matins, je ne me posais pas la question : « jusqu'à quand ça va durer ? » C'est après 81 que je me suis posé la question, parce qu'effectivement, il y a eu une rupture très importante. Mais jusqu'à cette rupture, non.

Jean-Paul : Et tu étais marié à cette époque-là ?

Alain : Pas marié mais j'avais un enfant qui est né en 80 et ma femme travaillait à l'usine et elle était à la Ligue. C'est une ouvrière que j'avais rencontrée chez Renault. On vivait avec les copains, c'était un peu le Kolkhoze. Le week-end, on n’était pas tous ensemble, mais on faisait des bouffes continuellement. La cantine, on se retrouvait à la même table, pour les stratégies… Donc on était quand même très liés aussi. Et on est encore très liés à quelques-uns.

Marnix : Est-ce que je me suis senti ouvrier ? Je crois jamais. J'ai joué à l'ouvrier, ça oui. C'est-à-dire que mon groupe de référence, c'était le mouvement ouvrier, enfin la classe ouvrière. Je me suis marié parce que ça se faisait dans ces milieux-là. Je me suis marié en 76, ma femme était enceinte, c'était trois ou quatre mois avant la naissance de notre fille. C'était une façon de faire comme les ouvriers. Donc, je m'identifiais, c'était mon groupe de référence. Mais groupe d'appartenance, fondamentalement, je dirais non. Ni par nos discussions, ni par nos loisirs, ni par le type de vacances, ni par le type de consommation, ni par le décor intérieur de nos logements successifs, ni par le type de bagnole. Ni par ma famille d'origine bien sûr. Enfin, non. Je pense qu'il y avait un décalage… Cette question, je me la suis beaucoup posée pendant ma thèse. C'est clair que quand les gens ont beaucoup d'ancienneté dans l'établissement, il y a quelque chose… Alors peut-être que la question qu'on peut se poser c'est : quelle est la différence entre un établi qui est là depuis très longtemps et un ouvrier politisé, un ouvrier militant ? Là, c'est vrai que la différence, l'écart se resserre, il y a de moins en moins de distinction. Mais avec l'ouvrier ordinaire de l'atelier, peut-être que je ne suis pas resté aussi longtemps que toi mais… Par ma famille d'origine, j'étais aussi loin…

Alain : Moi, j'étais plus proche. Paradoxalement, j'étais le premier urbain de ma famille. Mon père est venu en ville, mais il n'est pas né en ville. Tous les autres étaient des paysans. Donc j'ai retrouvé des paysans qui correspondaient presque à mes oncles du Loir-et-Cher. Plus politisés parce qu'ils bossaient en usine alors que mes oncles étaient toujours paysans. Donc, il y a eu quelque chose qui s'est passé. Et en plus, en travaillant en deux-huit, en prenant le car, en travaillant ensemble, je passais plus de temps à l'usine, avec les potes de l'usine qu’à la maison. Ce qui a provoqué la rupture avec ma compagne, d'ailleurs. Mais c'est vrai qu'il y a eu une rencontre, par rapport à mes parents, ma famille paysanne. Et puis le syndicalisme aussi. Alors est-ce que le syndicalisme et la classe ouvrière… Mais c'est vrai que pour moi, le syndicalisme a été une intégration importante dans la classe ouvrière. Ça m'a vraiment intéressé. Je ne sais pas comment les maos pratiquaient dans les entreprises mais nous c'était… Je ne veux pas dire sioux, parce qu'au départ on a fait des conneries… Quand on a appelé à ne pas voter pour les fieffés bureaucrates de la CGT, la première fois… Mais après on construisait une opposition large, dans le syndicat. Contrairement à d'autres groupes politiques, comme Lutte Ouvrière par exemple, on ne construisait pas l'organisation à travers le syndicat. Il y avait une démarche syndicaliste. Ce qui explique aussi qu'aujourd'hui je ne suis plus à la Ligue et que je suis encore syndicaliste. Et je ne suis plus ouvrier.

Jean-Paul : Par rapport aux autres militants de la ville du Havre, est-ce que tu te sentais en décalage ? Il y avait une majorité d'enseignants à l'époque ?

