Intellectuel italien antifasciste, libéral, homme de revues, un temps chroniqueur culturel d’Ordine nuovo (la revue de Gramsci), Piero Gobetti est enterré au Père Lachaise. Né à Turin en 1901, mort à Paris en 1926, Gobetti reste peu connu en France. Mais en Italie sa mémoire est disputée par une large fraction du spectre politique courant grosso modo de l’extrême gauche aux libéraux. En éditeur averti, Eric Vial, dans sa préface, restitue la richesse et la complexité de cette trop courte trajectoire intellectuelle. Né à Turin, Piero Gobetti forge sa vision du monde aux feux de la Grande Guerre et de ses suites italiennes. Son libéralisme atypique se comprend dans la séquence chronologique qui voit le fascisme triompher, s’établir durablement au pouvoir. Convaincu que le Risorgimento n’a pas suffi à la modernisation de l’Italie, Gobetti rejette le conservatisme. Il prône l’autonomie de la classe ouvrière, propre à dégager la nouvelle élite dont l’Italie a besoin. Les grèves turinoises de 1920 l’inclinent à collaborer aux pages culturelles d’Ordine nuovo malgré « l’a priori d’une totale opposition politique ». Est-il alors un « idiot utile » du communisme italien, ou un compagnon de route objectif compte tenu du fascisme ? Pour Eric Vial, cette collaboration à Ordine nuovo souligne la proximité de deux projets hégémoniques parallèles : Gobetti, Gramsci donc. C’est dans cet horizon qu’il faut appréhender son inlassable activité éditoriale, notamment marquée par la création de la revue La Rivoluzione liberale, dont l’oxymore souligne pour Eric Vial la proximité avec la révolution transatlantique, comme une lecture singulière de Georges Sorel. La revue sera bientôt suivie d’une maison d’édition. Piero Gobetti figure alors toujours davantage une manière libérale d’être à l’antifascisme, affranchie du conservatisme. Le fascisme est pour lui une affaire spécifiquement italienne, et l’antifascisme un jargon incompréhensible aux oreilles européennes. « Hors d’Italie, un antifasciste parle un jargon absurde » écrit-il, d’où découle une position conséquente alors mais incompréhensible après-coup, quand le fascisme se révèle phénomène européen. L’irréductible italianité du fascisme selon lui réclame une opposition tout aussi irréductiblement italienne : « pour être européens, sur ce point et même si le mot nous dégoûte, il nous faut paraître nationalistes » déclare-t-il. Antifasciste par la plume, l’édition, Gobetti est une cible. Les tracasseries administratives qui freinent et / ou interdisent son activité éditoriale se redoublent d’agressions physiques. Roué de coups, il se résout à l’exil en 1925. Trop affaibli, il meurt à Paris en 1926.
Ainsi ramassée, sa trajectoire dit la complexité d’un personnage et d’une écriture. Les textes réunis par Eric Vial témoignent de la complexité de ces années tournantes qui voient triompher le fascisme, ils valent également par l’acuité des descriptions, le sens des formules. Manque à l’anthologie la part culturelle de l’activité de Gobetti, défenseur dans la revue Il Baretti (qu’il fonde en 1924) du classicisme des Lumières contre le romantisme fasciste. L’absence de ces traductions masque pour le lecteur français une part de l’activité antifasciste de cet intellectuel, météore atypique de la nébuleuse antifasciste italienne. L’article de J.-D. Olivieri paru dans notre n°9 comble ce manque.