Ni patient, ni soignant : le visiteur au chevet du lit d’hôpital

Représentations de l’expérience de l’entre-deux dans quelques poèmes contemporains de langue anglaise

  • Neither patient, nor doctor: the visitor at the bedside. Representations of the experience of the in-between in a selection of poems in English

Résumés

Cet article analyse la représentation de l’expérience de la visite à l’hôpital dans des poèmes contemporains. Dans la chambre d’hôpital, le visiteur cherche sa place : il se poste, presque comme une anomalie, entre le patient alité et le personnel soignant affairé. Son rôle est en partie contraint par une liste de règles établies par l’institution. Dans cet entre-deux, le visiteur est ainsi spectateur et certains poètes ont su évoquer subtilement les émotions générées par un spectacle si particulier, tant par la scène qui y est jouée que par le contexte de représentation. Il arrive au visiteur d’être témoin de la mort du proche sur son lit d’hôpital : l’article se conclut sur cette « mort en seconde personne » qui, dans plusieurs poèmes, se traduit par un inconfort, un décalage, une expérience de l’entre-deux, de l’espace qui sépare le visiteur vivant du proche décédé.

This article proposes to analyse the experience of visiting someone in the hospital as it is represented in a selection of contemporary poems. In the hospital room, the visitors, whose presence comes close to being anomalous, try to determine their role: they place themselves between the bedridden patient and the working medical staff. The visitor’s role is partly constrained by rules and regulations listed by the hospital. In this in-between, the visitor turns out to be a spectator, and some poets have managed to subtly evoke the emotions prompted by this so peculiar scene. The visitor may also happen to be the first witness of the death of their relative in a hospital bed: the article ends on this “death in the second person” which, in a few poems, is translated by a sort of discomfort, of a distance, an experience of the in-between, of that space that separates the living visitor from the dead relative.

Plan

Texte

« La souffrance est privée, la santé est publique » (Ricoeur 1996 : 1), c’est dans cet « en même temps » que Paul Ricoeur place chaque patient hospitalisé au cœur d’une expérience pourtant des plus intimes mais que le patient vient adresser à un soignant, souvent inconnu, dans un lieu public : l’hôpital, lieu qui génère des sentiments ambivalents, vers lequel l’on est conduit en urgence pour y chercher une aide que seule cette institution est en mesure d’apporter, mais lieu que l’on aimerait ne jamais avoir à côtoyer, d’où l’on préfère pouvoir se détourner. Cette hésitation à l’égard de ce lieu à la fois essentiel au bon fonctionnement de nos sociétés, présent dans la plupart des villes, mais plus ou moins délibérément ignoré par celui ou celle qui se sent en bonne santé, est évoquée par Lawrence Sail, poète britannique contemporain, au début de son poème « Father to Son » (1995). Il y évoque cette présence ambiguë du bâtiment dans le paysage urbain :

No one would know, unless they actually knew –
Or even notice the drab brown building facing
The Apollo supermarket (ll.1-3).

Le premier vers, quasi-tautologique, contrarie deux fois de suite la transitivité directe attendue de « know » dont l’actualisation demeure par ailleurs virtuelle (« would » et « knew ») : tant qu’il ou elle n’en a pas fait l’expérience (« actually »), personne ne connaît ni même ne repère ce bâtiment. L’enchaînement allitératif de trois syllabes accentuées (« drab brown building ») alourdit le pas poétique et ainsi suggère la réticence et la pesanteur de celui ou celle qui doit s’y rendre. L’objet de cette connaissance suspendue au premier vers apparaîtra dans les strophes suivantes qui conduisent le lecteur en service pédiatrique, au milieu des « outraged screams of children » (l.8). Sail évoque donc cet antre hospitalier au cœur de la cité comme une institution ignorée tant que cela reste possible et dont la banalité est pourtant soulignée par son étroite proximité avec le supermarché.

L’origine latine d’‘hôpital’, ‘hospitalitas’, ancre sa mission première dans le lien d’hospitalité et d’accueil de l’autre comme hôte. Si jusqu’au XIXe siècle, l’hôpital protégeait la société des gens malades et nocifs en les gardant entre ses murs, aujourd’hui, l’hôpital protège ses patients. L’institution accueille ceux qui viennent lui faire part d’une souffrance, d’un symptôme, d’un doute parfois, et a pour mission de diagnostiquer, guérir, ou tout au moins rendre le patient de nouveau capacitaire afin qu’il ou elle se réinscrive dans un quotidien en-dehors de l’hôpital. En ce sens, l’hôpital n’est plus un mouroir, ni un espace de quarantaine (Armstrong 1993 : 394). Depuis la fin du XIXe siècle, il est devenu un lieu de passage qui offre une hospitalité nécessairement ponctuelle et intense (Risse 1999 : 684). De fait, il est tentant de considérer le moment d’hospitalisation comme un ‘entre-deux’ pour le patient, un laps de temps entre parenthèses, en suspens, entre la vie d’avant et la vie d’après. Mais cela reviendrait à rejeter dans les marges de l’existence une expérience physique et ontologique des plus intenses. Certes, ce vertige existentiel se déploie sur un lit dans lequel chaque patient sera remplacé par le suivant, dans une chambre anonyme et aseptisée qui ne porte aucune trace d’une histoire individuelle, aucun nid de poussière, recoin, angle, trou qui pourrait, comme le propose Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, faire ressurgir la mémoire du passé. Et l’intime s’intensifie ainsi presque paradoxalement dans ce « domaine neutre » (Armstrong 1983 : 6) qu’est l’hôpital ; le sentiment de soi-sujet se magnifie alors que le corps est objectivé par le regard clinique et l’imagerie médicale. C’est précisément l’intensité du vertige subjectif qui nous dissuade de considérer l’hospitalisation comme une parenthèse, un ‘entre-deux’, et qui nous incite au contraire à l’envisager comme un moment crucial de l’existence. En outre, si l’hôpital est un lieu fermé où l’on ne se rend jamais par hasard, il demeure bien un lieu au cœur de la cité, hospitalier et garant de la santé publique. Il est un point de convergence politique et sociale où la plupart des existences commencent, passent et / ou s’éteignent. Il peut en ce sens être le début, le milieu, la fin, le n’importe-quand et non ‘l’entre-deux’.