Alain : Je ne veux pas dire de bêtise, mais entre 1978 et 1981, il y avait quand même plusieurs cellules ouvrières. Il y avait des copains dans la chimie, malheureusement deux se sont suicidés. Il y avait des copains dans la métallurgie, dans les chantiers navals, on était dix ou douze. Tout le monde ne venait pas. Il y avait une douzaine de métallos à l'époque. Entre 1978 et 1981, on apparaissait en tant que tel, on distribuait des tracs de la Ligue, c'était plus les étudiants et les lycéens. En 81, on a des photos de la grande grève qu'on a faite pendant trois mois, on a Rouge à la main, on chante l'Internationale là-dedans, c'est la fête.

Marnix : Nous, notre truc, c'était de dire, si on veut exister dans l'usine, il faut que les gens puissent nous identifier. Il ne faut pas se cacher des masses. Ce qui fait qu'on savait tout sur nous et que, pour les masses, on devait apparaître un peu comme des Martiens. Mais on jouissait quand même d’une certaine sympathie, y compris en Alsace où le Parti communiste faisait 2%.

Alain : Ah c'est sûr que les prolos nous trouvaient plus sympathiques que les gens du PC…

Marnix : Oui, mais ils votaient pour eux quand même. Sinon, juste en passant, tu as dit que tu avais deux camarades qui se sont suicidés.

Alain : C'est un copain de la chimie et un copain de la branche métallurgie, mais il travaillait chez Peugeot, celui-là.

Marnix : Mais quelle relation entre l'engagement et le suicide? Qu'est-ce qu'on peut en dire ?

Stéphanie : C'était à quel moment ?

Alain : 1979, 1980… Une dépression et c'est vrai qu'on militait comme des fous… Par rapport à la vie familiale, même si les compagnes étaient militantes, c'était de la folie de ce point de vue-là…

Jean-Paul : A la Ligue, il n'y a jamais eu d'interdiction venue d'en haut d'avoir des enfants et chez vous, Marnix ?

Marnix : C'est des trucs de LO, ça. Nous, il n'y avait pas d'interdiction d'avoir des enfants, il y avait un moralisme sexuel, que l'on retrouve d'ailleurs à Lutte Ouvrière où ils interdisaient aux militants des caravanes d'été de coucher ensemble.

Alain : A la Ligue, non. Il n'y avait que le pétard qui était interdit, en raison de la répression policière.

Marnix : C'était uniquement pour des raisons de répression policière ?

Alain : Je pense. On ne le percevait pas comme un interdit moral par rapport au pétard. Et l'argument par rapport aux flics était assez juste.

Marnix : Nous, il y avait l’idée de combattre les moeurs petites-bourgeoises. Ça visait aussi l'homosexualité et il y avait des phobies un peu curieuses quand on est sociologue ou psychologue. Le numéro deux était manifestement… Il était très féminin. C'était un type brillant et très féminin. Et il y avait en même temps une homophobie très forte.

Alain : Qu'on retrouvait ailleurs, dans la classe ouvrière notamment. Et chez Renault.

Marnix : Et donc, les moeurs dégénérées de la petite bourgeoisie, ça concernait les pétards, ça concernait l'homosexualité, ça concernait le papillonnage sexuel.

Jean-Paul : A la Ligue, c'était la tolérance généralisée, chacun faisait ce qu'il voulait…

Marnix : Quand j'ai interviewé des établis pour ma thèse, je me souviens que certains disaient : « Le problème de la Ligue dans les années 1970, c'est que les gens pouvaient faire des grands discours sur la révolution et vivre comme des bourgeois ». Je me souviens d'une expression, c'était : « ils fumaient des cigares gros comme des barreaux de chaise ». Et en même temps, ils faisaient des cours sur la révolution. Ça, pour nous, c'était pas possible. Il fallait qu'il y ait une unité de la personne. Il y a des phrases extraordinaires de Mao là-dessus.

Alain : Je me souviens des copains chez Renault, on théorisait sur le couple et sur la famille. Moi, je ne me suis pas marié parce que c'était la libre-pensée, il fallait construire d'autres rapports.

