L’article 1er de la Constitution dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ». Pour autant, la France n’est pas homogène géographiquement et il est commun de distinguer la France ‘métropolitaine’ ou ‘hexagonale’ – le plus souvent en y intégrant cependant la Corse – et les outre-mer français, regroupant une grande diversité de territoires distincts et répartis sur l’ensemble du globe. La France est ainsi une nation présente sur tous les continents et océans, possédant le deuxième plus grand domaine maritime au monde, derrière les États-Unis, et dont la plus grande frontière terrestre, d’une longueur de 730 km, se dessine avec le Brésil, devant celle qu’elle partage avec l’Espagne, de 623 km (Alabrune 2018).
La Polynésie française constitue l’un des plus éloignés de ces outre-mer par référence à la métropole et le plus grand, avec une zone maritime de 2,5 millions de km² et une zone économique exclusive (ZEE) de 5,5 millions de km², soit plus de la moitié du domaine maritime français. Située au beau milieu de l’Océan Pacifique Sud, elle compte 118 îles dont 75 sont habitées1. Les particularités du territoire, tant géographiques, qu’historiques, culturelles ou linguistiques font ainsi des Polynésiens une population difficile à dissoudre dans la notion constitutionnelle de « peuple français », comme pourrait l’illustrer la reconnaissance, explicite bien que timide, de l’identité de la « population de la Polynésie française » par l’art. 19 de la loi organique statutaire2. La notion de ‘Polynésiens’ est d’ailleurs elle-même relativement hétéroclite puisqu’elle regroupe des appartenances différentes, notamment géographiques et linguistiques, comme les Tahitiens, les Marquisiens, les Paumotu3, etc. Autant d’identités et de territoires initialement distincts et progressivement réunis par un creuset colonial devenu ensuite la Polynésie française et mis en exergue par le statut polynésien (Bui-Xuan 2005). La loi organique de 2004 précitée dispose ainsi en son article 57 que :
La langue tahitienne est un élément fondamental de l’identité culturelle : ciment de cohésion sociale, moyen de communication quotidien, elle est reconnue et doit être préservée, de même que les autres langues polynésiennes, aux côtés de la langue de la République, afin de garantir la diversité culturelle qui fait la richesse de la Polynésie française.
L’évolution institutionnelle et juridique de la France a su tenir compte de ces évidentes différences entre la métropole et les outre-mer en créant des distinctions entre les territoires, des statuts complexes et différenciés, évolutifs et régulièrement discutés, tout en essayant de ne pas contredire les bases même de la République. La Polynésie française est l’un des outre-mer qui illustre le plus – avec la Nouvelle-Calédonie – ce long processus historique et politique vers un renforcement de l’autonomie des territoires. Il en découle aujourd’hui une entité particulière qui, tout en s’inscrivant au sein de la République française, en reste aussi à l’écart sur bien des aspects. C’est par exemple l’un des territoires français – avec notamment les deux autres collectivités du Pacifique – qui ne fait pas partie de l’Union européenne, et donc dans lequel le droit européen ne s’applique pas. La Polynésie française est en effet ‘associée’ à l’Europe4, c’est-à-dire qu’elle dispose du statut de pays et territoire d’outre-mer (PTOM) et non de celui de région ultrapériphérique (RUP). Ce régime d’association permet aux territoires qui en bénéficient de s’écarter des règles habituellement applicables entre les États de l’Union européenne. En matière de commerce international, par exemple, cela permet de déroger aux règles du marché commun en appliquant des droits de douanes aux importations européennes.
Bien que partie intégrante de la République si l’on adopte une conception de droit constitutionnel, la Polynésie française s’éloigne cependant sur bien des aspects du fonctionnement républicain tel qu’on le conçoit usuellement. Selon le prisme considéré, elle peut s’éloigner sensiblement des représentations qu’une conception générale de la République suppose. Elle se situe ainsi, d’une certaine façon, dans un ‘entre-deux’ républicain que veut souligner le questionnement du titre de cette contribution et que nous illustrerons ici de différentes manières. L’évolution historique et institutionnelle de la Polynésie lui a conféré un niveau d’autonomie politique fort et une position tout à fait spécifique au sein de l’ensemble républicain (1.). Les compétences acquises très tôt par le territoire en matière économique ont progressivement façonné un système économique très en marge de ce que l’on peut observer habituellement, voire des prescriptions de la science économique elles-mêmes (2.). En lien avec cette organisation économique, la Polynésie a également construit un système fiscal pour le moins particulier et qui semble difficilement s’articuler avec des principes considérés comme immuables en métropole (3.). Mais l’évolution de l’autonomie polynésienne au sein de la République n’est pas figée et se poursuit. De nouveaux outils sont recherchés pour développer une forme de ‘préférence locale’, notamment en matière d’accès à l’emploi ou au foncier (4.)
1. Une position spécifique de la Polynésie française
Au-delà de sa position géographique, qui la situe au centre d’un immense océan et la déconnecte donc des zones d’activités, d’échanges et de décisions, la Polynésie française connaît au plan historique et institutionnel de fortes spécificités qui l’ont conduite à obtenir avec le temps un degré d’autonomie toujours croissant au sein de la République.
1.1. Évolution institutionnelle et statuts ultramarins
À partir de 1842 et son annexion, Tahiti devient, sous le règne de la reine Pomare IV, un protectorat (d’autres îles polynésiennes suivront au fil des années), mais ce n’est qu’avec l’abdication du roi Pomare V en 1880 qu’est créée la colonie française appelée Établissement français de l’Océanie (EFO)5. La colonie sera officiellement supprimée après la Seconde Guerre mondiale, avec la Constitution du 27 octobre 1946, qui institue la différenciation entre départements et territoires d’outre-mer (DOM et TOM), que reprendra ensuite la Constitution de 1958. Les EFO deviennent ainsi un TOM, même si, bien entendu, la question de la (dé)colonisation effective se poursuit et oppose des conceptions différentes, y compris jusqu’à nos jours6.
Le vote de la loi-cadre Defferre en 19567 ouvre des pistes pour une certaine autonomie des TOM au sein de la République. Avec le décret d’application de la loi-cadre sur le territoire en 19578, les EFO prennent leur nom actuel de Polynésie française. Cette première possibilité d’autonomie, toutefois, s’avèrera décevante, comme le maintien du statut des ‘Gouverneurs’ peut en constituer une illustration. Ce statut ne sera supprimé, pour être remplacé par celui de ‘Haut-commissaire de la République’ – équivalent local du préfet –, qu’en 1977, date à laquelle la Polynésie française se voit transférer les compétences économiques et fiscales9. C’est la première évolution vers une autonomie de la Polynésie française que l’on appelle usuellement ‘autonomie de gestion’.
