On est impressionné par la durée de la vie militante de M. Lequenne, presque un demi-siècle, par la variété de ses talents, enfin, pour nous qui le connaissons, par son enthousiasme toujours intact. Ce qui fascine aussi chez le personnage, c'est sa fidélité à un engagement de jeunesse, à un courant politique parfois réduit à l'état de groupuscule. Ce qui est enfin admirable, c'est son désintéressement total, qui lui a fait préférer le combat pour ses idées plutôt que celui pour des postes. Il a parcouru son époque, animé par la volonté de changer radicalement ce monde pour éviter, comme il nous le dit à la fin de son ouvrage, qu'il ne tombe dans la barbarie. M. Lequenne propose donc avec ce livre sa première étude de longue haleine sur l'histoire du trotskysme, après avoir écrit divers articles sur le sujet1. Son propos, classiquement et inévitablement chronologique, alterne, et c'est là plus original, une vision historique relativement traditionnelle, appuyée sur de nombreux développements quant à la situation française et/ou internationale, avec le " contrepoint de l'auteur ", qui évoque son parcours individuel dans la période étudiée (anticipant sur ses Mémoires à paraître) et une mise en perspective des sources et livres déjà parus, souvent (et justement) critiqués. Regrettons cependant l'absence de certains travaux récents, comme ceux de Céline Malaisé sur la seconde guerre mondiale ou de Karim Landais sur l'OCI. Cet ouvrage apparaît d'abord comme le bilan d'une vie militante. Si M. Lequenne et ses camarades ont réussi parfois, malgré un très petit nombre, à soulever des montagnes - nous pensons à leur engagement précoce et courageux en faveur de la lutte des Algériens pour leur indépendance - alors que les "mastodontes" de la gauche s'enlisaient dans une politique à contre-courant des grands vents de l'histoire, ils ont par contre échoué à créer des organisations puissantes. Le goût du débat les a entraînés dans des polémiques infinies, dans des guerres fratricides où entraient souvent beaucoup plus de passion que de raison. Les presque 50 ans de militantisme de M. Lequenne ont été aussi 50 ans de haine pour Lambert, haine inextinguible digne d'une tragédie à l'antique. Par ailleurs, l'auteur appuie sa propre légitimité sur sa continuité trotskyste et sa bonne foi, condamnant d'emblée la " fausse " neutralité universitaire. Ce qui laisse, avec l'absence d'explicitations de certaines données qu'il considère comme connues d'avance (révolutionnaire, révisionniste, dégénéré), la porte ouverte à une histoire imprégnée de subjectivisme. Ainsi, en dehors d'une sous-estimation du stalinisme plusieurs fois notée, exonère-t-il Trotsky de toute erreur. Ainsi qualifie-t-il tel groupe, individu ou orientation de sectaire, atteint de dogmatisme, considérations éminemment politiques. Ainsi insiste-t-il beaucoup sur l'analyse de la nature de l'URSS, de la Yougoslavie et autres démocraties populaires, en énonçant ses propres jugements sur la question. Il renvoie d'ailleurs dos-à-dos Pablo et Lambert, coupables selon lui d'avoir privilégié une des contradictions liées à la nature d'une URSS tiraillée entre révolution et contre-révolution, lui-même et d'autres se situant au contraire dans un juste milieu, une " ligne de crête " (page 264). Toutefois, plusieurs vérités utiles sont rétablies, tel ce rappel que la majorité du PCI unifié de 1944 fut constituée des minorités du Parti ouvrier internationaliste et du Comité communiste internationaliste de la Seconde Guerre, ou sur le rôle de Marcel Bleibtreu dans la lutte contre le cours politique proposé par Michel Pablo. De même, les propositions d'explications des principales scissions de la section française, celle de 1948 ou celle de 1952, sont des synthèses utiles avec lesquelles il faudra désormais compter. Ce sont sans doute les pages que l'auteur consacre à Michel Raptis, dit Pablo, qui nous apprennent le plus de choses, sur la IVème Internationale