Les œuvres dont il va être question ici ont été écrites à plus d’un siècle d’intervalle. Elles sont assez différentes de par leur nature : The Lost Pibroch est un recueil de nouvelles assez brèves, tandis que The Big Music est un roman aux longs méandres. La première évoque une Écosse dans laquelle le système clanique des Highlands régit encore la vie de ses habitants, alors que l’action de la seconde renvoie au présent et au monde actuel. Pourtant Gunn et Munro se sont tous deux servis d’un élément structurant bien spécifique, le piobaireachd, un genre musical dont il convient d’interroger la fonction et la pertinence dans ces récits de fiction.
1. Le répertoire classique de la grande cornemuse des Highlands ou pibroch
Les exemples d’œuvres littéraires s’appuyant sur une ou plusieurs pièces musicales sont nombreux1, mais le genre dont il s’agit ici est suffisamment spécifique pour en devenir signifiant. Le terme de piobaireachd, anglicisé en pibroch, désigne, de façon impropre2, des compositions destinées à être jouées sur la grande cornemuse des Highlands et qui s’articulent selon le principe d’un thème (urlar ou ground), souvent assez complexe, donnant lieu à des variations très codifiées et parfois doublées elles-mêmes pour donner lieu à une variation de la variation elle-même. Ces dernières retiennent un certain nombre de notes de thème qui sont répétées et agrémentées d’ornementations de plus en plus complexes. Assez lent au début du morceau, le rythme s’accélère progressivement au fil des variations. Le piobaireachd s’achève enfin par un retour au thème de départ.
Le caractère hypnotique, ennuyeux pour certains, de cette musique est souvent évoqué par ses pratiquants eux-mêmes. Sa nature répétitive et très codifiée, et ses rythmes spécifiques, sans rapport avec les valeurs métronomiques généralement en usage dans la musique occidentale, surprennent au premier abord et on la qualifiera volontiers de savante, la réservant ainsi aux rares initiés qui la jouent.
Ce répertoire possède cependant une importance fondamentale car il touche au plus profond de l’identité nationale écossaise. Après la défaite jacobite de Culloden en avril 1746, le gouvernement de Londres s’est en effet évertué à anéantir le système clanique qui prévalait dans les Highlands et les îles. Or la grande cornemuse occupait une place particulière dans cette société dont elle rythmait les grands événements : rassemblements, hommages, lamentations, commémorations, tels étaient les moments solennels auxquels les piobaireachd donnaient voix. Face à la disparition d’un mode de vie ancestral, orchestrée par le gouvernement de Londres, la nécessité de préserver l’une de ses caractéristiques culturelles les plus importantes s’est progressivement muée en un devoir proprement sacré pour les Highlanders. Plus qu’aucun autre peut-être, ce répertoire constitue en soi une mémoire, la manifestation du désir de ne pas laisser la culture qu’elle représente sombrer dans l’oubli.
2. Le pibroch comme élément structurant
2.1. L’éternel retour dans The Big Music
Chacun à leur manière, Gunn et Munro servent et se servent de cette musique hautement symbolique, qu’ils mettent en avant, la faisant d’une certaine manière sortir de l’oubli, tout en exploitant sa dimension structurante. The Big Music déploie son récit à la manière d’un piobaireachd, selon un mimétisme parfaitement assumé, annoncé même comme une caractéristique essentielle du parcours narratif. La vie de John Callum MacKay Sutherland, dernier membre d’une lignée de sonneurs prestigieux qui renie tout d’abord son héritage musical et familial, se présente ainsi sous la forme de circonvolutions, de développements, de variations qui le mènent en définitive à revenir à la maison paternelle, le retour constituant une notion centrale de l’œuvre. L’histoire qu’expose la lecture de ce roman s’appuie sur un ensemble d’éléments hétérogènes. L’avant-propos que Gunn signe de son nom fait état d’un dossier réunissant ces éléments qui lui serait parvenu alors qu’elle travaillait justement sur un court ouvrage de fiction dont le cadre était les Highlands écossais. Il s’agit d’une première étape qui plonge le lecteur dans un univers où réalité et fiction deviennent difficiles à démêler, où mots et musique se fondent pour devenir indissociables.