Cependant, l’autonomie qui est en général célébrée à Tahiti est l’autonomie dite ‘interne’ acquise avec le statut de 198410. Elle sera affirmée davantage encore en 199611, notamment par des compétences économiques appuyées, comme la possibilité pour la Polynésie française de créer des sociétés d’économie mixte (SEM), dont la gestion a souvent été pointée du doigt par la suite par la Chambre territoriale des comptes ou CTC (Venayre 2011) et par la transformation de l’assemblée territoriale en une ‘Assemblée de la Polynésie française’ (APF).
C’est enfin le statut de 200412, faisant suite à la révision constitutionnelle de 200313 reconnaissant aux collectivités territoriales des compétences élargies (Rihal 2003), qui consacrera une ‘autonomie renforcée’ de la Polynésie française, qui la caractérise encore aujourd’hui (des modifications régulières du statut ont en effet été effectuées depuis, mais toujours dans le cadre de la loi organique révisée de 200414). Les compétences de l’État français y sont répertoriées dans une liste limitative et la Polynésie française peut dorénavant voter des ‘lois du pays’ intervenant dans une liste spécifiée de domaines précisée par l’article 140, même si ces actes demeurent des actes administratifs15. La Polynésie française acquiert également le droit d’avoir des activités internationales : signature d’accords internationaux de manière autonome dans les domaines de compétence de la Polynésie (art. 39), participation à la négociation des accords internationaux (art. 40) ou encore possibilité d’être membre ou membre associé d’organisations internationales du Pacifique ou observateur auprès de celles-ci (art. 42)16. Il est surtout créé avec la loi organique statutaire de 2004 une nouvelle institution, le Président de la Polynésie française, ce qui représente un symbole puissant17.
Selon l’article 1er de la loi organique de 2004, « pays d’outre-mer au sein de la République, la Polynésie française constitue une collectivité d’outre-mer dont l’autonomie est régie par l’article 74 de la Constitution » (al. 2). Si l’emploi de l’expression « pays d’outre-mer » a pu parfois entraîner l’utilisation de l’acronyme « POM » pour désigner la Polynésie, cela ne correspond cependant à aucune réalité juridique, comme l’a d’ailleurs précisé le Conseil constitutionnel18. La Polynésie française est bien un outre-mer relevant de l’art. 74 de la Constitution, qui définit depuis la révision constitutionnelle précitée de 2003 le statut de collectivité d’outre-mer (COM), celui de TOM étant supprimé.
Les COM sont ainsi différenciées des anciens DOM, devenus à leur tour DROM (départements et régions d’outre-mer) à la faveur de la révision constitutionnelle et régis par l’art. 73 de la Constitution. La Nouvelle-Calédonie constitue une collectivité sui generis régie par le titre XIII de la Constitution. Les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), quant à elles, sont une collectivité territoriale dotée d’une « organisation particulière » (art.72-3 de la Constitution, dernier alinéa) dont le statut a été précisé par la loi n° 2007-224 du 21 février 2007. Elles disposent ainsi d’un préfet propre (un ‘administrateur supérieur’), basé à Saint-Pierre de La Réunion19, en dépit du fait qu’elles ne comptent pas de population permanente. La Polynésie française, comme les COM de l’art. 74, relèvent ainsi d’un principe de spécialité législative qui permet de tenir compte « des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République » (art. 74, al. 1) et non du principe d’identité législative en vigueur dans les DROM de l’art. 73 selon lequel les lois de la République sont applicables de plein droit. En tant que COM bénéficiant de l’autonomie, la Polynésie française dispose de vastes pouvoirs et peut notamment faire respecter son domaine de compétence en cas d’empiètement du législateur national en recourant au Conseil constitutionnel (art. 74 al. 9 de la Constitution), de même qu’elle peut également participer à l’exercice des compétences de l’État (art. 74 al. 11).
Les statuts juridiques et institutionnels des outre-mer de la République sont donc à l’image de leur diversité, avec des DROM relativement homogènes entre eux, des COM plus hétérogènes, dont certaines sont dotées de l’autonomie (la Polynésie française, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin et Saint-Barthélemy) et régies pour chaque collectivité par des lois organiques, une collectivité sui generis (la Nouvelle-Calédonie) et un territoire hors catégorie (les TAAF), dont l’organisation particulière dépend d’une simple loi ordinaire, qui regroupe des territoires disparates. S’ajoute le cas de l’atoll de Clipperton, au large du Mexique, qui reste sans statut particulier et relève du domaine public de l’État et dont l’administration dépend du ministre des Outre-mer, qu’il peut déléguer20. C’est ainsi le Haut-commissaire de la République en Polynésie française qui assure l’administration de Clipperton21, bien que l’île ne soit pas intégrée dans cette COM et qu’elle relève bien de l’identité législative et non de la spécialité législative de la Polynésie française22.
1.2. De forts signes distinctifs d’autonomie
La Polynésie française jouit ainsi d’un très fort niveau d’autonomie au sein de la République française dont l’art. 1er (al. 5) de la loi statutaire de 2004, qui reprend une disposition du statut d’autonomie interne de 1984, donne un aperçu :
La Polynésie française détermine librement les signes distinctifs permettant de marquer sa personnalité dans les manifestations publiques aux côtés de l’emblème national et des signes de la République. Elle peut créer un ordre spécifique reconnaissant les mérites de ses habitants et de ses hôtes.
La Polynésie française arbore ainsi son propre drapeau, sur lequel figure le sceau polynésien : une pirogue double sur fond de mer et de soleil, sur laquelle se tiennent cinq ‘tiki’, ces représentations polynésiennes classiques, évoquant les cinq archipels polynésiens23. Elle dispose également de son propre ordre, l’Ordre de Tahiti Nui, qui permet de décorer au maximum 450 personnes : 300 chevaliers, 100 officiers, 40 commandeurs et 10 grand-croix24. S’il est aisé de relever la proximité des grades avec ceux de l’Ordre national de la légion d’honneur, ainsi en va-t-il de même pour la conception des médailles, à l’exception notable, toutefois, de la présence de la fleur de tiare sur les médailles polynésiennes.
