Introduction
A. S. Byatt établit son approche esthétique dans le domaine de l’écriture en des termes qui pourraient glisser sans accroc dans celui de l’esthétique picturale, son jardin secret : « Je n’aime pas les romans qui prêchent ou font du prosélytisme […] ; le roman est une forme agnostique – il explore et décrit ; le romancier et le lecteur apprennent à connaître le monde au fur et à mesure que se déroule le roman1. » (Byatt 2002). Ainsi, dans ses nombreux articles sur les arts plastiques le lecteur ne trouvera pas de jugement péremptoire mais plutôt l’art de cultiver approches multiples et ouverture inconditionnelle. Le texte explore et décrit de sorte que le regard qui guide la plume et le lecteur accroché au fil d’Ariane de l’écriture partent ensemble à la découverte d’un monde qui se révèle au fur et à mesure de cette visite guidée.
Antonia Susan Baytt est née en 1936 dans le Yorkshire et fait ses études supérieures à Cambridge (Newnham College), en Pennsylvanie (Bryn Mawr College) puis à Oxford (Somerville College). Elle commencera par enseigner la littérature mais aussi l’histoire de l’art à Londres (Extra-Mural Department of London University et Central School of Art and Design). En 1972 elle est nommée à University College of London où elle enseigne la littérature anglaise et américaine. Ce n’est qu’en 1983 qu’elle se consacre entièrement à l’écriture, une écriture qui fait la part belle à l’art pictural et sonde inlassablement la question du rôle de l’artiste et de l’œuvre d’art.
On connaît bien la romancière prolifique qui a obtenu en 1990, entre autres récompenses, le Booker Prize for Fiction pour son roman Possession, publié la même année ; un peu moins la critique littéraire très appréciée du Times Literary Supplement mais aussi du Sunday Times et qui intervient souvent dans les programmes de la BBC (radio et télévision) ; rarement la critique d’art qui publie régulièrement dans des revues très spécialisées comme Modern Painters ou Tate Magazine, pour ne citer qu’eux. Mais quel que soit le genre choisi par A. S. Byatt, son œuvre est animée par « la question du langage lorsqu’il s’agit de communiquer couleur et forme »2 (Alfer, Noble 2001 : 23) ainsi que le révèlent certains titres de ses romans et nouvelles particulièrement évocateurs (Nature morte, Histoires de Matisse3). A. S. Byatt fait partie de ces écrivains dont Michel Butor admirait la double maîtrise de l’écriture et de la picturalité :
L’étude de la picturalité des écrivains reste dans l’enfance. Il y a des écrivains critiques d’art : Diderot Baudelaire ; il y en a qui mettent de la peinture dans leurs œuvres, par exemple Acis et Galathée de Claude Lorrain dans L’Adolescent de Dostoïevski, ou Le Christ mort d’Holbein dans L’Idiot. D’autres en inventent, et certains vont même jusqu’à proclamer, tel Apollinaire : « anch’io son pittore». (Butor 1985 : 95)
C’est sur cet aspect moins public, et donc moins connu, de l’écriture d’A. S. Byatt que nous allons nous pencher, un aspect qui implique non seulement l’écriture mais aussi le regard. Et lorsqu’il s’agit du regard d’A. S. Byatt, dont les problématiques romanesques s’intéressent au féminin, surgit alors la question lancinante et peut-être provocatrice, de l’existence d’un regard féminin au même titre que celle d’une écriture féminine. Un regard qui serait guidé par les problématiques féminines à l’instar de l’écriture féminine mettant en valeur les constantes de la création au féminin et pour ce qui nous concerne, l’omniprésence du corps, de la sexualité et de la maternité. Un regard qui s’attarderait sur l’analyse du sexe « social » des femmes en complémentarité avec le sexe « biologique ». Tout comme l’écriture féminine, qui selon Luce Irigaray, offre dans l’inscription textuelle du corps féminin une expérience différente de la corporéité, un regard féminin pourrait-il être à l’origine d’une catégorisation différente de l’espace, du temps et des valeurs ? Ce questionnement est d’autant plus à propos qu’A. S. Byatt critique d’art s’intéresse principalement à des œuvres d’artistes hommes, œuvres abstraites contemporaines ou installations.
