« Time broke » : Temps, Mémoire et Musique, de Saint Augustin à Richard II

  • Time broke: Time, memory and music, from Saint Augustine to Richard II

Résumés

Dans le théâtre de Shakespeare, quatre scènes montrent l’expérience intime du temps et de la mort comme corollaires de l’expérience musicale. Une lecture intertextuelle de Shakespeare et de Saint Augustin donne à ces scènes, et en particulier à la scène 5 du cinquième acte de Richard II, une dimension phénoménologique, très éloignée de la doxa platonicienne/boétienne en vigueur à la renaissance.

In Shakespeare’s drama, four scenes focus on the intimate experience of time and death as corollaries of musical experience, more especially Richard II act V scene 5. An intertextual reading of Shakespeare and Augustine provides a phenomenological approach, distinct from the Renaissance Boetian/Platonic model.

Texte

L’objet de cette étude est le rapport consubstantiel au temps qu’entretient la musique sur la scène shakespearienne. Sous son aspect spéculatif, mais aussi sous son aspect phénoménal, elle est associée au drame et à la mémoire, tant dans sa composante rythmique que mélodique. La vertu éminemment commémorative du matériau musical en fait le moyen dramaturgique d’un dédoublement, que l’on tentera de comparer à l’expérience musicale décrite par Saint Augustin dans son Traité de la musique et dans les Confessions.

Quatre scènes en particulier associent mémoire et musique au voisinage immédiat de la mort, dans un contexte de dissonance, d’amnésie partielle, de fragmentation de la mémoire, ou d’irruption du fantasme. Il s’agit de The Tempest (1.2), lorsque la chanson d’Ariel (« Full fathom five ») rappelle à Ferdinand la mort de son père, qui n’a d’ailleurs pas eu lieu ; d’Othello (4.2), lorsque Desdémone, après avoir été malmenée par Othello et avant d’être assassinée par lui, se souvient d’une ballade ancienne qui chantait le malheur d’une amante abandonnée ; de Hamlet (4.5), lorsque Ophélie, dans sa dernière apparition sur scène, a perdu sens commun et sens des convenances, et enchaîne des bribes de chansons, apprises on ne sait où, et qui mêlent élégie et obscénité, deuil du père et perte de l’amant, dans un véritable chaos mnésique ; enfin et surtout de Richard II (5.5), lorsque le roi déchu, emprisonné à Pomfret, réagit de manière paradoxale à l’offrande musicale et amicale de son ancien palefrenier.

Chacune de ces situations dramatiques relève de notre propos à plus d’un titre.

D’abord à celui de la mémoire. Dans The Tempest, l’épisode musical intervient immédiatement après que Prospero s’est livré à une sorte de parturition, accouchant symboliquement Miranda par la mémoire. Dans Othello, c’est la mémoire collective des femmes qui s’exprime douloureusement dans la ballade du saule, transmise par la servante Barbary, et chantée devant une autre servante, Emilia. Que dire de l’injonction « Remember » qui hante Hamlet/Hamlet, le personnage et la pièce tout entière ? Quant à Richard, déchiré entre ce qu’il a été et ce à quoi il est réduit, il est mémoire faite chair : il est et n’est plus (roi), forme théâtrale et tragique d’une distension dont il sera plus particulièrement question dans cet article.

L’expérience intime du temps et de la mort (par meurtre, suicide, ou noyade), est ainsi corollaire d’une expérience musicale au cours de laquelle la conscience exprime son secret, soit que la mémoire affective provoque l’irruption du musical (Othello, Hamlet), soit que l’irruption musicale provoque l’anamnèse (Richard II, Tempest) : « The ditty does remember my drowned father » (Tempest 1.2.409).

Les deux fonctions de la mémoire selon Augustin, sont ainsi sollicitées : le souvenir (recordatio) et la reconnaissance (recognitio) (De Musica VI.viii.22). Dans trois des scènes évoquées, c’est le texte des chansons (« ditty ») qui est en rapport plus ou moins évident avec le personnage en crise : la mort du père pour Ferdinand et Ophélie, le désespoir amoureux pour Desdémone et la même Ophélie. Seul le roi Richard réagit à une musique instrumentale, probablement celle d’un instrument à cordes, joué maladroitement par un amateur. Or ce ne sont pas les erreurs de notes dans l’harmonie qui perturbent le roi emprisonné, mais les erreurs de rythme ou de tempo :

[The Music plays] Music do I hear?
 