Le ‘Pays’, comme il est de coutume d’appeler localement la Polynésie française – y compris, dans le champ politique, par opposition à ‘l’État’ – a sa propre ‘capitale’ (Papeete) et les Polynésiens se distinguent eux-mêmes des ‘Français’, appelés Farani tandis que les Polynésiens se qualifient de Ma’ohi (Saura 2008)25. La Polynésie dispose également d’une fête ‘nationale’ – la fête de l’autonomie –, célébrée depuis le statut d’autonomie interne par un jour férié le 29 juin (qui s’ajoute évidemment au 14 juillet). Une date qui fait d’ailleurs débat encore de nos jours puisqu’elle correspond à l’abdication du roi Pomare V au profit de la France en 1880 et est à ce titre considérée comme un « jour de deuil » par le parti indépendantiste, le Tavini26. Lors de sa séance du 30 avril 2024, le conseil des ministres du gouvernement de M. Moetai Brotherson a d’ailleurs retenu la date du 20 novembre pour remplacer à compter de 2025 celle du 29 juin et en faire une journée de célébrations du Matari’i (l’arrivée de la constellation des Pléiades dans le ciel polynésien, en référence au calendrier lunaire traditionnel).
La Polynésie française a enfin son propre hymne « Ia ora o Tahiti Nui » (« Que vive Tahiti Nui »), dont les paroles indiquent notamment « Mon pays est né de Dieu ». Il est utile de préciser à cet égard que la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État n’a pas été rendue applicable en Polynésie, même si le principe constitutionnel de laïcité s’y applique27. Les bulletins de vote du Tavini affichent ainsi une croix chrétienne au-dessous de laquelle figure la mention « te atua to’u fatu », ce que l’on pourrait traduire par « Dieu est mon seigneur » (ou « mon maître »). À titre anecdotique, on se souvient localement de la polémique de 2004 lorsque le président indépendantiste de l’Assemblée de la Polynésie française, M. Anthony Géros28, avait fait figurer au sein de l’hémicycle un crucifix. L’Église protestante ma’ohi (EPM) intervient d’ailleurs régulièrement sur le terrain politique, parfois en termes assez vindicatifs. Le synode de l’EPM parle ainsi « d’accaparement des richesses » par l’État français, ou encore de « servitude » et « d’esclavagisme »29. On soulignera également qu’outre la fête de l’autonomie précitée, la Polynésie dispose de deux autres jours fériés de plus que ceux que connaissent l’ensemble des Français, eux-mêmes à la signification fortement religieuse : le premier est le Vendredi saint, qui précède le week-end de Pâques, et le second est le 5 mars, qui célèbre ‘l’arrivée de l’Évangile’ en commémorant l’ancrage sur la côte est de Tahiti du Duff, navire des premiers missionnaires protestants, le 5 mars 1797.
2. Un anti-modèle économique
L’économie polynésienne s’est construite sur un modèle très administré. Si l’héritage colonial peut sans doute être invoqué à l’origine, l’accès à des degrés d’autonomie de plus en plus renforcés n’a pas inversé la tendance, bien au contraire. Certes, la Polynésie française connaît des handicaps structurels importants, dont l’insularité et l’éloignement par rapport aux grands centres d’échanges, le morcellement (les îles polynésiennes sont réparties sur une surface océanique de la taille de l’Europe) ou encore la faible population qui limite la demande intérieure et les possibilités d’économies d’échelle pour les productions locales. Autant d’aspects qui expliquent une faible compétitivité, mais qui ont aussi développé une forme d’alibi protectionniste, en justifiant les réponses données par les gouvernements successifs à ces difficultés intrinsèques par le recours à un interventionnisme massif qui, loin de présenter l’efficacité attendue, a souvent contribué à renforcer le manque de dynamisme de l’économie polynésienne.
2.1. Une culture interventionniste
De manière synthétique, on peut distinguer trois modes d’action des autorités publiques sur les marchés polynésiens (Venayre 2013).
Le premier consiste en des aides fiscales à l’investissement (ou défiscalisation). Il s’agit de permettre à certains contribuables de ne pas payer d’impôt sur des sommes réinvesties sur le territoire. À l’origine, ce dispositif, qui s’appliquait aux contribuables métropolitains, touchait l’ensemble des outre-mer, sous réserve d’obtenir les agréments dépendant notamment des priorités définies et des investissements réalisés. Mis en place avec la loi Pons en 1986, il a connu ensuite des évolutions successives, dont la teneur s’éloigne du cadre de cet article et qui ne sera donc pas discutée ici, avec les lois Paul, Duflot, Pinel, Girardin, LODEOM30. Le principe général de ces dispositifs est d’amener une capacité de financement présente en métropole vers un besoin de financement qui caractérise généralement les économies ultramarines. L’objectif est de permettre de favoriser le développement des outre-mer, de la même manière que les capitaux peuvent circuler entre les régions hexagonales elles-mêmes, en dépit de leurs différences de ressources propres. À ce mécanisme national (‘défiscalisation nationale’), s’est ajoutée une ‘défiscalisation locale’ avec la loi Flosse à partir de 1995, les deux dispositifs étant cumulables. Certains projets peuvent ainsi atteindre un financement des trois quarts environ, mais, pour important que soit cette proportion, cela ne suffit pas à contrebalancer intégralement le surcoût supporté par ces petites économies (Martins et Winters 2004). Le système a également connu quelques dérives ou investissements regrettables. Ainsi, par exemple, l’acquisition puis l’entretien de thoniers pour la société de pêche Tahiti Nui Ravai’ai, une SEM de la Polynésie française, a englouti des montants considérables alors que les navires n’ont quasiment jamais navigué (CTC 2015).
