Introduction
À partir de 1963 environ, les artistes qu’on dira « minimalistes » commencent à exposer sur une scène new-yorkaise en pleine effervescence. Robert Morris, Donald Judd, Carl Andre, Sol LeWitt, ou encore Dan Flavin, proposent un type de sculpture au style résolument novateur, qui tient en échec les habitudes de la réception critique. Parmi les voix qui s’élèvent alors pour tenter de fonder une approche nouvelle de ce mouvement et tenter de rendre compte de ses spécificités, on rencontre un nombre sans précédent de critiques féminines de premier rang.
Si ce constat pourrait sans doute être rapproché avec profit du phénomène global de féminisation de la profession de critique d’art dans les années 1960, il s’agit ici d’analyser plus particulièrement les écrits de quatre de ces femmes : Barbara Rose, Lucy Lippard, Annette Michelson et Rosalind Krauss1. Ces quatre critiques de première importance sont probablement les premières critiques femmes américaines à acquérir ce niveau d’influence et d’autorité. Indépendamment les unes des autres, elles ont su créer une approche critique originale du mouvement minimaliste et lui donner une forme d’intelligibilité dont toute l’histoire de l’art ultérieure leur sera redevable. Ces quatre critiques se sont également inscrites au cœur d’un débat sur la pratique de la critique d’art elle-même, et sur sa redéfinition. Elles ont ainsi fait de ce moment des années 1960 celui d’une rupture essentielle avec le modernisme tel qu’il s’était imposé aux États-Unis depuis la seconde guerre mondiale.
1. La scène critique américaine au début des années 1960
Pour comprendre l’étendue de la rupture engagée par ces quatre femmes, il faut considérer l’état de la scène critique dans la première moitié des années 1960, lorsqu’émergent les artistes minimalistes. Le critique Clement Greenberg exerce alors une influence prépondérante : influence artistique d’abord – son soutien pour les artistes « modernistes » comme Louis, Olitski ou Caro est un garant de leur succès auprès des galeries et musées mais aussi une influence intellectuelle – sa vision du modernisme domine la pensée historique sur l’art contemporain et sa méthode formaliste est adoptée par la grande majorité des jeunes critiques.
De fait, contrairement à son rival Harold Rosenberg, qui, à la manière de Baudelaire, considérait la critique comme fondamentalement passionnée, partiale et poétique, Clement Greenberg « cherche à adapter à la critique la méthodologie de l’histoire de l’art », selon le témoignage du critique Carter Ratcliff (Newman 2000 : 162). Pour Rosenberg (1962 : 25-27), à l’origine de l’expression ‘Action Painting’, la peinture est « un acte inséparable de la biographie de l’artiste », le moment où celui-ci se réalise en tant qu’homme. La critique d’art doit donc englober « tout ce qui est action à quelque degré que ce soit – psychologie, philosophie, histoire, mythologie, culte du héros. Tout, sauf la critique d’art ».
Au contraire, Clement Greenberg (1993) argumente en termes purement formels : l’expressionnisme abstrait s’inscrit selon lui au point culminant d’un mouvement moderniste, débuté avec Manet et Cézanne, et consistant en la reconnaissance progressive de la planéité de la surface de la toile. Si Rosenberg était existentialiste, Greenberg se réfère à Kant : pour lui, l’art moderne s’est engagé dans un processus d’autocritique, isolant les éléments propres à chaque médium pour les explorer, les reconnaître et les pousser jusqu’à leurs limites. Le modernisme est donc, selon sa définition canonique énoncée dans l’article ‘Modernist Painting’ en 1960 : « l’utilisation de méthodes spécifiques à une discipline pour critiquer cette discipline elle-même, non dans un but de subversion, mais pour la retrancher plus fermement dans son domaine de compétence » (Greenberg 1993 : 85). La méthode correspondant à cette théorie est donc « formaliste » en ce sens que, la sphère artistique étant autonome, le critique ne doit considérer dans son analyse que l’œuvre elle-même et en aucun cas son contexte. Quoique Greenberg ait pu être amené par la suite à durcir ses positions, ce formalisme des années 1960 n’est pas une négation du contenu, qui, au contraire, reste la raison ultime de la qualité d’une œuvre. Il consiste plutôt à nier la distinction entre forme et contenu, arguant que seule une concentration sur la première permettra l’accès au second : le critique ne doit rien introduire qui ne soit issu de l’observation et qui ne soit vérifiable sur la toile (Greenberg, 1993 : 271).