Quand la poésie s’empare de l’hospitalisation, mêlant ses propres conventions au cadre disciplinaire et hautement organisé de l’hôpital, conjuguant, comme à l’hôpital, le ‘privé’ (l’expression d’une subjectivité lyrique) et le ‘public’ (la publication du poème le rend visible), il apparaît dans quelques poèmes une persona poétique particulière qui se loge dans un, voire des, ‘entre-deux’. Il s’agit du visiteur, celui qui, ni patient, ni soignant, emprunte les couloirs de l’hôpital pour rendre visite à un proche.

Le visiteur se rend dans la chambre, mais s’arrête au chevet, comme en suspens dans un rôle très déterminé. Il se soumet aux codes, aux règles, aux pancartes, aux horaires des visites. Il respecte les contraintes du protocole thérapeutique sans en être ni le bénéficiaire ni l’acteur. Il attend, entre deux phases de sommeil du patient, entre deux soins, entre deux auscultations ; il est entre deux mondes, celui du dehors auquel il appartient, et celui de l’hôpital ; en vêtements de ville, dans un corps en bonne santé, il est ou se vit comme une anomalie dans le paysage. Le visiteur, quoi que bien présent dans la chambre et les couloirs de l’hôpital, évolue donc dans un espace liminal, constamment dans un ‘entre-deux’.

Il nous importe ici, par le biais de l’analyse d’un corpus de quelques poèmes contemporains, de mesurer comment ce statut d’intermédiaire est poétisé, comment il incarne le tiret d’‘entre-deux’ qui marque à la fois un lien et une rupture. Le visiteur vient entretenir le lien avec le patient, mais aussi entre la vie du dehors (la vie ‘normale’) et la vie à l’hôpital. Mais le visiteur est simultanément un corps en rupture avec le corps du malade alité et le corps médical soignant. Il est un corps en trop, une anomalie paradoxalement rassurante qui vient s’entremettre dans le paysage du soin.

Les poèmes ici analysés ont donc été thématiquement sélectionnés. S’ils varient en intensité, en qualité peut-être, s’ils sont dits par des voix féminines, masculines, jeunes ou moins jeunes, s’ils font parler un parent, un enfant, un ami, un époux, une épouse, etc., ils ont au moins en commun qu’ils mettent systématiquement en scène une persona qui rend visite et ainsi vient se positionner dans un ‘entre-deux’ spatial, temporel, et parfois existentiel, qui lui donne l’occasion de déployer un regard poétique particulier.

Nous verrons dans un premier temps comment, dans plusieurs poèmes, le visiteur cherche sa place et son rôle, entre l’apaisement (mutuel) et l’inconfort (moral et physique). Cet inconfort est en partie la conséquence d’une mise-en-abyme anomale de l’hospitalité. En effet, le patient est accueilli par l’institution, et il accueille à son tour, dans un espace restreint (délimité parfois par de simples rideaux) qui n’est pourtant pas ‘chez soi’. Le patient accueille au chevet – ‘at the bedside1, ‘at’ marquant à la fois la destination et le blocage et ‘-side’ une marginalisation irréductible, le visiteur accueille la souffrance ou l’ennui du patient vulnérable : sa « non-indifférence » est, selon les termes d’Emmanuel Levinas, un élément essentiel du lien social et éthique :

La structure humaine, la structure anthropologique profonde permettent, intuitivement, de saisir ce phénomène [la douleur d’autrui]. Autant sa propre douleur est inassumable, autant on peut assumer dans une certaine mesure celle d’autrui et, en tout cas, on ne peut pas y rester indifférent. La non-différence à l’autre et à sa douleur est un élément essentiel. Cela est à la fois la responsabilité pour l’autre et la source de la responsabilité pour l’autre. En d’autres termes, c’est la source de la sociabilité (Levinas 1994 : 133).

Le visiteur n’est donc ni indifférent ni soignant, ni inutile ni utile, mais entre-deux ; un entre-deux complexe que la double négation de la « non-indifférence » exprime indirectement.

D’autres poèmes nous inviteront dans une deuxième partie à analyser le regard que porte le visiteur sur le patient alité. Spectateur sidéré, abasourdi, voire dégoûté, le ‘je’ poétique saisit l’opportunité de sa distance (‘at the bedside’) pour déployer, depuis sa position ‘entre-deux’, son regard poétique. De cette posture liminale, ni sur la scène (le lit) ni passivement indifférent à ce qui s’y joue, le regard du visiteur désubjectivise et / ou resubjectivise le corps alité qui, sous les yeux du lecteur, devient un objet poétique complexe. La proximité du visiteur, presque sur le lit, non-indifférent à ce qui s’y passe, mais sans jamais être le patient, nous invitera dans une troisième partie à considérer ces situations au moment de la mort du patient. Nous nous intéresserons alors à « la mort en deuxième personne », expression empruntée à Vladimir Jankélévitch dans La Mort, telle qu’elle est évoquée par plusieurs poètes. Ce « cas intermédiaire », ou entre-deux, de la mort, n’est pas sa propre mort, ni la mort en général (« mort en troisième personne »), mais la mort que l’on voit de près. L’hôpital et le poème deviennent ensemble des lieux qui montrent la mort de l’autre, dans toute sa matérialité et sa temporalité si spécifique. Entre la vie, qu’il incarne, et la mort, qu’il regarde ‘avoir lieu’, le visiteur poétise son expérience et invite le lecteur à rapprocher son regard.

