Les berceuses latines de Giovanni Pontano (1426-1503)

  • The Latin Lullabies of Giovanni Pontano (1426-1503)

Résumés

L’œuvre du poète néo-latin Giovanni Pontano (Cerreto di Spoleto 1426 - Naples 1503) contient une série de douze berceuses latines (intitulées Naeniae) adressées à son propre fils au berceau et composées dans les années 1469-1471. Entièrement consacrées à l’allaitement et à l’endormissement du bébé (Lucio), elles font intervenir différents personnages qui gravitent autour de celui-ci (principalement sa mère et sa nourrice) et transposent des scènes de sa vie quotidienne dans un langage poétique surtout inspiré, formellement, de la poésie d’amour antique ; leur relation avec la tradition des berceuses populaires italiennes reste difficile à documenter. Après une présentation générale de l’auteur et de l’œuvre, cet article se développera en deux temps, abordant d’abord les berceuses comme œuvres littéraires latines dans leur rapport avec la tradition poétique classique, pour ensuite étudier plus en profondeur les représentations de la vie familiale qu’elles proposent.

The work of the neo-Latin poet Giovanni Pontano (Cerreto di Spoleto 1426 - Naples 1503) contains a series of twelve Latin lullabies (entitled Naeniae) addressed to his own cradled son and composed in the years 1469-1471. Entirely devoted to the nursing and sleeping of the baby (Lucio), they involve various characters who gravitate around him (mainly his mother and his nurse). The lullabies transpose scenes from the child’s daily life in a poetic language formally inspired by ancient love poetry; their relationship with the tradition of Italian popular lullabies remains difficult to document. After a general presentation of the author and the work, the present article will develop in two stages, first addressing the lullabies as Latin literary works in their relationship with the classical poetic tradition, and then studying the representations of family life that the poems convey.

Plan

Texte

Introduction

Il sera question dans ces pages de berceuses en latin écrites durant le Quattrocento italien. Au Quattrocento, le latin était une langue parlée, dans les écoles et les universités, les académies savantes, les milieux ecclésiastiques et pontificaux – mais pas dans les foyers, pas par les mères, pas par les nourrices ni auprès des berceaux. Dans l’Antiquité, des femmes ont certainement chanté des berceuses en latin à des nourrissons – mais de ces berceuses latines antiques, aucun exemple ne nous est parvenu1. Au Quattrocento, les femmes chantaient assurément des berceuses dans les dialectes italiens – mais si de nombreux recueils de berceuses traditionnelles italiennes sont rassemblés dès le 19e siècle2, rares sont les textes que nous pouvons faire remonter avec certitude aussi loin dans le temps3. Alors, que sont donc ces berceuses latines du Quattrocento ?

Elles sont dues à un humaniste, Giovanni Pontano (Cerreto di Spoleto 1429 - Naples 1503)4, actif à Naples à la cour des Aragonais, membre et bientôt directeur de l’Académie napolitaine renommée en son nom « Accademia Pontaniana ». Pontano a laissé une œuvre immense, exclusivement en latin, couvrant de nombreux genres et de nombreux sujets, en prose comme en vers. Le latin pratiqué par Pontano, toujours profondément classique, se révèle aussi, dans de nombreux textes, remarquablement vivant et expressif, Pontano cherchant à la fois à retrouver le latin couramment parlé dans l’Antiquité, et à le rendre apte à refléter la vivacité des échanges vernaculaires quotidiens de son propre temps (dans un milieu lui-même marqué par le plurilinguisme, entre variété des vulgaires italiques, influences espagnoles et françaises)5. Les berceuses de Pontano sont incluses dans un recueil de poèmes De amore coniugali (au livre II, poèmes 8 à 19), recueil qui, de façon assez originale pour son temps, chante son amour pour sa femme légitime ainsi que sa vie de famille6. Liliana Monti Sabia (1999 : 31), qui a beaucoup étudié ce recueil, a établi leur lien étroit avec la vie familiale réelle de Pontano ; il est ainsi établi que les berceuses ont été composées entre 1469 et 1471, dans les deux premières années de vie de Lucio, le fils premier-né de Pontano7.

Au fil des douze berceuses (qui comptent en moyenne une quinzaine de vers – 8 pour la plus courte, 22 pour les plus longues), nous faisons connaissance avec tout le petit monde qui peuple alors le logis des Pontano : les deux parents (Pontano et son épouse Adriana Sassone) ; les trois filles aînées (Aurelia, Eugenia et Lucia Marzia) ; la nourrice à domicile, Lisa ; le bébé, Lucio ; et même deux chiens. Les berceuses encouragent l’enfant à dormir, mais aussi à bien prendre le sein, ou les deux à la fois. Les sous-titres en précisent les locuteurs : quatre (ou cinq) sont prononcées par la nourrice (I, II, III, IV, IX)8, six par la mère (V, VI, VII, VIII, X, XI) et une par le père (XII)9.

Un certain nombre de caractéristiques distinguent ces compositions des berceuses populaires traditionnelles : le genre de leur auteur (un homme), leur langue (le latin, langue savante), leur caractère littéraire, et enfin, dans une certaine mesure, leur contenu même. Marco Santagata (2007 : 126) a souligné qu’il s’agit de berceuses personnalisées et contextualisées, qui parlent à l’enfant de sa propre vie, ce qui en soi est relativement rare. Le corpus conservé de berceuses vernaculaires italiennes de la même époque est bien trop maigre pour en tirer une quelconque conclusion10. Mais une comparaison avec les corpus abondants de berceuses italiennes des 19e et 20e siècles11, pour anachronique qu’elle soit, peut nous permettre de mettre efficacement en évidence la spécificité des berceuses pontaniennes. Les berceuses populaires italiennes contiennent certes, comme les Naeniae, des appels au sommeil et des marques d’affection à l’enfant ; mais elles présentent aussi toute une série d’éléments totalement absents des berceuses de Pontano : des successions d’images oniriques, des suites de propos apparemment sans queue ni tête, des évocations de circonstances dramatiques (famine, guerre, violence), des expressions de nostalgie, de fatigue ou de dépit de la mère (avec une possible agressivité à l’encontre de son époux, voire de l’enfant lui-même)… En comparaison, les Naeniae apparaissent comme des berceuses à l’ambiance très positive et au discours très rationnel. Elles mettent en œuvre une série de moyens de persuasion ordonnés aux objectifs poursuivis (convaincre l’enfant de dormir et de manger), d’une manière conforme aux règles de la rhétorique classique (par le recours à des arguments, à des effets de style, l’appel aux émotions, l’adaptation du propos au public…). Certaines berceuses, très répétitives, présentent un caractère de mélopée incantatoire (c’est alors le jeu formel sur les rythmes et les sons qui est au centre du travail poétique), d’autres au contraire proposent des arguments tirés du quotidien, des taquineries, des jeux de rôle… Elles présentent alors un caractère presque théâtral, constituant autant de saynètes amusantes de la vie domestique, et de la vie du petit Lucio en particulier. Dans l’annexe 1, nous proposons une sélection de quatre berceuses illustrant ces deux tendances, avec une traduction française personnelle qui ne rend que très imparfaitement l’effet des originaux latins.