Dans les années 1960, à l’inverse de ce qui avait eu lieu dans les années 1950, la notoriété de Greenberg surpasse celle de Rosenberg. Son influence intellectuelle devient prépondérante auprès des jeunes critiques2. Ces derniers sont, en effet, attirés par sa méthode intellectuellement rigoureuse, fondée sur la stricte description. Ainsi, Rosalind Krauss explique-t-elle rétrospectivement :
Dans le cas du « modernisme », ce fut précisément sa méthodologie qui compta pour nombre de ceux qui, comme moi, commencèrent à écrire sur l’art au début des années soixante. Cette méthode exigeait de la lucidité. Elle exigeait de ne pas parler de quoi que ce soit qu’on ne pût désigner dans l’œuvre considérée [...] Elle impliquait aussi l’emploi d’un langage qui fût ouvert à certains moyens de vérification (Krauss 1993 : 20).
Une telle méthode, à prétention plus objective et scientifique que la critique poétique en vogue dans les années 1950, rejoint en effet davantage la formation universitaire que ces critiques, contrairement à ceux de la génération précédente, ont reçue : Rosalind Krauss est diplômée de Harvard, Barbara Rose, de Columbia, par exemple3.
Ce sont donc des critiques avant tout formalistes qui rencontrent à partir de 1963 les œuvres minimalistes. Cette influence est largement sensible dans leurs écrits. Ainsi, Barbara Rose, l’une des premières à commenter le mouvement, voit justement le minimalisme comme l’aboutissement du processus d’autocritique greenbergien :
L’une des principales directions empruntées par la sculpture moderne, bien sûr, comme l’a montré Clement Greenberg, est celle de la réduction. La nouvelle sculpture, comme la nouvelle peinture, semble essayer de trouver jusqu’à quel point on peut réduire [‘how little one can do’] sans cesser de faire de l’art. (Rose 1965 : 35)
De la même façon, Lucy Lippard, Rosalind Krauss et Annette Michelson, se réclament elles aussi de Clement Greenberg. Pour ces quatre critiques, l’arrivée du minimalisme vient bouleverser cet état des choses et remettre en question le bien-fondé du modernisme de Greenberg et du formalisme qui l’accompagne.
2. La double distanciation face aux positions critiques de Greenberg
La première raison de cette remise en question des théories greenbergiennes dans la seconde moitié des années 1960 est sans doute le rejet catégorique du mouvement minimaliste par Greenberg lui-même.
Pour le critique, le minimalisme refuse de s’inscrire dans la sphère autonome de l’art, celle de la rencontre esthétique ; il s’enracine dans le monde réel, ce qui fait de ses œuvres de vulgaires objets. Sa tentative d’échapper à la sphère esthétique et au jugement de goût est vouée à l’échec : « Jusqu’à présent », écrit-il en 1968 dans ‘Avant-Garde Attitudes: New Art in the Sixties’, « tout ce qui est entré dans le contexte de l’art est devenu sujet, inexorablement, à la juridiction du goût, [...] et jusqu’à présent tout ce qui s’est voulu non-art-dans-le-contexte-de-l’art est assez clairement tombé dans la catégorie d’art inférieur » (Greenberg 1993 : 293). Parce qu’elle a cédé à la « facilité » et à l’appel de la nouveauté, cherchant à impressionner et à plaire plutôt qu’à convaincre, « l’avant-garde est en train d’être infiltrée par l’ennemi, et a commencé à se nier elle-même ».
