La figure de l’Antéchrist est sans doute une des plus complexes du christianisme, aussi bien par ses origines que par son rôle dans la tradition eschatologique. Or, bien qu’il relève du spirituel, l’Antéchrist agit dans un contexte purement temporel, politique ou scientifique. Il est devenu un sujet central de discussion théologique, ainsi qu’une source d’inspiration artistique, de l’iconographie médiévale à la cinématographie actuelle. Cette dernière en a même fait son fond de commerce, avec de multiples productions qui tentent d’exploiter le mystère qui entoure cet agent de la fin des temps (Donner, 1976). La longue liste de personnages historiques qui ont été qualifiés d’antéchrist, de Néron jusqu’à Hillary Clinton, se voit alors complétée au cinéma par un hypothétique Président de l’Union Européenne (Marcarelli, 1999). Mais, malgré les concessions faites au contexte culturel et politique du XX-XXIème siècles et aux nécessités imposées par le box-office, le cinéma et la littérature ne parviennent pas à se détacher des sources bibliques et patristiques qui ont façonné la personnalité de l’Antéchrist. Or, cette dernière a été utilisée pour juger et condamner des pratiques dites hétérodoxes, sur lesquelles se sont penchés des noms illustres de l’intellectualisme et du pré-humanisme espagnol comme Alphonse X de Castille et Henri d’Aragon.
1. Sources bibliques, références patristiques, évolution littéraire
La première et la seconde épître de saint Jean sont la source principale de toute la littérature chrétienne concernant l’Antéchrist, car ces textes sont les seuls à le nommer explicitement (Rigaux, 1932 : 383). Il est le « menteur (…) celui qui nie que Jésus [est] le Christ. Celui-là est un antéchrist, qui nie le Père et le Fils » (I Jn 2, 22). De ce fait, ce personnage n’ignore pas la figure christique, il s’oppose à elle. Cette opposition semble, a priori, l’inscrire exclusivement dans la théologie chrétienne (Lietaert Peerbolte, 1996 : 208). Mais, son identification demeure floue, car saint Jean n’hésite pas à affirmer que « beaucoup d’imposteurs se sont répandus dans le monde, qui ne confessent point que Jésus-Christ soit venu dans la chair. Celui qui ne le confesse point est un séducteur et un antéchrist » (2 Jn 7). Le thème de la séduction, c’est-à-dire du mensonge, fait de l’Antéchrist un personnage démoniaque, car les démons mentent pour perdre les âmes des croyants (Duprat, 2006 : 117-124).
De ces propos émergent les notions fondamentales de l’opposition et de la pluralité, qui vont être au cœur de diverses réflexions sur la nature de l’Antéchrist.
L’opposition implique l’existence d’un ennemi, ce qui, étymologiquement, renvoie à Satan. Le rapport, pour ne pas dire la filiation éventuelle, entre ce dernier et l’Antéchrist est un des sujets récurrents dans la littérature exégétique ou apocalyptique, d’autant plus que saint Paul avertit que « cet impie (…) viendra environné de la puissance de Satan, au milieu de toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges trompeurs » (2 Th 2, 9).
Cependant, la pluralité d’antéchrists évoquée par saint Jean, avec les différents personnages historiques qui ont été ainsi qualifiés, dépasse les limites bibliques (Gouguenheim, 1999 : 82), pour s’inscrire dans un contexte temporel, de polémique contemporaine. Aussi, la notion d’antéchrist revêt une sorte d’atemporalité, comme le démontrent les origines vétérotestamentaires du personnage. En effet, dans un contexte d’attente messianique (Lietaert Peerbolte, 1996 : 207), le Livre de Daniel1 se réfère à une bête à dix cornes qui fait la guerre aux saints et qui s’oppose au Messie avant le Jugement Dernier. Cet anti-messie règnerait en maître pendant trois ans et demi (Dn, 8, 9-14), avant d’être définitivement terrassé. La chronologie de la prophétie eschatologique fait donc de ce personnage une sorte de signe annonciateur de la fin des temps.
Avec l’avènement du christianisme, l’anti-messie ne pouvait que devenir un anti-Christ (Lietaert Peerbolte, 1996 : 208). L’allégorie prophétique de Daniel est ainsi reprise, presque à l’identique, dans l’Apocalypse de saint Jean (Apocalypse, 12, 3-7).