A. S. Byatt a très peu écrit sur les œuvres de femmes peintres pourtant remarquablement innovantes et très nombreuses dans le monde de l’art contemporain. Cet engouement pour l’art abstrait qui permet d’échapper à la contrainte du figuratif et laisse libre cours à l’imaginaire a souvent été associé à la sensibilité féminine dès le milieu du XXe siècle comme le rappellent Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici dans un superbe ouvrage consacré aux femmes artistes (Gonnard, Lebovici 2007). C’est ainsi qu’elles rapportent qu’en 1949, un critique d’art ironisait :
Nous ne savons pas trop pourquoi, mais c’est un fait : le beau sexe a un faible pour l’art abstrait. Sans doute leurs formes charnelles inconsistantes se complaisent parmi l’indécis des fœtus picturaux. Quoi qu’il en soit, il faut constater que quatre galeries spécialisées dans l’art abstrait possèdent chacune une femme pour directrice […]. Si ces quatre dames se réunissaient et composaient le Cartel de l’abstrait ? (Ameline 2001 : 19)
Ironie de la part de l’auteur, certainement, mais pas seulement car cette remarque, décochée à une époque où les femmes commençaient à revendiquer et théoriser une identité féminine à part entière (Simone de Beauvoir publie Le deuxième sexe en 1949), fait appel à une image qui relève de l’une des thématiques féminines essentielles, à savoir, la gestation. Il se trouve qu’au moment où je me penche sur la question de l’existence d’un regard féminin sur le monde de l’art, un magazine féminin grand public, Femmes, consacre un article à quatre femmes galeristes dont les intérêts esthétiques se portent sur l’art abstrait et les installations à un moment où le figuratif fait un grand retour. À la question du critère de sélection des plasticiens exposés, l’une d’entre elles, Nathalie Obadia, répond : « En entrant dans l’atelier, je vois tout de suite ce qu’il a dans le ventre. Si c’est dans la tête, je me méfie.»(Rouaze 2008 : 30). Une fois encore, pour les femmes, la création passe par le corps, une position qui rappelle que « pour Mondrian et pour nombre de créateurs de son époque, le féminin est du côté de la nature haïe, le spirituel du côté du masculin. Aucune hésitation dans cet axiome hérité du passé.» (Leibenson 2007 : 71). A. S. Byatt critique fortement ce que soutient Mondrian car pour elle, il est sot (« silly ») de dire que « l’intériorité, l’élément spirituel chez l’homme est masculin et qu’il est inclus dans le solide, le matériel qui lui, est féminin »4. (Campbell 2004 : 16).
Le genre même de l’écriture critique correspond aux genres privilégiés de l’écriture féminine car il s’inscrit à partir du « je » comme le discours autobiographique qui vise à la conquête de l’identité. Ainsi, A. S. Byatt s’inscrit dans ces articles qui traitent du pictural comme sujet du regard et de l’écriture. Cette double fonction est assumée par un « je » qui, loin de s’approprier l’œuvre peinte, allie esthétique picturale et littéraire car pour elle, les couleurs fonctionnent comme une grammaire de l’émotion : « le langage essaie de saisir et de figer dans l’éternité un moment qui ne peut être saisi »5 (Todd 1983 : 184).
La langue instrument de domination devient alors un instrument de libération qui exprime la création par le biais de thématiques féminines : la maternité, le contexte banal et rassurant de la vie quotidienne ou le huis clos intérieur. Autant de lieux-dits féminins qui sous-entendent l’espace privilégié de « la chambre à soi » (pour reprendre l’expression de Virginia Woolf) d’où naissent toutes les métamorphoses et d’où l’on s’échappe par l’imaginaire. Un espace sexué où, pour reprendre A. S. Byatt « les femmes existent à l’intérieur tandis que les hommes vivent plus librement à l’extérieur »6 (Cobb 1996). A. S. Byatt, bien que ne se revendiquant pas féministe, se complaît à jouer avec les stéréotypes masculins et féminins « qu’elle inscrit cependant dans toute une série d’autres tensions et de dialectiques, telles qu’image et identité, montrer et dire, voir et comprendre, vivre et mourir »7 (Byatt 1992 : 25). Autant de termes que l’on retrouve dans le regard féminin qu’elle porte sur l’œuvre d’art au masculin. Un regard qui réinscrit le concept de création.