Marnix : C'est sûr que les Maos étaient beaucoup plus conservateurs sur les questions de moeurs

Jean-Paul : A la Ligue, il y a un militant qui se suicide, Philippe Marchau ?

Alain : Oui, vers 1978, 1981. Et son chef dit : « un emmerdeur en moins ».

Marnix : La question des suicides telle que je l'ai perçue en faisant ma thèse, c'est qu'il y a beaucoup de militants qui l’analysaient comme une sorte de désespérance individuelle relative à l'engagement politique : finalement, ce à quoi j'ai cru de toutes mes forces se révèle être des chimères… Mais toujours en relation avec l'engagement. En même temps, je me disais que le suicide est un phénomène extrêmement complexe. Savoir pourquoi quelqu'un se suicide, c'est pas simple. Il y a 11 000 personnes qui se suicident chaque année en France, ce ne sont pas tous des militants donc… En même temps, c'est un vrai problème, il y en a eu plein…

Alain : A la CGT, il en a eu trois. Des jeunes…

Jean-Paul : Dans le cas de Philippe Marchau, la Ligue a fait une campagne nationale au lendemain de son suicide en braquant le projecteur sur la répression qu'il avait subie. En menant mon enquête pendant ma thèse, j'ai retrouvé des gens de Montbéliard qui m'ont appris que les choses étaient un peu plus compliquées que ça. En même temps qu'il subissait une forme de harcèlement professionnel, du fait de ces moeurs un peu bizarres de la Ligue, sa copine était en train de le lâcher pour un autre militant. Donc il y a eu convergence de plusieurs choses…

Alain : Le copain de la chimie, c'était pareil, sa copine était en train de le quitter parce que les 3/8, il militait, etc. Et puis bon, des fois, c'est pas drôle. On n’est pas drôle quand on rentre. Quand on enchaîne les réunions de cellule et qu'on ne se voit pas pendant deux ou trois jours, c'est pas très drôle.

Marnix : Effectivement, quand on se suicide, c'est pour des tas de raisons. C'est d'ailleurs aujourd'hui l'argument de Renault pour les suicides de ses salariés. Mais la question, c'est alors : comment se fait-il que le militantisme n'ait pas été une protection ? Il y a là certainement une relation avec une certaine déception, je n'en sais rien.

Alain : Mais c'était pas facile vers 80 dans les entreprises, c'était hard.

Jean-Paul : Alain, tu voulais revenir aux années 1980 ?