Les représentations de la vie familiale que les Naeniae proposent méritent d’être scrutées avec attention ; mais avant d’aborder ce point, il importe d’étudier ce corpus pour ce qu’il est au premier chef : une production littéraire inscrite dans la tradition poétique latine.

1. Les berceuses comme textes poétiques latins de tradition classique

Il s’agira donc dans un premier temps d’envisager le cycle de berceuses comme un objet littéraire, à la forme travaillée, appartenant au domaine fondamentalement érudit et référentiel qu’est la poésie latine humaniste. Avec ses berceuses poétiques latines, Pontano crée un genre, qui n’a pas d’antécédent antique conservé, et aura aussi très peu de postérité. Pontano lui trouve un titre, mais aussi un langage et un style appropriés, tout en récupérant un schéma métrique classique, celui du distique élégiaque.

1.1. Titre, mètre et langage

Le titre choisi, Naeniae, est original en ce qu’il ne répond pas aux usages poétiques latins, mais plutôt aux suggestions du vernaculaire italien (Smeesters 2005 : 152-156). En latin en effet, la ‘naenia (ou ‘nenia’) est le plus souvent un poème de deuil. Le sens premier du terme dans l’Antiquité est celui de ‘plainte funèbre’, qui a donné ensuite les acceptions de ‘litanie’, ‘mélopée’, ‘incantation’, puis, dans un registre différent mais avec un même caractère de musique lancinante aux paroles répétitives et peu intelligibles, celles de ‘chanson enfantine’ et ‘berceuse’. Pontano peut donc bien se fonder sur des précédents classiques, mais son choix est certainement lié aussi et surtout à l’italien et à la panoplie de termes qui y est alors utilisée pour désigner les berceuses : ‘nenia’, ‘nanna’, ‘ninna’, ‘ninna-nanna’. Le titre peut aussi être relié à un des mots italiens désignant la nourrice, ‘nena’ : c’est ce que suggère Jules César Scaliger dans ses Poetices libri septem en 1561 (édition Deitz I 1994 : 414-415). Scaliger, bien conscient de l’étymologie latine du terme, ajoute d’ailleurs que les nourrices sont ainsi nommées « à cause de leurs chansonnettes qui ressemblent aux chants des pleureuses »12.

Le cadre métrique adopté par Pontano est celui du distique élégiaque, qui impose un rythme que les anciens qualifiaient tantôt de caressant (‘blandus’), tantôt de plaintif, et qui servait à toutes sortes d’usages mais tout particulièrement à la poésie d’amour et à la poésie de deuil. Le maniement que Pontano fait ici du distique élégiaque, tout en s’inscrivant parfaitement dans la pratique antique et humaniste13, se signale par un travail remarquable effectué sur le rythme de l’hexamètre (celui des deux vers du distique qui offre le plus de possibilités de variations). D’une part, par le jeu sur les césures, Pontano donne à l’hexamètre une ligne rythmique bien reconnaissable et distincte de celle du pentamètre14 ; d’autre part, par le jeu sur la répartition des syllabes longues et brèves dans les quatre premiers pieds de l’hexamètre, le poète introduit dans plus de la moitié des poèmes un motif rythmique récurrent, qui varie de berceuse à berceuse et contribue donc à les caractériser15.

À l’intérieur de ce cadre métrique classique, Pontano déploie une expérimentation verbale qui se fonde sur des traits langagiers eux aussi classiques mais qui, dans une telle ampleur, sont sans équivalent dans l’Antiquité – les deux traits principaux étant l’usage abondant de diminutifs et les figures basées sur la répétition.

En latin, les diminutifs se construisent par ajout du suffixe ‘-ulus (et ses variantes : ‘-iculus’, ‘-ellus’, ‘-illus’, ‘-olus’). Des poètes antiques comme Plaute et Catulle en avaient donné de nombreux exemples. Pontano reprend des diminutifs attestés dans l’Antiquité, et en invente d’autres sur le même modèle ; il utilise parfois plusieurs diminutifs alternatifs pour le même mot. Les formes diminutives concernent surtout : les prénoms (‘Lucius’ > ‘Luciolus’ ou ‘Lucillus’ ; ‘Lisa’ > ‘Lisella’ ou ‘Lisula’), des mots-clés comme ‘œil’ (‘oculus’ > ‘ocellus’), ‘sommeil’ (‘somnus’ > ‘somnulus’ ou ‘somniculus’), ‘larme’ (‘lacrima’ > ‘lacrimula’), ‘sein’ (‘mamma’ > ‘mamilla’), ‘enfant’ (‘pupus’ > ‘pupulus’ ou ‘pupillus’) ou ‘berceuse’ (‘naenia’ > ‘naeniola’) ; et enfin des adjectifs exprimant la douceur (‘blandus’ > ‘blandulus’, ‘dulcis’ > ‘dulciculus’ ; ‘tener’ > ‘tenellus’), la petitesse (‘parvus’ > ‘parvulus’), le charme (‘bellus’ > ‘bellulus’), le chagrin (‘miser’ > ‘misellus’), la fatigue (‘languidus’ > ‘languidulus’ ; ‘lassus’ > ‘lassulus’), la méchanceté (‘crudus’ > ‘crudulus’ ; ‘improbus’ > ‘improbulus’), ou encore le gonflement – des yeux pleins de larmes ou des seins pleins de lait (‘turgidus’ > ‘turgidulus’, ainsi que pour les seins : ‘lacteus’ > ‘lacteolus’)…