1. Posture liminale : se placer entre le patient et les soignants

Sur le site internet du NHS, une page est consacrée à « visiting someone in hospital »2 : l’on y fait état des règles à observer scrupuleusement dans ce lieu disciplinaire et hautement discipliné, et dans lequel la circulation des personnes (et des choses) est régulée et contrainte. Le site indique les restrictions horaires, de nombres, d’hygiène, de santé (un visiteur doit s’assurer de ne pas être porteur de virus ou de maladie contagieuse) ; limite les présents et victuailles que l’on peut porter au chevet ; définit le comportement à observer (ne pas s’asseoir sur le lit) et le rapport au corps du malade dont les plaies, blessures et machines auxquelles le patient est relié, ne doivent pas être touchées. Ainsi, le rôle du visiteur est déterminé par des règles communes établies : l’entrée et la sortie de scène, les mouvements, les gestes, les accessoires, tout cela est régulé. La posture est contrôlée. Seule la parole, le contenu du discours, trouve une forme de liberté qui toutefois reste contenue. Dans un poème de 1953, « Hospital Visits », Philip Larkin décrit les visites quotidiennes d’une femme âgée au chevet de son mari. La voix poétique, un « » totalement externe à la scène, évoque ce qui se dit :

I don’t know what was said;
Just hospital talk
As the bed was a hospital bed (ll. 8-10).

Les paroles sont conditionnées par la situation. La conversation spontanée disparaît derrière une catégorie d’échange – « hospital talk » : des phrases déjà écrites pour ce type de scène et dont la fonction première semble être de combler le silence entre le patient et le visiteur. L’entre ‘eux deux’ ne peut rester vide bien longtemps, et c’est donc le rôle du visiteur, ni utile (car non soignant) ni inutile (car parlant) d’occuper cet espace physique et sonore.

L’on retrouve cela assez précisément chez Julia Darling, poète de Newcastle, qui a publié plusieurs poèmes directement inspirés de son expérience de l’hôpital en tant que patiente. La particularité de sa poésie, dont la forme est très simple, est qu’elle repose sur une distance ironique, parfois empreinte d’un certain humour, à l’égard de tout ce qui se joue dans l’institution hospitalière. En 2003, elle a publié un recueil au titre évocateur First Aid Kit for the Mind, dont certains poèmes s’adressent ici au patient (« How to Negotiate Hospital Corridors », « How to Frighten Cancer »), là au visiteur : « How to Speak to Tired People When You Visit Them in Hospital ». Dans ce dernier poème de seize vers, l’usage répété de l’impératif, le style paratactique, et la liste de conseils prodigués aux visiteurs rappellent aisément le site du NHS mentionné plus haut et pourraient se lire comme un pastiche ironique du règlement entendu. Dans une forme à la fois libre et très compacte qui donne un rythme parfois précipité au poème comme pour évoquer le temps contraint et limité de la visite, Darling prodigue des conseils sur ce qu’il faut apporter (« Bring unusual gifts, rare ice cream, a dandelion in a vase », l.1), à savoir une dose d’extra-ordinaire, tout comme la conversation qui doit divaguer et divertir le patient. Mais le visiteur, qui incarne l’intermédiaire alors qu’il ou elle fait le lien entre le dehors et le dedans, doit composer avec les contraintes immédiates :

[…] Describe horizons, views from trains.
Perhaps the tea trolley comes bumping by, you can
plump the pillows, sort out biscuits, do some
smiling […] (ll. 5-8).

La phrase débute et se termine en milieux de vers, inadéquation délibérée qui suggère la capacité d’adaptation requise du visiteur. Les choses ne vont pas de soi, mais l’on s’y adapte, promptement, passant ainsi métonymiquement des « trains » de la conversation qui ouvrent des « horizons », au « chariot » évoluant maladroitement dans le couloir. Le visiteur doit s’activer pour aider au confort, quitte à risquer d’agir trop mécaniquement – et c’est ce que l’on perçoit dans « do some smiling » où « do » rompt l’engagement direct du sujet dans l’action de « smile », verbe ici réduit à l’état d’un substantif indéfini. De collusion avec le poète, le lecteur n'est pas dupe et ainsi perçoit l’artifice du sourire. Ensuite, ce sont les souvenirs qui doivent être convoqués, alors que le visiteur prend son thé : « …., you might like / to describe a street before it changed, recall old shops » (ll.9-10). Puis après quatre vers qui proposent des idées de conversations et souvenirs possiblement évocables, la voix poétique reprend la main sur la conversation et conclut, à la fois le poème et la visite : « Allow there to be silence, but keep it fresh. / Now that’s enough. Button up your coat, leave like a breath » (ll.15-6). Après le moment de silence chronométré l’espace d’un entre-vers, « Now » donne le départ qui, comme la comparaison finale se hâte de l’exprimer, doit être aussi furtif qu’un souffle. « Breath » évoque tout à la fois le souffle poétique, la vie et la mort – « death » rimant notoirement avec « breath » – qui survient aussi rapidement que le départ du visiteur tel que Darling l’y encourage.

Ce poème ne donne pas la parole au visiteur qui, comme dans la chambre, se tient en retrait dans une zone liminale aux abords du poème. Ce dernier coupe le souffle au visiteur et parle pour lui, lui donnant la recette ou le kit de survie. Soumis à des injonctions contradictoires, des désirs et des craintes, le visiteur qui se rend au chevet semble devoir ainsi déterminer sa place, son rôle, son discours, en fonction des contraintes immédiates objectives. Chacune de ces contraintes se présente comme un compromis, un ‘entre-deux’ fondé sur une sorte de non-indifférence maîtrisée : le visiteur s’engage, doit s’engager, mais ne doit pas dépasser la limite d’un engagement excessif. C’est cette retenue, à la fois physique, sociale, affective, que l’on peut envisager comme un ‘entre-deux’.

L’on retrouve cette tension dans un poème publié dans le Guardian en décembre 2019 au début de la pandémie. Dans « £350 million a week » Andrew McMillan relate une nuit aux urgences où le ‘je’ poétique accompagne son compagnon et se retrouve spectateur d’une scène foisonnante où les mourants côtoient les presque mourants : « the dying and the not-today-dying » (l.16). Le compagnon du poète, à qui le poète s’adresse, est pris en charge :

so you are taken to a room
where an old man is crying out in his sleep
and a curtain is drawn between you
I sleep on the tiled floor like a dog
 
at your bedside     at 5am an orderly
comes to take you to a ward     and though
unusually     they allow me to stay
for a while […] (ll. 17-25).

