Traversée d’une œuvre : Sun Tunnels (1973-1976) de Nancy Holt

DOI : 10.58335/textetimage.114

Résumés

Avril 1977, l’artiste américaine Nancy Holt publie un article dans la revue Artforum. Elle dévoile au lecteur les différentes étapes d’élaboration de son œuvre Sun Tunnels (1973-1976), sculpture emblématique du Land Art, réalisée près de Lucin dans le Great Salt Desert de l’Utah. À travers ce texte, témoignage d’un acte artistique des années 1970, Nancy Holt révèle une approche singulière de l’art liée aux nouvelles conceptions esthétiques du paysage, et propose une nouvelle identification à l’artiste femme en quête d’autres territoires.

In April, 1977, the American artist Nancy Holt published an article in Artforum magazine in which she revealed the various stages of elaboration of her work Sun Tunnels (1973-1976), symbolic Land art sculpture, which she made near Lucin in the Great Salt Desert, Utah. Through this text, the testimony of an artistic act of the 1970s, she reveals a singular approach of art linked to the new aesthetic conceptions of the landscape, and offers a new identification to women artists in search of other territories.

Plan

Texte

Introduction

En réalisant mes travaux à la fin des années 1960 et au début des années 1970, je ne faisais pas autre chose que de m’impliquer dans le monde extérieur. Le monde lui-même me nourrissait. Mon travail se développait à partir de préoccupations étrangères aux intérêts habituellement à l’origine d’une œuvre d’art traditionnelle. Nancy Holt (Penders 1997 : 146)

Avril 1977, le magazine d’art contemporain new-yorkais Artforum publie un article de Nancy Holt, accompagné d’une documentation photographique de l’artiste. À travers son témoignage, l’auteure présente l’histoire de Sun Tunnels (1973-1976), œuvre emblématique du Land Art qui s’inscrit dans l’histoire de l’art américain aux côtés d’autres productions mythiques telles que Double Negative (1969) de Michael Heizer et Spiral Jetty (1970) de Robert Smithson. Créées à l’aube des années 1970, ces interventions monumentales, réalisées dans la nature, engendrent un bouleversement, à une époque où les artistes entendent reconsidérer le statut de l’œuvre d’art ainsi que les lieux de création et d’exposition. Si à travers ses écrits, Nancy Holt met en avant cette évolution des pratiques artistiques et des nouvelles conceptions esthétiques liées au paysage, et de façon plus générale à l’art des années 1960 et 1970, parallèlement, elle réussit à proposer une nouvelle identification à l’artiste femme désireuse de sortir de l’atelier pour investir le monde tout entier.

1. Description d’une œuvre 

À travers l’article de Artforum, Nancy Holt 1 consciente que le discours sur l’œuvre est un médium de reconnaissance professionnelle, retrace chronologiquement et avec de nombreux détails les différentes étapes qui ont jalonné la réalisation de Sun Tunnels (1973-1976). Scrupuleusement, elle élabore la description de sa sculpture et du lieu qui l’accueille, et expose les raisons qui l’ont menée vers ce projet artistique où se mêlent préoccupations personnelles et problématiques esthétiques. L’article est entrecoupé de courtes citations de différents auteurs tels que T. S. Eliot, Isaac Asimov ou Edward Abbey.

La première page, écrite à la troisième personne, présente le descriptif du protocole précisant la localisation, le dispositif, les dimensions et la configuration générale de l’œuvre. Simultanément, le lecteur visualise l’ensemble grâce à deux photographies (point de vue extérieur et intérieur). L’une est disposée au dessus du texte, l’autre lui faisant face sur la page de droite. Le premier cliché, vue aérienne, valorise l’implantation dans le décor naturel. Il adopte un plan large qui nous confronte à un paysage du désert de l’ouest américain. Au centre de cette vaste étendue désolée et aride se révèle Sun Tunnels (1973-1976). Œuvre, site et environnement sont instantanément perçus et définis, conduisant immédiatement à considérer le rapport à l’espace comme élément constitutif de la sculpture qui n’existe plus en tant qu’objet isolé et amovible. Comme le souligne Nancy Holt en 1996 au cours d’un entretien avec Anne-Françoise Penders (Penders 1997 : 172) « […] à l’extérieur, elle intègre habituellement tout le paysage. En d’autres mots, aussi loin que vous pouvez voir [...] J’avais l’habitude de penser que lorsque je donne les dimensions de Sun Tunnels, je ferais mieux de donner comme dimension ‘d’un horizon à l’autre’ ».