La particule française ‘anté’, tendrait à indiquer qu’il s’agit d’un personnage dont la caractéristique est de se faire connaître avant la parousie. Sa manifestation s’inscrit toujours dans les signes annonciateurs de l’avènement de la gloire céleste (Savon, 1986 : 397) et, de ce fait, il deviendrait, malgré lui, un signe de Dieu. L’intervention d’ennemis religieux, qui contribuent à la gloire du Tout-puissant malgré eux, ne serait-ce que par leur défaite finale face à la volonté divine, est un recours habituel dans les écrits vétérotestamentaires, comme le démontre par exemple l’histoire de Balaam. Mais, plus que la chronologie eschatologique, ce que le christianisme va retenir c’est l’idée d’opposition (Badilita, 2005 : 13). Au VIIème siècle, les Étymologies isidoriennes rappellent que le terme ‘Antichristus’ ne signifie pas, « comme le croient les simples d’esprit », qu’il vient avant le Christ, mais qu’il est contre le Christ.2
Cette idée de confrontation inspire la seconde lettre de saint Paul aux Thessaloniciens. Saint Paul parle alors de « l'homme du péché, le fils de la perdition, qui s’opposant à Dieu s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou de tout ce qu'on adore, jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu, et s’y montrer comme s’il était Dieu » (2 Th, 2, 3-4). L’Apôtre des Gentils ne parle pas d’un faux prophète, mais d’une fausse divinité qui tente de manipuler les mortels (Badilita, 2005 : 27). Or, la description paulinienne peut être interprétée de façon multiple, comme le souligne saint Augustin dans sa Cité de Dieu (Eslin éditeur, 1994, vol. 3, XX : 19). Au sens figuré, le temple de Dieu peut renvoyer à l’humanité, alors que dans un sens plus littéral il peut renvoyer au Temple de Salomon, reconstruit à Jérusalem. Cette dernière interprétation implique la restauration de l’Ancienne Loi et, pour les chrétiens, le triomphe de l’apostasie parmi les fidèles, également annoncée par saint Paul (2 Th, 2, 3). Or, la défaite apparente du christianisme est présentée par ce dernier comme une mise à l’épreuve des faibles et une occasion pour les véritables croyants de renforcer leur foi (2 Th, 2, 3 et 11-12). Dès lors, l’Antéchrist demeure associé à un combat qui met à l’épreuve le libre-arbitre de chacun, pour séparer le bon grain de l’ivraie avant le Jugement Dernier. Autrement dit, de la même façon que le Diable peut devenir l’instrument de Dieu (Muchembled, 2000 : 20), l’Antéchrist semble agir avec l’autorisation du Créateur (Daux, 1901 : 893) pour perdre les impies et donner aux fidèles l’occasion de prouver leur foi et de trouver leur salut. Il est une épreuve divine autant qu’il est l’instrument de Satan.
Puisque l’enjeu de ce combat eschatologique n’est autre que le salut des âmes, il est devenu impératif pour les chrétiens d’interpréter correctement les signes avant-coureurs d’Harmagedôn.
Rappelons que le monothéisme n’a pas inventé l’enfer ni la psychostasie. L’Égypte Ancienne (Eliade, 1976, vol. 1 : 113-115) croit à la confession des fautes et à la pesée des cœurs sur la balance de Maât (Muller, 1990 : 203-206) pour déterminer si le défunt vivra auprès du pharaon ou s’il sera dévoré par Ammout. De son côté, le monde gréco-romain reconnaît une vie après la mort (Eliade, 1976, vol. 1 : 272-276). Le Phédon de Platon décrit ainsi comment les impies sont condamnés au Tartare alors que d’autres doivent se purifier au lac Achérousiade, avant d’habiter « la terre pure » avec les justes ou de connaître une nouvelle vie parmi les vivants. Mais, ces jugements se font aussitôt la mort arrivée, il n’y a pas de jugement massif ou de résurrection des morts en un temps final. Celui-ci est introduit par le monothéisme. Le christianisme va ainsi associer le jugement individuel après la mort, à une possible condamnation au purgatoire, et le Jugement à la fin des temps, qui représente un événement unique et massif, à la résurrection de tous les défunts (Brandon, 1975, vol II : 883-885). Il ne s’agit plus d’une action qui se déroule sur un plan spirituel, mais bien sur le plan terrestre. Il s’agit d’une guerre céleste et humaine, entre les forces du bien et du mal, à laquelle toute l’humanité prendrait part et pour laquelle chacun doit se préparer.
Or, la complexité du symbolisme biblique fait qu’il peut être facilement adapté aux différentes époques historiques (Barthélémy, 2000 : 68) et interprété selon les circonstances du moment. Chaque époque a alors voulu réaliser une exégèse biblique, plus ou moins aboutie, pour identifier l’Antéchrist. Aujourd’hui, la multitude de sites internet, de forum et de blogs qui portent sur ce thème ne sont que le pâle reflet des Commentaires sur l’Apocalypse de saint Jean, qui ont vu le jour dès les premiers siècles du christianisme. Parmi ceux-ci, certains des plus marquants ont été composés sur la Péninsule Ibérique.
Le Commentaire sur l’Apocalypse d’Apringius de Beja, écrit au VIème siècle (Gryson, 2003 : 11-97), inspire au VIIIème siècle celui du Béatus de Liébana. Ce dernier n’est peut-être pas original, en ce sens qu’il ne fait que synthétiser les textes bibliques et de la patristique chrétienne, mais le contexte dans lequel il a été composé lui confère une valeur politique particulière. Béatus de Liébana est un membre de la cour royale d’Alphonse Ier d’Asturies, c’est donc un témoin des premiers temps de la Reconquête. Nul doute que la chute du royaume wisigothique et l’expansion de l’Islam ont favorisé l’identification de Mahomet à un opposant au Christ (Gilbert, 1995 : 24 ; Guadalajara, 1997 : 729-736) et donc à un antéchrist. C’est ainsi que la récupération de l’Hispania et, plus tard, les Croisades ont pu être interprétées comme un combat eschatologique (Vauchez, 1999 : 100 et svtes). Mais, le Commentaire de Béatus de Liébana ne s’inscrit pas dans une hypothétique crainte millénariste. Il appartient plutôt à une période de consolidation de l’Église catholique. En effet, Béatus participe à la controverse contre l’adoptianisme jusqu’à ce que les positions de l’évêque de Tolède, Elipando, soient jugées hérétiques. Plus tard, entre le Xème et le XIème siècle, le texte est largement diffusé en Europe (Cuesta Fernández, 2014 : 533-534), complété par un programme iconographique qui n’a pas manqué de marquer l’esprit de l’époque. C’est une période de tension politique au sein même de la chrétienté, et l’imaginaire religieux ne cantonne plus l’Antéchrist au domaine spirituel, pour en faire un personnage politique.