Ha, ha, keep time! how sour sweet music is
When time is broke and no proportion kept!
So is it in the music of men's lives.
And here have I the daintiness of ear
To check time broke in a disordered string,
But for the concord of my state and time
Had not an ear to hear my true time broke.
I wasted time, and now doth Time waste me;
For now hath Time made me his numbering clock.
My thoughts are minutes, and with sighs they jar
Their watches on unto mine eyes, the outward watch,
Whereto my finger, like a dial’s point,
Is pointing still, in cleansing them from tears.
Now sir, the sound that tells what hour it is
Are clamorous groans, which strike upon my heart,
Which is the bell. So sighs and tears, and groans
Show minutes, times, and hours. But my time
Runs posting on in Bolingbroke’s proud joy,
While I stand fooling here, his Jack o’ the clock.
This music mads me; let it sound no more; [Music ceases]
For though it have holp madmen to their wits,
In me it seems it will make wise men mad.
Yet blessing on his heart that gives it me,
For ’tis a sign of love; and love to Richard
Is a strange brooch in this all-hating world. (5.5.41-66)

Définie comme essentiellement rythmique dans ce contexte, la musique semble s’inscrire dans la définition que risque Augustin dès les premières pages de son De Musica :

Musica est scientia bene modulendi.
 
La musique est la science qui apprend à bien moduler . . . « modulation » : ce seul mot renferme la définition d’une si haute discipline . . . Or, dans toute activité, même en dehors de la musique, il faut garder la mesure . . . (I.ii.2)
 
La musique est la science du mouvement bien réglé . . . (I.ii.3)
 
C’est l’art d’exécuter des mouvements réguliers. (I.iii.4)

Cette conception inséparable de sa réflexion sur le temps est prolongée jusque dans le livre XI de ses Confessions. Or, cette réflexion sur le temps semble bien se trouver au cœur du soliloque de Richard, jusque-là le plus souvent commenté en termes boétiens et néo-platoniciens y compris par l’auteur de ces lignes (Iselin 1994).

Chez Augustin, cette réflexion sur le temps se noue autour de la notion de mouvement, et par là même à celle de nombre. Cette production du temps suppose une écoute qui engage la mémoire dont la nature et l’exercice offrent une expérience du temps ouvert à l’éternité (De Musica, VI, et Confessions, XI) : « C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps », écrit-il dans ses Confessions (XI, xxvii, 36). Or, la mémoire1, ce « sanctuaire immense et infini » (X, viii.15), cet « immense palais » (X, viii,14) au sein même de l’âme, avec ses « cavernes . . . secrètes » (X, x, 17), ses « vastes abris – mystérieux replis sans nom » (X, viii,13), représente ainsi la voie privilégiée d’une telle expérience. C’est le mouvement qui transforme une connaissance disponible en reconnaissance actuelle, le passage d’une image latente à une image consciente :

C’est là aussi que je me rencontre moi-même : je me ressouviens de moi, de tel acte, du moment, du lieu, des impressions alors ressenties . . . Je rattache à la trame du passé, et même, de là, je tisse celle de l’avenir – actes, événements, attentes –, et tout cela, je le compose comme du présent. (Confessions, X.viii, 14)

La définition de la musique, en tant qu’ordonnancement rythmique du mouvement, vise ainsi le cœur même de l’expérience esthétique et lui confère une dimension fondamentalement affective et subjective. Augustin est attentif à l’acte de l’âme – le sujet – qui se met à l’écoute de la musique : par la mémoire, le recueillement intérieur, l’âme se souvient de ce qu’elle a été, et cette redécouverte de soi permet à l’âme d’être en adéquation avec l’ordre qui est le sien.

