Retour au village ? (l’identité nationale questionnée)

A propos notamment de : Gérard Noiriel, A quoi sert l'identité nationale ?, Marseille, Agone, 2007, 154 p. ; Daniel Lefeuvre et Michel Renard, Faut-il avoir honte de l'identité nationale ?, Paris, Larousse, 2008, 189 p. ; Marcel Detienne, Où est le mystère de l'identité nationale ?, Paris, Panama, 2008, 152 p.

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Sur les tables des librairies, l'identité nationale en gerbe, comme un écho au retour d’une histoire traditionnelle impulsée par des plumes proches du pouvoir1.

Trois publications, trois approches, circonscrivent en partie un débat politique sur l’identité nationale qui apostrophe historiens et anthropologues. La lecture médiatique, rapide, a eu tôt fait de repérer une configuration analogue à celle des années 80 qui vit paraître Le mythe national, l'histoire de France en question (Citron, 1987 puis 1990) à la posture radicalement critique, et L'identité de la France (Braudel, 1990) où l'auteur avouait son plaisir à conjuguer la longue durée et l'histoire de son propre pays. Années du patrimoine et des Lieux de mémoire, la décennie 80 conjuguait sur un mode nouveau la posture de Lavisse adossée à un roman national patrimonialisé ; a posteriori, François Cusset évoque un temps de restauration intellectuelle2 pour qualifier la réflexion d’alors ; l’argument de l’identité nationale ainsi redécouverte participait de cet esprit de l’époque. Si la controverse d’aujourd’hui s’enracine dans ce premier moment des débats, son développement signale le franchissement d’un seuil. Ces trois publications permettent de l’appréhender.

Dans l'espace public, la polémique naît peu des réflexions sur le roman national et le fait républicain venues des effets d'une critique postcolonialiste avivée par les débats de 2005. Sa matrice paraît principalement politique. L'argument identitaire (re)surgit dans la campagne présidentielle de 2007.

Si le futur président le martèle, sa principale rivale l'excipe mezzo voce également dans ses réflexions à haute voix sur La Marseillaise, chanson lieu de mémoire. Pour autant ces trois publications naissent moins de la campagne présidentielle, et davantage de la création d'un Ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale. Sous les cieux de la République, l'argument de l'identité nationale acquiert symboliquement une portée administrative jusqu'alors inédite. Une pratique constitutive de l'ère des nations trouve là sa réactualisation : l'administratif produit de l'identitaire. Réglée par des dispositifs et des décrets où la charge symbolique se métisse de considérations nébuleuses sur la génétique, mondialisée également par l'avènement des passeports biométriques, cette production s'avive des fréquents lapsus ministériels sur l'immigration, et tend à imposer l'identité nationale comme seul étalon du vivre ensemble. Cette nouvelle donne politico-administrative interpelle historiens et anthropologue, un usage politique croise ainsi des positions épistémologiques.

Aux marges du monde académique et du positionnement citoyen, il revient à Gérard Noiriel d'ouvrir le débat par le premier volume de la collection du Comité de Vigilance face aux Usages de l'Histoire [CVUH], A quoi sert l'identité nationale? Rédigé dans le temps court de l'actualité politique, l'ouvrage s'adosse aux travaux plus conséquents de l'auteur sur l'immigration3. Construit sous les auspices du devoir de vigilance face aux usages de l'histoire dans l'espace public, A quoi sert l'identité nationale? cerne les logiques politiques et médiatiques de l'éternel retour de l'identité nationale. L'auteur s'appuie sur l'évidence d'un impossible consensus autour de la définition scientifique de l'identité nationale pour concentrer ses feux socio-historique sur la notion d'usage et les pièges d'une légitimation ad hoc de l'expression. Classiquement pour l'histoire politique, son propos brosse un tableau courant des fondations de la IIIe République à la campagne de 2007. Arme du nationalisme, l'identité nationale réapparaît dans le débat à la faveur du développement du Front national en cette décennie 80. L’extrême droite l’exhibe d’autant plus qu’elle affirme briser là un tabou politique. Le mot est promis à un bel avenir médiatique. Les théoriciens de l'extrême droite retournent ainsi à leur avantage les proclamations identitaires des années 70 de l'extrême gauche sur le régionalisme, le respect de la différence. Lors de la campagne présidentielle de 2007, le discours sarkozien impose l'évidence de l'argument pour conquérir la légitimité de représentant du peuple français. Une nouvelle séquence s'ouvre alors, marqué par l'institutionnalisation de l'expression. En conclusion, Gérard Noiriel s'explique sur les raisons de sa démission du conseil scientifique de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Il s'agit pour lui de refuser l'amalgame inacceptable du Ministère de l'identité nationale et de l'immigration qui organise « une catégorie de pensée et d'action qui s'impose à tous (p 146) » dans l'appréhension des phénomènes migratoires actuels. Tel quel, le propos engage l'historien dans une posture certes critique, mais classique dans l'histoire intellectuelle française4.