Au second siècle, saint Irénée avait déjà établi que l’Antéchrist serait issu de la tribu de Dan, car cette dernière n’est pas mentionnée parmi les tribus qui seront sauvées le jour du Jugement dans l’Apocalypse de saint Jean (Apocalypse, 7, 4). L’identification de l’ennemi du Christ parmi le peuple juif n’a pu qu’alimenter l’antisémitisme et la méfiance dont le christianisme a fait preuve à son encontre pendant deux mille ans. A partir de cette identification, purement humaine et temporelle, s’est édifiée une historiographie de l’Antéchrist qui, malgré sa nature sibylline, au sens propre et figuré, a évolué au fil des siècles. Aussi, au Xème siècle apparaissent des traités et des hymnes comme le De ortu et tempore Anticristi d’Adson de Montier-en-Der (Gouguenheim, 1999 : 78) ou l’anonyme De Antichristo Moissagais (Daux, 1901 : 780) qui entendent établir une véritable biographie du personnage.
Ces écrits reprennent les éléments classiques de la tradition eschatologique sur les origines de l’Antéchrist dans la tribu de Dan, ses pouvoirs thaumaturgiques, son règne de trois ans et demi et l’exécution des prophètes Elie et Enoch, revenus sur terre pour apporter la parole divine avant le Jugement Dernier. Ils inspirent à leur tour des traités postérieurs, qui continuent de faire évoluer cette biographie. C’est ainsi qu’au XVIIème siècle, le De Anticristo du dominicain espagnol Thomas Malvenda tente de tracer un autre portrait historique, avec des variations et des caractéristiques psychologiques déjà réfutées par les docteurs de l’Église. Parmi ces éléments se trouve la représentation de l’Antéchrist comme une incarnation de Satan (Savon, 1986 : 389).
En effet, puisque saint Paul affirme que l’arrivée de l’ennemi du Sauveur se fera par la « puissance de Satan », la nature de cette relation a été un sujet de débat pendant presque deux-mille ans. Pourtant, l’incarnation de Satan, semblable à celle du Christ qui mettrait en scène un incube et une femme de petite vertu à Babylone, a été écartée par saint Thomas d’Aquin. Pour le docteur de l’Église « l’Antéchrist est membre du diable ; mais la tête se distingue des membres; l’Antéchrist n’est donc pas la tête des méchants » (St Thomas d’Aquin, Raulin éditeur, 1966 : IIIa, q8 A8 ad 1), car il n’a pas pu influencer l’action de ceux qui ont vécu avant lui. L’Antéchrist devient un agent, non une incarnation physique, du diable, il est le résultat d’une possession (Daux, 1901 : 784-785). Cette interprétation est toujours acceptée au XVème siècle, comme le démontre le traité anonyme De l’Avènement de l’Antéchrist, inclus dans l’Art de bien vivre et de bien mourir (Girard-Augry éditeur, 1989 : 38).
Le discours théologique présente donc le personnage de l’Antéchrist sous des facettes multiples. Entité démoniaque, par possession ou conception, il est tour à tour décrit comme une fausse divinité, qui cherche à fourvoyer les croyants, ou comme un tyran (Gilbert, 1995 : 22), qui poursuit les chrétiens (Schultz, 2004 : 69). Ces deux approches ont favorisé l’identification de plusieurs antéchrists, aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine scientifique.
2. Les antéchrists
Parmi les personnages historiques accusés d’être l’Antéchrist, Néron semble occuper une place de choix. Saint Augustin lui-même disserte sur la légende, qu’il qualifie de « témérité étrange » (Eslin éditeur, 1994, vol. 3, XX : 19), selon laquelle l’empereur serait toujours en vie au Vème siècle, prêt à lever son armée contre le christianisme (Badilita, 2005 : 27). Pour saint Augustin, l’incendiaire de Rome n’est qu’un païen ennemi de Dieu, un de ces antéchrists qui s’opposent à la révélation divine. Cette approche est également valable pour d’autres empereurs, comme Julien l’Apostat qui, au IVème siècle, tenta de rétablir la religion impériale et le culte des dieux pour évincer le christianisme, élevé au rang de religion de l’empire par son oncle Constantin. La littérature hagiographique en a fait un opposant du Christ, tué par une intervention divine en réponse aux prières de saint Basile, évêque d’Antioche.
La liste de ces ennemis de la foi chrétienne serait trop longue à énumérer, surtout lorsque les antéchrists se révèlent être des chrétiens qui, cette fois, ne s’opposent pas à la doctrine du Christ, mais à l’interprétation qu’en a fait la papauté. Aussi, au XIVème siècle, le Grand Schisme d’Occident voit Clément VII excommunier Urbain VI, qualifié d’antéchrist par les anti-papes d’Avignon.