Placées sur une plate-forme bétonnée, quatre buses en béton, mesurant 6 mètres de long, 2,5 mètres de hauteur et d’un poids de 22 tonnes, sont alignées de face et par paires. Le centre, laissé vide, est signifié sur le sol par un cercle. À l’intérieur du dispositif, on distingue une silhouette humaine, échelle de proportion qui permet de prendre la mesure de l’ensemble. La configuration a été établie, explique la notice, à partir des levers et couchers de l’astre du jour lors des solstices d’été (le 21 juin) et d’hiver (le 21 décembre). À cette époque et durant les dix jours antérieurs et postérieurs à ces dates, les levers et couchers du soleil sont centrés dans l’alignement des buses nord-est/sud-ouest et nord-ouest/sud-est.

La deuxième photographie introduit le lecteur au sein d’un des Tunnels. L’objectif, placé dans l’antre de la structure, donne à voir l’intérieur de la pièce en béton et son prolongement qui s’achève sur une ouverture circulaire dévoilant un paysage. Celui-ci laisse apparaître une nature désertique avec des buissons au premier plan, une montagne dans le lointain qui définit l’horizon et le ciel en arrière-plan. Les parois du cylindre sont percées de plusieurs perforations de diamètres différents. Elles correspondent, d’après la description, aux étoiles de quatre constellations célestes : Draco (Le Dragon), Perseus (Persée), Columba (la Colombe), Capricorn (le Capricorne). Chacune d’entre elles est représentée dans une buse. Le format des ouvertures est déterminé en fonction de la magnitude des étoiles. De jour, par les orifices, le soleil projette des formes lumineuses qui apparaissent à l’intérieur du cylindre comme l’atteste le cliché. De nuit, c’est la lune qui émet sa lumière plus pâle. Les formes nées de ces projections solaires et lunaires évoluent en fonction de l’heure, du jour et des saisons et par rapport à la position du soleil et de la lune dans le ciel. À certains moments, précise Nancy Holt (1977 : 36), « Le jour est transformé en nuit et on assiste à une inversion du ciel ; les étoiles sont projetées sur la terre, des taches de chaleur dans un tunnel froid ».

Sur la page suivante, une carte sur laquelle est localisée Sun Tunnels (1973-1976) conceptualise le lieu. Devenue un guide pour un éventuel déplacement, elle ancre le lecteur dans un réel, une destination possible, tout en stimulant son imaginaire. Commence alors le récit de l’œuvre, le « Je » prend place, introduisant une dimension autobiographique dans la narration de l’artiste.

2. La recherche du site : le voyage comme acte fondateur et créateur

L’idée du projet a émergé en 1973 à Amarillo au Texas au moment de repérages avec son époux Robert Smithson pour Amarillo Ramp. L’année suivante, Nancy Holt part en quête d’un endroit singulier, d’un autre territoire pour son art en dehors des espaces conventionnels. Elle parcourt les déserts de l’ouest, le Nouveau Mexique, l’Arizona et l’Utah, à la recherche du lieu idéal pour accueillir sa sculpture, avec comme nécessité de trouver une terre désertique à vendre, accessible en voiture et entourée de montagnes peu élevées. « En choisissant le site des Sun Tunnels (1973-1976), explique l’artiste, je devais garder à l’esprit que j’allais regarder le lever et le coucher du soleil, garder l’idée d’un espace où l’on pouvait voir cela » (Penders 1997 : 147-148). Concept fondateur, le voyage participe au processus de création, stimulant une disponibilité particulière, avant de conduire l’artiste vers ce lieu autre, recherché, où l’œuvre est réalisée in situ. Comme le confirme Nancy Holt (Holt 1977 : 35-37), « Les Sun Tunnels peuvent uniquement exister à cet endroit particulier – le travail s’est développé à partir de son emplacement. » S’intégrant dans le paysage, les cylindres en béton, pourtant d’origine industrielle, entendent respecter le site par leur tonalité et leur matériau : « La couleur et la substance des tunnels sont les mêmes que celles du terrain auquel ils appartiennent. »