La rencontre de la raison et de la musique a lieu sous le signe du nombre, c’est-à-dire du rythme, puisque pour l’auteur du De Musica, « nombre » et « rythme » sont deux termes équivalents. Il définit ainsi la quatrième espèce de nombres comme celle des « nombres retenus » ou « nombres de mémoire ». Sans cette mémoire, qui a deux fonctions essentielles – le souvenir, recordatio, et la reconnaissance, recognitio (De Musica, VI.viii.22) – nous ne pourrions jamais entendre une succession de sons comme un tout articulé, puisque la mémoire articule pour la conscience une succession d’instants, qui sans elle, se disperseraient comme poussière de sons : « pour entendre même la plus brève syllabe, nous faut-il l’aide de la mémoire [. . .] lumière des dimensions temporelles » (VI,viii, 21). Sans mémoire du nombre, il n’y a donc pas de temps, cet ordre construit par l’esprit, et sans temps, il n’y a ni poésie ni musique. Ce n’est donc pas le corps qui écoute la musique, mais bien l’âme qui se souvient du « mouvement vital » (VI.v.11) qui est en elle et qui juge de la justesse de l’harmonie et de la mesure des durées :

Mais cette puissance naturelle d’appréciation inhérente aux oreilles ne cesse pas d’exister dans le silence. Le son ne nous l’apporte pas ; il est plutôt reçu par elle, comme digne d’approbation ou de réprobation. (VI.ii.3)

Le « nombre sonore », c’est-à-dire le phénomène acoustique lui-même modulé par le rythme et l’harmonie, est soumis à l’évaluation des « nombres du jugement », qui sont en l’âme seule et qui lui permettent de juger de la justesse des rythmes que l’oreille du corps lui propose (VI.vii.18-20), et ce jugement suppose l’activité de la mémoire.

La production du temps a donc lieu au plus intime de l’esprit :

Ce n’est donc ni la longue ni la brève que je mesure, puisqu’elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure gravé dans ma mémoire. C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps (Confessions, XI. 27).

Augustin l’identifie à une « distension de l’esprit », acte par lequel l’esprit se tend vers l’avenir dans l’attente de ce qui n’est pas encore (le « présent de l’avenir » (Confessions, XI.XX.26), par lequel il convoque le passé dans le souvenir de ce qui n’est plus (« le présent du passé »), et par lequel il rassemble dans l’attention ces deux intentionnalités opposées, mais s’articulant dans un même présent fugitif, le « présent du présent » :

Je m’apprête à chanter un morceau que je connais. Avant de commencer, c’est mon attente qui se fixe (tenditur) sur l’ensemble du morceau ; mais, dès que j’ai commencé, à mesure que les parties prélevées sur mon attente deviennent du passé, c’est ma mémoire qui se tend vers elle ; et ainsi les forces vives de mon activité se trouvent distendues (distenditur) entre deux pôles : la mémoire – en raison de ce qui est déjà proféré – et l’attente – en raison de ce qui va l’être. Et cependant mon attention est là, présente, elle par qui transite le futur pour se faire passé. À mesure que se développe ce mouvement, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à tant qu’il n’y ait plus attente, et que l’action soit toute entière passée dans la mémoire.  (Confessions, XI.xxviii.38)

À l’opposé de l’opinion commune selon laquelle le temps est un flux qui coule du passé vers l’avenir, le chant d’une simple mélodie nous place donc au cœur de l’expérience temporelle selon Augustin. Le rythme ouvre un « champ de présence », une distension de l’esprit en laquelle l’attente bascule dans le souvenir : « le temps n’est rien d’autre qu’une distension, mais de quoi, je ne sais. » (« Nihil esse aliud quam distentionem », Confessions, XI, xxvii, 33). C’est « l’avenir-qui-va-au-passé-en-venant-au-présent », selon la formule de Heidegger, citée par Merleau-Ponty (Merleau-Ponty : 480-1).

Ainsi la temporalité vécue, œuvre d’une distension de l’esprit, vient au jour d’une forme musicale en un geste d’essence rythmique. Dans l’expérience musicale, l’expression la plus pure de la subjectivité, celui qui reconnaît les schèmes temporels est ravi hors de lui-même et est en même temps conduit au plus profond de lui. Rendre sensible ce qui demeure dans ce qui passe serait la vocation ultime de la musique selon Augustin.

Stravinsky dit-il autre chose dans sa Poétique musicale, lorsqu’il définit « l’essence ineffable de la musique » ?