Les répétitions quant à elles jouent sur tous les niveaux de découpage du discours : les berceuses sont riches en répétitions de sons, de syllabes, de mots, de syntagmes, d’hémistiches et même de vers entiers. On ne rencontre pas vraiment de refrains récurrents, mais plutôt des enchaînements de répétitions partielles qui incluent de petites modifications, entraînant la berceuse en avant comme une marée avec ses flux et ses reflux. La première berceuse en est un bon exemple : l’attaque du vers 1, « Somne veni », est reprise au début du vers 2 ; ce vers 2 (« Somne veni, venias, blandule somne, veni ») est ensuite intégralement repris au vers 4 ; l’expression « blandule somne » réapparaît au vers 5, avant d’être modifiée par l’ajout d’un suffixe diminutif au vers 6 (« blandule somnicule ») ; et ainsi de suite…

1.2. L’intertexte classique et les rapprochements avec la poésie d’amour

Le latin pratiqué par Pontano dans ce cycle a pu être décrit comme une langue intemporelle, sans détermination historique (Santagata 2007 : 128). Mais au-delà de son apparente simplicité enfantine, le texte des berceuses recèle également de nombreux passages parallèles, c’est-à-dire des expressions, syntagmes, hémistiches ou vers entiers empruntés, avec des modifications plus ou moins importantes, aux poètes de l’Antiquité classique. La présence d’un intertexte classique est un phénomène récurrent dans la poésie néo-latine, phénomène qui peut relever de différents processus (imitation consciente ou inconsciente, avec volonté ou non d’une reconnaissance de la source par le lecteur, et activation ou non du contexte de la source)16. En tout cas, pour les poètes néo-latins qui écrivent dans une langue seconde, ces passages parallèles sont autant de gages de bonne latinité (cela ‘se dit bien comme cela’ chez les bons poètes latins).

S’agissant des berceuses de Pontano, les passages parallèles sont surtout tirés de Catulle et des élégiaques d’amour latins (Tibulle, Properce, Ovide). Ceux-ci figurent parmi les poètes favoris de Pontano et plusieurs manuscrits témoignent qu’il les a copiés, annotés, commentés au cours de sa vie (Monti Sabia 1999 : 52). Une partie de l’inspiration est également tirée des comiques Plaute et Térence, dont les comédies offrent une vaste réserve d’expressions familières et vivantes. Une variété d’autres auteurs sont également représentés, parmi lesquels je citerai seulement l’incontournable Virgile et le poète tardif Stace (Smeesters 2004 et 2005, passim)17. Quelques exemples de passages parallèles sont fournis en note aux textes latins reproduits dans l’annexe 1. Même si tous les passages parallèles ne sont pas forcément destinés à être identifiés comme tels, le nombre de passages inspirés de la poésie ‘amoureuse’ de l’Antiquité (qu’il s’agisse de l’élégie d’amour proprement dite ou d’œuvres relevant d’autres genres (comédie, épopée, épithalame…) qui mettent en scène des jeunes gens amoureux ou encore les dieux Vénus et Cupidon) donne en tout cas une coloration ‘érotique’ particulière aux berceuses. Cette coloration est renforcée par la forme métrique de l’élégie, mètre de prédilection des poètes d’amour de l’époque augustéenne.

Ce rapprochement formel n’est pas sans fondement thématique : les berceuses de Pontano sont des poèmes qui, comme les poèmes d’amour antiques, tournent autour de la persuasion (même s’il s’agit ici de persuader un enfant de dormir ou de boire, plutôt qu’une femme de céder aux avances de son prétendant), et autour du désir et de sa satisfaction (non plus le désir amoureux, mais le désir du sommeil, du sein, de l’affection de la nourrice et de la mère) ; enfin, les ‘blanditiae’, les ‘ioci’, les ‘amplexus’, les ‘basia’ (câlineries, jeux, étreintes, baisers) sont présents de part et d’autre, même s’ils revêtent un autre sens (Roman 2014 : xviii-xix)18. Pontano lui-même, dans son traité Du langage (De sermone), attribue le ‘sermo blandus’ (langage caressant) aussi bien aux amoureux qu’aux nourrices, et le définit par sa subordination à des objectifs précis : calmer la colère ou la mauvaise humeur, convaincre l’autre de se livrer à une activité plaisante (Smeesters 2005 : 163)19.

1.3. Des berceuses pour qui ?

Andrzej Budzisz (1981 : 117) a mis en évidence les deux niveaux de lecture possible de ces textes : sur le plan qui va du sujet au destinataire lyrique, les Naeniae possèdent les traits de stylisation enfantine, de simplicité et de réalisme qui conviennent à un discours adressé à un jeune enfant ; mais sur le plan qui va de l’auteur au lecteur, nous sommes face à une réinterprétation de la tradition littéraire, qui confère de nouvelles fonctions et significations à des éléments traditionnels (métriques, thématiques, lexicaux) et en font un objet littéraire raffiné apte à satisfaire un lectorat érudit.

Que les berceuses aient été lues par des lecteurs latinistes adultes, l’histoire de la diffusion du texte ne laisse aucun doute à ce propos. Salvatore Monti (2010) a démontré que les berceuses latines ont très tôt quitté le petit cercle familial de Pontano pour être diffusées, sous forme manuscrite, dans les cercles plus larges de ses amis lettrés. Le texte des berceuses présente de ce fait de nombreuses variantes, dues à la fois aux accidents de copie et aux retouches apportées par l’auteur lui-même au fil du temps. Deux éditions vénitiennes réalisées à l’insu de l’auteur témoignent d’une ancienne version du texte, tandis que l’édition de référence qui reflète la dernière volonté du poète est l’édition de Naples, 1505 réalisée par Pietro Summonte (en tant qu’exécuteur testamentaire de Pontano). Le cycle a sans doute commencé par circuler de manière indépendante, avant d’être intégré au recueil De amore coniugali (au plus tard en 1496). Dans la version définitive de ce recueil, qui compte trois livres, le groupe des berceuses est rassemblé à la fin du second livre, où il constitue une entorse au déroulé chronologique des poèmes : Liliana Monti Sabia (1999 : 32) suppose que Pontano a voulu en faire le ‘climax’ du second livre, aussi bien en termes de valeur sentimentale que de valeur poétique.