1. Le regard et la toile : A. S. Byatt et le regard féminin
Marcel Duchamp disait que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » soulevant une question essentielle : dans quelle mesure l’observateur est-il responsable de l’existence et de l’importance d’une œuvre ? Si l’artiste confère un sens à sa création, quelle est la marge de participation de notre regard lorsque nous faisons face à l’original ? Ce processus interactif nous intéresse sous un angle qui fait intervenir la notion de genre dans la mesure où nous posons la question du regard féminin sur une œuvre au masculin en gardant à l’esprit une déclaration d’A. S. Byatt (1991 : XIII) dans un article qu’elle consacre à l’un de ses romans8. Elle y affirme que ses romans suivants ont tous pour problématique « la question de la vision des femmes, l’art et la pensée des femmes »9. Qu’en est-il donc de sa propre vision de femme lorsque celle-ci entreprend de regarder des œuvres peintes par des artistes hommes d’autant plus que « dès ses premiers ouvrages, A. S. Byatt s’intéresse aussi à la façon de voir des hommes »10 (Campbell : 2) ?
Michael Worton (2001 : 15-31) avance que l’attirance d’A. S. Byatt pour la peinture vient de l’impossibilité à la mettre en mots, de son existence au-delà du langage. Et pourtant, poursuit-il en la citant, A. S. Byatt (1992 : 11) croit fermement qu’« une description précise est possible et précieuse. Que les mots montrent des choses »11. À en croire Michel Butor (1985 : 92), « la simple description d’un tableau le change, et après avoir répété même pendant des pages que celui-ci est indescriptible, il faut toujours en venir à commencer une description […] ». Or les études féminines ont montré que l’homme et la femme ne perçoivent pas la réalité de la même façon et de ce fait, ne la transcrivent pas de la même façon. La « différence » existe, qu’on la pense naturelle (différences biologiques) ou artificielle et fabriquée (influences sociales). Ces études ont surtout porté sur la créativité féminine dans le cadre de l’écriture qui s’inscrit souvent (en particulier chez Hélène Cixous) dans les métaphores de la gestation et de la maternité. Il semblerait que le regard féminin, confronté à la création, soit lui aussi porteur de ces images. Ainsi, il se pose donc en tant qu’il existe, face à l’homme, et est différent12.
2. Une œuvre, deux visions
C’est à partir de deux articles parus dans une revue d’art britannique entre 1991 et 1998 que nous tenterons d’esquisser une typologie du regard féminin en nous limitant au concept de création. L’article sur le peintre Noel Foster13 (Byatt 1991b : 29-35) est un compte-rendu d’exposition et donc pour l’auteur, l’occasion de préparer le lecteur à une éventuelle rencontre avec des œuvres, pour la plupart encore inconnues du public. Cela explique une approche plus biographique et anecdotique. Le deuxième article concerne l’ensemble de l’œuvre d’Alan Stocker14 (Byatt 1998 : 62-63) et se présente plus ou moins comme une prise de position par rapport à ce qui en a été dit ou écrit par lui ou par d’autres critiques. La narration est donc plus dense, plus structurée aussi dans la mesure où l’argumentation va au-delà d’un cheminement initiatique. A. S. Byatt établit cette différence dès le paratexte dans son choix des titres et sous-titres, dont Michel Butor nous rappelle l’importance en tant que mise en situation du spectateur mais aussi du lecteur :
Certes, le texte part de la vision, mais d’une vision déjà toute pénétrée de paroles, l’étiquette sur le cadre, ou à côté, dans le musée, n’étant que l’accrochage dans une simplification extrême de ce nuage tumultueux. Certes, le texte aboutit toujours à un « regardez », mais le silence qu’il réclame est toujours provisoire. (Butor 1985 : 93)
A. S. Byatt, elle, y définit aussi sa position impliquant distanciation et refus d’interprétation. En supprimant la préposition ‘par’ (‘by’ en anglais) entre le titre et son nom15 comme le veut la tradition, A. S. Byatt établit deux espaces bien définis : les mots et l’image. Les titres sont réduits au minimum comme pour diminuer l’impact de ce regard extérieur et mettre en évidence l’œuvre du peintre. Nous passons ainsi du titre minimaliste, mais ouvert ‘Noel Forster’s Work’ au titre chargé de mystère qui exclut le nom du peintre ‘Out of Nothingness’ tout en reprenant ses mots16. Les sous-titres, eux, établissent non plus l’espace mais la position de A. S. Byatt : elle apparaît à la fois en tant qu’observatrice et que critique. Dans le premier, elle fait appel aux sens, les siens mais aussi ceux du lecteur : regarder, explorer, écouter pour comprendre : « A. S. Byatt a choisi d’écrire sur l’œuvre de son ami Noel Forster. Elle invite le lecteur à regarder attentivement ses peintures et à écouter ce qu’elles disent – une œuvre offerte au regard et à l’entendement »17. Dans le second, elle offre une lecture autre, celle d’une essayiste qui approche une œuvre picturale par le biais de ses propres codes comme le signifie l’allusion à l’un de ses romans : « L’auteur de Babel Tower explore la fantasmagorie des paysages mentaux d’Alan Stocker »18.