La musique s’établit dans la succession du temps et requiert donc la vigilance de la mémoire. Elle suppose avant tout une certaine organisation du temps. (Stravinsky 1952 : 21)

Ou encore, dans Chroniques de ma vie :

La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps – de ses catégories du passé et d’avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle et donc stable, celle du présent. Le phénomène de la musique nous est donné à seule fin d’instituer un ordre entre l’homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit. Il serait vain d’y chercher autre chose. C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d’un caractère tout à fait spécial, qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. (Stravinsky 1935 : 63-4).

C’est dans cette perspective que sera étudié le discours sur la musique à la fin de Richard II, où, dans son rapport intime et consubstantiel au temps, la musique est associée au drame et à la mémoire, essentiellement dans sa composante rythmique.

Or, théorie musicale et mémoire artificielle ont plus d’une similitude structurelle, que l'on trouve jusque dans la terminologie. L'ars memoriæ (ou ars memorativa), de Simonide à Robert Fludd, n'a pas d'autre ambition que d'organiser la totalité du savoir selon des « systèmes de mémoire », fondés sur des images (imagines) et des lieux (loci), en particulier le lieu du théâtre, qu'il s'agisse du modèle vitruvien de Giulio Camillo ou du Théâtre du Globe pour Fludd (Fludd : II, a, 2) (Yates : passim). De même la musique, art des contraires (coincidentia oppositorum) a pour schème caractéristique celui de l'harmonie : alternance rythmique de temps forts et de temps faibles, écriture en « systèmes » du contre‑point. La polysémie du vocabulaire musical de la Renaissance anglaise est de ce point de vue remarquable : ‘plain‑song’ et ‘prick‑song’, ‘burden’ et ‘ground’, ‘proportion’ et ‘concord’ sont régulièrement des métaphores de l'ordre social, politique ou familial, alors que leurs antonymes (‘jar’, ‘untune’, ‘discord’) sont les figures musicales de l'ordre perverti. Fludd et Tinctoris utilisent d'ailleurs la même terminologie (loci) pour désigner des lieux de mémoire aussi différents que le theatrum orbi (Théâtre du Globe) et la main harmonique (expositio manus) (Tinctoris : II, a, 2),cette dernière ne servant pas seulement à mémoriser dans l'espace les relations du gamut guidonien, mais également celles du comput ecclésiastique, association topique d'une très ancienne affinité entre théorie musicale et aménagement du calendrier. L'enseignement de la main harmonique et d'un gamut en escalier participe de cette mnémonique musicale qui fait explicitement appel à l'image et au lieu, dans la tradition de l'Ad Herennium (lII, xviii.31) et du De Oratore. Dans les deux cas, c'est l'écriture – secrète ou visible – qui pérennise le souvenir et fait de la mémoire un livre, ou, plus justement, des tablettes de cire effaçables puisque « les images, telles les lettres, s'effacent lorsqu'on n'en a pas l'usage ; les lieux, tels la cire, doivent rester. » (ibid.)

Une autre « image », non plus spatiale mais mathématique, exprime la durée du temps musical : conçu sur le mode abstrait du nombre, le rythme musical participe de « proportions » macroscopiques ; ce concept augustinien de la musique spéculative confère aux notions rythmiques (« measure », « proportion », « time ») non seulement la représentation métrique d'un tempus organisé, mais aussi les connotations d'ordre et d'harmonie implicites dans le terme voisin de « temper » (lat. temperare). Se trouvent alors intimement associées les trois « musiques » définies par Boèce, puisque la mesure musicale, relevant de la musica instrumentalis, a pour homologues la tempérance et le sens de la mesure, caractéristiques de la musica humana, et l'organisation cosmique elle‑même, régie selon le modèle mathématique des proportions (musica mundana). La seule remarque de Boèce sur l’analogie entre musica instrumentalis et musica mundana tient en une phrase : « Celui qui entre en soi perçoit la musique humaine » (1.i.). Malgré sa promesse d’y revenir, l’auteur ne revient jamais sur ce point…

La santé – la santé mentale en particulier – participe donc de cet équilibre et de ces proportions harmonieuses. A l’inverse, associée à la dissonance musicale (King Lear, 4.7.16), la folie a dans la tragédie une dimension véritablement esthétique, exprimée par le superbe oxymore de Richard II : « How sour sweet music is. » (Richard II, 5.5.42). Nietzsche en propose la réciproque lorsqu'il définit l'esthétique tragique : « Le plaisir qu'engendre le mythe tragique a la même provenance que cette impression de plaisir que provoque, en musique, la dissonance » (Nietzsche : 153).