Alain : Globalement, ça n'a rien à voir, enfin si, ça a à voir avec l'élection de Mitterrand. Entre 1978 et 1981, il y a eu un raidissement de la part de la direction. Des jeunes cadres sont arrivés. Les braves prolos qui étaient devenus agents de maîtrise à l'ancienneté commençaient à vieillir et il y avait besoin de cadres. Donc il y a eu des rapports très tendus là-dessus. Ensuite arrive 1981. On en avait tellement bavé pendant les trois années précédentes… C'est vrai qu'on avait fait une campagne politique dans notre boîte. Il y avait eu la pétition "Unité pour battre Giscard", qu'on avait fait signer nous-mêmes à la sortie de l'usine. Le lendemain des élections, le 11 mai, on s'était dit : on ne rentre pas comme ça individuellement. On s'était donné rendez-vous dans l'atelier et, tout de suite, avec 200 personnes, on rentre en chantant l'Internationale. Les chefs étaient planqués. On ne faisait pas particulièrement les méchants, mais on n'a pas vu un chef de la journée. En même temps, il y a eu la restructuration de l'usine. Les prolos sur les chaînes, au lieu de faire trois gestes toutes les trois secondes, ils en font six. La restructuration dure deux ou trois mois, dans des conditions difficiles. On essaie de lutter et on n'y arrive pas vraiment. C'est les vacances et arrive septembre. On sent que ça commence à s'agiter sérieusement dans l'usine. On va faire une grève pendant trois mois. C'est-à-dire que la Ligue, on va être animateur d'une grève dans deux ateliers pendant trois mois. Et là, on va vraiment mettre en place tout ce qu'on avait appris. Tous les matins, une assemblée générale qui décidait de l'action à mener. Le PC n'était pas tout à fait d'accord, bien sûr, parce que les camarades étaient au pouvoir, ils avaient trois ministres à l'époque. En plus, avant de déclarer la grève, pendant huit jours, les gars nous disaient dans les vestiaires : « Qu'est-ce que vous foutez ? ». Première AG avec prise de parole le vendredi, et on décide la grève pour le lundi matin. On s'est dit : « on va voir ce que ça va donner ». À six heures moins dix, tout le monde prend le boulot et l'AG devait être à huit heures. À huit heures, on a vu les 400 prolos de l'atelier venir, et on décide la grève tout de suite. Pas grève tout le temps, huit heures par jour. Mais comme la direction avait mis en place un truc très parcellisé, tu bloquais un tronçon, tu bloquais toute l'usine. Et donc, ça a duré trois mois. En clair, au lieu de sortir 600 bagnoles par jour, ils en sortaient 100. Et on a été les animateurs de la grève. Quand on avait besoin de sous, on prenait des pièces, on allait au pont de Tancarville, on ramassait une brique, on repartait. On avait une caisse de 10 briques à l'époque. Et on a eu l'idée de faire une paie sauvage. Le 1er octobre, on s'est versé une paie. On avait installé un bureau de paie dans l'usine. Et ils ont mis beaucoup de temps à nous faire reprendre le boulot. Ils ont descendu un permanent de la fédération de la métallurgie pour négocier avec la direction. Il y avait des négociations très formelles avec la direction et puis, bon, tout se passait dans le bureau de Fiterman, à Paris. Ils nous ont fait reprendre le boulot en jouant sur les équipes un peu moins mobilisées. Et puis en trois mois, on avait tous perdu huit ou neuf kilos parce que bon… On avait fait des manifs à Paris, on s'était bien amusé. Et aux élections d'après, la CGT gagne les élections professionnelles, elle devait faire 85% dans l'entreprise. Mais nous, on avait obtenu un écho important et on représentait 40% des voix au congrès. Et ça, le PC ne l'a pas admis et ils ont mis un an à nous casser.

Quand on sortait le soir, on se donnait un rendez-vous dans l'usine et on sortait à 7 ou 8 pour ne pas se faire casser la gueule par les staliniens. Parce qu'ils avaient chauffé cinq ou six têtes brûlées complètement apolitiques et donc, c'était des rapports très durs. Et petit à petit, ils ont réussi quand même… Sur un passe-passe bureaucratique, parce qu'on était au bureau du syndicat, on représentait quand même 40% du bureau. Ils ont dit : c'est trop lourd comme fonctionnement, on va réduire de moitié les membres du bureau. Et ils ont tellement ressoudé leurs troupes qu'au congrès d'après, en 82, ils nous ont éjectés de la direction du syndicat. On n’avait plus que nos mandats de délégués du personnel. Avec une désespérance… Tout a basculé. À la même époque, il y a eu la grève des OS chez Talbot. Et donc, on avait fait une collecte à l'entrée de l'usine en tant que Ligue, parce que la CGT ne voulait rien faire. Donc, on avait récolté une somme assez conséquente et nous voilà partis à Poissy. Et on rentre dans l'usine. Sauf qu'on a mis six heures à ressortir parce que les gardiens de l'usine ne voulaient pas nous laisser ressortir. Et donc la Ligue, à cette époque-là, parce que tout n'est pas rose dans la Ligue, a dû initier une pétition nationale pour les gars de Poissy. On a été parmi les 25 premiers signataires, en tant que militants CGT et en fait, la pétition nationale n'est jamais venue. Alors là, ça a été le pompon pour les staliniens et ils en ont encore profité pour nous saquer. On n’avait plus de mandat, ils nous ont éjectés du syndicat. Et aux élections de CE qui ont suivi ce congrès d'épuration, la CGT s'est ramassée 25% des voix dans les dents et a perdu la majorité au CE. Et elle ne l'a jamais retrouvée. C'est vers 1983, 1984. Après, petit à petit… Quand tu n'as plus ta place de délégué du personnel, tu ne peux plus agir. Et puis un écoeurement total.