Dans ce lieu où les soignants arpentent les couloirs pour chercher des lits pour les malades, le poète, ni soignant ni malade, ni debout ni allongé, dort comme un chien à même le sol : si elle évoque la fidélité et la vigie, cette image révèle avant tout les conditions minimalistes, dégradées voire dégradantes, qu’une institution au bord de l’implosion peut tout juste offrir aux accompagnants. Mais dans ces temps de crise et d’urgence, l’on s’arrange avec les règles : le poète-visiteur, conscient de sa posture continuellement liminale, s’arrange avec le vers, le rompt, l’interrompt, l’étire et crée des béances, est « autorisé » exceptionnellement (« unusually ») à rester en dehors des heures de visite. Notons que si le poète arrange le vers à sa guise, le visiteur ne prend que les libertés que l’on veut bien lui octroyer. Seule l’institution et ses représentants peuvent modifier les règles. Quant au visiteur, il se soumet à ces règles, très souvent spontanément, comme un chien dressé, trop conscient que sa discrétion et sa docilité peuvent participer à l’efficacité des soins. Cette modestie de la présence qui participe d’une impression d’occuper une zone liminale entre présence nécessaire et discrétion imposée, se traduit par une mesure de la parole au chevet, un discours contrôlé tel que l’encouragent Julia Darling et la liste de conseils sur le site du NHS. L’on retrouve cette présence délibérément modeste dans « The Plunge » (2007), poème dans lequel Fiona Sampson l’évoque par une forme poétique verticale qui, si elle rappelle certes la chute du titre, transcrit l’effort du visiteur à se faire mince, à se poster sur le côté. Depuis la marge, le visiteur au chevet du proche malade fait l’expérience d’un vertige existentiel qui mène la voix poétique à décrire l’approche de la mort de manière extrêmement délicate, où chaque mot est justement posé.

We’re going to the very edge,
to the darkness
where windows float their little boats.
 
Your illness is a kind of pact;
to bear it
is to bear even death
in this name – love (ll. 19-25).

Dans le silence de la chambre d’hôpital, chaque mot compte. L’économie de moyens ici traduit l’intensité poétique de cette forme de discrétion, ou tout au moins de retenue. Au vers suivant, la voix poétique redevient soudainement consciente de son statut de visiteur, de son corps en trop : « Past midnight, I lean against the wall / to let the trolley pass. » (ll.26-7). Version verticale du chien qui s’installe docilement à même le sol chez McMillan, ici le ‘je’ poétique dégage le chemin en se collant au mur – autre manière de disparaître physiquement, d’être présent pour le malade mais absent pour les soignants.

La posture physique du visiteur apparaît comme étant amplement codée, consciemment, spontanément, socialement. L’on ne s’introduit pas entre le patient et le corps médical sans prendre en compte un ensemble de paramètres que les poètes cités ici ont su évoquer plus ou moins directement : il faut trouver sa bonne place dans ‘l’entre deux’ patient-soignant, comme le poète trouve le bon mot, entre trop dire et pas assez. Dans l’un de ses poèmes, Raymond Antrobus évoque précisément une situation où le visiteur semble être ‘à sa place’, toutefois le patient ne saisit pas sa présence. Dans « His Heart » (2016), Antrobus nous mène au chevet d’un homme hospitalisé suite à un accident cardiaque. Après avoir perdu connaissance, le patient d’un certain âge se réveille, confus, s’imaginant être en Jamaïque, son pays natal, avec sa mère. Puis :

Madge is the first girl he kissed in Jamaica –
white floral dress, scent of thyme and summer.
 
She visits his hospital dreams.
Madge is not the nurse who dissolves
 
painkillers in his water (ll. 15-19).

Le visiteur fantasmé remplace peu à peu le visiteur réel, à savoir le fils – «  they spend / half an hour holding hands » (ll.7-8) – dont les contours s’estompent singulièrement dans l’esprit du père. Le poème se termine sur ce couplet nominal : « His son, a blur / on a wooden chair » (ll.23-4). C’est la chaise en bois qui retient l’attention fragilisée du patient. La chaise qu’occupent, les uns après les autres, les visiteurs qui viennent au chevet d’un lit lui-même occupé par des patients qui s’y succèdent. Réceptacle anonyme, ce meuble hospitalier floute son occupant. « His son, a blur » : la syntaxe se délite, le lien entre ces deux instances apposées n'a plus rien d’évident. Le fils est un flou entre le souvenir qu’en a vaguement le père et la présence qui occupe la chaise.

Nous avons vu, à travers la lecture de ces quelques poèmes, comment le visiteur qui, pour le patient, assure le lien entre le dehors et le dedans, doit trouver et rester à sa place et doit tenir son rôle dans une zone d’entre-deux. Il n’est en aucun cas soignant, et pourtant il est une présence rassurante qui bien souvent facilite le soin et la guérison. Il n’est en aucun cas patient, et pourtant sa présence ne s’explique que par le lien, la non-indifférence, la compassion qu’il éprouve pour le patient hospitalisé. Entre les deux et discret. Si sa parole est mesurée par les circonstances, la décence ou parfois l’ennui de devoir des heures durant regarder un patient inconscient, son regard quant à lui se déploie. Seule la pudeur pourrait le limiter ou le suspendre. Mais assis sur la chaise en bois au chevet du lit d’hôpital, ou adossé au mur pour laisser circuler les chariots, le visiteur endosse le rôle du spectateur dans un ‘entre-deux’ : conscient de l’importance de sa présence et de l’importance de sa discrétion. Et la poésie est un espace qui pour certains est l’occasion de la mise en scène de ce spectacle singulier.