Le cycle a été reconnu très vite comme un chef-d’œuvre par le lectorat humaniste de l’époque. En 1561, le poéticien Scaliger note à propos des berceuses de Pontano que « ce poète divin a si bien enfermé dans les bornes étroites de ces poèmes l’enjouement de son immense génie, qu’il n’a pas laissé de place à l’audace d’autrui »20. Si Pontano a tout de même fait quelques émules chez les auteurs néo-latins21, il semble en effet que son coup d’essai ait aussi été un coup de maître resté inégalé22.

Le premier plan énonciatif (celui qui va du « je » poétique au destinataire lyrique) est-il pour sa part purement fictif, ou le jeune Lucio a-t-il vraiment profité de ses berceuses ? La question mérite d’être posée, et la réponse n’est pas forcément négative. Ces textes, simples, répétitifs et rythmés, se prêtent assez bien au chantonnement23. Certes, la langue latine devait constituer un obstacle pour la mère et plus encore pour la nourrice, qui se tournaient sans doute naturellement vers des propos et des chants en langue vernaculaire. Mais le père lui-même a-t-il pu les performer ? Dans la douzième et dernière des berceuses, Pontano se met en tout cas en scène en train de chanter auprès du berceau (ce qui indique déjà qu’il n’estimait pas cette posture indigne de son statut de ‘pater familias’).

Ce qui est frappant dans cette douzième berceuse (et uniquement dans celle-là), c’est la séquence ‘nae naenia’ aux vers 5, 7, 9 et 1324, dans laquelle le premier terme, tout en pouvant éventuellement être interprété comme un adverbe affirmatif, redouble en tout cas formellement la première syllabe du mot qui suit, créant une forme de bégaiement sur le terme ‘naenia’. Les choix de ponctuation de la plupart des éditeurs modernes (qui impriment « nae… naenia »)25 soulignent cet effet de bégaiement. Celui-ci peut être compris de deux façons : soit il suggère que le père ralentit régulièrement son débit de parole, pensant que l’enfant dort, avant d’être détrompé et de reprendre le fil de sa berceuse (Santagata 2007 : 126) ; soit (et c’est cette seconde interprétation que je favoriserai ici) elle mime la tendance des adultes à redoubler les syllabes quand ils parlent à de petits enfants (cf. en français ‘joujou’). Le phénomène lexical s’inscrirait donc dans la recherche de stylisation enfantine qui parcourt l’ensemble du cycle, et pourrait être la transposition littéraire savante du langage familier pratiqué par les membres du foyer auprès du bébé.

Mais pourquoi, dans le cycle de berceuses, seul le père est-il représenté en plein bégaiement ? Dans les traités pédagogiques contemporains, ces pratiques sont plutôt associées au langage des mères et des nourrices (nous en verrons un exemple ci-dessous, chez Maffeo Vegio). Cette habitude féminine était censée être dictée par le souci de faciliter l’apprentissage de la parole chez les jeunes enfants26– même si, nous le verrons aussi, l’efficacité de la méthode suscitait de sérieux doutes chez les humanistes. Si l’on considère que, dans la douzième berceuse, le code linguistique (c’est-à-dire l’usage du latin) est signifiant, le bégaiement devient tout sauf anodin : la scène qui nous est mise sous les yeux peut alors être interprétée comme celle d’un père en train de récupérer des pratiques de nourrice pour apprendre à son fils ses premiers mots latins – en répétant et découpant le mot ‘naenia’, avant de s’assurer qu’il l’a bien retenu (le refrain scande en effet : « nota tibi est naenia », « (re)connais-tu la chanson » ?).

Parmi les motivations qui ont entraîné Pontano à composer les berceuses, faut-il faire figurer l’espoir d’une familiarisation précoce de son fils avec la langue latine – un espoir qui aurait pu le pousser à prononcer effectivement ses textes devant l’enfant au berceau (Smeesters 2008 : 219-220) ? L’hypothèse reste bien sûr invérifiable, mais le fait que Pontano n’ait écrit de berceuses latines que pour son fils (et pas pour ses filles, qui ne reçoivent que, bien plus tard dans leur vie, des épithalames27) peut la renforcer : ce premier garçon était l’héritier, non seulement de son nom, mais aussi de son érudition dans le domaine des ‘studia humanitatis’, un cursus de formation qui restait alors, dans l’immense majorité des cas, réservé aux garçons.

2. Les berceuses comme représentations de la vie domestique

Après m’être intéressée aux berceuses en tant que textes (marqués par une langue, un style, un public, des fonctions…), j’aimerais m’attarder un peu sur les scènes familiales dont elles se font le véhicule. Jusqu’à leur entrée dans l’âge de raison, les enfants de cette époque étaient entièrement remis entre les mains des femmes, et c’est bien un monde féminin qui est ici représenté ; deux femmes (la mère et la nourrice) sont à la fois les personnages et les locutrices de la plupart des scènes.

Comme je l’ai déjà dit, il est certain que les berceuses ont été composées lorsque le fils de Pontano était au berceau, et qu’il y avait donc un nourrisson dans son foyer. Les scènes des Naeniae indiquent visiblement que, si la famille avait fait appel à une nourrice, celle-ci vivait avec l’enfant sous le même toit que les deux parents et les sœurs aînées : Pontano avait donc mille occasions d’observer les soins donnés à son fils. Il est ainsi tentant de considérer les Naeniae comme un reflet largement fidèle de la vie familiale du poète. C’est un fait déjà souligné par la recherche récente que la littérature latine de cette époque ouvre, paradoxalement, des perspectives beaucoup plus nombreuses et réalistes sur la vie quotidienne, ses joies et ses peines, que ne le font ses sœurs en langues modernes : peut-être parce que la langue latine n’a plus rien à prouver, que son usage même donne une stylisation et une noblesse aux sujets les plus triviaux, alors que les auteurs d’expression vernaculaire sont tout entiers tendus dans le désir d’ennoblir leur langue et de lui construire une littérature de haut vol (Santagata 2007 : 130). Mais il faut évidemment demeurer conscient aussi que les scènes des Naeniae ne sont pas des instantanés de scènes domestiques, mais des représentations filtrées à différents niveaux : même en supposant que chaque scène des berceuses ait été inspirée par une scène réelle (ce qui est loin d’être assuré), il n’en resterait pas moins que les Naeniae nous présentent une sélection de scènes, telles qu’observées (en sa présence donc) et interprétées par le père de famille, avant d’être reconstruites en des textes littéraires qui instaurent, nous l’avons vu, un jeu raffiné avec la tradition classique.