C'est ça la réponse : « Est-ce que j'étais devenu ouvrier ? » Certes. Mais, à partir du moment où on s'est fait éjecter du syndicat, on a arrêté de militer à la Ligue, tout s'est enchaîné. Et ça a été terminé. L'établissement s'est terminé là, en fait. Ensuite, j'ai bossé encore trois ou quatre ans dans l'usine. J'ai pris un congé-formation à mi-temps qui a duré trois ans pour reprendre : deug-licence-capes d'histoire. En 84, le syndicalisme, c'était terminé. Dès que je bougeais un peu, la direction ne me faisait pas de cadeau. Donc, j'ai présenté un projet. La direction était quand même intéressée par mon départ. Ils m'ont accordé deux ans de congé Fongecif à mi-temps et je suis retourné à la fac. J'ai passé mon Deug. À l’époque, je voulais être enseignant. Je ne savais pas trop, prof des écoles... Et au moment où je passe le deug, manque de pot, mon congé-formation se termine et prof des écoles passe au niveau licence. Donc le syndicat a négocié pour que j’obtienne une prolongation d'un an. Là, j'ai passé la licence et après, je me suis fait licencier. Et là, j'ai passé le Capes en un an, en 92. Je n'avais pas le choix. Et maintenant, je suis prof d'histoire dans un collège du Havre. Voilà, la rupture.

Marnix : Moi, comme je l'ai dit, j’étais journaliste politique, puis est intervenue une crise de l'organisation politique. À ce moment-là, je trouve un petit boulot d'animateur étudiant dans un foyer protestant.

Jean-Paul : Mais tu étais quand même au PCR ?

Marnix : Non, j'avais quitté. Je ne sais plus comment ça s'articule avec le journal. En fait, le PCR avait créé une revue cache-sexe qui s'appelait : "Que faire aujourd'hui ?" et qui se voulait une revue beaucoup plus ouverte, avec des dossiers sur des questions, sur la CFDT, sur la révolution iranienne, etc. On allait voir des intellectuels. C'était pas mal dans son genre, mais ça ne se présentait pas comme une revue du PCR alors que c'était une revue du PCR. Dans le comité de rédaction, il n'y avait que des gens du PCR. A ce moment-là, j’ai laissé tomber, je suis parti avec une minorité de gens. Et puis, il a fallu que je me rétablisse. J'étais dans la merde, j'avais un Deug de théologie protestante et point barre. Et quand j'étais journaliste, j'allais à Paris 8 suivre des études d'histoire et j’avais grappillé deux ou trois unités de valeur. Je me retrouve animateur dans un foyer. J'avais dû dire que ça m'intéressait de travailler dans un foyer protestant alors que je n'en avais rien à foutre, mais vraiment rien à foutre. Ça faisait longtemps que j'étais devenu athée, ça ne m'intéressait plus du tout. Enfin, ça m'intéressait au point de vue culturel, mais plus du tout du point de vue philosophique. Bon, ça ne marche pas dans ce foyer.