Cette opposition religieuse s’accentue lorsque l’enjeu n’est plus spirituel mais temporel, pour asseoir la supériorité politique de la ‘dignitas’ papale et de l’’auctoritas’ royale ou impériale. Dans cette rivalité entre guelfes et gibelins, une place d’honneur revient sans doute à Frédéric II Hohenstaufen, excommunié par Rome, et dont la mort a provoqué un long interrègne impérial, entre 1257 et 1274. C’est à cette époque, pendant presque vingt ans, qu’Alphonse X de Castille, descendant de Frédéric II, et seul candidat gibelin au trône impérial, s’est vu opposer plusieurs champions de la cause guelfe, jusqu’à l’élection de Rodolphe de Habsbourg. Si l’arrivée de la maison d’Autriche au trône impérial, et son appui au camp guelfe, a pu consolider la puissance impériale, notamment sous Charles V et Philippe II d’Espagne, elle n’a pas pu empêcher le développement de mouvements réformistes et contestataires, menés par des rois comme Henri VIII d’Angleterre ou des hommes d’Église, également excommuniés et accusés par Rome d’être des antéchrists, comme Jan Hus ou encore Martin Luther. Ce dernier, d’ailleurs, porta la même accusation contre Léon X.
Cette rapide énumération démontre que le terme antéchrist s’inscrit principalement dans une polémique politique et sociale, rarement liée à un véritable contexte eschatologique. Les antéchrists sont les ennemis d’une certaine conception du christianisme ou de la société établie, ils ne sont donc pas l’Antéchrist, mais ils sont censés partager avec ce dernier les mêmes caractéristiques morales, de l’apostasie ou de l’hérésie. Ils ne partagent pas, toutefois, la réalisation des prodiges qui doivent marquer la puissance de Satan.
3. Simon le mage
Les prodiges que mentionne saint Paul doivent être différenciés des signes qui annoncent le Jugement Dernier. La tradition patristique et hagiographique présente d’ailleurs plusieurs traités sur les signes qui doivent annoncer la fin des temps (Bernabé Sánchez, 2013, 51-70). Ces textes ne se centrent pas sur le personnage de l’Antéchrist, qui demeure cependant en arrière-plan, ne serait-ce que par la victoire finale du Messie sur le mal. A l’instar du traité Signos que aparecerán antes del Juicio Final, écrit par Berceo, au XIIIème siècle, ils se centrent sur les différents cataclysmes qui présagent la fin du monde, pour ensuite établir une chronologie du Jugement Dernier (Bernabé Sánchez, 2013 : 30). Il s’agit là d’une structure classique toujours en vigueur au XVème siècle dans le traité anonyme De l’Avènement de l’Antéchrist évoqué plus haut. Pour comprendre ce que sont les prodiges dénoncés par saint Paul, et pour quelles raisons ils manifestent plus la puissance démoniaque que la volonté divine, il faut d’abord établir leur nature et se référer au tout premier personnage identifié comme un antéchrist mineur.
Le prodige et le miracle sont deux manifestations de forces surhumaines qui relèvent du domaine de l’émerveillement (Lecouteux, 1995 : 13). Cependant, contrairement au prodige, le miracle, comme l’établit saint Augustin, s’opère par « la foi et la confiance de la piété et non par ces prestiges, ces enchantements d’un art sacrilège, d’une criminelle curiosité, appelée tantôt magie, tantôt d’un nom plus détestable, goétie, ou d’un autre nom moins odieux, théurgie » (Eslin éditeur, 1994, vol. 1, X : 9). Par ailleurs, la Somme Théologique (St Thomas d’Aquin, Raulin éditeur, 1966 : Ia, q105) établit également que le miracle ne se fait pas contre-nature, car la nature manifeste la loi divine, mais qu’il se réalise au-delà de la nature visible par les hommes. Le miracle participe donc à la consolidation de la foi et se base sur les lois divines qui régissent la Création. Les prodiges de l’Antéchrist ne peuvent donc appartenir réellement à cette catégorie, ils doivent s’inscrire dans des pratiques considérées comme contraires à la foi religieuse. Saint Augustin parle alors de magie et, justement, les Actes des Apôtres (Ac, 8, 9) proposent l’archétype du mage-antéchrist en la personne de Simon le Mage.
Ce personnage ne démérite pas du grand Antéchrist, par la complexité de sa personnalité et de ses agissements, qui divergent selon les sources canoniques ou apocryphes. Il est globalement présenté comme un mage puissant dont l’histoire se résume à une confrontation avec saint Pierre qui tient plus du combat de mages que de la controverse religieuse. On peut cependant observer que la version canonique de ce combat (Act, 8, 9-24) diverge légèrement de celle qui est proposée par les écrits apocryphes (Bovon et Géoltrain éditeurs, 1997, vol. 1, 1104-1106). La première témoigne du baptême de Simon, tandis que la seconde s’attarde sur le rôle des démons dans la mort du magicien. Les deux versions coïncident néanmoins sur le désir du mage de s’approprier le pouvoir du Christ.
Ces éléments réunis font de Simon le Mage le premier véritable antéchrist, car il ne nie pas l’essence divine du Sauveur. Il cherche à acquérir le pouvoir théurgique des apôtres, obtenu lors de la Pentecôte, et, par conséquent, il tente de s’élever lui-même à un niveau de sainteté, pour ne pas dire de divinité, supérieur. Cette tentative est à l’origine du péché de simonie, de commerce des choses sacrées, mais elle dévoile surtout un état d’esprit qui ne reconnaît aucune limite, humaine ou spirituelle. Lorsque la tentative du mage pour obtenir le pouvoir théurgique échoue, il décide de lancer un défi à saint Pierre pour démontrer que son pouvoir est aussi grand que celui du Sauveur. Cette attitude manifeste l’arrogance du personnage qui rappelle celle de l’anti-messie du livre de Daniel ou de l’Apocalypse.
Pourtant, la confrontation entre l’apôtre et le mage n’est pas un combat eschatologique. Cette fois les saints ne sont pas vaincus et ce premier adversaire du Christ ne parvient pas à s’élever au rang de divinité, ni à s’emparer du pouvoir temporel.