2.1. Jeux de peur, de jalousie, de hiérarchie

Tout le propos des Naeniae se centre autour du petit Lucio, enfant adulé dont la satisfaction des besoins est au cœur de l’attention de tous. Les personnages de mère et de nourrice mis en scène par Pontano se montrent inventifs dans la mise au point de stratégies destinées à convaincre l’enfant de dormir et/ou de s’alimenter. Les berceuses concernées par ces astuces éducatives (III, IV, VI, VII, IX, IX) sont généralement qualifiées de ‘nugatoriae’ ou ‘iocosae’ (‘badines’, ‘taquines’), et/ou leur sous-titre précise que mère et nourrice ‘iocantur’ ou ‘ludunt’ (‘jouent’, ‘plaisantent’).

Parmi les stratégies traditionnellement déployées par les femmes pour endormir les enfants, figurent les menaces de croquemitaines. L’ogre, ou plutôt l’‘Orco’, fait son apparition dans la septième berceuse, « nugatoria » selon le titre (voir le texte en annexe). Pontano y mêle la fable populaire avec l’érudition classique, donnant à son ogre un attribut (les ailes noires) typique de la personnification de la Mort dans l’Antiquité. Il retisse ainsi les liens entre l’‘Orco’ italien et l’‘Orcus’ latin (nom des Enfers et de leur dieu) (Smeesters 2004 : 106-107 ; Smeesters 2008 : 227-228).

Dans la plupart des berceuses ‘badines’, mère et nourrice encouragent l’enfant à téter à travers des jeux de rôle où la nourrice devient le centre d’une rivalité, d’autres enfants risquant d’accaparer les seins convoités. M. Korenjak (2016 : 178) envisage que Lucio ait réellement eu un ‘Milchbruder’ (frère de lait). Si la chose n’est pas entièrement impossible, les titres et la formulation des berceuses concernées laissent plutôt penser à un jeu entre la nourrice et Lucio.

Dès la troisième berceuse (« blanditoria et iocosa »), la nourrice négocie un partage de ses deux seins entre Lucio et elle-même, avant de lui céder les deux tout en l’avertissant de se hâter d’en profiter, « de peur qu’un méchant ne les emmène » (v. 11-12 : « ne quis malus illas / auferat »). Le thème du rival se précise dans la quatrième berceuse, « nugatoria » (voir annexe) : la nourrice fait planer le risque qu’elle puisse vouloir réserver ses seins à un certain Antinoüs28. Le prénom choisi est révélateur en ce qu’il renvoie dans la tradition classique à des personnages célèbres d’amoureux (le plus assidu des prétendants de Pénélope et le jeune favori de l’empereur Hadrien) ; le poème est en outre parcouru par un intertexte qui renvoie à la poésie de thème amoureux des poètes Catulle, Tibulle et Stace (Smeesters 2004 : 110-111). Dans la sixième berceuse (sous-titre : « mater ludit »), la mère participe au jeu : elle prétend voir arriver un intrus (‘puer malus’) et enjoint à la nourrice de cacher ses seins pour les réserver au petit Lucio, encouragé à prendre le sein sans traîner. Dans la neuvième berceuse (« iocosa »), la nourrice vante les qualités de Lucio par rapport à d’autres enfants moins beaux et moins sages (Eunomius, Titius), et le montre dormant accroché à sa nourrice de peur que quelqu’un ne la lui prenne. Nespoulos (1972 : 106), en évoquant ces ‘taquineries’, y voit à la fois un certain réalisme, des traits pétrarquistes et une impudeur rabelaisienne. Sur la base à la fois du propos et de l’intertexte, on peut parler aussi d’une forme d’érotisation des rapports entre l’enfant et la nourrice, qui peut être choquante aujourd’hui mais ne l’était sans doute pas à l’époque.

Dans les berceuses qui viennent d’être évoquées, mère et nourrice apparaissent complices dans leurs stratégies pour encourager l’enfant à bien se nourrir. Dans la onzième, badine elle aussi, la complicité relie cette fois la nourrice et le bébé, qui font tous deux mine de ne plus vouloir l’un de l’autre, en présence de la mère qui d’abord s’étonne, puis se met en colère, avant de constater que tous deux simulent et de les sermonner… Le sous-titre de la berceuse indique « mater nugatur » (« la mère plaisante »), ce qui laisse entendre qu’elle n’est pas dupe et rentre dans leur jeu dès le début. Malgré ce caractère ludique, cette berceuse, dans les paroles de colère qu’elle prête à la mère, laisse transparaître de manière assez crue le rapport hiérarchique qui devait bel et bien exister entre maîtresse et servante, et donnait le droit à la première de donner des ordres à la seconde, de la licencier si elle ne donnait pas satisfaction, et sans doute aussi de lui infliger des sévices physiques : la mère encourage d’abord l’enfant à prendre ce qui lui revient et à se venger en mordillant les seins de sa nourrice, en frappant sa poitrine, en arrachant ses cheveux (‘scindere comas’, c’est ce que Briséis craint que lui fasse l’épouse d’Achille si elle devient sa servante dans les Héroïdes d’Ovide29) ; elle appelle la nourrice ‘improba serva’ (‘esclave/servante malhonnête’) et lui laisse entendre qu’elle n’échappera pas à ses mains ; dans les deux derniers vers, quand elle fait mine de les sermonner tous deux, elle menace l’enfant de le priver du sein, et la nourrice de la priver de l’enfant. Dans la huitième berceuse, c’est sans connotation ludique que la mère appelle impatiemment la nourrice et la morigène de son retard à venir nourrir le petit Lucio qui pleure (vers 1-2 : « Quid, lenta, moraris? En age, quid cessas? » ; « Pourquoi traînes-tu, lambine ? Allons, qu’attends-tu ? »).