En 1974, elle acquiert 40 acres de terre dans le nord-ouest de l’Utah près de Lucin, ville habitée dans les années 1970 par une dizaine de personnes, et aujourd’hui abandonnée. Le terrain est situé sur le lac Bonneville, asséché au cours du temps. Great Salt Lake reste aujourd’hui le vestige du lac originel. La description de l’artiste révèle en quoi la particularité du lieu, son étendue et l’expérience personnelle qu’elle en a ressentie ont déterminé son choix :

Ma terre est dans une vallée vaste, plate avec très peu de végétation […] De mon site, vous pouvez voir sur les montagnes les lignes marquant les niveaux où l’eau de l’ancien lac venait frapper la roche lors de son assèchement. Les mirages sont extraordinaires ; vous pouvez voir toutes les montagnes planer au-dessus de la terre, se reflétant à l’envers sur la chaleur. La sensation d’intemporalité est écrasante […] Après avoir campé quelque temps seule dans le désert, j’ai eu le fort sentiment que j’étais unie à travers les milliers d’années de l’humanité avec les peuples qui ont vécu dans les grottes aux alentours pendant longtemps. Je partageais le même paysage avec eux2.

C’est en 1968 à l’occasion d’une excursion avec Robert Smithson et Mickael Heizer pour chercher les minéraux des Non-Sites que Nancy Holt éprouve pour la première fois les paysages de l’Ouest.

Dès que je suis arrivée dans le désert, dit-elle, je fus en communion avec l’endroit. Avant cela, le seul autre endroit avec lequel j’ai ressenti le même contact fut les Pine Barrens dans le sud du New Jersey, où j’ai commencé à approcher cette sorte d’immensité de l’Ouest. Je suis revenue dans l’Ouest pour quelques mois tous les ans »3.

Dans un entretien de 1996, elle revient sur cette soudaine révélation (Penders 1997 : 160) : « La première fois […] je n’ai pas dormi pendant trois nuits. J’étais dans une sorte d’état de nirvana, le paysage extérieur et mon paysage intérieur étaient identiques. » L’année suivante, elle entreprend une série intitulée Buried Poems (1969-1971), en utilisant des sites désertiques. Comme elle le confie, cette confrontation avec l’espace l’a profondément troublée, lui offrant la possibilité d’un éveil, d’une ascension de la conscience, d’un accomplissement individuel. Fondateur, ce voyage marque un changement déterminant dans son évolution personnelle4. Elle commence une activité créatrice autonome de Robert Smithson5, passage à l’acte artistique qui la conduit, dans un premier temps, à explorer les champs de la poésie, de l’art et de la nature.

Imaginés entre 1969 et 1971, les Buried Poems (Poèmes enterrés) sont à l’origine confidentiels. Ils sont conçus à l’intention de cinq personnes proches : les artistes Michael Heizer, Carl Andre, Robert Smithson, Philip Leider, directeur de Artforum et le critique d’art John Perrault. Introduits « dans un caisson pour une durée à peu près équivalente à la durée de vie d’un être humain. » explique Nancy Holt, les poèmes-objets sont ensuite ensevelis dans différents lieux (une île inhabitée des Keys de Floride, le désert du Arches National Monument de l’Utah, les hauts plateaux de Navesink dans le New Jersey). Dans un texte écrit en 1992, publié dans l’ouvrage de Gilles A. Tiberghien, elle décrit l’élaboration de son processus :