L’échec de Simon le Mage peut s’expliquer par le fait que, contrairement à l’Antéchrist qui doit agir par la puissance de Satan, il agit, selon les évangiles apocryphes, avec l’appui de deux démons, c’est-à-dire des pouvoirs infernaux mineurs. Les Actes des Apôtres décrivent les prodiges de Simon comme des tours de magie, signifiant ainsi leur supercherie et l’absence de tout fondement moral. Ils entrent dans la catégorie des mensonges que les démons distillent auprès des hommes pour les fourvoyer en se servant de leur crédulité, leur avarice ou leur curiosité. Simon le Mage n’est pas possédé par les esprits du mal, il tente simplement de contrôler des forces qui lui sont supérieures et qui, finalement, le détruisent.
Le baptême de Simon, son appartenance à l’Ecclesia religieuse n’a pas suffi à sauver son âme, car il n’a pas renoncé aux pratiques démoniaques. Ces quelques lignes synthétisent à elles seules toute la politique et l’interprétation de la religion chrétienne vis-à-vis de la magie et des mages. A partir de ce moment, quiconque s’adonne à la pratique de la magie, devient un antéchrist en puissance. Il est alors passible d’un véritable ostracisme, politique et social. Or cela n’a pas empêché certains personnages illustres, tels Alphonse X de Castille ou Henri d’Aragon, de s’y intéresser et de promouvoir son étude.
4. Les mages, entre sagesse et nigromancie
Alphonse X de Castille et Henri d’Aragon n’ont jamais été qualifiés d’antéchrists. Pourtant la légende qu’ils ont suscitée souligne que leur intérêt pour les sciences en général, et pour les sciences occultes en particulier, a pu alimenter à leur égard une certaine méfiance, aussi bien politique que religieuse.
Le roi castillan est reconnu pour sa dévotion envers la Vierge Marie. Par ailleurs, la production intellectuelle qu’il a soutenue lui a valu le surnom de roi sage. Sa contribution à la science astronomique européenne est incontestable, car les corrections astronomiques, dont il a chargé les membres de son scriptorium, ont été utilisées jusqu’au XVIème siècle. Pourtant, sa passion pour l’astromagie est à l’origine d’une légende noire, qui a terni son nom dans la liste des monarques castillans.
Aux traités d’astronomie, de gemmologie et de mécanique élaborés dans le scriptorium alphonsin, viennent s’ajouter des traités d’astrologie et d’astromagie. Certes, le monarque n’a pas rédigé personnellement la trentaine de manuscrits qui portent sur le sujet. Cependant, les commentaires sur son intervention dans l’organisation de chaque manuscrit3 et, plus important encore, dans l’étape de clarification du discours scientifique et astromagique4, permettent de lui attribuer de profondes connaissances, théoriques et sûrement pratiques, en la matière. Or, ces connaissances, ainsi que l’indique le Lapidaire, sont censées permettre, à celui qui les applique, « d’obtenir ce qu’il veut et de voir des choses merveilleuses ».5 Autrement dit, ces connaissances permettraient de faire des prodiges, semblables à ceux que la Bible attribue à Simon le Mage.
Cet intérêt a été jugé inapproprié pour un monarque chrétien, surtout dans l’esprit des générations postérieures.
Déjà, au XVIème siècle, le jésuite Juan de Mariana (Salvador Martinez, 2001 : 22) juge sarcastiquement qu’à force de s’occuper des étoiles il délaissa les choses terrestres. Encore aujourd’hui, certains médiévistes espagnols, pour reprendre leurs propres mots, « sortent les griffes » dès qu’ils entendent parler de la magie dans l’œuvre d’Alphonse X. Plus que la personne, c’est la matière étudiée qui semble être condamnable. Une chose est sûre, lors de l’interrègne impérial du XIIIème siècle, malgré son élection en tant que roi des romains, la papauté n’a jamais accordé son soutien à Alphonse X. Elle faisait ainsi preuve d’une méfiance qui pouvait aussi bien s’expliquer par l’esprit gibelin du souverain, que par son intérêt pour l’astronomie et ses applications pratiques en astrologie et en magie (Grégorio, 2012a, 111-128).
Un siècle plus tard, Henri d’Aragon, également connu sous le nom de Marqués de Villena, même s’il n’avait effectivement aucun droit à ce titre, partage avec le roi castillan l’intérêt pour les sciences. Sa vie a été marquée par de perpétuelles revendications auprès du roi pour récupérer le marquisat de Villena, octroyé à son père par Henri II de Castille et perdu lors de la réorganisation administrative et politique réalisée par Jean II d’Aragon et de Navarre (Villena, Cátedra éditeur, 1994 : IX). L’échec dans cette entreprise politique et familiale n’a fait qu’alimenter la légende noire du personnage, dépeint, lui aussi, comme un mauvais administrateur de ses biens et, pire encore, comme un mari cocufié par le roi (Cotarelo y Mori, 1896 : 27 ; Jiménez de Sandoval, 1973 : 73).