Alors que pour Ophélie, c'est le vertige intérieur qui s'exprime en musique, et la mémoire qui charrie la dissonance, c'est le contre‑temps musical qui provoque chez Richard II une crise de mémoire littéralement affolante (« This music mads me . . . it seems it will make wise men mad. » (5.5.62-65).

Outre la signification multiple de ce défaut de mesure — « when time is broke and no proportion kept » (5.5.43) –, il est intéressant de noter que le vertige « mélo‑mnésique » est immédiatement précédé d'un soliloque fantastique où Richard, réifiant ses pensées en une multitude populeuse — « these same thoughts people this little world » (5.5.9) —, joue et rejoue les rôles qu'il a tenus sur la scène du monde :

Thus play I in one person many people,
And none contented. Sometimes am I King;
Then treason makes me wish myself a beggar,
And so I am. Then crushing penury
Persuades me I was better when a king;
Then am I kinged again; and by and by
Think that I am unkinged by Bolingbroke,
And straight am nothing. (5.5.31‑38)

La mémoire devient un théâtre de l'intimité, où se répète le cycle dramatique des antagonismes —‘kinged’/‘unkinged’, ‘king’/‘beggar’, ‘prison’/‘world’— conduisant à l'apologie du néant, tentation morbide du vide qui menace toute introspection démesurée, toute plongée trop profonde en soi :

Nor I nor any man that but man is
With nothing shall be pleased till he be eased
With being nothing. (5.5.39‑41)

Arrivé au stade ultime de cette rêverie cycloïde, Richard perçoit dans l'harmonie imparfaite qui lui est amicalement offerte le contre‑temps – « time broke in a disorder'd string » (5.5.47) –, motif microscopique d'une rupture d'harmonie, ou, pour reprendre la métaphore d'Ulysse, de « degré ». Le drame musical est alors immédiatement transposé en drame humain, selon des axes de correspondances que l'on pourrait assez justement définir comme des « chains of meanings ». En effet, le sémantisme musical connaît à l'époque de Shakespeare une double approche : l'une, traditionnelle, et largement inspirée des néo‑platoniciens et de Boèce2, l'autre, beaucoup plus récente, directement issue du madrigalisme. Toutes deux procédant de l'allégorie, ce n'est pas sur leur mode de fonctionnement logique ou rhétorique qu'on pourra les opposer. Pour Morley comme pour l’auteur du De Institutione Musica, la musique est un système signifiant et renvoie à une réalité qui n'est pas d'ordre phénoménal, mais alors qu'elle est image de l'univers pour l'un, elle est rhétorique pour l'autre. Dans son Introduction à la Musique Pratique, le madrigaliste anglais devenu théoricien décrit longuement à son disciple les effets des intervalles, des accords et des rythmes dans la seule perspective d'exprimer les passions (« expressing those passions ») (Morley : III, 290-1). Cette digression permet dans l'alternative herméneutique ainsi esquissée, de situer la remarque de Richard « So is it in the music of men's lives » (5.5.44) dans la logique de la pensée augustinienne autant que de la théorie boécienne. Le rêve de Scipion est pourtant ici cauchemar, et l'obsession du tempo cache mal l'obsession du temps, au point que, dans une vision presque surréaliste, Richard se métamorphose en horloge. Ses pensées ne sont plus réifiées en une multitude d'êtres qui peupleraient sa prison, mais en une série indéfinie de minutes et d'heures (5.5.49‑58).