Ecrit à deux mains, Faut-il avoir honte de l'identité nationale? de Daniel Lefeuvre et Michel Renard semble l'écho antithétique du propos de Gérard Noiriel. Paru dans la collection ''à dire vrai'' dirigée par Jacques Marseille chez Larousse, l'essai se donne comme cible le CVUH et non A quoi sert l'identité nationale?. Singulièrement, c'est le deuxième opus -collectif- du CVUH qui s'attire régulièrement les foudres des auteurs5, et l'on pressent par ce heurt qu’assument les auteurs dès la première page que ces collections réputées ''militantes'' par leur classement et leur mode d'exposition en librairie renvoient à des positions tranchées, radicalement antagonistes. Chemin faisant, l'ouvrage de Daniel Lefeuvre et Michel Renard indique par sa titulature un déplacement significatif. Il n'est pas ici question du registre de l'usage, mais du registre moral de la honte. L'essai fait l'économie des controverses sur la définition scientifique de l'identité nationale. Le terme va de soi donc, son évidence s'impose d'autant plus facilement sous la plume de ses auteurs qu'elle est morale, naturelle et ne saurait renvoyer à une « pathologie [qui] développerait une ringardise du national, une obsession des origines, voire un racisme honteux (p 5) ». La verve polémique de l'ouvrage tient à l'emportement des formules. La plasticité d'une construction rhétorique qui multiplie page après page les citations d'auteurs opacifie nettement l'appréhension du but de l'ouvrage, hors sa charge contre le tonitruant CVUH (p 15) et l'horizon moral de son titre. L'accumulation de noms et de citations certifierait-elle la densité du propos6 ? Celui-ci, s'appuyant notamment sur Fernand Braudel, travaille moins la question de la construction de l'identité nationale et davantage sa présence sur la longue durée inscrite dans la trame d'un territoire appelé à être l'Hexagone7, puis la langue, les repères d'un Etat, ses héros. Chemin faisant, la construction du sentiment national s'efface peu à peu au profit de l'évidence de son adéquation à l'espace français.

De facto pourtant, la trajectoire de la démonstration implique deux constats. D'une part, les chapitres qui concluent l'ouvrage portent la marque du contexte politico-administratif du débat : L'immigration est-elle un danger pour l'identité nationale?, L'Islam menace-t-il l'identité nationale? Dans cette configuration, Faut-il avoir honte de l'identité nationale? procède du dispositif médiatique et éditorial initié par la campagne présidentielle de 2007, prolongé ensuite par l'érection du ministère de l'immigration et l'effet de seuil discursif qu'il suppose à propos de l'immigration. Le registre moral supposait cette inscription puisqu'il n'implique aucun surplomb quand au débat politico-médiatique8. Il explique également le refus de toute déconstruction critique du rôle de l'institution scolaire dans la construction de l'identité nationale comme sentiment d'appartenance. Ce fil court en filigrane de l'ouvrage dont il compose sans doute la trame, qu'orne ensuite la verve des apostrophes faites à ceux qui auraient honte de l'identité nationale.

L’essai de Marcel Detienne permet de préciser la position tenue par Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?. Son titre, Où est le mystère de l’identité nationale ? emprunte le terme au discours de réception de Pierre Nora à l’Académie par René Rémond. La démarche de l’anthropologue poursuit les réflexions entamées précédemment sur l’autochtonie9. Variant les points de vue et les exemples, courant de la Vache sacrée de l’Inde à Athènes via le Japon, la France, les futurs états –unis de 1776, ses réflexions dépaysent le lecteur, l’extirpant du cadre français pour montrer la singularité de la construction intellectuelle que serait l’identité nationale.

Travaillant les termes, il rappelle que l’identité s’inscrit dans une double filiation : celle de l’enquête judiciaire et médico-légale inscrite dans l’appareil des Etats et celle de la persona romaine qui aujourd’hui permet la prise de conscience de soi par rapport à l’Autre. Ramenée à l’idée de nation, l’identité persona s’éclaire d’une citation de Durkheim : « le concept de nation est une idée mystique obscure. En effet, dire d’un objet qu’il est ‘‘national’’, c’est le concevoir comme unique et exclure la comparaison (p 49)10 ». L’affirmation de l’identité nationale donnée comme pérenne et supposant un dessein relève ainsi de l’expression d’une singularité jetée à la face des Autres.