Pourtant, au moment où la maison des Trastamare est en train de se développer et qu’elle assoie son pouvoir, aussi bien en Castille qu’en Aragon, Henri d’Aragon démontre sa perspicacité administrative en tant que grand maître de l’Ordre de Calatrava (Cátedra, 1981 : 9). Certes, certaines anecdotes sur son manque de pratique au maniement des armes (Villena, Sánchez Cantón et Prieto éditeurs, 1993 : XIII), et son goût pour la bonne chair, ont pu faire de lui un noble atypique, qui ne répond pas aux valeurs guerrières de la Reconquête et des périodes postérieures de l’histoire espagnole, caractérisées par une lutte acharnée contre l’ennemi religieux ou politique. Mais, s’il n’est pas devenu l’archétype du chevalier hispanique, il personnifie l’intellectuel humaniste en Espagne, pour qui tout était source d’intérêt, même les « mauvais arts » (Cotarelo y Mori, 1896 : 130).
Son activité politique et administrative a été menée de pair avec une production littéraire variée. Cette production (Cátedra et Carr, 2001 : 17) correspond principalement à des traités ou à des traductions commentées d’œuvres classiques, rédigés à la demande de ses amis ou des membres de sa famille. Il a ainsi écrit plusieurs œuvres, tantôt pratiques, sur le savoir-vivre à la cour, tantôt allégoriques, sur les travaux d’Hercule, tantôt spirituels, sur des cantiques religieux, ou encore purement encyclopédiques sur les maladies, l’astrologie et les envoûtements. Ces derniers écrits sont à l’origine de sa réputation de nigromant alchimiste, principalement véhiculée par la littérature du Siècle d’Or et le théâtre romantique du XIXème siècle (Grégorio, 2013 : 23-61). Cette réputation a été telle, que l’on n’a pas hésité à lui attribuer des écrits alchimiques et la gestion d’une école de magie à Cordoue… qui n’a jamais existé.
Ces deux personnages, contrairement à Simon le Mage, ne cherchent pas à défier le pouvoir du Christ, loin de là, mais les thèmes qu’ils étudient (la magie et l’astrologie) appartiennent à ce savoir condamné par l’Église. C’est un savoir qui demeure associé à la capacité de faire des tours de magie, des prodiges qui peuvent finalement émerveiller le public.
5. Des pratiques inspirées par la puissance démoniaque
Le monothéisme, caractérisé par une foi messianique, n’a pas entraîné l’appauvrissement de la vie céleste. Il a simplement proposé une interprétation différente des forces cosmogoniques censées régir la Création. Parmi celles-ci se trouvent Satan et les démons (Le Goff, 2003 : 151), en lutte constante avec les anges et les saints.
Le personnage de Satan, de l’ennemi, a pu être inspiré en partie par la mythologie égyptienne, qui attribue à Seth le meurtre de son frère Osiris et une guerre contre le fils de ce dernier, Horus (Gange, 2006 : 93-94). Le mythe du dieu rebelle, qui refuse d’accepter la souveraineté d’un autre dieu, et qui finit par être banni au monde de la nuit, a pu inspirer la chute de Lucifer.
La métamorphose des anciennes divinités prend sa source dans la thèse d’Evhémère de Messine, au IVème siècle avant Jésus-Christ, pour être ensuite reprise entre le IIIème et le IVeme siècle par Lactance, dans ses Institutions Divines. L’évhémérisme (Seznec, 1993 : 24-30) avance que les dieux et les héros qui ont été adorés dans l’Antiquité n’étaient que des humains hors du commun qui, par leur sagesse, leur bravoure ou leurs connaissances magiques avaient permis le développement de l’Humanité. Ils auraient été par la suite élevés au rang de rois et de reines, pour être finalement divinisés. Afin de préserver leur mémoire, les premiers hommes auraient alors baptisé les planètes en leur honneur.
Le christianisme va développer cette thèse, en acceptant toujours la nature humaine des dieux païens, mais en y introduisant l’intervention de Satan. Par exemple, pour Isidore de Séville6 les religions polythéistes ont été victimes de la fourberie des démons qui, voyant comment l’humanité respectait ces héros du passé, ont usurpé leur identité planétaire pour exiger des mortels une adoration qui ne devrait être dévolue qu’au Tout-puissant. Les démons se seraient alors emparés des mécanismes célestes qui sont à la base des pratiques astrologiques et magiques.
Au XIIIème siècle, les écris alphonsins présentent une mécanique céleste qui se construit sur les théories astronomiques d’Aristote et de Ptolémée (Alphonse X, ms. Vat. Reg. Lat. 1283, fol. 13v°). Ces théories stipulaient l’existence de sphères célestes qui tourneraient autour de la Terre et au-delà desquelles se trouverait le ciel divin, derrière la sphère des étoiles fixes. Les théories magiques en ont conclu que, au gré de leur mouvement, les différentes planètes, c’est-à-dire les étoiles mobiles, montaient et descendaient dans le firmament, en s’imprégnant dans leur ascension de la lumière divine qui se trouvait derrière la dernière sphère, pour ensuite la transmettre au monde infralunaire par leur rayonnement. Ce dernier, considéré comme une émanation divine, serait alors susceptible d’influencer le comportement humain ou d’être emprisonné dans un talisman pour agir sur l’ordre naturel, divin, de la Création (Grégorio, 2012c : 357 et svtes). Ce type de magie astrale se rapproche justement de la théurgie dénoncée par saint Augustin, c’est-à-dire une opération mystique qui pense entrer en communion avec des forces positives, angéliques, mais qui risque d’entrer en contact avec des forces infernales.