Or, pour des critiques convaincus qu’un mouvement tel que le minimalisme mérite de prendre sa place dans l’histoire de l’art contemporain, ces positions relèvent de l’intransigeance plutôt que de la stricte analyse.
Cependant, de manière beaucoup plus profonde sans doute, ce qui éloigne les critiques de Clement Greenberg, c’est l’incapacité du vocabulaire et de la méthode formalistes à rendre compte des œuvres minimalistes. Il apparaît très vite qu’ils ne permettent pas d’épuiser la réalité de l’expérience faite de ces œuvres, ni d’appréhender la manière dont elles se différencient du Pop Art et des courants néo-dadaïstes. Visuellement, en effet, les œuvres minimalistes se démarquent nettement du reste de la sculpture produite à cette époque ; mais quand il s’agit de mettre des mots sur cette différence, la critique peine à trouver le vocabulaire adéquat, et a recours de manière quasi-systématique à la qualification vague de « sensibilité nouvelle »4. Comme le résume Barbara Rose : « Il est clair qu’une sensibilité nouvelle s’annonce, reste à déterminer en quoi elle consiste exactement » (Rose 1995 : 275). Les nombreuses dénominations dont est successivement affublé le mouvement témoignent des tâtonnements d’une critique cherchant à appréhender ce qui lui échappe : ‘ABC Art’ (Barbara Rose), « Structures Primaires » (Kynaston McShine), ‘Cool Art’ (« Art Froid », Irving Sandler), « L’Art du Réel » (Eugene Goosen), ‘Serial Art’ (Mel Bochner).
3. La remise en cause du formalisme : Barbara Rose et Lucy Lippard
De toute évidence, l’accumulation de ces termes ne parvient pas à rendre compte de l’expérience particulière à laquelle s’expose le spectateur voyant pour la première fois des œuvres minimalistes. Un sentiment « mystérieux », d’« étrangeté », voire de malaise semble prédominer. Ainsi, pour Barbara Rose :
Les spectateurs sont comme frappés d’effroi devant son manque apparent d’émotion et de contenu [...]. Pour le spectateur, c’est souvent très déroutant. Vis-à-vis d’un pareil néant, il fait quand même l’expérience de quelque chose, et habituellement de quelque chose d’assez frustrant. Il m’est souvent arrivé de penser qu’à regarder ces grandes choses muettes et vides, si désireuses de marquer leur identité artistique qu’elles se faisaient passer pour des objets, on éprouvait un sentiment de désarroi. (Rose 1995 : 275-281)
C’est finalement un aveu de faiblesse de la part de la réception critique autour de 1965, incapable d’appréhender cet art nouveau qui s’offre à elle5. Or, le formalisme et la théorie moderniste commencent bientôt à être mis en cause dans cet échec : ni la perspective historique, ni le vocabulaire, ni la méthode n’apparaissent pertinents dans l’analyse de la sculpture minimaliste.
Tout d’abord, le minimalisme suppose une réintroduction de la référence à Marcel Duchamp – de manière évidente dans l’introduction de matériaux ready-made comme les néons de Flavin ou les briques d’Andre, mais également de manière plus complexe, dans les travaux de Morris remettant en cause le caractère donné et objectif des instruments de mesure, par exemple. Or, Duchamp et le dadaïsme avaient été totalement écartés du déroulement linéaire de l’histoire du modernisme présentée par Greenberg, qui, dès ‘Avant-Garde and Kitsch’ faisait de la véritable avant-garde celle qui se veut sérieuse, dépolitisée, cherchant à purifier l’art de la vulgarité de la vie et à célébrer son autonomie6.