et sur ce personnage hors du commun. Il prend la direction de l'organisation et, après avoir eu le rôle positif de rassembleur dans l'immédiat après-guerre, il tente de lui faire partager sa conviction qu'une Troisième Guerre mondiale est sur le point d'éclater, au tout début des années 1950. Michel Lequenne décrit parfaitement la stratégie que Pablo impose alors de manière autoritaire à un mouvement réticent, l'"entrisme sui generis", c'est-à-dire en France l'adhésion forcée au Parti communiste et l'organisation en son sein de " cellules dormantes ", dirions-nous aujourd'hui, dans l'attente d'un avenir plus favorable. La peur de voir les trotskystes européens éliminés par l'Armée rouge, en cas de guerre et d'invasion de l'Europe occidentale par l'URSS, comme cela avait été le cas en Chine, semble avoir été à l'origine de cette stratégie aux conséquences gravissimes pour le mouvement. Notons enfin, avec regret, la faible part consacrée à l'histoire de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) après 68, organisation dont Lequenne fut pourtant un des dirigeants. Et pourtant, cette branche du trotskysme, vivifiée par les événements de Mai, se montra capable de s'adresser au peuple, au lieu de se livrer à des combats intergroupusculaires desséchants. En effet, elle sut participer à de nombreuses campagnes électorales, se frotter aux travailleurs de ce pays en privilégiant le militantisme dans les syndicats, tout en étant capable d'initier des mobilisations de masse dans son secteur de prédilection, la jeunesse. Et jamais en France - sauf peut-être dans les années 1920 à l'initiative du PC - une organisation ne mena une action aussi longue, dans les années 70, parmi les soldats du contingent, contribuant à faire reculer l'arbitraire et la brutalité des chefs dans cette zone de non-droit qu'était l'armée française. De cela M. Lequenne ne dit rien, choisissant d'arrêter ses développements fournis avec 1968, pas plus qu'il ne note suffisamment que la Ligue fut une extraordinaire école de formation - à laquelle il apporta d'ailleurs sa contribution comme formateur et journaliste - pour toute une partie de la génération des baby-boomers. Quant aux rivales trotskystes de la LCR, Lutte ouvrière (LO) et l'Organisation communiste internationaliste (OCI), elles sont totalement absentes de son récit. Le livret iconographique est malheureusement trop succinct, proposant par trois fois des photos du même meeting au détriment de clichés plus larges de militants: mais là, on se heurte à la difficulté de rassembler les témoignages iconographiques sur la période 1939-1968, dispersés dans de trop nombreux dépôts d'archives ou "dormant" chez des particuliers, d'autant plus qu'il s'agit d'un champ d'études jusqu'à présent négligé. Cet ouvrage, qui emprunte à la fois à la chronique et au témoignage plus ou moins partisan, pour intéressant qu'il soit, nous apporte donc surtout des éléments sur la perception de l'histoire du trotskysme, plus spécialement de la IVème Internationale " officielle ", par un de ses dirigeants historiques, mais ne parvient pas à proposer une vision suffisamment sereine et complète, ce qui ne peut résulter que d'un travail forcément collectif, sur des bases et des problématiques scientifiques.
P.S. Normalement ce compte rendu de lecture aurait dû résulter d'un dialogue à trois voix. Hélas, Karim Landais a décidé de mettre fin à ses jours fin juin. Que sa famille soit assurée de notre profonde sympathie, en notre nom et en celui de la rédaction de Dissidences, en ces moments douloureux. Karim était l'auteur d'un mémoire de DEA prometteur : "Un parti trotskyste. Eléments pour une socio-histoire des relations de pouvoir : introduction à une étude de l'OCI-PCI", Dijon, Université de Bourgogne, 2004. Nous avions participé avec lui à une journée d'étude sur le trotskysme à l'Université de Dijon en novembre 2004. Il manquera beaucoup à la recherche sur les mouvements révolutionnaires.