Certaines qualités physiques, spatiales et atmosphériques d’un site m’évoquaient quelqu’un que je connaissais. Je me documentais alors sur le site – son histoire, ses caractéristiques géologiques, sa flore, sa faune – et incluais tel ou tel passage de mes lectures dans une plaquette contenant aussi des plans, des photos, des directives très précises pour trouver les poèmes enterrés, ainsi que des cartes postales, des images découpées et/ou des spécimens de feuilles et de rochers. Après avoir lu la plaquette, le destinataire du poème commençait à comprendre le lien qu’il avait avec le site. (Tiberghien 1993 : 167)

L’ensemble de ces informations est communiqué par courrier. Le document reçu permet à l’allocutaire, s’il le désire, de se rendre sur le lieu afin d’exhumer son poème. Seul, il choisit de le révéler ou de le laisser en terre. La poésie de cette série éphémère réside dans cette idée d’immatérialité, de disparition où le souvenir nourrit l’imaginaire et peut se substituer à l’objet, au réel. Dans un entretien, Nancy Holt précise que « certains poèmes ont été déterrés, d’autres sont toujours là parce qu’ils sont en des lieux très éloignés […] Mais cela n’est pas réellement important […] le concept était vraiment de les enterrer. » (Penders 1999 : 188).

Cette œuvre a été évoquée par Nancy Holt dans Artforum. En tant que premier acte de création, elle établit un point de jonction dans sa chronologie de Land artiste américaine issue de la première génération, et dont la carrière commence un an après la célèbre exposition Earth Works à la Dwan Gallery de New York6. Comme un récit nécessaire à la construction de son identité de créatrice, le geste littéraire devient un refus d’auto-effacement, une affirmation contribuant à révéler une biographie d’artiste auprès de la scène artistique contemporaine7.

3. Vers un art perceptuel

À travers l’article, le lecteur suit les différentes étapes qui ont jalonné l’élaboration de Sun Tunnels (1973-1976). De l’expérimentation des premières études dans l’appartement newyorkais de Nancy Holt où elle observe l’évolution de la lumière et ses transformations au cours de la journée, jusqu’à celles menées dans l’Utah où elle poursuit ses expériences, travaillant à l’aide de grands cerceaux, réalisant des dessins, des études photographiques, des modèles à l’échelle, expérimentant différentes longueurs, diamètres et dispositifs.

En août 1975 commence le chantier de construction, décrit minutieusement dans un compte rendu. En dehors des stéréotypes, une nouvelle image de l’artiste femme se dessine. L’atelier se donne à voir à travers la description d’un chantier de bâtisseur. Les pinceaux et les couleurs laissent place à la pelleteuse et au béton, devenus les nouveaux outils et matières de la Land artiste américaine. Chef de projet, Nancy Holt évoque les nombreuses difficultés rencontrées pour transporter les matériaux, recruter le personnel, trouver des ouvriers prêts à se déplacer de 200 miles depuis Salt Lake City jusqu’au site, convaincre le directeur d’une société de construction de route d’acheminer un camion-mélangeur de ciment, ou encore pour négocier les prix auprès des entreprises afin de réaliser la fabrication des Tunnels. Il lui faut également obtenir des autorisations administratives, ouvrir une route de trois quarts de mile afin de permettre l’accès au lieu. Parallèlement à la mise en place d’une équipe de travail pour l’exécution de la sculpture, elle constitue, pour la réalisation d’un film, un groupe de tournage, de deux cameramen, deux preneurs de son et quatre photographes8. À la fois artiste, réalisatrice, mais aussi maître d’œuvre et maître d’ouvrage, pendant un an elle collabore avec deux ingénieurs pour la conception et les dessins des plans de fondation, un astrophysicien9, un astronome, un géomètre et son assistant, un niveleur, deux conducteurs de camions-bennes, un charpentier, trois terrassiers, un chauffeur de camions-mélangeurs de ciment, un contremaître, dix ouvriers producteurs de tuyaux en ciment, deux foreurs, quatre chauffeurs de camions, un grutier, un pilote d’hélicoptère. L’énumération des différents intervenants (du génie civil, des travaux publics, du bâtiment, de l’astronomie, etc.) met en avant l’ampleur du projet financé entièrement par Nancy Holt à l’aide de deux bourses et de ses fonds personnels. « En organisant et en sous-traitant le travail, commente l’auteure, j’accrus plus considérablement mes connaissances du monde que je l’avais jamais fait. », puis elle poursuit : « C’est difficile d’impliquer beaucoup de monde pour réaliser mon art »10.