Le second angle d’action des pouvoirs publics, qui se trouve d’ailleurs également illustré par l’exemple précédent de Tahiti Nui Rava’ai, est la prise en charge de tout ou partie de la production des biens et services directement par la puissance publique. Les travaux réalisés à l’occasion des États-généraux de l’outre-mer en 2009 avaient permis de recenser une centaine d’entités intervenant sur le fonctionnement des marchés polynésiens : 17 établissements publics administratifs (EPA), 15 établissements publics industriels et commerciaux (EPIC), 16 SEM et 58 services de la Polynésie française. Une situation qui n’a guère évolué depuis, en dépit de quelques fusions de services réalisées sans réelles synergies. Les secteurs d’activités concernés constituent, sans prétention à l’exhaustivité, un inventaire à la Prévert : poste, téléphonie fixe et mobile, accès à Internet, transports aériens, maritimes et terrestres, immobilier, banque, pêche, télévision, assainissement, déchets, abattoir, tourisme, énergie, production agricole, perle, vanille, fabrication d’huile…
Des interventions multiples pas toujours optimales, comme le montrent nombre de rapports de la CTC, et auxquelles s’ajoutent l’octroi de licences et d’autorisations d’accès aux marchés. Elles peuvent s’adresser à des secteurs également encadrés en métropole, comme dans le cas des taxis, ou encore des pharmacies (bien que les seuils soient largement plus favorables aux exploitants dans le cas de la Polynésie française). Elles peuvent aussi prendre des tournures plus surprenantes comme la ‘loi anti-Digicel’ de 2010, une loi du pays ad hoc qui avait interdit aux opérateurs de téléphonie mobile de détenir plus de 35 % de capitaux étrangers. Une loi évidemment discriminatoire et donc censurée par le Conseil d’État31, mais qui a retardé l’ouverture à la concurrence du secteur de trois ans, dans l’attente de l’arrivée en 2013 d’un autre opérateur (Vodafone) disposé à concurrencer l’opérateur public en monopole (Vini).
Le troisième vecteur d’action sur les marchés polynésiens est le soutien apporté aux produits locaux, qui revêt différentes formes. On peut tout d’abord tenter de réduire les coûts locaux de production, par l’exonération de taxes à l’importation sur les inputs (c’est-à-dire les biens importés entrant dans la fabrication d’un produit local). Mais cela ne suffit pas toujours à rendre le produit local compétitif et conduit donc à rechercher en complément des moyens d’accroître le prix des produits concurrents étrangers. Ces derniers sont donc frappés de droits et taxes à l’importation (DTI), reflétant également un choix plus général de fiscalité des autorités politiques (infra). S’ajoute à ces DTI la taxe de développement local (TDL), qui vise à taxer davantage les produits extérieurs en concurrence avec des productions locales. Ainsi, par exemple, certaines charcuteries et eaux importées subissent un taux de TDL de 37 %, tandis que les sodas sont frappés de 60 % et que la bière – record en la matière – dispose d’un parapluie conséquent de 82 % de TDL, assurant aux brasseurs locaux la quasi-totalité du marché polynésien. D’autres produits font l’objet d’interdiction d’importation : eau de javel, liquide vaisselle, ananas, miel, certains yaourts ou viandes de porc… Enfin, il existe pour d’autres produits des quotas d’importation. C’est notamment le cas des fruits et légumes, pour lesquels la ‘conférence agricole’32 fixe mensuellement les autorisations d’importation en fonction des volumes attendus de la production locale, contribuant ainsi aux prix élevés de ces produits. Un système particulièrement protectionniste accordé sans contrepartie, notamment sur la qualité sanitaire des produits, certaines études ayant pourtant montré une utilisation d’engrais et de pesticides bien supérieure à celle que l’on peut observer en métropole et qui rejaillit sur les dépassements de la limite maximale de résidus (LMR) autorisée dans les produits locaux (Venayre 2012).
2.2. Des indicateurs économiques très éloignés de ceux de la métropole
L’ensemble de ces actions participe à la cherté du coût de la vie, à laquelle les pouvoirs publics tentent parallèlement de répondre par un contrôle des prix largement développé et qui distingue les produits de première nécessité (PPN) et les produits de grande consommation (PGC), dont les marges font l’objet d’encadrement, ainsi que les produits libres pour lesquels les prix et marges sont fixés sans contraintes réglementaires spécifiques par les distributeurs. Certains produits relèvent par ailleurs de régimes particuliers, comme par exemple la viande de porc, les œufs, les pommes de terre locales ou la baguette – et la farine utilisée pour la produire – dont le prix de vente final est réglementé à 60 francs Pacifique33, en bénéficiant pour cela d’un soutien substantiel de la puissance publique qui subventionne non seulement les achats de farine, mais aussi l’énergie nécessaire à la cuisson des baguettes. Avec l’envolée des cours, on estimait que le soutien tarifaire à la baguette pouvait atteindre un coût de 1,5 milliard de Fcfp pour le gouvernement en 2022 (12,5 millions d’euros environ)34.
Une récente loi du pays35 a rassemblé les textes épars ayant trait au contrôle des prix et les a codifiés au sein de la partie réglementaire du Code de la concurrence – ce qui est pour le moins surprenant et assez peu heureux sur un plan pédagogique – tout en élargissant les prérogatives du gouvernement en la matière (Venayre 2022). On notera que le Code de la concurrence polynésien, entré en vigueur depuis le 1er février 2016, a précisément été adopté dans le but d’améliorer l’efficacité des marchés en traquant les comportements susceptibles de renchérir le coût de la vie. Néanmoins, le bilan de l’Autorité polynésienne de la concurrence (APC) en charge de son application demeure à ce jour étique : seule une pratique anticoncurrentielle a été sanctionnée en plus de huit années d’exercice de l’institution.
Malgré leur développement historique en Polynésie, les contrôles de prix restent largement inefficaces, comme cela est d’ailleurs en général observé, particulièrement lorsqu’ils sont utilisés sur le long terme. De fait, le coût de la vie en Polynésie française reste très supérieur à celui que connaissent les consommateurs métropolitains : 31 % de plus en moyenne en 2022, selon l’Institut de la statistique de la Polynésie française (ISPF), en tenant compte des habitudes distinctes de consommation entre la métropole et la Polynésie. Mais pour un consommateur polynésien qui aurait exactement les mêmes habitudes de consommation qu’un consommateur métropolitain – par exemple un ménage de métropole qui viendrait s’installer en Polynésie sans modifier ses pratiques – le surcoût est alors de 44 % (ISPF 202336).
Ces données sur les prix sont à mettre en correspondance avec d’autres indicateurs qui renseignent sur la richesse moyenne et les possibilités d’achats des consommateurs polynésiens. Le produit intérieur brut (PIB, c’est-à-dire le total des valeurs ajoutées créées en une année ou l’ensemble de la richesse collective), par exemple, est sensiblement inférieur en Polynésie. Rapporté par habitant, il s’élève pour la Polynésie à 18 300 € annuels, soit la moitié de celui de la métropole. Le salaire minimum polynésien (le salaire minimum interprofessionnel garanti ou SMIG) est lui-même assez faible : environ 1 450 € brut, soit de l’ordre de 300 € de moins qu’en métropole, alors même que la durée hebdomadaire légale de travail en Polynésie est toujours de 39 heures.