Gunn fait ainsi usage d’une diversité de matériaux considérable qu’elle décrit elle-même dans son avant-propos comme ressemblant à des extraits de journaux intimes, à des transcriptions, à des notes prises en vue de raconter une histoire, à des récits complets. À ce kaléidoscope littéraire qui transforme la romancière en archiviste, celle-ci adjoint près d’une centaine de pages pour fournir appendice, glossaire, bibliographie, ainsi que des documents complémentaires et même un index. Ici également, la vie fictive de John Sutherland s’inscrit dans le contexte bien réel du monde de la cornemuse écossaise avec, par exemple, des références bibliographiques authentiques, fruit à n’en pas douter du travail de recherche mené par la romancière, ou encore la transcription d’une intervention de Jack Taylor, alors président de la Piobaireachd Society, sonneur renommé qu’elle a rencontré personnellement. Ce copieux péritexte comprend jusqu’à la partition du piobaireachd que le personnage principal s’efforce d’achever.
Il n’est jamais permis au lecteur d’oublier que le roman est construit à la manière de ce type de pièces musicales, dont la circularité devient une spécificité particulièrement pertinente dans l’œuvre de Gunn. The Big Music met en effet en scène, sous de très nombreux aspects, la notion de retour. Si les enfants semblent revenir vers leurs parents — Helen s’en retourne auprès de sa mère, Margaret, pour élever son enfant ; John Sutherland réinvestit la maison de son enfance, la fameuse Grey House, pour y retrouver sa maîtresse, Margaret —, c’est évidemment la dimension culturelle qui domine. En retrouvant celle qu’il aime, John Sutherland se réapproprie également l’héritage musical de son père, héritage pourtant rejeté violemment dans sa jeunesse du fait de la sévérité paternelle. « Je ne reviendrai pas ! », répète-t-il à l’envi.3 Le fils devient, malgré sa décision initiale, le digne héritier de la longue lignée à laquelle il appartient. Telle une pulsion refoulée qui ressurgit plus forte encore qu’auparavant, la musique devient une quête qui confine à la démence lorsque le musicien finit par enlever un bébé, sa petite-fille, pour achever le Piobaireachd de sa vie :
[il] repart, gravit le sentier, de plus en plus haut et s’applique à marcher sans heurts, Johnnie, ne t'effraie pas toi-même, car c'est cet air de musique, rappelle-toi, qui est la seule chose qui compte ici. Maintenir le bébé dans cet air de musique.4
L’image du vieillard gravissant une colline avec un nouveau-né dans les bras illustre parfaitement cette fusion musicale et narrative du début et de la fin.5
2.2. Le pibroch comme emblème culturel de tout un peuple dans The Lost Pibroch
Dans le recueil de nouvelles de Munro, que Gunn cite pour rappeler qu’il faut traditionnellement sept ans et sept générations pour former un joueur de cornemuse, le piobaireachd est un élément tout aussi structurant. Là encore, la musique implique un retour en arrière puisqu’elle plonge le lecteur au cœur d’un monde oublié et révolu, celui des Highlands écossais à l’ère des clans. L’auteur se targue de pouvoir évoquer mieux que quiconque, et dans une langue opportunément mâtinée de gaélique, les temps passés que dépeignent ses nouvelles. Dans une lettre adressée à son éditeur, il défend ces dernières en ces termes :
Ils abordent un domaine absolument vierge, étant purement celtiques dans leur traitement des Celtes et des paysages des Highlands, alors que tous ceux qui ont traité du caractère romantique des Highlands jusqu'à présent étaient des habitants des Lowlands, écrivant de l'extérieur.6