L’artiste définit son travail en tant qu’art perceptuel et contextuel. Il porte essentiellement sur des problématiques liées à l’espace, de référence au site, sur la visualisation de constellations astrologiques et l’expérience de la perception. Sun Tunnels (1973-1976) ne s’appréhende pas d’un point de vue unique comme le révèle la description formaliste de l’auteure et son approche héritée des mouvances minimalistes. Différentes perspectives et points de vue sont possibles en fonction de l’angle choisi (lointain / rapproché, extérieur / intérieur) et des parcours adoptés. À l’extérieur de la structure, explique Nancy Holt en 1977, « Si on regarde les Sun Tunnels d’une distance d’environ six kilomètres, l’œuvre semble très grande. Si on s’en approche, en se plaçant à environ un kilomètre cinquante, l’équilibre structurel change et devient difficile à déchiffrer ». De la route, « on voit l’œuvre sous divers angles : par instants, lorsqu’on les regarde de face, deux des tunnels sont exactement alignés et semblent disparaître. Vus sous l’angle latéral, les deux tunnels du premier plan peuvent se chevaucher et oblitérer ceux du fond ». Au-dedans, « Du centre de l’œuvre, l’espace perceptif s’ouvre et la vision du spectateur se prolonge, au-delà des tunnels, jusqu’au paysage environnant. De l’intérieur des tunnels lorsqu’on y pénètre, l’environnement est clôturé – le paysage défile et vient s’encadrer à chaque extrémité »11. Informative, une série de trois photographies documente ces observations. L’objectif est placé hors de l’ensemble. Trois situations distinctes mettent en avant l’évolution des combinaisons formelles que subit la sculpture lors du déplacement du photographe. En outre, l’artiste note les diverses transformations liées à la perception des formes, des ombres et des couleurs dues au mouvement de la lumière solaire et lunaire sur l’œuvre. Ces propos sont appuyés par une série de quatre clichés neutres d’un des Tunnels (Draco). L’appareil, placé à l’extérieur d’une des extrémités du cylindre au sein de l’ensemble, fixe quatre instants distincts (8:30 AM ; 10:30 AM ; 7:30 PM ; 9:30 PM) durant la journée du 14 juillet 1976. Ainsi, le lecteur suit les diverses évolutions lumineuses avec son jeu de figures circulaires et éprouve toute la complexité du dispositif.

Invité à prendre la route vers ce lieu reculé, il a la possibilité, à son tour, de se confronter à l’espace et faire l’expérience de l’œuvre, d’entrer en relation avec elle par un contact direct et durable (réel ou imaginaire). Il pourra l’appréhender par fragments ou dans son ensemble à partir de divers champs de vision et dans des conditions variables de lumière, la contournant, la pénétrant ou encore s’y abritant. Progressive, la découverte à travers le mouvement du corps, l’implication physique et les successions de point de vue, bouleversera et stimulera le fonctionnement de son système perceptif et optique. Par l’acte de percevoir, le regardeur prendra conscience de lui-même. Comme l’explique Nancy Holt, en 1977 : « J’ai voulu, ramener le vaste espace du désert à une échelle humaine. Je n’avais nul désir de construire un monument mégalithique. La vue panoramique du paysage est trop écrasante pour qu’on puisse se passer de repères visuels […] Les tunnels encadrent des portions de paysage qui, vus au travers, se dessinent nettement ». (Tiberghien 1991 : 147). Formant d’énormes oculus, chacun des cylindres réalise une opération de recadrage qui permet de focaliser le regard vers ce lointain, amenant le spectateur à un exercice contemplatif et méditatif par lequel il se confronte au ciel, à la lumière, à l’espace, au lieu et à la temporalité. Médiatrice, la sculpture sensibilise l’œil-corps du visiteur, à travers sa propre expérience physiologique et psychologique, à la dimension cosmique du temps.