De plus, le vocabulaire et la méthode du formalisme paraissent, au milieu des années 1960, impropres à qualifier les sculptures à l’allure industrielle et inexpressives des minimalistes. Dès son article ‘ABC Art’, en 1965, Barbara Rose anticipe cette difficulté :
Une réaction critique en termes purement formels de couleur, composition, échelle, format et exécution me semble adéquate pour expliquer l’évolution du travail de Noland ou d’Olitski, mais elle ne suffit pas pour décrire la réaction des jeunes gens que je considère ici [...] Le problème est de s’abstenir de discuter un art nouveau avec un vocabulaire dérivé d’une position antérieure. (Rose 1995 : 279)
Elle-même enfreint d’ailleurs les habitudes formalistes qui sont les siennes en élargissant le champ d’analyse couvert par son article au-delà des considérations visuelles : elle introduit Robbe-Grillet, Beckett ou encore Wittgenstein, proposant ainsi une dimension philosophique ou contextuelle pour la compréhension de ces œuvres nouvelles.
En effet, les sculptures minimalistes, du fait de la simplicité de leur forme, de leur absence d’accidents ou de variations de surface, et de la technique industrielle de leur fabrication, se prêtent mal à la description formelle. Comme le note Lucy Lippard en 1967, dans l’article ‘The Dematerialisation of Art’ (1999 : 49) : « leur accent mis sur l’unité de la forme et l’autonomie a limité la quantité d’informations visuelles données, et par conséquent l’étendue de l’analyse formelle qu’il est possible de mener ». Pour Lippard comme pour Rose, le minimalisme tient en échec l’approche formaliste du fait de sa valeur « conceptuelle » ou « didactique », or « la critique formaliste ne nous offre aucun moyen de rendre compte d’un contenu non formel ». Au-delà de ses qualités formelles – qui, concèdent ces auteures encore héritières du formalisme, décideront tout de même, in fine, d’au moins une partie de sa valeur en tant qu’art – l’œuvre minimaliste possède un « contenu extra-visuel » qu’il s’agit d’analyser par la « reconstruction de l’argument » qui la sous-tend.
Si cet art nouveau demande donc un renouvellement de la méthode et du vocabulaire critiques, c’est aussi pour rendre compte de l’aspect « expérientiel » des œuvres minimalistes. Cet aspect, on l’a vu, était déjà important pour Barbara Rose. Il l’est également pour Lucy Lippard, qui refuse de lire l’art de Sol LeWitt par exemple en termes purement conceptuels, et note au contraire l’importance que prend la perception sensorielle de son œuvre.
Pour Lippard (1967 : 45), les constructions cubiques de LeWitt sont loin d’être seulement la représentation visuelle d’un ensemble de combinaisons, de permutations, qu’il aurait été envisageable de se représenter mentalement, la sculpture n’étant qu’un aide-mémoire. Pour la critique, la confrontation avec l’œuvre de l’artiste offre une richesse de sensations que le simple « concept » qu’elle véhicule ne saurait épuiser : « les changements qui prennent place sur les squelettes multipartites de LeWitt du fait de la lumière, du placement, du point de vue, rendent les contours d’autant plus importants, en en faisant les limites fermes et ordonnées d’un désordre intérieur ». Les ombres se projetant à l’intérieur des cubes ouverts et l’accumulation de cubes vus sous différentes déformations perspectives viennent visuellement brouiller l’ordre conceptuel sous-jacent. Pour Lippard, l’art de LeWitt rejoint donc celui de Morris, Andre et Judd : contrairement à l’art moderniste commenté par Greenberg, isolé dans sa sphère artistique autonome et accessible par une vision absolue et désincarnée, l’art minimaliste interroge l’acte de perception du spectateur. Il met en avant l’importance du point de vue, du rapport entre le corps, la situation du spectateur, l’espace d’exposition, et l’œuvre perçue, activant une perception originelle, un « œil à l’état d’innocence retrouvé » (Lippard, 1967 : 45).