Les stratégies de persuasion mises en place à l’égard de l’enfant (persuasion au sommeil, à l’alimentation) sont ainsi fondées sur des jeux, des badineries autant que sur des affects intenses (peur, désir, jalousie, colère…) qui contaminent également les relations mère-nourrice.

2.2. Le ‘négatif’ des traités pédagogiques du temps

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer (Smeesters 2008), un certain nombre de convergences peuvent être mises en évidence entre les scènes familiales des Naeniae et ce que les traités pédagogiques du Quattrocento nous disent de l’attitude et des procédés éducatifs traditionnellement adoptés par les femmes envers les jeunes enfants (par exemple les câlineries, le langage infantilisé, le recours à des croquemitaines…). Il est frappant que, alors que les pédagogues se montrent généralement extrêmement critiques envers les procédés éducatifs des femmes, et envers le fait même de recourir à une nourrice30, Pontano tout au contraire affiche une insouciance amusée face à ces types de comportements féminins : il prend visiblement plaisir à les dépeindre, sans s’inquiéter explicitement d’autres enjeux éducatifs que le bon sommeil et la bonne alimentation de son bébé. Pontano ne semble pas dénoncer, mais plutôt considérer avec un tendre amusement ces ‘scènes de bonnes femmes’ qu’il se plaît ailleurs aussi à représenter31.

Le traité De l’éducation des enfants de l’humaniste Maffeo Vegio (1407-1458) est intéressant en ce que les conseils qu’il donne pour l’éducation des nourrissons sont presque exactement l’inverse des attitudes illustrées par les Naeniae de Pontano, dont il constitue en quelque sorte le ‘négatif’. Il vaut la peine d’en citer ici de larges extraits :

Il faudra veiller en outre (Platon donne déjà ce conseil aux nourrices) qu’elles ne racontent pas aux enfants des fables de vieilles femmes, indécentes ou stupides : en effet, les âmes humaines sont façonnées par les mots de la même façon que les corps le sont par les mains. Que les enfants n’entendent pas non plus, comme cela arrive trop souvent, des balbutiements ineptes remplis de mots tronqués. On veillera aussi à ne pas laisser les femmes, chez qui cette habitude est très fréquente, remplacer, dans cet esprit de câlineries enfantines, les prénoms très honnêtes que les enfants ont reçus par des diminutifs ou des noms inventés, enveloppés de je ne sais quel parfum féminin. Le risque est que quand les enfants auront grandi, on continue de les appeler de ces mêmes noms, comme nous en voyons des exemples autour de nous. […]32
[Caput XI] De même, il ne faut pas terrifier les enfants avec des noms de monstres affreux, de revenants ou de fantômes, tels que les femmes ont l’habitude de les inventer, et une fois qu’elles les ont inventés, bien souvent d’y croire stupidement, pour ne pas que les enfants, devenus grands, restent affectés de ces terreurs dont ils auront été imprégnés dans leurs jeunes années. Qu’on ne leur parle pas des striges qui, selon une opinion récemment répandue dans le peuple, prennent la forme de chats pour tuer les bébés ; […] qu’on ne leur parle pas de l’Ogre qui dévore les gens, ni de Silvanus qui vit au sommet des toits […] ni d’autres monstres semblables. Je me souviens en avoir été moi-même à ce point terrifié que, jusque tard dans l’adolescence, je peinais à me débarrasser de cette terreur dont j’avais été pénétré dès mon plus jeune âge. Mais en lisant les poètes, il m’est apparu clairement qu’il s’agissait de noms antiques et élégants, que des femmes stupides et incultes avaient repris en les corrompant et en les déformant, et je m’en suis étonné en souriant »33 (Ed. M. Walburg Fanning 1933 : 30-32 (=liber I, cap. X-XI), traduction personnelle).

Pontano paraît lui aussi avoir constaté en souriant la déformation populaire de l’Orcus antique, dont son poème relie, comme nous l’avons vu, les deux traditions. Mais le poète ne partage visiblement pas les craintes de Vegio par rapport à l’impact psychologique désastreux de tels récits : pour sa part, Pontano ne semble pas voir d’inconvénient à ce que ce croquemitaine brandi par son épouse assure des nuits silencieuses à la maisonnée…

Nous observons donc, de part et d’autre, des scènes quasiment identiques, mais qui sont amèrement critiquées chez Vegio, alors qu’elles sont racontées sans jugement négatif chez Pontano. Dans un certain sens, cette convergence vient appuyer la réalité sociale de certains comportements (histoires d’ogres, babytalk…), comportements que l’on rencontre d’ailleurs dans la plupart des cultures et à la plupart des époques. D’un autre côté, l’attention que les deux auteurs portent à ces scènes et la manière similaire dont ils les décrivent précise aussi les contours d’un ensemble de représentations partagées (mais avec des jugements de valeur variables) par une certaine classe d’hommes cultivés de cette époque au sujet de ce qui pouvait se vivre et se dire dans la sphère partagée par les femmes et les jeunes enfants.

Conclusion

Derrière leur apparente simplicité, les berceuses néo-latines de Pontano se révèlent être un objet complexe. En termes de production, nous savons qu’elles ont été composées pendant la petite enfance du fils du poète ; mais en termes de réception, la seule certitude que nous ayons est qu’elles ont été lues et appréciées par un public adulte, masculin et érudit. Le travail formel que Pontano effectue sur la langue latine peut être compris comme une tentative pour rendre cette langue savante accessible à un jeune enfant (par des termes simples et souvent répétés, des diminutifs qui lui donnent une couleur tendre) ; il n’en reste pas moins que le résultat est truffé de subtiles références érudites à la grande littérature classique. Quant aux scènes de vie familiale auxquelles les berceuses nous donnent d’assister, elles puisent probablement à des sources diverses : l’expérience personnelle de Pontano ; les représentations partagées de son époque et de son milieu ; et enfin un ensemble de scènes littéraires tirées des poètes et dramaturges antiques, qui faisaient intervenir non des mères, des nourrices et des enfants, mais bien plutôt des jeunes gens amoureux, des maîtresses et des servantes.