Mais quand j'étais journaliste, je fréquentais un séminaire de la rue d'Ulm qui était animé par Robert Linhart. C'était un séminaire de gauchistes, ex-extrême gauche, mais qui se voulait et qui était un séminaire de réflexion sur le travail, sur le syndicalisme. J'y ai rencontré Danièle Linhart, la soeur de Robert Linhart. On sympathise et à l'époque, elle venait de rentrer au CNRS. Je lui dis : « J'aimerais bien travailler avec vous, avec toi, parce qu'on s'intéresse aux mêmes choses, etc. ». Et elle, pas du tout mandarine, me dit : « Je viens d'avoir un petit contrat, si tu veux, on peut travailler dessus ensemble ». Elle en parle au CNAM et les gens ont une réaction étonnante, ils disent : « Pas de hors statut parce qu'à chaque fois qu'un hors statut arrive en fin de contrat, ça nous fend le coeur, il faut le virer ». Ce que je pouvais comprendre d'un point de vue politique et syndical, mais qui ne faisait pas mon affaire. Donc elle est revenue à la charge plusieurs fois au labo et puis, un jour, elle m'a dit : « tu devrais aller voir Reynaud », qui dirigeait le labo à l'époque. Je l'avais rencontré dans le cadre de la revue "Que faire aujourd'hui ?" parce que c'était un spécialiste du syndicalisme et que je l'avais interviewé sur ces questions. Et il n'avait pas gardé un mauvais souvenir de cet entretien. Je lui avais dit : « Je vais vous dire quelque chose que je ne devrais pas dire mais je vais vous le dire. Je m'engage, si vous me recrutez sur ce contrat, à me casser sans faire d'histoire une fois que le contrat est terminé ». Lui, ce qu'il ne voulait pas, c'était que je me mette en grève de la faim dans le labo en demandant ma titularisation. Et donc on faisait cette compromission… J'ai bossé avec Danièle, j'ai fait ma première enquête. J'avais une formation de sociologue qui était à peu près zéro. Donc, je me suis formé sur le tas, avec Danièle.

Après, il y a eu l'occasion d'un autre contrat, j'étais une sorte de précaire de la recherche. Les gens de l'équipe étaient hyper sympas avec moi, ils avaient beaucoup de respect pour mon expérience d'établi. Ça m'a beaucoup servi, il faut le dire. Beaucoup de respect parce que, pour eux, j'avais vu la classe ouvrière de près, l'organisation du travail tayloriste et tout. Et en même temps, ils étaient un peu déçus de ce que je pouvais en dire parce que je n'en disais pas grand-chose. Et puis voilà, période de chômage pendant quelques semaines, quelques mois. Les collègues me disaient : « Ecoute, c'est pas un problème, tu peux garder ta place ici dans le bureau ». Ce qui était formidable parce que sinon, j'étais renvoyé à ma situation de chômeur. Et quand on est dans le bureau, on est dans le circuit, on est dans les réseaux. Et je m'étais lié avec un certain nombre de gens au CNAM. C'est un peu anecdotique, mais c'est ça aussi… Il y a un collègue du service du personnel du CNAM qui me dit : « Tu devrais demander à ton patron de faire une lettre pour que tu sois recruté parce qu'il y a un mec qui vient de demander sa disponibilité ». Je vais voir Reynaud, il fait la bafouille, ça marche. Donc je suis recruté comme CDI, sur le poste du mec qui avait demandé sa dispo pour aller enseigner dans le secondaire. Et à ce moment-là, je suis en relation avec des collègues qui travaillent au CREDOC, je suis détaché par le CNAM au CREDOC. Je réintègre le CNAM et, en 1987, 1988, on me dit : « Si tu ne veux pas devenir fonctionnaire, tu signes là ». Il y avait un plan massif de titularisation des hors statuts. J'étais sous un statut "type CNRS", c'est-à-dire qu'on était aligné sur le CNRS mais on était Education Nationale. Et donc, comme beaucoup de gens, je n'ai pas signé et je suis devenu fonctionnaire, comme ingénieur d'études.

J'ai fait ma thèse avec Reynaud. Reynaud me permettait d'aller à la fac. J'ai passé ma licence, ma maîtrise avec Michelle Perrot sur l'établissement. Michelle Perrot me dit : « Sur quoi vous voulez travailler ? » Alors je réponds : « Il y a deux choses qui m'intéressent, l'emploi féminin dans les mines et l'établissement ». La semaine d'après, elle me dit : « J'ai parlé avec Rolande Trempé, l'emploi féminin dans les mines, c'est pas tellement intéressant, il n'y a pas grand-chose à faire. Mais l'établissement, c'est un beau sujet ». Donc je fais ma maîtrise sur le mouvement d'établissement, ça se passe bien. Après, je fais mon DEA avec Reynaud sur le mouvement d'établissement. Je fais le DEA rue d'Ulm, c'était les premières années du DEA commun ENS et EHESS. Ensuite, je travaillais chez Reynaud, je lui ai proposé de faire ma thèse sur les établis. Alors, il me dit : « Vous ne voulez pas faire un truc sur les conventions collectives chez Renault au début des années 1950 ? » Aujourd'hui, ça me passionnerait mais à l'époque… Reynaud était un patron libéral, pas du tout extrême gauche mais, disons centre gauche. Un intellectuel, un libéral au bon sens du terme. Et il me dit : « Pourquoi pas ? ». Il m'a accompagné pendant ma thèse, de façon super parce que c'est un super sociologue. Et c'est comme ça que j'ai soutenu ma thèse à Sciences po, sans avoir jamais mis les pieds à Science po, en 1992. Comme il intervenait dans le DEA de Crozier, il avait le droit de faire soutenir des thèses à Sciences po. Et ensuite, je suis qualifié par le CNU, en socio, en Science po, pas de problème. Et puis j'essaie de devenir maître de conférences et je n'y suis pas arrivé avant 2000. En 2000, un collègue part à la retraite au Cnam et je suis recruté comme maître de conférences. Ensuite, j'ai fait mon HDR et je suis prof de socio à Lille depuis septembre 2006.