Les paratextes choisis par A. S. Byatt ont de surcroît pour focalisation la problématique de la création que son regard envisage dans des termes qui vont dans le sens de ceux de l’essayiste et critique canadienne Nancy Huston lorsque celle-ci avance que :
Dans les histoires qui racontent la création [les femmes] se trouvent non du côté de l’auctor (auteur, autorité), mais du côté de la mater (mère/matière). En effet, les « matières » de l’art pliables et malléables […] sont inlassablement décrites comme féminines. (2001 : 29-30)
Lorsqu’A. S. Byatt parle d’œuvres d’art, que ce soit dans ses romans ou dans ses articles critiques, c’est de matière qu’il s’agit. Ce sont des récits qui se nourrissent d’un corps à corps avec la matière, révélée par une écriture qui, loin de nous éloigner de la réalité, nous invite à regarder autrement ce qui nous entoure et donc les œuvres picturales qu’elle nous propose. Traitée sous des angles et des aspects différents, la matière est bien au centre de l’intérêt d’A. S. Byatt pour l’œuvre de ces peintres et dans la mesure où elle met en parallèle leur approche de la matière et la sienne ; elle inscrit la création dans une confrontation entre l’approche gestative du regard féminin et l’approche ex nihilo de la création au masculin. Ainsi, dans l’œuvre de Foster, A. S. Byatt est intriguée par la matière en tant que support investi d’une vie utérine ; c’est la couleur en tant que matière organique qui la fascine dans celle d’Alan Stoker.
La création ex nihilo que Foster et Stocker revendiquent, l’un par le biais de ses écrits reproduits par A. S. Byatt dans son article (mais sans référence précise), l’autre par celui des titres de certaines de ses toiles et expositions ou lors de ses entretiens avec A. S. Byatt, nous rappelle que le monde imaginaire qui marque l’inconscient collectif est dominé par le masculin, comme le montre Claude Leibenson19 (2007 : 25). Il semble que la création d’un homme par un autre (comme c’est le cas dans les récits de la Chrétienté mais pas seulement car les récits mythiques sur lesquels sont construites nos civilisations ne font mention que de créateurs), ou en d’autres termes, le masculin s’engendrant lui-même, est l’un des grands fantasmes de notre civilisation. Jacques Lacarrière note à ce sujet : « C’est peut-être le souci de ne pas dépendre de la femme quant à son origine […] qui poussa l’homme à imaginer souvent son apparition sur la terre de manière spontanée. » (Leibenson 2007 : 25). La terminologie ex nihilo appartient aux philosophies de l’antiquité gréco-romaine20 (Grimal 1963 : 88) et de la judéo chrétienté21 précédant la découverte de la théorie de l’évolution au XIXe siècle. La création symbolise alors la fin du chaos par l’entrée dans l’univers d’une certaine forme, d’un ordre, d’une hiérarchie22. Selon les différentes cosmogonies, l’œuvre du créateur précède ou suit le chaos. Celui-ci n’est qu’une première phase : une masse élémentaire et indifférenciée que l’esprit pénètre en lui donnant forme. La création dite a nihilo, est l’acte qui fait exister ce chaos.