Dès 1966, Lucy Lippard prend donc ses distances avec la critique de Clement Greenberg. C’est ensuite le tour de Barbara Rose, qui rompt définitivement avec son mentor à l’occasion d’un article paru au début de l’année 1968 dans Artforum. L’intensité de son retournement contre Greenberg est alors inattendue. Sa thèse est qu’à mesure que les critiques formalistes excluaient de leur vision de l’art toute référence au politique, c’est cette vision elle-même qui se chargeait d’un contenu idéologique : pour Rose (1968 : 31), il y a eu « déplacement des idéaux politiques dans le domaine de l’esthétique ». Les jugements de Greenberg et de son « disciple » Michael Fried, selon elle, ne sont plus des jugements de goût, mais des jugements normatifs, éthiques et idéologiques, et en cela sont dangereux pour la sphère artistique : « l’idéalisme » est devenu « fanatisme ». Pour Rose, il faut extraire la politique de la vision qu’on a de l’art et accepter de l’inscrire à nouveau dans l’art lui-même, par une approche plus large incluant des considérations sociales, philosophiques et politiques.
Comme en témoigne le critique Robert Pincus-Witten, « le rejet de Greenberg par Rose n’aurait pas pu être plus choquant. Je veux dire, c’était celle qui avait été, en un sens, l’élue. Pour la première fois, c’était les enfants qui mangeaient Cronos » (Newman 2000 : 240).
4. La phénoménologie au service du renouvellement de la critique : Annette Michelson et Rosalind Krauss
Ce n’est alors que le début : deux autres de ses élèves les plus assidues, Rosalind Krauss et Annette Michelson, vont à leur tour prendre leurs distances par rapport à Greenberg. Elles proposent une approche critique nouvelle qui deviendra à la fois la base de la compréhension et de la construction du minimalisme comme mouvement d’histoire de l’art, et celle de la redéfinition d’une pratique critique pour l’art contemporain.
Ces deux auteurs ont en commun de fonder leur critique du minimalisme sur une référence philosophique nouvelle, qui leur permet d’approfondir et d’enrichir le discours sur l’acte de perception des œuvres, qui, on l’a vu, faisait problème chez les minimalistes. Cette référence est empruntée aux artistes minimalistes eux-mêmes, et plus spécifiquement à Robert Morris, dans ses Notes sur la sculpture, parues en 1966 : il s’agit du philosophe français Merleau-Ponty. Annette Michelson, qui a assisté aux conférences données par Merleau-Ponty à Paris, est la première à le mentionner dans ses critiques ; dans sa lecture du philosophe, elle privilégie l’accent mis sur le corps7. Rosalind Krauss, pour sa part, s’intéresse particulièrement à l’opposition au cartésianisme, construite par Merleau-Ponty tout au long de ses écrits. Pour ces deux femmes, l’introduction de la référence à Merleau-Ponty est l’occasion d’une critique originale du minimalisme, mais aussi d’une réflexion critique sur la théorie moderniste et l’approche formaliste.
4.1. Annette Michelson
L’approche d’Annette Michelson est résolument ancrée dans une perspective phénoménologique : développant et soutenant une focalisation sur les qualités irréductiblement concrètes de l’expérience sensorielle, [ces œuvres] renouvellent les termes dans lesquels nous comprenons les modalités de la création [‘making’] et de la perception, et à partir desquels nous y réfléchissons. (Michelson 1969 : 7)
Suggérant une analogie entre la « réduction » minimaliste des qualités formelles et la « réduction » phénoménologique, Michelson (1969 : 43) soutient que « la manière dont [cet art] illumine la nature de notre sensation et de notre connaissance par le biais d’un objet, d’une situation spatiale, évoque une analogie esthétique avec la posture et la méthode de l’enquête phénoménologique ». Pour Michelson, les artistes n’ont en aucun cas voulu « appliquer » une quelconque théorie à l’art, mais ils ont proposé, dans leur champ de compétence, l’équivalent artistique de la réflexion philosophique de Merleau-Ponty.