Cette caractéristique celtique, Munro la traduit notamment par une référence constante au piobaireachd, sorte de fil rouge qui renvoie à un contexte culturel, un peuple, un espace géographique, une temporalité bien spécifiques. La nouvelle qui donne son titre au recueil et marque son commencement évoque sans ambiguïté ce passé qui ne semble pas pouvoir être envisagé sans nostalgie. Elle constitue un point de départ hautement symbolique pour l’ensemble des récits qui vont lui succéder. « The Lost Pibroch »7 fait en effet référence à un air oublié que deux sonneurs demandent à un vieil homme aveugle8 de jouer, au terme d’une sorte de joute musicale. Mais ce morceau, « une pièce terriblement magnifique […], mais douloureuse pour la conscience »9 comme la décrit son détenteur, Paruig Dall, possède une vertu d’ordre quasiment magique. Le musicien s’en explique, à la manière d’un avertissement, avant de la jouer :
Je crois à une chose, dit-il aux deux hommes. Je ne vous ai pas dit que le Piobaireachd perdu est le piobaireachd des adieux. C'est l'air des clans brisés, qui pousse les hommes en avant et rend les pierres de l'âtre froides. Il était joué à Glenshira lorsque Gilleasbuig Gruamach pouvait disposer de solides hommes d’épée de Boshang à Ben Bhuidhe, et où sont les gens de Glenshira aujourd'hui ? J'ai vécu une nuit joyeuse à Carnus, au-dessus de Lochow, avec des chansons et des histoires autour du feu, et l'homme de Moideart l’a joué pour remporter un pari. Au matin, les enfants n'avaient plus de père et les hommes de Carnus étaient dispersés dans le monde entier.10
Comme chez Gunn, fin et commencement semblent se rejoindre, car lorsque le vieux Paruig Dall porte l’instrument à ses lèvres le cri d’un bébé retentit dans le voisinage. La mise en garde du vieil homme se révèle justifiée : les deux sonneurs s’en repartent sans attendre, malgré l’arrivée d’une tempête, et renoncent à pratiquer leur art, tandis que les hommes du village, jusqu’à Paruig lui-même, finissent par s’en aller chercher fortune en d’autres lieux, frappés qu’ils sont par la mélodie qu’ils ont entendue.
Le recueil de nouvelles de Munro s’ouvre donc sur un abandon qui est aussi un départ. Chaque nouveau récit rappelle cette musique emblématique qui semble porteuse de l’âme même des Highlanders et de leur terre, une musique qui renvoie ces hommes et ces femmes à l’histoire de leurs clans, à ceux qui les ont précédés. Lorsque Paruig Dall interprète The Glen Is Mine dans « Red Hand », seconde nouvelle du recueil, chacun interrompt ses activités afin d’écouter ce piobaireachd qui évoque le temps passé :
Les hommes, qui lançaient le tronc et le clachneart en direction du soleil, au-delà de la tourbière, s'arrêtaient dans leur élan en entendant le défi du chanter, resserraient le tartan sur leurs reins et s'approchaient pour écouter ; les femmes, qui préparaient des couvertures pour la montée au sheiling à venir, arrêtaient leurs clapotis dans le petit étang et fredonnaient en rêvant ; hommes et femmes se souvenaient des jours passés, quand la terre du Glen se faisait douce en se gorgeant de sang humain, car les Stewart étaient en route, depuis Appin.11
On notera au passage le romantisme de la scène. Munro, à l’instar de ses prédécesseurs Scott et Stevenson, ne peut s’empêcher de donner des Highlands une image qui semble plus rêvée que réaliste. Plus d’un siècle plus tard, Gunn n’échappe pas non plus au désir, peut-être au besoin, de parer ces terres sauvages et ses habitants d’une aura idéalisée, d’ajouter cette petite touche de pittoresque qui les rend admirables.