A. S. Byatt avance clairement son point de départ, celui de la création picturale et de ses diverses interprétations qu’elle va habilement juxtaposer avec celles de Foster et de Stocker pour qui la création se définit comme ex nihilo. Le premier qualifie ses tableaux de « champs énergétiques » autogérés « au sein [de la toile], structure rigide placée dans un environnement quelconque, lieu de mise en place de figures ou espace récessif avec un point de fuite central (Dieu) »23 (Byatt 1991 b : 31). Ainsi, tel le Créateur, Foster dit créer d’abord la lumière, la terre et l’air, la nuit et le jour, un univers où la notion de temps n’a pas cours, où hier et aujourd’hui se côtoient indifféremment comme dans le récit de la Genèse qu’A. S. Byatt cite d’ailleurs à la fin de l’article. Stocker, quant à lui, insuffle dans le titre d’une de ses expositions24 cette notion de provenance (‘coming from’) du rien indéfinissable (‘nothing’) et fait apparaître cette expression dans le titre même de l’une de ses toiles : David Sylvester ex nihilo. A. S. Byatt propose un déchiffrage de certaines œuvres de ces deux artistes pour aller au-delà de la position créateur/spectateur et aborder l’antagonisme de la position homme/femme par rapport à l’acte créatif. Femme et spectatrice, elle voit dans les toiles de Foster la présence physique du tableau et du travail qui en est à l’origine25 et dans celle de Stocker, le fruit d’une gestation du rien comme elle l’exprime dans le titre qu’elle donne à son article ‘Out of Nothingness’ où s’inscrit la notion d’extraction de la matière de ce rien (‘nothingness’).
A. S. Byatt va donc replacer les œuvres de Forster et Stocker dans leur histoire en leur appliquant ses propres codes par le biais de descriptions, de commentaires, d’appréciations, d’interprétations qui vont introduire les problématiques féminines en attirant l’attention du spectateur-lecteur successivement sur des détails ou des aspects révélateurs. C’est ainsi que, par une description minutieuse et compulsive de l’image, elle va communiquer à la matière et à la couleur, aux formes et aux lignes ses propres obsessions. Un flot constant d’évocations, de références et de souvenirs déplace par le biais d’une éblouissante métaphoricité, les préoccupations créatrices ancrées dans l’ex nihilo de deux artistes hommes en une conception créatrice organique d’une artiste femme, et écrivaine de surcroît. En effet, lorsqu’A. S. Byatt parle de son travail d’écriture, elle utilise une terminologie picturale qui révèle ses préoccupations gestatives. Elle perçoit d’abord la matière qui va donner naissance à son texte soulignant le lien de cause à effet : « Mes textes, je les vois d’abord comme des masses colorées qui ensuite prennent la forme de mots »26 (Burns 2004). Une approche qui s’oppose à celle de Foster qui crée et travaille sur des objets virtuels27 ou à celle de Stocker qui, lui, donne une forme à ce qui n’était qu’un chaos informe : « J’attends jusqu’à ce que quelque chose m’apparaisse, ensuite je peins ce que je vois »28. Il s’agit donc bien là de deux conceptions très différentes de la création qui serviront de support à l’interprétation gestative qu’A. S. Byatt va donner aux œuvres de ces peintres britanniques.
Car A. S. Byatt lit les œuvres picturales comme elle écrit ses textes, bien qu’elle les considère comme radicalement différentes de la fiction littéraire : « La peinture, contrairement à l’écriture est à la fois une science et un art, c’est une des raisons qui fait que j’adore la peinture ; sa précision et sa qualité analytique » (Boyd 1999 : 23). Cependant, elle ne fait pas que les lire, elle les ressent dans les fibres mêmes de son corps de femme, au point que les couleurs, les formes et les lignes provoquent en elle des émotions organiques que l’on retrouve dans son utilisation très particulière de la langue de transcription de cet impact visuel et sensuel. A. S. Byatt romancière excelle dans l’utilisation de la richesse lexicale de la langue anglaise ; dans son écriture sur l’art, elle pousse au paroxysme l’accumulation nominale et adjectivale, les recours à la redondance, à la métaphore, à l’oxymore, les jeux de mots étymologiques, et l’emprunt de mots étrangers afin d’exprimer par le rythme langagier la tension émotionnelle que l’image suscite. On dit de l’écriture féminine qu’elle fait appel aux émotions et aux sens, se caractérisant, d’une certaine façon, par l’incertitude faisant, au niveau stylistique, la part belle aux figures rhétoriques telles que redondances, oppositions, oxymores et principalement métaphores. La métaphore constitue pour l’écrivaine un espace imaginaire dans lequel elle réfère et prédique à l’aide de ses propres référents ; la métaphore révèle le langage spécifique, le discours particulier de celle qui l’emploie. C’est bien cette valse-hésitation qui construit la vision que A. S. Byatt a des œuvres de Forster et de Stocker et qu’elle offre au lecteur : joie et souffrance, calme et violence, confiance et terreur s’inscrivent dans son appréhension de la couleur comme elles sont inscrites dans le corps de la femme en gestation.