Le véritable intérêt de l’approche de Michelson réside dans la mise en tension qu’elle orchestre entre lecture moderniste héritée de Greenberg et lecture phénoménologique inspirée par Merleau-Ponty. Selon la théorie moderniste, explique-t-elle, la sculpture s’inscrit dans « l’espace virtuel », un espace distinct de l’espace physique en trois dimensions, qui ne s’inscrit pas localement à l’intérieur de celui-ci, mais est un espace abstrait, hors du temps, autocentré, dans lequel les données haptiques sont transcrites en termes purement visuels. Or, l’œuvre de Morris, contrairement à ce qui a pu être dit, n’annihile pas complètement cet espace virtuel au profit de l’espace réel de la galerie, faisant de ses sculptures de simples objets, mais fait cohabiter ces deux espaces dans un état de tension qui les remet l’un comme l’autre en question. Les Mirrored Cubes de 1965 sont peut-être l’œuvre de Morris qui illustre le mieux cette mise en tension. Présentés pour la première fois à la Green Gallery en 1965, ce sont quatre cubes de 90 cm de côté, dont la surface est entièrement couverte de miroirs, et qui sont placés en carré, à 1,80 m de distance les uns des autres. Pour Michelson :
Décrire, rendre compte de ce qu’ils présentaient à la vue, c’est relater les termes d’une contradiction ; chaque objet était dissous au moment même où il était défini, par le moyen de la réflexion. Quelque part dans l’oscillation entre les termes de la contradiction, durant le moment réflexif de son appréhension, au sein de l’espace d’équivocation, un fait était posé, une forme était située. Des cubes réels étaient décrits par l’espace virtuel, inaccessible et intangible, de leur surface réfléchissante [...]. L’espace physique de la perception était perçu comme l’espace mental du paradoxe, un lieu ouvrant à la spéculation. (Michelson 1969 : 35)
Pour Michelson, la sculpture de Morris doit donc être comprise comme une « stratégie », consistant à reconnaître d’une part l’engagement physique de l’œuvre dans l’espace réel, d’autre part l’existence de conventions selon lesquelles la rencontre esthétique a lieu dans un espace virtuel, et enfin à orchestrer une allée et venue constante entre le réel et le virtuel ainsi définis, problématisant la perception de la sculpture. C’est en ce sens que l’auteur peut dire (1969 : 23), de manière apparemment contradictoire, que l’approche phénoménologique de Morris est « parfaitement compatible » avec « l’élan du modernisme ».
Au vu de cet argument, on comprend mieux les longs passages du catalogue que Michelson (1969 : 9, 63) consacre à la critique de la démarche formaliste. Pour l’auteur, introduire une approche phénoménologique n’est pas se poser en contradiction avec le formalisme, mais c’est au contraire revenir à son but premier : l’aspiration, qui était celle du modernisme, à effacer la distinction entre forme et contenu, pour appréhender l’œuvre dans son immédiateté concrète. La démarche phénoménologique est « l’intensification », la « radicalisation » de cette aspiration, « l’accent mis sur la description de ce qui est directement donné dans l’expérience comme condition de la connaissance, sur l’examen réflexif des modes et qualités de la conscience comme articulant et constituant le réel ».
4.2. Rosalind Krauss
Rosalind Krauss retient de Merleau-Ponty un aspect assez différent : l’opposition qu’il propose entre la connaissance telle que la présente la science, et la connaissance telle qu’elle s’offre à nous dans la perception. Dans son article sur Donald Judd de 1966, elle élabore pour la première fois un discours qui forme la base de sa lecture ultérieure du minimalisme.