2. Regarder le corps malade : entre empathie et inconfort

Depuis sa posture en partie assignée, le visiteur regarde. Il ne soigne pas. Il ne souffre pas (ou pas directement). Il observe, laissant (ou non) surgir des émotions aussi variées que la sidération, la paralysie, la tristesse, l’indifférence parfois, la rancœur, le soulagement, etc. La poétisation du regard sur le corps de l’autre qui souffre, qui s’éteint ou bien qui guérit, peut prendre des formes diverses, allant d’une compassion intense (forme d’entre-deux où l’autre est soi sans jamais être soi) à un effort vain de mise à distance objectivante. Reprenons le poème de Fiona Sampson, « The Plunge » : le regard du ‘je’ poétique, qui ne cesse de plonger dans un vertige symbolisant la conscience d’une perte à venir inévitable, se pose sur le corps vulnérable :

The loneliness of your naked body
before the doctors and their equipment
uncovers me (ll. 61-63).

Un corps seul, car déjà presque parti vers ce qu’elle nomme ailleurs « the darkness » (l.20) et « the unknown » (l.68) ; un seul corps nu qui contraste avec l’équipement de plusieurs docteurs, magnifiant ainsi le rapport ô combien asymétrique entre le corps impuissant et les corps agissants. Et entre ces deux instances corporelles, le ‘je’ poétique, par une sorte d’amour fusionnel – ou de compassion amoureuse –, se sent lui aussi « découvert », ou mis à nu, par le sentiment de solitude que lui suggère le corps vulnérable. Alors que plus tôt elle tente de disparaître de la scène en s’appuyant au mur pour laisser passer le chariot, elle est ici au contraire happée par la vision d’un corps en partance et, par l’irruption inattendue de « me », s’immisce « trop près », comme pour tenter d’apaiser la solitude perçue. L’ ‘entre-deux’ qui dans d’autres poèmes évoqués plus haut (Julia Darling et Philip Larkin) est un espace qui doit être subtilement comblé de « conversations d’hôpital » est ici ramassé, rétréci presque au minimum dans la quasi-fusion des deux corps.

D’autres poètes choisissent au contraire de partir d’une distance à l’égard du proche malade. Et l’écart physique et ontologique qui sépare le spectateur de la scène, malgré la non-indifférence évidente qui l’a conduit au chevet du malade hospitalisé, s’offre comme un espace de création poétique qui finit toutefois par se réduire. Dans son recueil A Quarter of an Hour (2018), Leanne O’Sullivan relate les semaines de coma de son mari hospitalisé pour une infection cérébrale sérieuse. Son poème « Tracheotomy » procède à une sorte d’exploration des organes. Dans le premier des cinq tercets, le ‘je’ poétique a quitté la chambre pendant l’acte chirurgical :

I waited outside your room and imagined
the incision’s deep crimson pool
in the hollow love-notch of your throat. (ll. 1-3)

Dans le couloir, espace marginal mais artère où se jouent bon nombre de scènes réelles ou fantasmées, le ‘je’ imagine les détails de la trachéotomie. L’incision chirurgicale, quelle qu’elle soit, nécessite pour le médecin une objectivation du corps du patient. Michel Caillol, chirurgien orthopédique, dans son article « La Démarche éthique en chirurgie : objectiver en restant libre », défend l’idée qu’un chirurgien ne peut « entailler » le corps d’un autre s’il persiste à en mesurer toute sa subjectivité :

Durant l’acte opératoire, pour rester efficace, le chirurgien doit oublier que son malade est un sujet. Il doit s’extraire de la subjectivité de ce patient pour qu’elle ne personnalise pas son acte au risque qu’il soit mal fait. Ainsi, oubliant que son malade est, il doit le réduire à un simple objet ; plus encore, il doit réduire tout ce corps-objet à l’objet de l’opération, une hanche par exemple (Caillol 2010 : 8).

Caillol insiste toutefois par la suite sur le fait que le chirurgien doit avoir conscience que cette objectivation, qui naît d’un effort de volonté, est une fiction temporaire : l’objet étalé sur la table est bien un sujet quand il n’est plus sur la table. Cette « suspension volontaire du jugement » (idem) est l’apanage du chirurgien – le seul autorisé à découper, couper, inciser un corps humain vivant. Dans « Tracheotomy » le discret ‘je’ poétique emprunte le terme technique du chirurgien pour le titre du poème, ce qui crée chez le lecteur l’attente d’un poème distant et objectivant. Mais en dehors de la chambre, en marge de l’acte incisif, et pour combler l’attente, l’imagination prend le relai. L’objectivation nécessaire au médecin glisse très vite vers une re-subjectivation poétique. Dès « love-notch », une fois « love-notch » atteint, touché, le corps est un sujet aimé à qui le ‘je’ s’adresse directement. Le second tercet évoque la voix perdue de l’homme maintenant silencieux, les mots qui ne résonnent plus dans la gorge qui est en train de se faire inciser,

[…] among the vocal reeds,
filmy-white, beams on a footbridge, fascia,
muscle, isthmus (ll. 7-9).

Le style paratactique crée l’effet d’un catalogue égrainé à mesure que chaque organe et tissu est traversé. Si les cordes vocales, végétalisées en roseaux, ne vibrent plus, la poésie compense ce silence humain par son rythme soutenu et plus singulièrement par l’étrange sonorité des termes médicaux « fascia » et « isthmus ». La voix poétique est ainsi prise dans un entre-deux où elle re-subjectivise ce corps distant et à la fois le dé-familiarise en l’imaginant de trop près, en le disséquant de son regard poético-médical. Quelques vers plus loin, le ‘je’ poétique est de nouveau au chevet, où elle voit son mari

[…] rooted and grafted
onto the machines, when I came in,
and I could see the wound pulled wide
 
by the canula, its dark, weeping undulations.
I felt like the woman who gazed and gazed into
the mouth of the little god. I saw everything (ll. 11-15).