Alain : C'est vrai que le statut d'ouvrier de chez Renault à la fac de Rouen m'a beaucoup aidé. Par rapport aux profs, notamment par rapport à un mec du PC, Mazauric. Parce que quand j'ai repris mes études, j'ai envoyé un courrier à la fac pour dire : « Voilà, je veux faire de l'histoire, qu'est-ce que vous me conseillez ? ». Un jour, j'étais à l'usine en train de faire une pièce de bagnole, et il y a mon chef qui m'appelle : « Alain, c'est le doyen de la fac de Rouen qui est au téléphone ». Mazauric était au bout du fil. Donc je l'ai rencontré et il m'a conseillé les UV les plus en rapport avec mon passé. À la fac de Rouen, tu avais deux mecs du PC, le gentil, Mazauric et le stalinien Le Marchand. Et ils se partageaient un peu les rôles. Mais ça m'a bénéficié.

Stéphanie : Et toi, Jean-Paul, est-ce que tu t'es posé la question de t'établir ?

Jean-Paul : Jamais. J'avais déjà eu tellement de mal à devenir prof de lycée que je ne me voyais pas… Non, jamais. D'autant plus que le métier d'enseignant me plaisait beaucoup. Ça répondait tout à fait à plusieurs de mes besoins : le contact avec les jeunes, le côté culturel aussi. Pendant 25 ans de carrière, j'ai été prof de lycée. Je suis arrivé à la fac sur le tard. Et tu as plusieurs types de profs dans le secondaire : tu en as qui sont routiniers, mais tu en as qui continuent de se cultiver, de lire. Et à la Ligue à l'époque, il n'y avait pas de politique précise. C'était comme en matière sexuelle, chacun faisait un peu ce qu'il voulait. Enfin, si. Il y avait des pressions qui s'exerçaient à la Ligue dès 1974 sur les étudiants attardés. La direction de la Ligue essayait de convaincre ces camarades qui étaient inscrits à la fac mais qui ne suivaient pas les cours. Ils leur disaient : « Arrêtez, mettez fin à ce statut bizarre et intégrez-vous dans une boîte ». Mais pour ceux qui étaient déjà intégrés dans une profession, enseignant, on ne nous culpabilisait pas. Au contraire même, puisque la Ligue donnait de l'importance au travail dans la jeunesse scolarisée. Nous, en tant que jeunes profs, on était souvent responsable de comités Rouges lycéens. Après une fac s'est créée à la Rochelle, ils m'ont fait signe et j'y ai été recruté comme professeur détaché. C'est là que j'ai entrepris ma thèse sur la Ligue. Comme j'avais été 10 ans militant, j'avais gardé beaucoup de papiers, j'avais des copains aussi qui avaient des papiers. Et c'est comme ça que j'ai pu faire ma thèse, sous la direction de Dreyfus. Et j'ai été qualifié. En attendant, j'étais quasiment à deux ans de la retraite.

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Référence électronique

« S’établir en usine dans les années 1970 : Expérience maoïste, expérience trotskiste », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 03 novembre 2011 et consulté le 23 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=237