Comme le sous-titre l'indique, cet ouvrage se veut une contre-enquête, après que les ouvrages de Bernard Poulet1 et surtout de Pierre Péan et Philippe Cohen2 aient tenté de démontrer que Le Monde avait été victime de « la plus importante opération d'entrisme de l'histoire du trotskisme français »3 . Les artisans de cette entreprise malhonnête (à Plenel les auteurs associent Colombani) sont accusés d'être animés du « même ressentiment à l'endroit d'un pays, la France , avec lequel leurs pères sont entrés en conflit »4 . Huberson, journaliste à M6 (il est membre de l'équipe chargée de l'émission « Enquête exclusive »), plutôt que de faire de la psychologie à la petite semaine ou de procéder à des insinuations ou à des affirmations sans preuve5 a procédé à l'enquête orale - voyant Plenel lui-même, réticent et qui n'a participé que du bout des lèvres -, a relu Rouge et Le Monde , n'a pas négligé les travaux universitaires pour tenter de comprendre un parcours hors du commun, celui d'Edwy Plenel, révolutionnaire professionnel à 18 ans, investigateur en chef à 32 ans, directeur de la rédaction du Monde à 43 ans, mais aussi pour le démythifier, sans dissimuler son ambition et son désir de reconnaissance. Certaines maladresses de l'auteur - sur l'entrisme trotskyste notamment (page 180), ou sur la crise de la section française en 1952 - montrent qu'il n'est pas tout à fait familier avec l'histoire du trotskysme, d'où provient Plenel, mais ce livre copieux n'a pas été improvisé. Les véritables nouveautés sont peu nombreuses, la prédilection pour le récit permettant cependant à l'auteur de rappeler d'une manière fluide un certain nombre de vérités.
L'auteur procède par ordre chronologique, remontant à l'adolescence de Plenel en Martinique et à Alger, où il acquiert une sensibilité tiers-mondiste. Bien sûr, la figure du père, inspecteur d'académie qui n'hésite pas à mettre en jeu sa carrière quand l'injustice lui semble intolérable, marque l'adolescent, mais Huberson nous épargne les explications psychanalytiques. Arrivé à Paris en 1969, Plenel abandonne vite ses études de Science politique pour devenir « révolutionnaire professionnel » à la Ligue communiste. Pendant 10 ans, il va s'employer à faire vivre la presse de l'organisation, participe en première ligne à l'aventure du quotidien Rouge (15 mars 1976-2 février 1979). Huberson avance à ce propos l'hypothèse d'un manque de goût pour la violence et d'un tempérament solitaire pour expliciter la non accession de Plenel parmi les dirigeants de premier plan de l'organisation. Ce sont ses années d'apprentissage, essentielles, que contrairement à d'autres, Lionel Jospin notamment, il ne reniera pas. Dans son autobiographie6, il se dit « trotskyste culturel » : « Le trotskysme comme expérience et comme héritage fait à jamais partie de mon identité, non pas comme un programme ou un projet, mais comme un état d'esprit, une veille critique faite de décalage et d'acuités, de défaites et de fidélités » . Et si c'était ce refus de renier sa jeunesse gauchiste qui expliquait les charges diverses dont Plenel a été l'objet ? Car l'étude fouillée d'Huberson n'apporte rien à la théorie du complot. Comme bien d'autres, après son service militaire - contact avec la vie réelle ? - il quitte le militantisme pour le journalisme, au Matin d'abord (il fit même un papier pour Libération ), au Monde ensuite, embauché par Jacques Fauvet au service é ducation (2 mai 1980). Déjà dans cette rubrique modeste, il met en pratique sa conception du journalisme, menant une longue enquête sur le terrain (« Chroniques de Saintes », in Le Monde 10, 11, 12, 13, 15 septembre 1980).
C'est un hasard de circonstance - le titulaire est en congé - qui l'amène à couvrir l'attentat de la rue des Rosiers (9 août 1982) et à changer de rubrique. Et là, il se rend compte qu'il peut être beaucoup plus influent que le révolutionnaire professionnel Krasny (son pseudonyme à la Ligue ). C'est le tournant qui lui fait véritablement abandonner en profondeur un positionnement politique pleinement trotskyste, au profit d'une sympathie plus réformiste. Il va enchaîner les succès, des Irlandais de Vincennes en 1983 - il montre que la lutte anti-terroriste ne peut pas tout justifier - à l'affaire du Rainbow Warrior. Dans un premier temps, ne pouvant imaginer qu'un bateau écologiste puisse être détruit par un gouvernement de gauche, avec mort d'homme, Plenel suit une piste erronée, celle de barbouzes d'extrême droite, la preuve pour l'auteur « qu'il n'est pas le grand noyauteur trotskiste infiltré au Monde pour déstabiliser les institutions et notamment la présidence de la république » (p.279). Mais désormais François Mitterrand lui voue « une détestation sans borne » - Plenel est mis sur écoute par l' é lysée - et il fera partager sa thèse du militant trotskyste guidé par ses convictions à Pierre Péan. C'est cette conception du journalisme, journalisme d'investigation, autrefois illustrée par Albert Londres, qui anime Plenel. Il affirme que la bonne information, c'est celle que l'on trouve, pas celle qu'on vous donne. Pasqua l'attaquera en diffamation en 1987 parce qu'il avait dénoncé les combines financières, l'usage discrétionnaire des fonds secrets, lors de l'affaire Carrefour du développement en Afrique. N'épargnant pas la droite - toujours en 1987, il soulève l'affaire Chaumet, du nom du célèbre joaillier chez qui le ministre Chalandon avait placé de l'argent qui lui rapportait de 11 à 14% d'intérêt - il ne ménage pas non plus la gauche. Il lutte contre la corruption, contre l'affairiste Pelat, ami de F. Mitterrand. Le Monde révèle le prêt sans intérêt obtenu par Pierre Bérégovoy d'un riche industriel. Dans ce dernier cas, qui se termine tragiquement, par le suicide de P. Bérégovoy, Plenel est-il allé trop loin ? En tout cas, il a fait un véritable faux pas en 1991, en écrivant que le PS aurait touché une commission sur l'achat par le Panama de matériel de télécommunication et d'hélicoptères. C'était le scoop en trop, le faux scoop dont il dut s'excuser.
Pour Plenel, le journal est un contre-pouvoir indépendant et nécessaire face à la puissance gouvernementale. En revanche, pour Péan-Cohen, l' é tat n'est pas le mal absolu, écrivent-ils, donc le secret d' é tat est légitime. De même Poulet s'en prend au « journaliste inquisiteur », au « juge shérif », accusé par lui d'affaiblir la démocratie (p.240). Débat plus que jamais d'actualité à l'époque de « l'omniprésidence » et du contrôle de plus en plus complet des médias par le pouvoir politique.