Les indicateurs d’emploi ne sont pas particulièrement performants. Certes, le taux de chômage officiel, calculé selon les normes du Bureau international du travail (BIT), est de 9 % en 2022, ce qui est un peu supérieur à la métropole mais pourrait a priori ne pas sembler outre mesure inquiétant. Cependant, les critères du BIT s’adaptent assez mal à la réalité polynésienne (Venayre 2009) et conduisent à exclure des statistiques nombre d’individus qui travaillent très épisodiquement, ne sont pas en mesure de chercher un emploi ou relèvent de ce qu’on appelle les ‘chômeurs découragés’. Une autre approche du chômage, dite ‘au sens du recensement’, consiste à recenser les chômeurs en fonction de la perception qu’ils ont de leur propre statut et non selon les critères statistiques internationaux habituellement retenus. Cette méthode permet de réintroduire les individus comptabilisés comme inactifs bien qu’appartenant au ‘halo du chômage’ et donc sans emploi et désireux d’en occuper un. Le taux de chômage polynésien ainsi calculé s’élève alors à 20 % environ. Enfin, le taux d’emploi rend mieux compte encore que le taux de chômage des défaillances du marché du travail de la Polynésie française, en calculant le ratio entre les actifs employés et la population en âge de travailler – c’est-à-dire les 15-64 ans selon la norme internationale usuelle. On trouve ainsi un taux de 53,8 % pour l’année 2022, soit environ une personne sur deux en âge de travailler qui est effectivement employée (alors que ce sont deux personnes sur trois en métropole). À titre d’ultime remarque, mais qui n’est pas dépourvue de sens, soulignons qu’il n’existe en Polynésie française ni dispositif de revenu minimum (RMI, RSA…), à l’exception d’un minimum vieillesse d’environ 700 € par mois, ni mécanisme d’allocations chômage.
3. Particularités locales de la fiscalité
Comme cela vient d’être vu, la Polynésie française a historiquement fait le choix du protectionnisme de ses marchés et ses entreprises, comme celui d’un interventionnisme massif de la puissance publique, ce qui n’est pas sans rejaillissement sur sa fiscalité et sur l’efficacité et la justice sociale qui en découlent.
3.1. Une pression fiscale majoritairement indirecte
À titre de remarque liminaire, il est utile de comprendre que la compétence fiscale (totale) de la Polynésie française implique qu’elle perçoit les impôts et taxes pour son propre compte et non pour l’État. Les contribuables polynésiens sont donc les uniques bénéficiaires in fine des dépenses autorisées par la pression fiscale qu’ils supportent. Mais les résidents polynésiens peuvent également compter sur une participation des contribuables métropolitains (et pas uniquement avec les mécanismes de défiscalisation susmentionnés). Les compétences de l’État, par exemple en matière de sécurité, défense, justice ou éducation, s’exercent en effet au travers de la fonction publique d’État, qui compte en Polynésie environ 10 000 salariés rémunérés directement par l’État, et donc par le contribuable métropolitain. À cela s’ajoutent d’autres contributions au titre du développement et de la participation à différents projets ou infrastructures. Annuellement, les dépenses de l’État en Polynésie française représentent donc de l’ordre de 200 milliards de Fcfp (1,7 milliard d’euros), soit environ 30 % du PIB du territoire.
S’agissant des contributions locales, aux droits et taxes à l’importation et à la taxe de développement local présentés ci-dessus s’ajoutent également la TVA et une kyrielle de taxes diverses. Cet ensemble, qui forme la fiscalité indirecte, pèse sur les prix finals et donc sur le budget des consommateurs, indépendamment du revenu des ménages – contrairement à la fiscalité directe qui, elle, est progressive et implique donc une contribution d’autant plus forte que le contributeur est aisé. Or, cette fiscalité indirecte représente une proportion environ trois fois plus importante dans le budget du gouvernement que la fiscalité directe. En 2022, par exemple, la part des recettes fiscales de la Polynésie française provenant de la fiscalité indirecte était de 73,5 %, contre 26,5 % seulement pour la fiscalité directe (IEOM 2023)37.
À partir du 1er avril 2022, la fiscalité directe a encore été renforcée par l’introduction d’une taxe sur la consommation de 1 %, qui s’appliquait à chaque transaction de la chaîne de valeur. Nommée la contribution pour la solidarité (CPS), elle était destinée à assurer l’équilibre des comptes sociaux38, mais a été fort décriée, particulièrement dans un contexte inflationniste enclenché dès le début de l’année 2022. Le nouveau gouvernement l’a supprimé ç compter du 1er octobre 2023.
La fiscalité directe est donc relativement faible en proportion du total et elle présente par ailleurs certaines particularités. S’agissant des entreprises, par exemple, deux systèmes d’imposition coexistent. L’un est classique, puisqu’il s’agit d’un impôt sur les bénéfices, avec comme particularité cependant que les mécanismes de défiscalisation locaux viennent contrebalancer le cas échéant l’impact des taux initiaux. L’autre, en revanche, appelé impôt sur les transactions, s’applique directement au chiffre d’affaires des entreprises concernées, quel que soit le niveau de leurs charges. Pour que cela soit viable en cas de coûts de production importants, il est nécessaire de fixer des taux particulièrement bas. La conséquence est que lorsque, au contraire, les entreprises ont des charges très faibles, leur contribution est alors tout à fait minime au regard des bénéfices perçus. Par ailleurs, ce dispositif ne favorise évidemment pas les investissements, ce qui peut potentiellement favoriser l’obsolescence de certains équipements à long terme.
Du côté des ménages, on trouve un impôt foncier relativement modeste, basé sur une proportion de 10 % de la valeur locative (déclarée) après abattement de 25 à 30 %. On relève surtout l’absence de droits de succession qui, notamment, permet le maintien éventuel d’importantes rentes immobilières, dans un marché pourtant particulièrement tendu qui rend l’accès à la propriété presque impossible pour les ménages gagnant moins de quatre fois le salaire minimum39. Enfin, les ménages sont soumis à la contribution de solidarité territoriale (CST), une forme d’imposition sur le revenu mais qui diffère sensiblement de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) de métropole.
3.2. Une imposition sur les revenus en marge du système métropolitain
Lorsque la question d’une éventuelle réforme de l’introduction d’un IRPP revient sur la scène politique, ce qui est récurrent, c’est pour être rapidement évacuée. Le spectre de la manifestation du 29 avril 1958 contre une délibération qui avait adopté l’impôt sur le revenu semble encore vivace. À l’époque, 3 000 personnes s’étaient massées devant l’Assemblée territoriale, qui avait subi des jets de pierres. De manière symptomatique, des photos du rassemblement montrent la présence d’une grande banderole sur laquelle figuraient des croix gammées biffées et le slogan : « contre la dictature ». Au lendemain de cette manifestation, la délibération contestée avait été annulée et ce n’est qu’en 1995 que la CST a ensuite été mise en place, selon des modalités très différentes d’un impôt sur le revenu classique et, surtout, avec une pression fiscale extrêmement limitée.