Bibliographie

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Annexe

Annexe 1

Echantillon de quatre berceuses. Le texte latin se fonde sur Monti 2010 (la ponctuation étant librement adaptée) ; la traduction est personnelle.

Naenia prima ad somnum provocandum
1 Somne, venia: tibi Luciolus blanditur ocellis.
     Somne, veni, venias, blandule somne, veni.
Luciolus tibi dulce canit, somne, optime somne.
     Somne, veni, venias, blandule somne, veni.
5 Luciolus vocat in thalamos te, blandule somne,
     Somnule dulcicule, blandule somnicule.
Ad cunas te Luciolus vocat: huc ageb, somne,
     Somne, veni ad cunas, somne, age, somne, veni.
Accubitum te Luciolus vocat: eia age, somne,
10      Eia age, somne, veni, noctis amice, veni.
Luciolus te ad pulvinum vocat, instat ocellis.
     Somne, veni, venias, eia age, somne, veni.
Luciolus te in complexum vocat, innuit ipse,
     Innuit: en venias, en modo, somne, veni.
15 Venisti, bone somne, boni pater alme soporis,
     Qui curas hominum corporaque aegra levasc.
Première berceuse pour provoquer le sommeil
1 Viens, sommeil : le petit Lucio te fait les yeux doux.
     Viens, sommeil, viens donc ; viens, dodo tout doux !
Le petit Lucio chantonne pour toi, sommeil, très cher sommeil.
     Viens, sommeil, viens donc ; viens, dodo tout doux !
5 Le petit Lucio t’appelle dans sa chambre, oui, toi, dodo tout doux :
     Petit dodo si tendre, si doux petit dodo.
Le petit Lucio t’appelle dans son berceau : allons, sommeil,
     Sommeil, viens au berceau ; allons, dodo, viens !
Le petit Lucio t’invite dans son lit : eh bien, sommeil,
10      Viens ; allons, dodo, viens, toi le copain de la nuit.
Le petit Lucio t’appelle sur son coussin, il te fait de grands yeux :
     Viens, sommeil, viens donc ; allons, dodo, viens !
Le petit Lucio t’appelle dans ses bras, il te fait des signes :
     Il te fait signe : viens, maintenant, dodo, viens !
15 Ah, tu es venu, brave sommeil, père du repos bienfaisant,
     Toi qui soulages les soucis et les fatigues des hommes.
Naenia quarta nugatoria. Nutrix iocatur
1 Ora quis, aut quis labra mihi linguamque momordit?
     Lucius improbulus, Lucius ille malus.
Quis collum mammasque meas pectusque momordit?
     Lucius ille malus, Lucius improbulus.
5 Ne posthac, ne tange, puer! Cui basia servo
     Labraque? Cui linguam hanc? Antinoo, Antinoo!
Cui pectus, mollemque sinumd, tenerasque papillase,
     Amplexusque meos? Antinoo, Antinoo!
Antinoe o formose, veni: tibi brachia pando;
10      Quamprimum in nostros, blande, recurre sinusf.
En mammas, en lacteolas, formose, papillas,
     En cape delicias tinnula plectra tuas.
Sed quisnam nostra puer hic cervice pependitg?
     Mentior, an certe est Lucius improbulus?
15 Implicuit collo simul et simul oscula sumpsith,
     Improbulus non iam, sed probus ipse puer.
Quatrième berceuse badine. La nourrice plaisante
1 Qui m’a mordillé la bouche, les lèvres et la langue ?
     C’est le vilain Lucio, le méchant Lucio.
Qui m’a mordillé le cou, les seins et la poitrine ?
     C’est le méchant Lucio, le vilain Lucio.
5 C’est fini, ne me touche plus ! Mes bisous et mes lèvres, je les garde
     Pour qui ? Et ma langue ? Pour Antinoüs, pour Antinoüs !
Et pour qui ma poitrine, mes bras tout doux, mes tendres seins
     Et mes câlins ? Pour Antinoüs, pour Antinoüs !
Viens ici, mon bel Antinoüs : je t’ouvre les bras :
10      Viens vite contre moi pour me câliner.
Voilà mes seins, mon beau, voilà mes tétons pleins de lait !
     Prends aussi le petit hochet que tu aimes tant.
Mais… qui est ce petit garçon pendu à mon cou ?
     Je rêve ? Ou est-ce vraiment le vilain Lucio ?
15 Il s’est accroché à mon cou et m’a pris des bisous,
     Et ce n’est plus un méchant, mais un gentil petit garçon.
Naenia septima nugatoria ad inducendum soporem. Mater loquitur
1 Fuscula nox, Orcus quoque fusculus: aspice ut alis
     Per noctem volitet fusculus ille nigrisi.
Hic vigiles captat pueros vigilesque puellas.
     Nate, oculos cohibe, ne capiare vigil!
5 Hic captat seu quas sensit vagire puellas,
     Seu pueros. Voces comprime, nate, tuas!
Ecce volat, nigraque caput caligine densat,
     Et quaerit natum fusculus ille meum,
Ore fremit, dentemque ferus iam dente lacessit,
10      Ipse vorat querulos pervigilesque vorat,
Et niger est, nigrisque comis nigroque galero.
     Tu puerum clauso, Lisa, reconde sinu,
Luciolum tege, Lisa. Feros quos pandit hiatus,
     Quasque aperit fauces, ut quatit usque caput!
15 Me miseram, an ferulas gestat quoque? Parce, quiescit
     Lucius, et sunt qui rus abiisse putentj;
Rura meus Lucillus habet, nil ipse molestus,
     Nec vigilat noctu conqueriturve die.
Ne saevi, hirsutas manus tibi comprime, saevek:
20      Et tacet, et dormit Lucius ipse meus,
Et matri blanditur, et oscula dulcia figitl,
     Bellaque cum bella verba sorore canit.
Septième berceuse, badine, pour faire venir le sommeil. C’est la mère qui parle
1 La nuit est toute noire, et l’ogre aussi est tout noir : regarde
     Comme il vole dans la nuit, tout noir, avec ses ailes sombres.
Il attrape les petits garçons et les petites filles qui sont réveillés…