Dans le désert, note l’artiste, le temps n’est pas seulement un concept mental ou une abstraction mathématique. Les rochers au loin sont sans âge ; ils ont été déposés en strates durant des centaines de milliers d’années. Le temps acquiert une présence physique. On trouve à dix miles seulement au sud de Sun Tunnels les étendues de sel de Bonneville, un des rares endroits au monde où l’on peut vraiment voir la courbure de la Terre. Appartenir à ce genre de paysage et marcher sur un sol qui n’a certainement jamais été foulé auparavant donne bien le sentiment d’être sur cette planète, tournant dans l’espace, dans le temps universel. (Tiberghien 1993 : 147)

Mais, au-delà de ce concept originel, l’expérience de Sun Tunnels se joue également à travers la révélation, l’intention de conduire le spectateur entre cet extérieur et cet intérieur de lui-même, entre cette sorte d’état de nirvana, où, pour reprendre les termes de Nancy Holt « le paysage extérieur et le paysage intérieur deviennent identiques », dans un art qui accentue la conscience de soi.

Nouvelle pionnière de l’ouest américain, Nancy Holt propose par son œuvre une autre façon de raconter le désir de liberté. Entre expérience et traversée, la conquête de l’autonomie se dévoile à travers une approche singulière de l’art et un acte artistique radical né des années 1970. L’engagement personnel de cette artiste femme témoigne de cette époque où une autre mythologie des États-Unis s’écrivait en opposition aux anciennes icônes de l’Ouest ; fait paradoxal, la génération de l’après 68 prolongeait le geste pionnier d’une autre façon. Aujourd’hui, ces histoires individuelles appartiennent au passé, il nous reste les œuvres, les traces et les documents qui permettent de garder vivantes les légendes de celles qui ont vécu leur art avant tout comme une aventure.

Bibliographie

Brun, Jean Paul (2007). Nature, art contemporain et société, le Land Art comme analyseur du social. Paris : l’Harmattan.

Holt, Nancy (1977). « Sun Tunnels », in : Artforum, avril, 32-37.

Penders, Anne Françoise (1997). « Nancy Holt, artiste “perceptuelle” », in : Pratiques, réflexions sur l’art, 3/4, 146-166.

Penders, Anne Françoise (1997). « Fragments de conversation avec Nancy Holt », in : Pratiques, réflexions sur l’art, 3/4, 167-173.

Penders, Anne-Françoise (1999). En chemin, le Land Art. Bruxelles : La Lettre Volée.

Tiberghien, Gilles A. (1993). Land art. Paris : Carré.

Notes

1 Le magazine Artforum a été fondé en 1962 à Los Angeles, puis installé à New York à partir de 1965. Au cours des années 1960 et 1970, c’est une importante revue de critique et d’écrits théoriques par les principaux acteurs de la scène artistique américaine, avec notamment des participations de Mel Bochner, Donald Judd, Robert Morris, Robert Smithson, Rosalind Krauss, etc. Retour au texte

2 ‘My land is in a large, flat valley with very little vegetation [...] From my site you can see mountains with lines on them where the old lake bit into the rock as it was going down. The mirages are extraordinary; you can see whole mountains hovering over the earth, reflected upside down in the heat. The feeling of timelessness is overwhelming [...] After camping alone in the desert awhile, I had a strong sense that I was linked through thousands of years of human time with the people who had lived in the caves around there for so long. I was sharing the same landscape with them.’ (Holt 1977 : 34 ). Retour au texte