Résumant son travail précédent, Marcel Detienne pointe alors dans L’identité de la France de Braudel un livre de retour au village (p 112) ; Daniel Lefeuvre et Michel Renard procèdent de même. Pratiquant le genre qu’est l’histoire nationale, ils apparaissent –comparaison n’est sans doute là pas exactement raison- égaux à Pierre Nora, présenté par Marcel Detienne comme le clinicien de l’identité nationale (p 123). Ils pointent tous un diagnostic. Chez Nora, pour Detienne, il s’agit d’un malaise dans l’identité historique11; Daniel Lefeuvre et Michel Renard usent du même lexique à consonances médicales pour dénoncer ceux qui ne verraient dans l’identité nationale qu’une pathologie. Pour eux, en 2008, le diagnostic s’est aiguisé : le malaise ressort à une honte, inopportune. Inopportune pour ceux qui, à l’instar de ces historiens font retour au village, à la mêmeté. La conclusion de Marcel Detienne peut alors revenir sur le mystère et ses ressorts politiques. Pour ne pas s’étioler, celui-ci nécessite des croyants. L’identité nationale procède de la mythologie et, dans le contexte rassurant d’une identité réaffirmée par temps de crise, « il n’est pas impossible qu’une forme de bonheur, élémentaire sinon « primordial », puisse sourdre de l’idée sécuritaire d’être le même dans la mêmeté d’un groupe, qu’il soit national ou familial (p 132) ». Où l’on devine donc que ce retour de l’identité nationale participe d’une séquence politique inaugurée non en 2007, mais en avril 2002.

Que conclure provisoirement? Confrontés l’un l’autre ces trois ouvrages soulignent, parfois à leur corps défendant, la part du politique et des institutions dans un débat présenté ici sur son versant historique. A mes yeux, et indépendamment du questionnement du rôle social de l’historien (chercheur et / ou enseignant) que l’usage institutionnel de l’identité nationale implique nécessairement, le débat s’inscrit également dans les temps de l’historiographie française. Il signale l’une des apories du genre qu’est l’histoire nationale ; significativement l’œuvre de Pierre Nora et les discussions qu’elle appelle se profile régulièrement dans les pages de Daniel Lefeuvre, Michel Renard, Marcel Detienne. S’épuise sans doute ici un cycle historiographique ouvert durant la décennie 80 par la notion de mémoire consubstantielle dans Les Lieux de mémoire à l’identité nationale12; s’apprécie également une invite de l’anthropologie au comparatisme. On retiendra enfin la valeur d’usage –politique- de l’identité nationale qui signifie le retour au village. Un nid pour quoi faire ? Un nid c’est bizarre, fredonne le poète…

Notes

1 Max Gallo, Alain Minc notamment. Cf. Blaise Dufal, « Misère de l’Histoire, Alain Minc et sa France », Retour au texte

2 François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, Paris, La Découverte, 2006. Retour au texte

3 Dont celui-ci qui forme l'horizon d'attente de ce court opuscule du CVUH : Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2008. Retour au texte

4 Olivier Dumoulin, Le rôle social de l'historien, Paris, Albin Michel, 2002. Retour au texte

5 Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt, Sophie Wahnich, Comment Nicolas Sarkozy écrit l'histoire de France, Marseille, Agone, 2008 Retour au texte

6 A titre de preuve, les noms convoqués pour le chapitre 6, L'identité nationale et les historiens: p 86 à 94: André Retour au texte

7 On pourrait objecter par malice à cette référence le travail de déconstruction critique d'Eugen Weber , « L'hexagone », Les lieux de mémoire. tome II. La Nation, Paris, Gallimard, 1986 Retour au texte

8 L'ouvrage de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion, 2006), a d'ailleurs sans doute constitué l'une des ressources du discours sarkozien sur l'identité nationale dans la campagne. Cf., pour une lecture critique, le compte rendu de Catherine Coquery-Vidrovitch pour le CVUH, http://cvuh.free.fr/spip.php?article73, consulté le 12 février 2009. Retour au texte

9 Marcel Detienne, Comment être autochtone. Du pur athénien au français raciné, Paris, Seuil, 2003. Retour au texte

10 La citation provient d’Emile Dukheim, Textes III, Paris, Minuit, 1975. En note de bas de page, Marcel Detienne souligne sa dette envers l’article de Gérard Noiriel, « La question nationale comme objet de l’histoire sociale », Genèses, n° 4, mai 1991. Retour au texte

11 En écho à l’article éponyme : Pierre Nora, « Malaise dans l’identité historique », Le Débat, n° 141, 2006, p 48-52. Retour au texte

12 Cf. par exemple, la critique qu’opère Marc Augé (Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Vincent Chambarlhac, « Retour au village ? (l’identité nationale questionnée) », Dissidences [En ligne], 2 | 2011, publié le 05 mai 2011 et consulté le 22 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=142

Auteur

Vincent Chambarlhac

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