La végétalisation déjà amorcée avec l’image des roseaux se développe ici alors que le corps, greffé, s’enracine dans les machines. La « crimson pool » (l.2) imaginée au début est maintenant visible par la canule, ses ondulations sont humanisées par une hypallage qui les rend larmoyantes (« weeping undulations »). Au chevet du lit comme au bord d’un point d’eau, elle contemple le spectacle : le fond de la blessure3. « I saw everything » peut alors se lire comme une épiphanie séculière, une révélation qui s’enracine dans une corporéité presque crue. Dans ce poème, le ‘je’ poétique pénètre la trachée de son mari. Mais alors que le soignant suspend son jugement pour inciser le corps, le ‘je’ poétique suspend son incrédulité : elle veut bien croire que ce corps aimé est poétisable, que ses cordes vocales sont végétales, que sa gorge est un lac dont le reflet accueille le regard de l’être aimant et lui révèle « tout ». Le regard extérieur du visiteur passif, ici spectateur de gestes spectaculaires pour quiconque n’est pas médecin, poétise le corps allongé, lequel est alors à la fois objet chirurgical et objet poétique qui se re-subjectivise par le regard amoureux. Par le biais de sa poésie, le visiteur recrée un lien entre le corps médicalisé et le sujet aimé, il comble ‘l’entre-deux’, l’écart entre les deux disciplines que sont la médecine et la poésie.

La diversité des poèmes qui abordent la question du regard du visiteur sur le corps hospitalisé4 ne nous mène pas à formuler une conclusion définitive. C’est précisément parce que ces corps sont des sujets, avec des caractéristiques uniques, parce que ces visiteurs sont des sujets, eux-mêmes uniques, qu’il n’est pas de schéma poétique possiblement réitérable ni repérable. Le trait commun reste simplement la situation de la chambre d’hôpital. Prenons un passage d’un poème de Peter Reading comme dernier exemple pour trancher avec celui de Fiona Sampson qui fusionne avec l’être aimé, et de O’Sullivan qui re-subjective un être objectivé par l’acte chirurgical : Peter Reading, quant à lui, traite le regard du visiteur sur le malade par le biais du dégoût.

Dans C (1984), un recueil de cent poèmes comprenant chacun cent mots, et dans lequel le cancer (« C ») est l’un des personnages principaux, Peter Reading, acerbe, cru, pèse chacun de ses cent mots et crée des situations à la fois inattendues et dérangeantes de véracité. Deux poèmes en prose contigus (le [19] et le [20]) proposent le monologue d’une femme qui, avec mari et enfant, vient rendre visite à sa belle-mère. Mais la présence d’un patient bruyant dans le lit adjacent la perturbe. Elle lutte pour ignorer cette chose (« thing ») à peine vêtue d’un pyjama d’hôpital (« an official nightdress »)

[Contd.] I tried to crack on I hadn’t noticed anything, but it kept on and on and I saw it was trying to attract my attention so I couldn’t do anything but try to savvy what it was on about. It couldn’t move, except sort of rock its head and flap one arm against its side. And all the time that queer noise. Its mouth wouldn’t close and whenever it made that noise ‘Waahg waahgrrglz’ spittle with streaks of red dribbled out. It turned out that it wanted the screens pulled round it, and I had to do it. Uuuugh!

Entre deux patients cette fois, le « je » poétique, consciente qu’elle doit porter son attention à l’une alors que c’est le « it » adjacent qui ne cesse de vouloir l’attirer, évoque un agacement certain à l’égard de la situation et une distance malaisante face à la monstruosité du patient étranger. Les gestes, contraints par la maladie et par la position allongée, et les bruits émis qui ne relèvent plus du langage articulé humain, font de cet animal rebutant une nuisance immédiate. Le « je » poétique finit par décrypter le bruit étrange qui sort de cette bouche trop ouverte comme une requête qui lui est adressé. Elle ferme la cloison et le rideau tombe mettant ainsi fin au spectacle dégoûtant. Mais le langage inarticulé de la bête contamine ironiquement celui du « je » poétique, dont le « Uuuugh » final mêle l’expression d’un rejet et d’un soulagement.

Le visiteur qui s’installe à sa place entre le patient alité et le médecin, est, comme ces quelques poèmes nous l’ont démontré, spectateur. Pris finalement entre deux spectacles, celui d’un acteur passif mais qui tient pourtant le rôle principal tant il est scruté et analysé aussi par le regard clinique, et celui des soignants dont les entrées et sorties de scène s’enchaînent et qui proposent des performances souvent spectaculaires. Le visiteur regarde. La poésie exploite à la fois ce regard et la distance qui le sépare des acteurs, et parvient à saisir ces ‘entre-deux’ avec justesse.

Il est un cas où le spectacle prend fin, où le visiteur par convention déjà soumis aux règles de l’hôpital, doit se soumettre aux lois de l’existence et, passivement une fois encore, les accepter : la mort de l’autre dans un lit d’hôpital a inspiré quelques poètes, certains suggérant l’inconfort singulier du visiteur.

3. « Le cas intermédiaire » de « la mort en seconde personne »

Rappelons que Paul Ricoeur place le vivant dans un nœud duel en proposant que « la souffrance est privée, la santé est publique ». Vladimir Jankélévitch, quand il traite la question de la mort, la place également dans une forme de dualisme inextricable. Selon lui, la mort est œcuménique : elle « arrive en tout lieu et à tout le monde » mais, ajoute-t-il, « ce destin œcuménique reste inexplicablement un malheur privé » (Jankélévitch 2017 : 48).

Jankélévitch distingue trois types d’expérience de la mort. Il y a ce qu’il nomme « la mort en première personne » qui est, selon lui, totalement « apoétique » (ibid. : 132) car elle est littéralement indicible : « la mort […] coupe la parole à jamais » (ibid. : 612). Personne ne pourra jamais raconter l’expérience de sa propre mort : elle exclut du et le discours. Seule l’« intuition acrobatique » (ibid. : 555) peut nous faire parler de notre mort, toujours au futur, ajournée à plus tard. Puis il y a « la mort en troisième personne » : c’est « la mort en général, la mort abstraite et anonyme, ou bien la mort-propre, en tant que celle-ci est impersonnellement et conceptuellement envisagée » (ibid. : 45). En somme, c’est la mort anonyme qui succède à la vie en tant qu’évènement également envisagé impersonnellement.