En effet, la palette verbale de A. S. Byatt fait usage de la métaphore pour donner aux couleurs, aux matières, aux formes et aux lignes des qualités organiques et biologiques qui ancrent la création dans l’acte même de la gestation qu’il s’agisse du corps féminin ou d’autres références qui s’y associent (création biologique du monde). Les textes d’A. S. Byatt rejoignent alors le concept qu’Hélène Cixous prêtait à l’écriture féminine à savoir que celle-ci s’inscrit souvent dans la métaphore de la gestation et de la maternité. Pour Cixous, il s’agissait de faire advenir le corps féminin dans l’écriture, contre la forclusion à laquelle l’avait contrainte la société patriarcale. Et à lire les œuvres des femmes contemporaines on ne peut que constater l’omniprésence du corps de la femme et plus particulièrement dans celles d’A. S. Byatt qui voit dans toute œuvre une métaphore de la vie et de la mort.
Dans son écriture de critique d’art, la toile devient alors pour A. S. Byatt une créature de chair et de sang. Michael Worton (2001 : 15-30) rappelle qu’il y a dans l’écriture romanesque d’A. S. Byatt, une surinterprétation qu’Umberto Eco appelle « un excès d’enthousiasme » (Eco 1992 : 50) et contre laquelle celui-ci mettait en garde les intellectuels. Cet excès est particulièrement vivace dans l’écriture d’A. S. Byatt relative à la critique d’art. Elle est d’une précision impitoyable dans son utilisation de la palette verbale où domine l’utilisation de la métaphore. Les couleurs peuvent ainsi évoquer des mondes inattendus et comme la perception de la couleur n’a rien d’universel, les individus la perçoivent selon des critères biologiques, sexuels et culturels qui peuvent grandement différer. Pour A. S. Byatt, la couleur sert de grammaire émotionnelle, ce que Kathleen Coyne Kelly considère comme « des corrélatifs objectifs à ses thèmes et à ses personnages »29 (1996 : 55). C’est ce qui explique son besoin de créer des couleurs qui portent l’identification identitaire de la personne qui les exprime, qu’il s’agisse des personnages fictifs de ses romans ou d’artistes en chair et en os dont elle interprète les œuvres. Ainsi dans ses études des tableaux de Foster et Stocker, A. S. Byatt confronte le spectateur à une démultiplication métaphorique des couleurs primaires qui inscrit la création masculine ex nihilo dans la perception organique de la création féminine.