3. Les paradoxes d’une écriture fondée sur une tradition orale
À cette perception quelque peu déformée, volontairement ou non, s’ajoute un paradoxe que les deux auteurs cultivent chacun par la force des choses. Une des caractéristiques de la musique qui imprègne leur fiction est en effet sa nature essentiellement orale. Traditionnellement, le piobaireachd s’enseignait de maître à élève, par le chant, en se servant d’un ensemble de syllabes, le canntaireachd, qui représentaient chacune une note et son ornementation. Ce genre musical appartenait de fait à une culture principalement orale. Les valeurs métronomiques ne s’y appliquent d’ailleurs pas puisque, comme en poésie, il y est question de temps forts et de temps faibles. Aujourd’hui encore, nombre d’adeptes de cette musique affirmeront non sans raison qu’une partition ne peut aucunement en rendre toutes les subtilités et que sa notation ne peut au mieux servir que de pense-bête.
Munro évoque ainsi par écrit un répertoire dont, comme il en a tout à fait conscience, l’oralité constitue un trait fondamental. Si le paradoxe se limite dans ses récits à cette évocation écrite d’une culture orale, il n’en est pas de même dans The Big Music où cette confrontation de deux modes de transmissions pose davantage de questions. Le Piobaireachd est en effet affaire de mémoire, du fait du répertoire lui-même puisqu’il est intimement lié à l’histoire des clans écossais, mais aussi parce que l’instrument qui permet de le jouer implique la mémorisation de cette musique par le musicien. S’il paraît légitime à un pianiste d’exécuter un morceau d’après partition, le joueur de cornemuse doit quant à lui demeurer debout et même se déplacer. Interpréter ce répertoire implique en effet de marcher lentement, en décrivant des cercles qui ne manquent pas d’évoquer la structure même de ces mélodies.
Dans l’œuvre de Gunn, le processus de transposition qui fait du roman une pièce musicale, un pibroch, s’accompagne du paradoxe évident, qui rend l’approche de l’autrice sujette à caution. Ce répertoire essentiellement ancien possède en effet à l’origine un caractère oral essentiel. Ce n’est que dans le courant du XIXème siècle que l’on a commencé à le porter à l’écrit, dans le but premier de le préserver, mais cette musique était autrefois transmise par le chant. Un maître chantait à ses élèves les pièces qu’il désirait leur enseigner. Des systèmes de syllabes correspondant aux notes de l’instrument et à leurs ornementations avaient même été développés, le plus connu répondant au nom de Campbell Canntaireachd. Aujourd’hui encore ce mode de transmission reste privilégié par les puristes car cette musique n’est aucunement métronomique, se fondant plutôt sur des temps forts ou faibles déterminés par la longueur donnée à chaque note, le volume sonore ne pouvant être modifié.
On se rend souvent compte, notamment du fait des traditions liées à l’interprétation, que musique et écriture ne font pas forcément bon ménage, si précise que soit la partition. Cela se vérifie même pour le répertoire classique, si l’on en juge par la réflexion de François Lazarevitch, qui déclare, dans une vidéo consacrée à l’interprétation musicale, qu’ « À partir du moment où on peut l’écrire, c’est peut-être qu’il manque une pointe de vie. »12 Les défenseurs de la tradition propre au pibroch ne diraient pas mieux. Or Gunn commet ce que l’on pourrait à bon droit qualifier de maladresse, lorsqu’elle met en scène John MacKay, fuyant dans les collines avec sa petite-fille dans les bras. Outre l’accès de démence sénile dont il est saisi, le vieillard trouve la justification de l’urgence qui le pousse en avant dans le besoin de ne pas oublier ce qu’il est en train de composer, à partir de quelques notes qu’il semble avoir entendues.