Alors que l’Antiquité semble avoir transformé les planètes en une sorte de mémorial des héros passés, l’astrologie en a fait le véhicule d’esprits célestes. Dans le discours magique, ces esprits, bien que puissants et dangereux, sont bénéfiques pour l’humanité mais, d’un point de vue religieux, ils ne peuvent correspondre qu’à des esprits de perdition qui tentent d’écarter l’intérêt de l’homme pour son Créateur. Pour cette raison, la prophétie par les astres a toujours été interprétée comme un piège démoniaque par les institutions religieuses. Ceux qui interrogent les planètes pour connaître le futur tentent de percer le mystère de la volonté divine, puisqu’ils essaient d’anticiper ce que cette dernière réserve à l’humanité. Interroger les astres revient à faire commerce avec les démons et donc mettre son âme en péril (St Thomas D’Aquin, Raulin éditeur, 1966 : IIa IIae, 95, 1, 3a et 2, 1a-3a).
C’est ce danger spirituel qui a marqué la différence formelle entre l’astronomie et l’astrologie. Contrairement au stéréotype trop facilement véhiculé, l’Antiquité Tardive et le Moyen Âge différenciaient clairement l’étude de la mécanique des astres (astronomie) du calcul des influences planétaires sur les hommes (astrologie) (Grégorio, 2012b : 42 et suivantes). Pourtant, des connaissances astronomiques sont nécessaires pour établir des cartes astrales, ce qui a pu favoriser la confusion entre ces deux domaines. Aussi, Henri d’Aragon rappelle, dans son Traité d’Astrologie, l’existence d’une étude mécanique et météorologique des mouvements sidéraux, complétée par une autre, plus subtile et difficile à maîtriser, qui prétend dévoiler le futur.7 La structure céleste présentée par les écrits d’Henri d’Aragon, se base sur l’existence de cinq cieux planétaires et de neuf sphères célestes (Villena, Cátedra éditeur, 1994 : 307-308). Pourtant, contrairement à Alphonse X, Henri d’Aragon néglige le rôle des esprits planétaires dans la mécanique astrale qui demeure ainsi entièrement soumise à la volonté divine (Villena, Cátedra éditeur, 1994 : 318-319). Cependant, les planètes sont toujours le réceptacle de la volonté divine, car elles possèdent des qualités, morales ou physiques, attribuées par le Créateur.8 Aussi, connaître le degré de ces qualités revient à dévoiler le plan divin. Cette connaissance peut alors conférer le pouvoir, mais elle n’est pas exempte d’un danger spirituel, car elle octroie à l’homme une puissance proche de celle de Dieu.
C’est dans ce degré de connaissance de ce qui est occulte, que réside toute la problématique de l’astrologie et de la magie ou plutôt de la nigromancie, dont la définition peut toujours poser problème (Corti, 2006-2007 : 298 ; Boudet, 2006 : 92-94).
Dans son corpus législatif, à l’instar de la législation médiévale en général (García Avilés, 2011 : 105-107), Alphonse X définit cette science comme un savoir étrange servant à invoquer de mauvais esprits, ce qui est source de grands malheurs pour l’homme et le royaume, car ce commerce ne peut qu’entraîner la mort ou la folie (Alphonse X, ms.I-766, VII,27,2). Pourtant, la traduction alphonsine du Picatrix définit la nigromancie comme « tout ce qui est caché à l’intelligence, et dont la majeure partie des hommes n’appréhende pas le mode de création ni les causes » (Alphonse X, Bakouche, Fauquier et Pérez-Jean éditeurs, 2003 : 47). La nigromancie est donc un savoir qui reste dans le noir, ce qui pose le problème de l’interprétation de l’obscurité. S’agit-il de ce qui est dans le monde ténébreux du mal ou s’agit-il de ce qui est caché ? Si l’on considère que tous les grimoires et textes d’astrologie insistent sur la nécessité de connaître les arts libéraux et de se parfaire dans les autres domaines de la connaissance (mécanique, botanique, minéralogie9) avant de s’adonner aux sciences magiques, on peut considérer que celles-ci sont un prolongement des arts libéraux pour connaître le monde au-delà des frontières physiques. La magie devient une véritable méta-physique qui se détache d’une quelconque superstition ignorante. La nigromancie devient alors la science de ce qui est caché ou réservé aux seuls initiés. Il ne s’agit pas d’une connaissance en relation avec une quelconque force obscure, mais des connaissances qui ne doivent pas être mises en lumière, dévoilées. De ce fait, il s’agit bien de sciences occultes, occultes pour un large public qui, faute de comprendre les mécanismes célestes ou les rapports harmoniques de la nature, ne peut pas comprendre la portée métaphysique de ces théories magiques.
De son côté, l’astromagie est présentée comme un savoir qui n’est pas à la portée de tous, mais dont l’étude, pour des auteurs aussi dévots qu’Alphonse X ou Villena, n’est pas interdite ; elle devient alors une albomancie, une magie blanche (Groult, 1988 : 235). Pourtant, les attitudes concernant la divulgation d’un tel savoir diffère profondément entre Alphonse X et Villena.