Et puis, entre les deux, il y a le « cas intermédiaire » de « la mort en seconde personne », que Jankélévitch pose

entre l’anonymat de la troisième personne et la subjectivité tragique de la première ; entre la mort d’autrui, qui est lointaine et indifférente, et la mort-propre, qui est à même notre être, il y a la proximité de la mort d’un proche (ibid. : 50)

Cette mort-ci touche l’être encore vivant qui la contemple : au chevet du mourant, puis du mort, le visiteur, pris entre la vie indifférente et la mort (tout aussi indifférente), ne peut rester indifférent à cette mort en seconde personne. Sa situation d’entre-deux s’entend quand Jankélévitch la décrit comme suit : « L’ipséité aimée est comme moi-même : mais ceci dit, elle n’est pas moi-même, au sens ontologique du verbe ‘être’ » (ibid. : 51). La proximité du ‘Je’ vivant et du ‘Tu’ mort laisse toutefois une distance qui s’offre comme espace de discours. La mort en seconde personne n’est de fait pas « apoétique ». La poésie, entre autres, emplit cet espace où la mort de l’autre va se dire.

Beaucoup plus matériellement, la mort a aujourd’hui souvent lieu sur un lit d’hôpital. Norbert Elias, dans La Solitude des Mourants, retrace l’histoire des conditions de cette agonie : si au Moyen-Âge mourir était un événement social, si « au XVIIe siècle, les hommes pouvaient encore pleurer en public » (Elias 1988 : 41), notre civilisation actuelle a fait de la mort un événement discret, privé, que l’on cache. Or, une fois encore l’on retrouve la tension privé / public évoquée par Ricoeur : depuis que la mort est devenue également plus hygiénique, traitée parfois presque comme une maladie en soi, depuis qu’elle « a lieu » entourée de médecins, accompagnée par le personnel soignant, la mort, si privée et discrète, survient dans un lieu public. Et les conditions d’expression des émotions des proches sont une nouvelle fois soumises aux règles communes de l’institution. Norbert Elias soutient l’idée suivante :

Il est difficile de s’entretenir librement avec des mourants ou de leur adresser librement la parole, ce dont ils auraient pourtant besoin. Seules les routines institutionnalisées des hôpitaux donnent une forme sociale à la situation de l’agonie. Mais elles sont pauvres affectivement et contribuent largement à l’isolement des mourants (Elias 1988 : 42-43).

La poésie peut être cet espace dans l’espace hospitalier qui pallie la pauvreté affective soulignée par Elias. Même si, comme l’analyse de certains poèmes le révèle, elle vérifie toutefois un inconfort à dire.

Prenons par exemple l’ouverture du long poème que Christopher Reid dédie à son épouse, « The Unfinished » (2009). Le poème s’ouvre sur l’instant de la mort (et retrace ensuite les derniers jours de vie à l’hôpital) : « Sparse breaths, then none – / and it was done » (ll.1-2). Aux premières loges, le poète-mari-visiteur, par le tiret, fait entendre au lecteur le tout premier silence de la mort. La syntaxe reprend, sans majuscule, comme si de rien n’était et rappelant ainsi que cet événement œcuménique arrive partout, tout le temps. Non « apoétique », car à la « seconde personne », la mort n’a pas coupé la parole du poète. Celle-ci au contraire vient commenter le moment incarné par le tiret. La mort est neutralisée dans un « it », sujet syntaxique d’une tournure passive qui révèle l’irrémédiabilité de l’événement. Ces deux vers d’ouverture évoquent tout à la fois la continuation de la poésie et le bouleversement qui, sans couper la parole, a accidenté – voire troué – la syntaxe. L’on perçoit une sorte d’inconfort dans la langue devant un spectacle sans précédent. Le visiteur qui a beau connaître les règles imposées par le lieu, l’heure d’entrée et de sortie, la chaise qu’il doit utiliser, la posture qu’il doit adopter, ici il n’est plus entre-deux, mais seul vivant face à la mort.

Dans un poème beaucoup plus court mais qui évoque également la mort d’un proche sur un lit d’hôpital, Ruth Fainlight décrit le pouvoir annihilateur de la mort en seconde personne sur la parole du ‘je’ poétique. Même si cette mort, on l’a vu, n’est pas « apoétique », elle fragilise le confort poétique. Dans la première des trois strophes d’« Oxygen Mask » (2018), le ‘je’ tente de rassembler des bribes de souvenir de sa dernière visite au chevet de son mari. Mais les formes négatives se multiplient et la mémoire s’estompe : « What happened that afternoon ? I cannot / remember » (ll.1-2), regrettant ensuite de ne pas avoir su, alors, que c’était la dernière fois qu’elle le voyait vivant. Elle revient, dans la seconde strophe, sur ce dernier moment qu’elle essaie de garder vivant par la poésie et regrette l’impersonnalité des lieux qui à la fois contraint la nature de la conversation (en « hospital talk » pour reprendre l’expression de Philip Larkin) et inhibe les émotions :

Ordinary desultory talk ;
your room was warm, though only April.
There was another visitor, so
nothing personal was said, nothing
to prick the memory like a burr
you cannot tear from inside your shirt.
Better such pain than a vacant mind with no power of recall (ll. 7-14).

La présence d’« un autre visiteur » perturbe et redéfinit le rôle du ‘je’ poétique. Cette configuration empêche les paroles échangées de se fixer dans la mémoire, tant elles ne sont pas adressées personnellement mais flottent dans une atmosphère impersonnelle. Cette faillite de l’ancrage mémoriel prend de l’ampleur au vers suivant quand le ‘je’ révèle sa propre faillite à être présente au chevet de son mari la nuit de sa mort :

I could scream: which might stop me reliving,
over and over, what happened next:
how the shrill phone dragged me from sleep
in the small hours; how I did not arrive
in time; how your hand stiffened and chilled
in mine and your face paled; how I pushed
aside the oxygen mask though the nurse
who brought me a drink had said to leave it
so your jaw would not drop – I remember that.
And then the final kiss (ll. 15-24).