3. Les toiles de Noel Forster : une matière « contenante »
Noel Foster a pour particularité de travailler avec des textiles de consistances différentes (douceur de la soie, souplesse du lin, rugosité du jute) qu’il roule comme des manuscrits ou bien étire sur un cadre de bois à la manière traditionnelle. C’est sur ces supports qu’il va ensuite superposer, découper ou coudre d’autres tissus sur lesquels il applique alors un pigment couvrant et coloré. Au gré du mouvement de la brosse et du poids de la matière, les formes et volumes initiaux se déplacent et se transforment, indifférents aux limites des supports. Ces toiles apparaissent à A. S. Byatt en tant que matière dès l’incipit de l’article qui filera ensuite la métaphore du tissage, du tressage30, du treillis, c’est-à-dire celle d’une matière en cours d’élaboration. A. S. Byatt part des éléments premiers car pour elle les « entrelacs de coups de pinceaux, rubans de couleur ou de lumière »31, semblent tisser la matière même de ces peintures, véritable entrecroisement de fils de chaîne et de trame. Elles ressemblent alors à des « voiles de lumière » ou à des « organismes compacts qui remuent et respirent dans un filet contenant dont les couleurs rappellent celles du terroir »32. L’incipit établit clairement l’œuvre d’art comme produit d’une gestation que seule la femme peut ressentir dans les fibres de son corps. La métaphore organique de la création au féminin se dévide ensuite au rythme des toiles que le regard d’A. S. Byatt découvre. Celles-ci ont « la précision de la modernité et l’aspect fait main de l’artisanat »33 et leur matière textile (soie, lin, coton) évoque le naturel par opposition au sophistiqué des synthétiques et une douceur qui rappelle celle du ventre maternel. A. S. Byatt associe aussi cette matière à des accessoires féminins qui sont en contact avec le corps, qui tressent les cheveux ou enveloppent les formes (rubans, filets, écharpes, étoles). Elle évoque aussi ces matières textiles qui tapissent nos intérieurs (tapis banals/’rugs’ ou d’orient/ ‘oriental’, tapisseries et tentures) à l’instar de l’espace utérin. Dans les superpositions de textiles qui couvrent les vastes espaces des peintures de Foster, A. S. Byatt voit se dessiner et s’arrondir des ventres (‘belly’) qui détournent le regard de la surface tranquille de la toile support. Un fil peut parcourir les champs de couleurs et alors il devient pour A. S. Byatt, « un cordon ombilical, une artère, un tentacule ou encore un ruban de pigment »34 qui guide son regard depuis le tissu organique jusqu’au cadre de la toile puis au-delà et le plonge dans un monde d’idées nouvelles, de formes. Aussi pour qualifier la matière dont est fait le tableau, A. S. Byatt utilise dès l’incipit le terme ‘tissue’ qui en anglais, évoque des matériaux aussi différents qu’un tissu vaporeux comme cela pourrait être le cas à première vue dans la toile intitulée 2000+,1990 ou qu’un tissu organique en formation comme celui du fœtus dans la période de gestation. Ce terme va scander le texte et c’est cette dernière acception qui sera reprise à la fin de l’article par A. S. Byatt dont le regard féminin inscrit ainsi la création au masculin dans le corps même de la femme : « les filets de Forster représentent le processus de la croissance du tissu […] en connexion avec les messages codés de l’ADN dont nous sommes issus, nous et le monde organique »35. Cette métaphore du tissage s’inscrit aussi comme la doublure d’un vêtement dans l’acte d’écriture d’A. S. Byatt. La structure de l’article découpe le texte en paragraphes qui alternent les deux regards, le sien et celui du peintre, à la manière des fils de chaîne et de trame d’un tissu. A. S. Byatt se tourne alors vers Wittgenstein et surtout vers les linguistes français pour finaliser la métaphore du tissage et exprimer ainsi la création picturale et littéraire par l’assimilation entre texte et tissu comme le fait Roland Barthes (même si elle ne le nomme pas) :
Texte veut dire tissu : mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel. (Barthes 1973 : 100-101)
4. Les toiles de Stocker : une couleur organique
La couleur, présente dès l’incipit de l’article, permet à A. S. Byatt de filer les métaphores organiques et biologiques de la création et ce jusqu’au dernier paragraphe où elle se fait cordon ombilical. La couleur devient ainsi la matière à l’origine de la vie, à partir de laquelle s’organise une interprétation gestative des toiles de Stocker, qui va à l’encontre de la conception ex nihilo que le peintre a de son œuvre. Lorsqu’A. S. Byatt parle des toiles de Stocker, c’est de couleur qu’il est question. Une couleur qu’elle définit d’abord par rapport au critère esthétique traditionnel (‘beautiful’/ magnifique). Puis dans sa présence qui fait de la toile un lieu clos bien délimité car la matière picturale recouvre la toile d’un bord à l’autre (‘canvas painted over from edge to edge’). Enfin dans son activité en tant que matière organique fécondante à partir de laquelle se développe la vie. La couleur devient alors un lieu utérin grouillant de silhouettes plus complexes les unes que les autres (‘with intricate swarming forms’) qui s’inscrivent dans l’histoire biologique de l’univers. Celles-ci passent de l’état embryonnaire à celui des créatures à l’origine des mythes fondateurs de l’humanité, auxquels réfèrent l’énumération d’oiseaux, bêtes, démons, monstres, lambeaux déchiquetés d’oiseaux, de bêtes et de chair humaine peints librement sur la toile36.