Comme Michelson ou Lippard, Krauss défend une approche phénoménologique du mouvement, par opposition à sa lecture conceptuelle : elle maintient ainsi (Krauss 1966 : 25) qu’en aucun cas les œuvres de Judd ne convertissent « des objets en exemples d’un théorème ou d’un cas plus général », mais qu’au contraire, elles « sont clairement vouées à être des objets de perception, des objets qui doivent être saisis dans l’expérience ». Au fur et à mesure de l’article, son argument se fait plus spécifique : en utilisant des formes connues a priori, ou familières – faisant par exemple « référence à l’architecture » – Judd confronte « la connaissance acquise avant la confrontation avec l’objet » à la surprise de l’expérience elle-même. Citant des passages du Doute de Cézanne et de L’œil et l’esprit, Krauss soutient que la sculpture trouve son sens dans le contraste qu’elle organise entre « les vérités de la géométrie », ce qu’on pense savoir a priori, et la « perspective vécue », que l’on découvre réellement dans l’expérience. Ce contraste conduit le spectateur à revoir l’idée qu’il se fait de la perception comme « acte intellectuel », pour en faire plutôt « la somme infinie d’une série indéfinie de vues perspectives, chacune livrant l’objet, mais aucune ne le donnant exhaustivement ».
Krauss rejoint ainsi la lecture que Robert Morris (1993 : 16) fait de son œuvre quelques mois plus tard : « La forme constante du cube qu’on garde à l’esprit, mais dont le spectateur ne fait jamais véritablement l’expérience, est une réalité avec laquelle les vues littérales, changeant selon la perspective, sont confrontées »8.
Comme chez Michelson, la lecture phénoménologique de Krauss la conduit à réfléchir sur sa propre pratique de la critique, et à remettre en question ses positions sur le modernisme. Certes, dans son article de 1966, Krauss reste résolument acquise au formalisme. Elle célèbre ainsi avant tout « la beauté et l’autorité » des œuvres de Judd, et l’inscrit dans la continuité du modernisme de David Smith ou de Noland9. Cependant, elle reconnaît tout de même (1966 : 24) que la sculpture minimaliste rend le formalisme problématique : « Faire émerger le sens des travaux récents de Donald Judd implique la description brute des objets eux-mêmes, mais, significativement, une telle description ne peut pas simplement en rester à l’inventaire de caractéristiques ».
La méthode de la description formelle ne suffit plus, il faut y ajouter les circonstances de la perception. Cette relation équivoque au formalisme est sensible déjà dans cet article de 1966, et se résoudra dans sa rupture officielle avec ce dernier dans « Un regard sur le modernisme », paru en 1972, dans lequel elle reconnaît que, d’après elle, les « schèmes de signification fondés sur l’histoire » proposés par le modernisme ne « coïncident plus avec le moment de la perception de l’œuvre elle-même » (Krauss 1993 : 24-25). Le minimalisme n’est pas seulement l’occasion d’une réflexion sur l’art, c’est aussi le moment d’une critique de la critique : en posant l’externalité du sens, ces sculpteurs font en effet comprendre au critique que « les significations cachées qu’il croyait lire dans le corps du monde sont ses propres projections, et que l’intériorité qu’il attribuait à la sculpture est en fait sa propre intériorité » (Krauss, 1993 : 28).
Conclusion : de la critique féminine à la critique féministe
Ce moment de la critique américaine des années 1960 est féminin, et non féministe. Dans leurs écrits critiques de cette période, les quatre auteurs étudiés ne revendiquent pas leur féminité, ne tiennent pas un discours ‘genré’. Cependant, on peut soulever l’hypothèse qu’il n’est pas anodin que ce moment féminin de la critique ait immédiatement précédé le moment féministe qui prend son essor à partir de 1970, ni que parmi ces quatre femmes, Lucy Lippard devienne l’une des premières critiques d’art ouvertement féministes.
En effet, en réintroduisant l’œuvre dans l’espace et le temps de sa réception, en l’analysant non comme un tout autonome mais dans son interaction avec le spectateur et le lieu d’exposition, en acceptant enfin de l’inscrire dans un contexte philosophique et politique, ces quatre critiques ont contribué à renouveler la lecture critique de l’art contemporain. Parce qu’elles ont su montrer que l’espace d’exposition et le vécu personnel, le corps et la situation physique du spectateur n’étaient pas indifférents à la réception de l’œuvre et au sens dont elle se dote, elles ont sans doute ouvert la voie aux premières critiques féministes des années 1970 qui s’attacheront à montrer le contenu idéologique des institutions10.
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