Elle se souvient de ça (« that ») : de ce contretemps qui fait qu’elle n’était pas au chevet. La mort a surgi comme une mort en troisième personne, impersonnelle, laissant vide la chaise du visiteur. L’on perçoit ce contretemps dans la structure de la strophe qui coupe ses propositions en milieu de vers et qui laisse des verbes suspendus en fin de vers comme pour compliquer les actions. La récurrence de « how », marqueur d’un vide informationnel, révèle toute l’incompréhension du ‘je’ qui a manqué le moment et fera de ce manquement son seul souvenir (« that »). Le masque à oxygène ne sert plus sa fonction première désormais inutile : il retient simplement une mâchoire qui, même grande ouverte, ne pourrait pas pallier la banalité des mots de la veille. Elle le retire et donne un dernier baiser : « And then the final kiss », tétramètre iambique dont le « And then » initial donne toute sa dimension dramatique au moment. La mort en seconde personne est rétablie par cette ultime étreinte pourtant interdite par l’infirmière, mais par laquelle le visiteur réincarne son rôle propre.

Ce rôle de celle ou celui qui se trouve au plus près du mort n’est, en toute logique, que ponctuel. Le cadavre sera retiré du lit, le lit sera soigneusement nettoyé, un autre corps malade le remplacera. Un nouveau visiteur remplacera le précédent. Ce moment de la sortie est poétisé par Thom Gunn dans un long poème, « Lament » (1992), dans lequel il est au chevet d’un ami, jusqu’au moment de sa mort. Celle-ci est annoncée dès le premier vers : « Your dying was a difficult entreprise » (l.1). Un peu comme chez Reid, le poème revient ensuite sur les dernières souffrances trop longues, et l’on comprend que la « difficulté de l’entreprise » n’est pas tant liée à la mort qu’aux jours qui la précèdent – ces jours qui viennent s’intercaler ‘entre’ la conscience de la fin et la fin. Seulement au vers 98 la mort survient, furtivement et poétiquement discrète :

—You made local arrangements to the bed
And pulled a pillow round beside your head.
And so you slept, and died, your skin gone grey,
Achieving your completeness, in a way (ll. 96-99).

Dans ce poème très long qui par ailleurs sait donner des détails, la mort est exprimée par un seul verbe qui a déjà perdu son sujet syntaxique : vivant le « you » dormait ; mort, le « you » n’est plus sujet. Et le poète-visiteur, quant à lui, n’a plus de rôle à jouer dans cette chambre d’hôpital dans laquelle près de cent vers durant il a observé le corps vulnérable. Au vers suivant, il quitte les lieux :

Outdoors next day, I was dizzy from a sense
Of being ejected with some violence
From vigil in a white and distant spot
Where I was numb, into this garden plot
Too warm, too close, and not enough like pain.
I was delivered into time again (ll.100-105).

Il évoque le moment de son retour au monde comme la violente expulsion qui caractérise une naissance : comme s’il venait de naître de cette chambre d’hôpital aseptisée. Le dernier vers cité révèle à quel point son expérience de vigie lui apparaît immédiatement comme une parenthèse en dehors du temps, un ‘entre-deux’ temps de la vie normale.

Nous étions partis du postulat que l’expérience d’hospitalisation pour un patient n’est pas envisageable comme un ‘entre-deux’ tant elle fait partie intégrante de l’existence et permet à l’existence de se poursuivre, de s’adapter, de se transformer. En revanche, les poèmes que nous avons analysés suggèrent, certes à leur manière, l’impression d’‘entre-deux’ vraisemblablement ressentie par le visiteur : entre-deux corps, entre-deux lieux, entre-deux moments, assurant le lien et marquant à la fois la rupture. La position liminale du visiteur pourtant simultanément au plus près, au chevet du ‘proche’, rappelle celle du lecteur, au plus proche du poème. Souvent silencieux, le visiteur, comme le lecteur, observe les détails de la maladie « en seconde personne » et la reçoit sans indifférence (pour reprendre la « non-indifférence » de Levinas), mais sans beaucoup d’espace pour un pouvoir-agir. La poésie agit dans cet ‘entre-deux’. Elle met en scène le visiteur, saisit les enjeux subtils de son rôle et traduit dans ses formes les mécanismes d’un discours contraint par les règles du lieu, les élans et accrocs affectifs, les manquements ou l’inconfort d’un rôle qui dure trop longtemps ou qui doit prendre fin. L’expérience liminale du visiteur se communique certes volontiers en-dehors de la forme poétique. Mais celle-ci rappelle la chambre d’hôpital par plusieurs aspects : son économie et sa discipline, la force signifiante qu’elle attribue au silence, le poids de chacun de ses mots. Au pied du lit comme au pied de la lettre, le visiteur partage subtilement avec le lecteur son expérience de l’‘entre-deux’.

Bibliographie

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Notes

1 « at you bedside at 5 a.m. » (McMillan 2005 : l. 21) Retour au texte

2 https://www.nhs.uk/nhs-services/hospitals/going-into-hospital/visiting-someone-in-hospital/. Page consultée le 14 mars 2024. Retour au texte

3 Nous pourrions ici nous interroger sur un possible écho intertextuel avec « Mirror » (1961), le poème de Sylvia Plath. Retour au texte

4 Le poème « Sandpit after Rain » (2018) d’Hannah Sullivan propose un regard carnavalesque sur le corps alité de son père ; « Lucozade » (2007) de Jackie Kay décrit le mécontentement de la mère à l’égard des présents que lui apporte sa fille à l’hôpital ; dans « Prayer » (2018) Zafar Kunial, au chevet de sa mère en train de s’éteindre, ne voit plus le corps, seulement le mot « cancer » résonne et la tristesse sidérante prend le dessus ; Christopher Reid dans « The Unfinished » (2009) décrit la douceur que lui évoque la vue du crâne chauve de son épouse. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Elise Brault-Dreux, « Ni patient, ni soignant : le visiteur au chevet du lit d’hôpital », Textes et contextes [En ligne], 19-1 | 2024, publié le 15 juillet 2024 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4552

Auteur

Elise Brault-Dreux

MCF-HDR en littérature britannique, LaRSH, Université Polytechnique Hauts-de-France, bâtiment Matisse, Le Mont Houy, 59313 Valenciennes cedex

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