3 ‘As soon as I go to the desert, I connected with the place. Before that, the only other place that I had felt in touch with in the same way was the Pine Barrens in southern New Jersey, with only begins to approach that kind of Western spaciousness. I went back West for a few months every year. In 1969 I began a series of Buried Poems using some desert sites.’ (Holt 1977 : 34). Retour au texte

4 En outre, cette période correspond à l’apparition des mouvements de revendication des femmes et à l’émergence de l’art féministe qui va induire une nouvelle approche de l’art et une nouvelle perception de l’artiste femme. Retour au texte

5 Née en 1938 à Worcester, Massachusetts, Nancy Holt rencontre Robert Smithson en 1959, ils se marient en 1963. Cette relation l’introduit dans la vie artistique new-yorkaise et le cercle de la galeriste Virginia Dwan. Elle participe à toutes les activités, voyages, rencontres de son époux qui est un des principaux protagonistes du Land Art américain. Parallèlement à sa carrière d’artiste, Robert Smithson mène une activité de critique et de théoricien. Les premiers travaux de Nancy Holt sont des vidéos réalisées avec son mari (East Coast/West Coast, vidéo, 20’, 1969 ; The Spiral Jetty, film 16 mm, 35’, 1970 ; Swamp, vidéo, 6’, 1971). Depuis les années 1970, elle poursuit la réalisation de vidéos, un travail photographique, d’autres projets monumentaux liés au Land Art et à l’art public. Retour au texte

6 En octobre 1968, la galerie rassemble des œuvres de Carl Andre, Michael Heizer, Robert Smithson, Robert Morris, notamment. Elle présente des documents, des plans, des maquettes de travaux réalisés ailleurs dans la nature, ou encore des productions composées de terre et de pierres. Tournant important, l’exposition marque une remise en question des conventions artistiques traditionnelles. Retour au texte

7 Aucune monographie sur Nancy Holt n’a été publiée jusqu’à aujourd’hui. N’ayant pas participé aux expositions historiques du Land Art et ayant volontairement peu exposé dans les galeries ou les musées, elle n’a été l’objet d’aucun catalogue d’exposition. Les sources sur l’artiste restent éparses et fragmentaires. Retour au texte

8 Le film de Nancy Holt (Sun Tunnels, couleur, 26 min., 1973-1976) suit l’évolution de la construction de l’œuvre. L’artiste (Penders 1999 : 220) le commente ainsi : « Sun Tunnels tient plus du documentaire. Cependant, j’ai filmé la majeure partie, j’ai tout fait, je veux dire qu’il y a tant de moi à l’intérieur qu’il se situe en quelque sorte entre deux mondes. » Retour au texte

9 Des compétences scientifiques sont nécessaires pour définir le positionnement de l’installation. L’artiste rencontre les Fishbone, astrophysiciens de l’université d’Utah. Ensemble, ils collaborent pour effectuer le calcul de l’angle des solstices (31,98° nord-sud et est-ouest) à la latitude du site, et trouvent la configuration définitive de l’observatoire-sculpture. Retour au texte

10 ‘In making the arrangements and contracting out the work, I became more extended into the world than I’ve ever been before. It was hard involving so many people in making my art.’ (Holt 1977 : 34). Retour au texte

11 Extrait de l’article de Nancy Holt traduit dans l’ouvrage de Gilles A. Tiberghien (Tiberghien 1993 : 200). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marlène Gossmann, « Traversée d’une œuvre : Sun Tunnels (1973-1976) de Nancy Holt », Texte et image [En ligne], vol. 1 | 2011, publié le 14 avril 2011 et consulté le 21 novembre 2024. DOI : 10.58335/textetimage.114. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textetimage/index.php?id=114

Auteur

Marlène Gossmann

Docteur en histoire de l’art contemporain, professeur à l’Ecole nationale supérieure d’art, Dijon, 3 rue Michelet, 21000 Dijon – m.gos [at] wanadoo.fr