Lorsque John Sutherland enlève sa petite-fille pour tenter de trouver refuge dans sa cabane secrète cachée dans les collines, le sentiment d’urgence qui l’anime vient non seulement du fait qu’il espère ne pas être rattrapé par le père adoptif de l’enfant, Iain Cowie, mais semble surtout motivé par la peur d’oublier une phrase musicale qu’il vient juste de composer ou plus exactement d’entendre telle une voix qui émanerait du vide environnant : « Bien sûr, il doit garder l'enfant avec lui pour l'air. Et coucher ce morceau qu'il vient d'entendre sur le papier et vite, avant qu'il ne se perde....13 » Cette peur de l’oubli est certes habituelle dès lors qu’il est question de musique ancienne14, mais ce recours semble inapproprié dans ce contexte précis.
Ce conflit apparent entre écrit et oral est cependant parfaitement assumé dans la mesure où le roman se veut musique, où le récit aspire à devenir piobaireachd. Gunn et son personnage, John Sutherland, ont ceci en commun que la première tente de raconter l’histoire d’une vie à la manière d’une pièce musicale, tandis que le second s’efforce de composer le piobaireachd qui tout à la fois résumera et conclura son existence : The Lament for Himself. La romancière articule ainsi sa fiction en fonction des variations propres à ce répertoire, partant d’un thème (urlar) dont les éléments dominants, ou notes de thème en termes musicaux, sont repris, développés et ornementés (taorluath, crunluath, crunluath a mach : les ornementations complexes de, respectivement, quatre, sept et neuf notes, qu’accompagne une légère accélération et qui précèdent traditionnellement le retour au thème d’un pibroch et annoncent donc sa conclusion).
Cette approche mimétique va plus loin encore puisque à chaque personnage correspond au moins une des neuf notes disponibles sur la cornemuse. Le bébé enlevé par son grand-père est ainsi associé au mi (E), la note de l’écho, un mouvement technique précis, mais qui se trouve être également la quinte de la note fondamentale de l’instrument, une note qui sert ainsi à la fois à commencer un morceau et à en annoncer la fin. Dans la composition de John Sutherland, Margaret MacKay, son amante, est figurée par la note fa# (F#) qui suggère l’amour. Sur la base d’un ressenti purement personnel, que beaucoup de sonneurs ont par la suite déclaré partager, Thomas Pearston15, spécialiste de ce répertoire, a suggéré les associations suivantes en 1973 :
Sol grave : la note du rassemblement, car c’est la plus sonore sur le chanter
La grave : la note du sonneur ou du morceau
Si : la note du défi, la note qui résonne
Do# : la note la plus musicale
Ré : la note du combat, de la colère
Mi : la note de l’écho
Fa# : la note de l’amour
Sol aigu : la note de la souffrance, de la lamentation
La aigu : la note du sonneur16
Le mouvement des notes les unes par rapport aux autres, tel que le décrit Gunn, devient signifiant si l’on s’en réfère à ce code. Cela semble particulièrement vrai lorsque la composition du vieillard paraît s’achever sur le passage du sol aigu, caractérisé par sa tristesse, au sol grave, un passage qui pourrait nettement figurer une chute. John Sutherland sombre effectivement dans une sorte de démence, marqué par l’enlèvement de sa petite-fille, qui prend également la forme d’un retour à l’enfance. Lorsqu’il est finalement rattrapé par Iain Cowie, ce dernier se voit contraint de le porter jusqu’au véhicule qui doit les ramener à la Grey House et remarque au passage la légèreté du grand-père : « Et il était léger, l'autre homme, ça oui. Comme un enfant, plus léger encore. Comme une feuille. »17
The Lament for Himself, comme l’indique son titre, évoque donc la vie d’un homme par lui-même. Le piobaireachd devient retour sur soi, voire commentaire chargé de regrets. Munro use lui aussi de cette musique pour rappeler avec nostalgie les temps anciens, si durs et sanglants qu’ils aient été. À l’inverse de Gunn pourrait-on dire, ce n’est plus l’histoire qui se fait air de cornemuse, c’est l’air qui devient histoire. Lorsque Paruig Dall prend son instrument et commence à jouer The Lost Pibroch, ceux qui l’entendent subissent une forme de sidération. Il ne s’agit pas simplement de notes, mais d’une voix qui s’élève et livre un récit :