Calculée mensuellement, par fractions de revenus et sur chaque revenu distinct, la CST ne comporte ainsi aucun quotient familial. Un salarié percevant 3 000 € mensuels, par exemple, paiera donc la même contribution quelle que soit sa situation personnelle, c’est-à-dire indépendamment du nombre de personnes à charge dans le foyer. Les taux restent par ailleurs très inférieurs à ceux que l’on peut connaître en métropole. Jusqu’en 2010, le taux marginal maximal de la CST – c’est-à-dire le taux maximal s’appliquant à la dernière fraction de revenu perçu – s’établissait à 5 % seulement, et encore fallait-il gagner mensuellement plus de 750 000 Fcfp pour y parvenir (6 300 €)40. Une très faible réforme avait porté en 2011 le taux marginal maximal à 10 % pour la fraction des revenus supérieure à 2 millions (16 800 €). C’est en 2013 qu’une modification plus importante de la structure des taux avait multiplié les tranches d’imposition, jusqu’à atteindre un taux marginal maximal de 25 % (pour la part des revenus excédant 2,5 millions de Fcfp, soit 21 000 €). En 2022, une nouvelle réforme a conservé les mêmes tranches pour en décaler le taux de 2 à 3 points, uniquement pour le cas des tranches de revenus dépassant 400 000 Fcfp (3 350 €). Le taux marginal maximal a ainsi atteint 28 %. Le nouveau gouvernement, qui a pris ses fonctions en mai 2023, avait rapidement annoncé qu’une réforme de la CST était prévue mais, à la date de publication de cet article, les modalités en restent ingorées.
On notera en complément que les cotisations de l’assurance maladie, qui sont également prélevées sur les revenus, ont historiquement été plafonnées. Ainsi par exemple, en 1981, elles ne s’appliquaient qu’aux 80 000 premiers Fcfp du salaire mensuel (670 €), quel que soit le montant effectif du salaire perçu. Progressivement, ce plafond a été décalé. Il était ainsi de 500 000 Fcfp en 1997, puis de 650 000 Fcfp en 2000 et 750 000 Fcfp en 2003 (respectivement 4 200, 5 500 et 6 300 € environ). En 2008, le « déplafonnement » des cotisations a été annoncé, mais en maintenant tout de même un plafond officiel à 3 millions de Fcfp (25 000 €). Depuis 2015, ce plafond mensuel a été porté à 5 millions de Fcfp (42 000 €), sans qu’il soit aisé de comprendre pourquoi il n’a pas tout simplement été supprimé41.
La fiscalité polynésienne, compétence exclusive du gouvernement local, pèse donc de manière parfois déroutante sur les différentes catégories de contribuables locaux. Le fait qu’une forte proportion soit indirecte, notamment avec des formes très protectionnistes (comme avec les DTI ou la TDL), contribue aux prix élevés et renforce également les positions de marché (défiscalisation, exonérations et TDL à nouveau). Tous les consommateurs sont donc contributeurs, même si un contrôle des prix (PPN et PGC) se présente comme de nature à assurer une forme de redistribution en assurant aux ménages les plus modestes un accès facilité à certains produits de base. Cependant, chacun peut bénéficier de ces prix et marges encadrés, quel que soit son niveau réel de revenu. De fait, le système présente donc d’importantes fuites qui rendent le mode d’action retenu largement inefficace, alors même que l’indice de Gini, qui mesure classiquement le niveau des inégalités de répartition des revenus est sensiblement élevé puisqu’il atteint 0,4. Par comparaison, il n’est que de 0,3 pour la métropole. Les inégalités mesurées par l’indice de Gini situent donc la Polynésie française à un niveau légèrement supérieur à celui des États-Unis ou de la Chine, une mesure qui entretient les interrogations sur la justice fiscale du territoire.
4. De ‘nouvelles’ quêtes d’autonomie ?
Si le système fiscal polynésien, considéré selon les habitudes ancrées du prisme métropolitain, peut surprendre au regard des inégalités qu’il entretient, d’autres dérogations à l’égalité républicaine existent de longue date dans le paysage institutionnel du territoire. La loi organique précitée de 2004, qui définit le statut d’autonomie renforcée de la Polynésie française au sein de la République, contient en effet deux dispositions qui permettent, pour la première, de promouvoir et protéger l’emploi local (art. 18) et, pour la seconde, d’encadrer le transfert de propriétés foncières (art. 19). Dans les deux cas, il s’agit de donner au gouvernement la possibilité d’intervenir au bénéfice des personnes justifiant soit d’une durée suffisante de résidence en Polynésie française, soit d’une durée suffisante de vie en couple avec ces dernières. L’année 2022 a été l’occasion pour le gouvernement polynésien de (tenter de) mettre en application ces deux dispositions organiques.
4.1. Promotion et protection de l’emploi local
La loi organique statutaire permet une discrimination dans l’accès à l’emploi s’agissant des emplois du secteur privé ou des emplois de la fonction publique de la Polynésie française et des communes. Les éventuels textes à adopter restent cependant sous le contrôle du juge administratif, étant entendu que les mesures de protection, comme en dispose l’alinéa 4 de l’article 18 de la loi organique statutaire, doivent répondre à des « critères objectifs en relation directe avec les nécessités du soutien ou de la promotion de l’emploi local » et qu’elles « ne peuvent porter atteinte aux droits individuels et collectifs » des autres résidents (personnes physiques ou morales) qui exerçaient leur activité dans des conditions conformes aux lois et règlements en vigueur à la date de publication de ces nouvelles mesures.