C’est la fonction métaphorique que A. S. Byatt donne à la couleur qui révèle sa vision de l’œuvre de Stocker à travers différents cycles. Les cycles gestatifs tout d’abord comme le suggèrent les toiles dont les pigments couvrants, rouges, or et terre de sienne sont chauds (‘rich’) et évoquent les parois prometteuses d’un utérus fécondé. Mais aussi les toiles sur lesquelles les projections de couleurs agressives (‘scarlet’/vermillon), enfouies (‘deep purple’) ou étouffées (‘muted turquoise’), alternant entre bleu serein (‘sky-blue’) et bleu violent (‘airforce blue’) pourraient suggérer les contractions d’un utérus en travail. Ou encore, celles qui, simples étendues de rose et de gris, évoquent un corps comblé dans sa féminité tel qu’il est incarné dans les tableaux de Matisse que l’auteur affectionne tant : la magie métaphorique d’A. S. Byatt féminise les roses (‘feminine pink’) et sensualise les gris délicieusement argentés et fumés (‘delicious silvery, smoky grey’).
Pour A. S. Byatt, les cycles peuvent aussi correspondre à des cycles biologiques dans la mesure où la toile, totalement couverte d’une couche de pigment généralement épaisse (‘impasto’), ou parfois plus fine et même transparente (mais ne laissant jamais transparaître la trame), évoque, pour elle, la croûte terrestre. Elle y voit un magma en fusion investi d’une énergie créatrice éruptive avec ces rouges brûlants, infernaux, se mêlant à ces noirs profonds, luisants et ces ocres ou bien une violente éruption volcanique dont les nuées translucides, la lave, sont à l’instar des phénomènes géologiques à l’origine de notre planète en constante évolution : « les grandes formes deviennent des cavernes, ou des obstacles, des marqueurs géographiques au sein d’une activité débridée »37. Ces mouvements incessants comme ceux du Big Bang, émis ou subis, constituant des reliefs où strates et plissements, sont pour A. S. Byatt autant de lieux propices au développement de la vie et à son organisation. Tout est mouvement, même la couleur du pigment38, qui engendre des créatures de toutes sortes, archaïques ou en devenir, de toutes tailles, monstrueuses ou minuscules, elles-mêmes témoins muets de l’évolution humaine sous ses différents aspects, biologique, religieux, culturel et social. A. S. Byatt s’approche alors de la surface de la toile avec une loupe pour aborder l’infiniment petit de l’humanité, là où les marques d’une brosse rageuse lui font distinguer essaims et armées d’atomes. L’épaisseur de la matière crée des paysages antédiluviens dont les reliefs sont noircis et dans laquelle pullule une humanité toujours active dans ce qui ressemble à un bouillon de culture, ou à des cellules vivantes, sources de la vie39.
A. S. Byatt perçoit dans les toiles de Stocker des espaces contenants, comme le montre la récurrence du terme : il peut s’agir de grottes et de cavernes couvertes de graffitis (inscription du biologique), ou de silhouettes humaines dont les parois internes sont tapissées de coulures et filaments vermillon, indigo ou noirs qu’A. S. Byatt assimile à des poches utérines en évoquant la couleur de sang frais ou séché40 (inscription du gestatif). Les masses colorées, ocre clair ou brun intense sur fond sanguin, qui investissent ces espaces deviennent pour elle autant de marques des arts premiers ou de créatures difformes dont les têtes disproportionnées et les membres chétifs rappellent immanquablement des fœtus à des stades différents de leur développement morts ou vivants, encore attachés à leur cordon ombilical41.
Conclusion
Ces deux expressions esthétiques, les filets contenants de Forster et les cavernes capitonnées de Stocker, semblent pour A. S. Byatt se prêter à une lecture féminine qui met en valeur des constantes de la création féminine dans la recherche d’une autre réalité : la conquête d’une identité créatrice inscrite dans le corps féminin. Les tensions oxymoroniques et oppositionnelles qui sous-tendent son écriture font ainsi basculer les tensions picturales des toiles de ces deux peintres britanniques contemporains dans l’univers féminin de l’organique gestatif tout en offrant deux visions de la création, au masculin et au féminin, marquées de façon différente par les mythes de la naissance et de la mort.
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