Son histoire, c’était une histoire difficile à raconter, quelque chose qui a à voir avec l'aspiration du cœur et les curieux hasards de la vie. Elle réunissait tous les récits de tous les clans pour n’en faire qu'un seul contant le passé des Gaëls. Ni le dirk ni l’épée contre le tartan, mais le tartan contre tout le reste, et le bouclier des Gaëls se frayant un chemin par les collines et les v allées pleines de sève, laissant derrière les petits hommes noirs vérolés. Les hivers et les étés passent vite et dans la fureur, le jour et la nuit rugissent dans les oreilles, et puis encore les clans qui se déchirent et des gardes à chaque col et dans chaque paroisse.18
À la différence d’un récit verbalisé, la musique ne fait pas qu’évoquer le passé ; elle le réinvestit et le confronte au présent. Le piobaireachd qu’interprète le musicien aveugle est un regard jeté à la fois en arrière et en avant, puisque l’histoire des clans qu’il évoque se traduit en définitive par un nouveau départ. L’air qui retentit dans le village et la vallée agit comme un révélateur qui semble rappeler aux hommes la soif d’aventure qu’ils avaient oubliée et les pousse à s’en aller chercher fortune en d’autres lieux. S’agit-il dès lors d’une fuite et d’un abandon, car femmes et enfants perdent maris et pères, ou au contraire d’une forme de continuité, si l’on considère qu’une fin est toujours accompagnée d’un commencement, de même que, dans le genre musical en question, le thème initial revient toujours en conclusion ?
Du fait de sa spécificité, le piobaireachd semble devenir un moyen privilégié pour les Highlanders de revenir aux sources mêmes de leur culture et de leur identité. La notion de retour associée à cette musique ne résulte pas, pour ces hommes et ces femmes, en une pure nostalgie. Plus qu’une simple évocation des temps passés, glorieux ou non, ce répertoire en permet une réappropriation et contribue à construire le présent. Gunn exprime très clairement la façon dont est ressentie cette rencontre de ce qui a été avec ce qui est :
La musique y a bien sûr joué un rôle important. Elle donnait de la vie et de la couleur, introduisant une notion du passé et de ses traditions dans les manières de faire désormais les choses, en faisant en sorte que des occupations qui étaient autrement assez simples aient une dignité à part entière, reposant comme de droit sur un héritage magnifique. Pour un homme fatigué, vivant en plein air avec des animaux, pouvoir s'arrêter dans cette partie du monde et entendre le piobaireachd dont il a entendu son grand-père parler ou qu’il a entendu celui-ci chanter, entendre à nouveau un air qui remonte à la grande époque des MacCrimmon, entendre à nouveau la complexité et la profondeur de cette musique qui a traversé les siècles tout en étant pertinente pour lui aujourd'hui... Cela a donné une structure à ce monde, mais aussi de la douceur...19
Cette musique réunit les hommes, pas uniquement à la manière des gatherings qui lui sont propres, et leur fait percevoir à quel point leur passé et leur présent sont intimement liés. Plus que jamais, au risque de céder à un lieu commun, on pourrait dire qu’elle semble refléter l’âme d’un peuple tout entier. Plus que jamais, la célèbre citation de Voltaire qui dit que « ce qui touche le cœur se grave dans la mémoire »20 paraît se vérifier. De même qu’à la cornemuse les notes qui composent la mélodie entretiennent un rapport constant et spécifique à chacune d’entre elles avec les basses produites par les bourdons, la vie des Highlanders, telle que la représentent Munro et Gunn, conserve une relation permanente avec celle de leurs ancêtres. La musique, plus qu’aucune autre expression artistique, devient le lien, presque sacré, qui soude un peuple à travers le temps. La parole écrite rend ici hommage à un discours non verbal et, théoriquement du moins, de nature orale.