Dès 2009, des tentatives ont été entreprises pour légiférer sur la question de l’emploi local, mais elles sont longtemps restées infructueuses. Ce n’est que le 5 novembre 2019 que la loi du pays sur la promotion et la protection de l’emploi local a pu être promulguée42, bien que son entrée en vigueur ait dû attendre le 1er octobre 2022, soit près de trois années encore. Le parti indépendantiste du Tavini, qui était à l’époque dans l’opposition, s’était ému de ce retard d’application par le biais d’une question orale déposée à l’APF le 10 mai 2022 par Mme Eliane Tevahitua, alors représentante à l’assemblée43. Mme Tevahitua soulignait alors la nécessité d’intervenir pour protéger l’emploi local dans les termes suivants (les mises en gras et en italique sont d’origine)44 :
Les Polynésiens sont chaque jour les témoins impuissants d’un phénomène migratoire dont l’ampleur ne cesse de croître. Ce phénomène face auquel notre population nourrit les plus vives inquiétudes porte un nom : immigration. […] Nous assistons, également sur les réseaux sociaux, à l’émergence de groupes d’entraide dont la vocation affichée est de promouvoir l’expatriation des métropolitains dans notre pays et de faciliter leur installation permanente au fenua. […] Leur motivation est de quitter la France, leur pays natal devenu désormais invivable et de trouver ailleurs un emploi et de nouvelles opportunités.
Le principe de la loi du pays repose sur une analyse des données statistiques de l’emploi privé par le service de l’emploi, de la formation et de l’insertion professionnelle (SEFI, équivalent polynésien de France travail). Il s’agit de recenser les embauches45 effectuées dans chaque métier, selon la classification ROME46, en les croisant avec la date à laquelle les personnes embauchées ont obtenu un numéro d’inscription à la CPS, que l’on retient comme la date d’arrivée sur le territoire. Pour un métier spécifique, si au moins 10 % des embauches concernent des résidents récents, l’emploi est alors protégé. On distingue alors trois niveaux de protection, selon l’ancienneté de ces nouveaux résidents sur le territoire :
- si l’ancienneté est inférieure à dix ans, l’emploi bénéficiera d’une protection minimale (c’est-à-dire que sera imposée une durée de résidence d’au moins trois ans) ;
- si l’ancienneté est inférieure à cinq ans, l’emploi bénéficiera d’une protection intermédiaire (c’est-à-dire que sera imposée une durée de résidence d’au moins cinq ans) ;
- si l’ancienneté est inférieure à trois ans, l’emploi bénéficiera d’une protection renforcée (c’est-à-dire que sera imposée une durée de résidence d’au moins dix ans).
Chaque année, un arrêté pris en conseil des ministres définit ainsi, en fonction des statistiques précédentes, le tableau des activités professionnelles protégées (TAPP). Pour ne citer que quelques exemples, pour la première application de la loi à compter du 1er octobre 2022 – et donc en se basant sur les DPAE recueillies de septembre 2021 à août 2022 –, les vendeurs des magasins d’alimentation faisaient l’objet d’une protection minimale, tandis que les vendeurs de matériel et d’équipements bénéficiaient d’une protection intermédiaire et que les coiffeurs ou assistants coiffeurs relevaient d’une protection renforcée.
Ainsi, selon le critère statistique retenu, à partir de 10 % d’embauches de ‘nouveaux résidents’, les emplois sont protégés et le niveau de protection augmente d’autant plus que ces nouveaux résidents sont installés depuis peu. Or, on peut se demander si un tel choix est réellement pertinent, car rien ne vient démontrer dans ce processus que le recours à des travailleurs récemment installés en Polynésie française ne répond pas soit à une absence de compétence locale, soit aux souhaits des Polynésiens de ne pas candidater sur les postes proposés47. De fait, l’intérêt pour une entreprise d’un recrutement en dehors de la Polynésie française – qu’il s’agisse de coûts induits ou de risques liés à l’adaptabilité, par exemple – est loin d’être démontré si un travailleur local compétent est disponible. L’analyse statistique réalisée pour la première année montre d’ailleurs que seules 8,5 % des personnes embauchées résidaient en Polynésie française depuis moins de dix ans (et 6,3 % depuis moins de trois ans).
L’efficacité économique de cette loi du pays interroge donc (Montet 2023), même si elle n’a heureusement pas pour but d’empêcher les embauches de nouveaux résidents, puisque les employeurs peuvent obtenir des attestations de carence auprès du SEFI, qui leur donnent alors la possibilité de recruter soit des résidents plus récents, soit des personnes provenant de l’extérieur du territoire. Cela risque cependant de rallonger les procédures (bien qu’une procédure d’urgence soit prévue) et le texte ne considère surtout pas explicitement des caractéristiques pourtant essentielles en matière de recrutement, comme l’appariement et les aspects humains et relationnels sous-jacents à toute intégration dans un environnement professionnel.
4.2. Mesures fiscales sur l’immobilier
En dehors de la mise en œuvre de la loi de protection de l’emploi locale, l’année 2022 a également été celle du vote d’une seconde loi du pays s’intéressant cette fois à favoriser les transferts de biens immobiliers en faveur des résidents polynésiens de longue date, comme l’autorise l’art. 19 de la loi organique statutaire étant donné l’importance de la terre en Polynésie, à la fois compte tenu de son caractère insulaire, mais aussi en raison de son rôle identitaire et culturel48. Il s’est agi pour cela de renforcer très sensiblement la pression fiscale portant sur les personnes dont la durée de résidence en Polynésie française était inférieure à dix ans (ou d’une durée de mariage ou PACS de moins de cinq ans avec un résident dont la protection est visée).
La loi a ainsi majoré, pour les ‘nouveaux résidents’ concernés :
- de 50 % le taux d’imposition sur la plus-value ;
- de 2 000 % les droits d’enregistrements des cessions de parts de SCI ;
- de 1 000 % les droits d’enregistrements et de publicité foncière.
C’est cette dernière mesure qui, touchant l’ensemble des acquisitions immobilières, a le plus fait parler d’elle et a valu que la loi soit surnommée dans les médias « loi sur les 1 000 % ». Concrètement, une telle majoration revient environ à doubler le prix d’acquisition des biens immobiliers – et pour un marché pour lequel les prix sont déjà sensiblement élevés.
Il faut préciser que si la mesure frappe les personnes physiques, elle touche aussi les personnes morales, c’est-à-dire soit une entreprise dont le siège social se situe en Polynésie française mais qui est contrôlée par une personne physique ne satisfaisant pas aux conditions d’ancienneté de résidence requises, soit une entreprise dont le siège social ne se situe pas en Polynésie, même si elle est contrôlée par un résident polynésien de longue date. Sans doute conscient du frein que cela pouvait représenter pour les investissements étrangers, le législateur a cependant prévu une dérogation pour les investissements supérieurs à 5 milliards de Fcfp (près de 42 millions d’euros) destinés à accueillir un grand projet économique, industriel ou touristique, à la condition que l’investissement en question soit affecté au projet pour une durée de 30 ans (sous peine de verser alors la totalité des droits exonérés). On comprend cependant aisément, d’une part, que nombre d’investissements se trouvent évincés alors même qu’ils sont pourtant d’un montant important et, d’autre part, que même pour les investissements éligibles, réclamer une condition de visibilité de 30 ans à l’investisseur est totalement déconnecté de la réalité économique.