La vision rétrospective de l'existence que déclenche la musique conduit à une identification au temps lui‑même. Mais, selon la formule citée par Marie Bonaparte, « vivre le temps [...] c'est en mourir » (Bonaparte : 17). Stimulus de cette vision lucide et affolante du chaos existentiel – « my true time broke » (Richard II, 5.5.48) –, la musique apparaît comme figure du drame, méta‑image de la vie, et ici de manière singulièrement concrète, épiphanie du temps : c'est elle qui induit le délire chronophobe de Richard, l'itération obsessionnelle de « time » (9 occurrences de « time » en huit vers (43‑50) et de tous les attributs allégoriques du temps – « clock », « watch », « dial », « bell » et « Jack o’the clock » –; c'est elle qui lance le fantasme giratoire de l'horloge et qui trace les cercles concentriques de l'analogie musicale, humaine et cosmique, mais surtout c'est elle qui, à partir d'un fragment minimal –quelques mesures, – reconstitue des pans entiers du passé. C'est la sonate de Vinteuil de la tragédie shakespearienne. La réminiscence associée à la musique n'a que peu de rapports avec les effets extatiques ou orphiques auxquels font référence, très diversement d'ailleurs, Lorenzo, Benedick ou Périclès. La tragédie dénonce l'optimisme platonicien selon lequel la musique, résidu mnésique d'une harmonie originelle, opère sur l'âme lorsqu'elle entreprend « de ramener à l'ordre et à l'unisson ses mouvements périodiques, qui se sont déréglés en nous. » (Platon : 47d).

La musique apparaît donc dans les scènes étudiées comme le moyen dramaturgique d'un dédoublement, d'une sorte d'intro‑spection qui serait, par la vertu éminemment commémorative du matériau sonore, également rétro‑spective. De même que la musique de scène signale le passage d'un niveau de réalité à un niveau de fiction, ou d'un niveau de fiction à un degré plus élaboré de fiction, la musique dans la tragédie de Shakespeare signale le passage du temps diégétique à un temps extra‑diégétique, personnel ou mythique. L'autre caractéristique de cette irruption musicale est l'effet conjugué de la mémoire et de la fonction fantastique : aux antipodes de la musique restauratrice de King Lear ou de Pericles, celle de Richard II, associée au double enfermement spatial d'une part, mental de l'autre, a un « effet » proprement affolant. L'innovation qui consiste à introduire la musique comme élément du tragique a souvent été perçue sur le seul mode pathétique, selon un sémantisme très proche de celui des madrigalistes, alors que c'est en termes esthétiques que le dramaturge et ses personnages en témoignent. Elle annonce un spectacle, intérieur celui‑là, où est pervertie la chronologie même du drame. Éléments du désordre et de la dissonance, elle contribue au plaisir tragique défini par Nietzsche, et dont l'oxymore « sour‑sweet » est certainement l'expression rhétorique la plus dense.

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Notes

1 « . . . Augustin attribue à ce terme beaucoup de sens ; il entend par ce mot : 1) la mémoire-réceptacle, la faculté́ qui garde le passé, ou bien l’ensemble passif des images et des connaissances dont l’esprit se sert pour les actes de pensée ; 2) l’acte volontaire de se souvenir ou de connaître en se souvenant ; 3) le siège de l’esprit ou la nature même de l’esprit comme « auto-présence »; 4) les profondeurs « métaphysiques» de la mens qui s’ouvrent à la présence du divin et qui représentent pour l’esprit la condition d’intériorisation et de dépassement. » « La mémoire comme capacitas dei selon S. Augustin. Unité et complexité ». Position de thèse de doctorat présentée par Béatrice Cillerai : La memoria come capacitas Dei secondo Agostino. Unità e complessità, Philosophica, 47, Seria viola, Pise, Edizioni ETS, 2008. Retour au texte

2 Voir en particulier les deux passages canoniques du corpus shakespearien, le discours d'Ulysse (Troilus and Cressida, 1.3), et celui de Lorenzo (The Merchant of Venice, 5.1). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Pierre Iselin, « « Time broke » : Temps, Mémoire et Musique, de Saint Augustin à Richard II », Textes et contextes [En ligne], 19-1 | 2024, publié le 15 juillet 2024 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4841

Auteur

Pierre Iselin

Professeur émérite de littérature anglaise, VALE (EA 4085), Sorbonne-Université, Chez Robinet, 87200 Saint Martin de Jussac

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