Les écrits du roi sage mettent en garde sur une mauvaise utilisation des pouvoirs célestes et le besoin d’étudier toutes les sciences. Ils sont traduits ou composés pour que les hommes les comprennent et puissent en tirer profit.10 Le monarque compile, synthétise, traduit, organise bon nombre de livres scientifiques et astromagiques dans le but créer un corpus de connaissances qui permette à chaque individu doué d’entendement de percer les secrets de la Nature, et ainsi se rapprocher de Dieu. Ces livres s’inscrivent donc dans un programme divulgateur de la connaissance, libérale ou magique. Cet enseignement est accessible à tous ceux qui veulent apprendre, pour autant qu’ils sachent lire, et il s’acquiert de façon personnelle, directe et individuelle. Par contre, Henri d’Aragon établit une véritable hiérarchie dans l’apprentissage des sciences. Bien que dans son Traité sur la lèpre, il rappelle que bon nombre de choses resteront occultes pour l’entendement humain11, il défend l’étude de toutes les sciences par ceux qui appartiennent à un niveau social élevé dont la tâche serait de dispenser un enseignement adapté au reste de la société.12 Ce type d’enseignement, choisi et prodigué par un maître à son disciple, pourrait avoir inspiré la légende des trente sages de Cordoue qui auraient étudié les arcanes magiques et alchimiques sous la direction de Villena. Les écrits de ce dernier évoquent effectivement certains propos qui ne peuvent être laissés par écrit, mais qui méritent d’être transmis oralement, en privé.13 Il s’agit là de la structure essentielle des sciences occultes. Villena, sans le dire, est en train d’appliquer la théorie des connaissances cachées avancée par le Picatrix.
La divulgation du savoir, voulue par Alphonse X, se voit alors modérée par une réserve et une prudence très marquée chez Henri d’Aragon. Dans les livres alphonsins, les prologues indiquent souvent que le roi, et son équipe de collaborateurs, ont supprimé des passages ou des propos incongrus ou faux. De son côté, Henri d’Aragon laisse au bon jugement14 du lecteur le choix de ce qu’il doit croire ou non, en rappelant toujours que les préceptes de l’Église condamnent certaines pratiques. Ces précautions dans l’enseignement donné se renforcent dans le discours astrologique de Villena lorsqu’il insiste pour faire la différence entre une opinion et une secte. La première étant un état d’esprit et la seconde une volonté de suivre un chemin spirituel différent, que l’auteur identifie rapidement à l’enseignement de Mahomet. Autrement dit, Villena est conscient du danger inhérent aux propos et aux théories qu’il avance, c’est pourquoi il insiste sur le fait qu’il ne cherche pas à contredire le discours religieux. La réserve de Villena sur ces propos indique un changement de mentalité, une conception différente de ce que peuvent être les sciences occultes ou, tout simplement, la recherche des secrets naturels mue par une curiosité scientifique.
Les différentes théories cosmogoniques évoquées par différents auteurs démontrent que les pratiques magiques ne peuvent exister que si le mage accepte, d’une part, l’existence d’une force divine supérieure qui organise le Cosmos, ce qui pour les chrétiens revient justement à reconnaître la puissance du Christ, et, d’autre part, la conviction de pouvoir égaler les manifestations divines, ce qui finalement correspond au péché d’arrogance de l’Antéchrist, dénoncé par les Écritures. La pratique magique, qui permet de réaliser les prodiges et les merveilles condamnées par saint Paul, peut alors être perçue par l’institution religieuse comme anti-christique et quiconque s’y adonne devient à son tour un antéchrist. Cette interprétation des pratiques magiques, qui fait abstraction des préceptes gnostiques qu’elles contiennent, associe des personnages comme Alphonse X ou Henri d’Aragon à des domaines qui suscitent la méfiance des institutions établies. C’est ainsi que l’œuvre scientifique d’Alphonse X a été minimisée jusqu’à la moitié du XXème siècle par des auteurs comme Américo Castro (Salvador Martínez, 2003 : 22) et l’échec politique du roi a été attribué, en partie, à un intérêt pour l’étude des étoiles, jugé inconvenant par les tenants de l’orthodoxie morale ou intellectuelle. De même, si les œuvres d’Henri d’Aragon n’ont pas été méprisées, après sa mort sa bibliothèque a été presque totalement brûlée sur ordre du roi (Cotarelo y Mori, 1896 : 110 ; Villena, Cátedra éditeur, 1994 : XIX), pour l’expurger des livres dangereux.
Pourtant, les textes de ces auteurs, qui ne font en réalité que synthétiser les théories émises par leurs aînés, présentent un aspect doctrinal, avec une méthode de clarification proche de la pensée scientifique la plus épurée. Ils soulèvent déjà la problématique de la science qui cherche à connaître, mais aussi à remodeler, le monde existant. En réalité, les jugements moraux portés sur les pratiques magiques, considérées comme démoniaques et donc propres à l’Antéchrist, soulèvent le problème du rapport qui peut exister entre la science de l’Homme et la science de Dieu.
Les méthodes, les champs d’action et l’étendue des prodiges ont évolué dans nos sociétés contemporaines, mais le débat sur les limites de la curiosité scientifique est toujours d’actualité. Les raisons pour lesquelles les grimoires insistent sur la nécessité de comprendre, de se former et de bien réaliser les rituels, en s’entourant de toutes les précautions nécessaires, s’expliquent par la peur de perdre le contrôle des puissances qui peuvent altérer le climat, la santé, l’économie ou les campagnes militaires. Ce sont là des craintes toujours vivantes. La seule différence, par rapport aux opérations génétiques, nucléaires ou chimiques actuelles, se trouve dans la nature attribuée aux agents utilisés. Alors que la science mécanique actuelle considère la nature comme foncièrement dépourvue de personnalité, et donc de volonté, dans un univers peuplé de divinités et d’entités spirituelles, chaque événement peut être un signe céleste et chaque élément peut être porteur d’une émanation divine ou démoniaque. Le véritable problème réside dans la mauvaise utilisation de ces propriétés, une utilisation néfaste qui altère et détruit l’ordre naturel de la Création. Et c’est justement dans cette destruction que se trouve la marque de l’Antéchrist.