Le vote de la loi du pays le 26 avril 2022 – à l’unanimité des représentants de l’Assemblée – a pour le moins surpris car aucune consultation préalable n’avait été effectuée, ni auprès des experts fonciers, ni avec les agents immobiliers, ni encore en contactant les notaires49. La Chambre des notaires a d’ailleurs considéré que la loi était « électoraliste », « stigmatisante » et « choquante ». Consciente de l’indignation soulevée, la majorité politique a reconnu s’attendre à des recours, en expliquant avoir voulu « faire passer un message »50. Pour autant, la loi du pays a été promulguée le 10 mai, soit dans un délai très court, surtout compte tenu de recours annoncés.
Face aux premières difficultés soulevées par la mise en application de la loi, le ministre de l’Économie et des Finances, déclarant s’être « trompé de cible », a annoncé le report de l’application du texte à 2023, dans l’attente de la décision du Conseil d’État51. Sans réelle surprise, ce dernier a annulé l’ensemble des dispositions attaquées52, indiquant notamment que, si l’art. 19 de la loi organique statutaire permettait de prendre des mesures protectrices en matière de foncier, les mesures fiscales n’en faisaient pas partie et que : « […] l’ancienneté de la résidence en Polynésie française n’est pas un critère en relation directe avec l’objectif poursuivi ». De fait, aucune statistique ne permet selon la Chambre des notaires d’attester de l’influence des acquisitions des non-résidents sur les prix de l’immobilier53, alors même que la simple supposition de ce lien sert de fondement à la loi du pays54 :
[…] la spéculation immobilière générée notamment par les investissements immobiliers de personnes non résidentes participe à la paupérisation foncière et à la flambée des prix dans ce secteur. En conséquence, l’accès à la propriété foncière des résidents polynésiens devient de plus en plus difficile compte tenu de la rareté mais également de l’augmentation exponentielle du prix de l’immobilier. Le présent projet de loi du pays entend mettre un frein à la spéculation foncière […].
Conclusion
Bien que partie intégrante d’« une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », la Polynésie française a acquis au fil du temps un très important degré d’autonomie à l’égard de Paris. Les indiscutables et profondes différences entre le territoire et la métropole constituent un puissant soutien en faveur d’une évolution institutionnelle autorisant les Polynésiens à bénéficier d’un processus décisionnel décentralisé, un ancrage plus ‘local’ des choix. La France a su faire montre à cet égard de compréhension et de respect culturel, y compris sur des champs parfois historiquement sensibles pour les Français, comme le rapport au religieux.
Des demandes de renforcement de l’autonomie dont bénéficie actuellement la Polynésie se font cependant régulièrement entendre, particulièrement de la part des indépendantistes. Elles sont parfois l’objet de passes d’arme politiques avec les partis autonomistes, même si les discours de certains autonomistes peuvent aussi être à ce titre ambigus sur certains aspects. Si, historiquement, l’État semble suivre les évolutions en essayant régulièrement de faire preuve d’une certaine ouverture d’esprit, on ne peut pas dire non plus qu’il précède le mouvement. Dans les indications que l’actuel haut-commissaire a fournies peu après sa nomination, il remarquait (Radio 1, 29 septembre 2022) :
Quand j’étais à Paris, personne ne m’a parlé de questions institutionnelles. Et je constate qu’à chaque fois qu’on parle de questions institutionnelles, c’est souvent un prétexte pour ne rien faire pour la vie quotidienne des gens. Donc moi j’ai envie de parler de pouvoir d’achat, j’ai envie de parler de logement, j’ai envie de parler d’emploi, mais je n’ai pas envie de passer des heures et des heures à batailler pour tel ou tel point juridique ou institutionnel. […] Le statut, il est déjà extrêmement décentralisé. Et puis surtout, dans la loi organique, il y a des articles qui n’ont même pas encore été utilisés. Je pense par exemple à l’article 18, celui qui protège l’emploi local. Le Pays vient tout juste de déposer sa liste des métiers en tension, l’arrêté n’est même pas encore pris. L’article 19 protège le foncier ; alors là, il n’y a carrément rien eu, il n’y a pas eu de loi du Pays. Alors allons d’abord au bout de ce statut, déployons ce que les textes prévoient avant de discuter d’une nouvelle évolution institutionnelle.
Des interrogations régulières existent par ailleurs quant aux conséquences de cette autonomie renforcée dans le temps sur la qualité de la gouvernance de la Polynésie française55. Des décisions localisées exposent en effet davantage au risque de s’éloigner de principes généraux ou transversaux, notamment éthiques ou juridiques. Elles insèrent potentiellement dans le socle républicain le coin des influences individuelles qui, si elles existent assurément dans chaque territoire, sont sans doute renforcées encore dans le cas des petites sociétés insulaires où les proximités sont légion.
S’agissant des aspects économiques et fiscaux de la Polynésie française, il serait ainsi complexe d’ignorer, sans perte de compréhension des mécanismes globaux, que les intérêts individuels (ou de groupes) ne sont pas étrangers à la construction progressive de l’architecture du système. Il en résulte des choix parfois à rebours des principes républicains eux-mêmes, qui favorisent notamment les inégalités et la reproduction sociale sur le territoire. Il ne faut pas oublier non plus que la politique économique polynésienne a débuté sa construction dans l’imitation d’un système français encore très centralisé et administré. Si la métropole a ensuite évolué vers un meilleur respect des principes de l’économie de marché – souvent à petits pas cependant et sous l’influence, voire la pression européenne –, la Polynésie est restée plus en retrait et il demeure parfois complexe de trouver des échos favorables à des préceptes économiques pourtant communément reconnus ailleurs dans le monde.
Quoi qu’il en soit, les débats sur le niveau optimal d’autonomie à atteindre restent très vifs et la nouvelle mandature qui s’ouvre, aux couleurs indépendantistes56, ne manquera pas d’apporter de nouveaux questionnements sur la place que la Polynésie française doit occuper au sein de la République, comme l’illustre déjà, notamment, la volonté affichée par le gouvernement de la création d’une « citoyenneté Ma’ohi ».
L’auteur tient à remercier les deux rapporteurs anonymes pour leurs commentaires judicieux.