     Mon chéri, ferme les yeux, essaie de ne pas te faire prendre !
5 Il attrape les petites filles qu’il entend pleurer,
     Et aussi les petits garçons. Tais-toi vite, mon chéri !
Le voilà qui vole, sa tête enfoncée dans un nuage sombre,
     Et il cherche mon petit chéri, l’ogre tout noir !
Sa bouche gronde, il grince sauvagement des dents :
10      Ceux qui pleurent, il les dévore, ceux qui ne dorment pas, il les dévore aussi,
Et il est noir, avec des cheveux noirs et même un chapeau noir.
     Toi Lisa, cache le petit dans tes bras,
Cache bien le petit Lucio, Lisa ! Ah, comme il ouvre une gueule sauvage,
     Comme il a un grand gosier, comme il secoue la tête !
15 Misère, que vois-je, il a aussi une baguette ? Pitié ! Lucio ne fait pas de bruit,
     Il y en a même qui croient qu’il est parti à la campagne.
Voilà, mon petit Lucio est à la campagne ! Il n’embête personne,
     Il ne reste pas éveillé pendant la nuit, il ne pleure pas pendant la journée.
Calme-toi, sauvage, garde chez toi tes mains hirsutes :
20      Mon petit Lucio ne fait pas de bruit, il dort comme il faut,
Et il fait des câlins à sa maman, il lui donne des bisous tout doux,
     Et il chante de jolies chansons avec sa jolie grande sœur.
Naenia duodecima. Pater nato blanditur
1 Pupe meus, pupille meus, complectere matrem,
     Inque tuos propera, pupule care, sinus.
Pupe bone, en cape, care, tuas, mi pupule, mammas,
     Pupule belle meus, bellule pupe meus.
5 Suge; canam tibi naeniolam. Nae… naenia nonne
     Nota tibi, nate, est naenia naeniola?
Pupe meus, pupille meus, nae… naenia nonne
     Nota tibi, nate, est naenia naeniola?
Belle meus, mellite meus, nae… naenia nonne
10      Nota tibi, nate, est naenia naeniola?
Somniculus tibi iam lassis obrepit ocellism,
     Dum tibi, nate, placet naenia nota nimis.
Pupe meus, dormisce meus; nae... naenia, nostro
     Da noctem nato, naenia, somniferam.
Douzième berceuse. Le père cajole son enfant
1 Mon petit, mon pitchoun à moi, embrasse ta maman,
     Jette-toi, cher petiot, dans ces bras tout à toi.
Prends le sein, mon bon petit, mon chéri, mon petiot,
     Mon petiot joli, mon joliot petit,
5 Tète et je te chanterai ta petite chanson. Ta chan-, ta chanson,
     La reconnais-tu, mon fils, ta chanson, ta chansonnette ?
Mon petit, mon pitchoun à moi, voilà ta chan-, ta chanson :
     La reconnais-tu, mon fils, ta chanson, ta chansonnette ?
Mon joli, mon tout en miel, voilà ta chan-, ta chanson :
10      La reconnais-tu, mon fils, ta chanson, ta chansonnette ?
Un petit dodo s’est déjà glissé dans tes yeux fatigués :
     Ah, elle te plaît, mon fils, oui, tu la connais, ta chanson !
Mon petit, endors-toi : et toi, la chan-, la chanson,
     Donne à notre enfant, chanson, une nuit de sommeil.
a. Cf. Martial, Epigrammes, I, 71, 4 (le poète boit à la santé de ses amies absentes) : « Et quia nulla venit, tu, mihi, Somne, veni » (traduction Izaac 1930 : « Et puisque aucune ne vient, viens du moins toi, Sommeil ! »
b. Cf. Tibulle, Elégies, II, 5, 2 (appel à Phébus Apollon, le dieu inspirateur) : « Huc age cum cithara carminibusque veni » (traduction Ponchont 1931 : « Viens donc à nous avec ta lyre et tes vers »).
c. Cf. Ovide, Métamorphoses, XI, 623-625 (Iris s’adresse au dieu Sommeil) : « Somne, quies rerum, placidissime, Somne, deorum, / Pax animi, quem cura fugit, qui corpora duris / Fessa ministeriis mulces reparasque labori » (traduction Lafaye 1930 : « Sommeil, repos de la nature, Sommeil, de tous les dieux le plus doux, ô paix de l’âme, toi qui mets en fuite les soucis, toi qui soulages les corps épuisés par de durs travaux et répares leurs forces pour de nouvelles tâches… »).
d. Cf. Tibulle, Elégies, I, 8, 30 (évocation d’un amant âgé, offrant des présents à sa jeune amie) : « Ut foveat molli frigida membra sinu » (traduction Ponchont 1931 : « pour réchauffer contre un tendre sein ses membres refroidis »).
e. Cf. Catulle, Poèmes, 61 (épithalame), 104-105 : « [non] a tuis teneris volet / secubare papillis » (traduction Lafaye 1932 : « [jamais ton époux] ne voudra reposer loin de tes seins délicats »).
f. Cf. Pseudo-Tibulle, Elégies, IV, 3, 24 (une jeune femme à son amant) : « Et celer in nostros ipse recurre sinus » (traduction Ponchont 1931 : « et reviens vite te jeter dans mes bras »).
g. Cf. Stace, Silves, I, 2 (épithalame), 103-104 (Cupidon et sa mère Vénus) : « Finierat ; tenera matris cervice pependit / blandus… » (traduction Izaac 1944 : « Il avait fini ; il se suspendit, avec des caresses, au cou gracieux de sa mère… »)
h. Cf. Tibulle, Elégies, I, 4, 55-56 (conseils de Priape pour conquérir un jeune garçon) : « rapta dabit primo, post afferet ipse roganti, / post etiam collo se implicuisse velit » (traduction Ponchont 1931 : « il laissera d’abord prendre [des baisers], après il les accordera de lui-même à tes prières, et après c’est lui qui voudrait s’enlacer à ton cou »).
i. Cf. Horace, Satires, II, 1, 58 : « seu mors atris circumvolat alis » (traduction Villeneuve 1932 : « soit que les noires ailes de la mort m’environnent déjà de leur vol »).
j. Cf. par exemple Plaute, Mercator, 803-804 : « Non est domi. / Rus abiisse aibant » (traduction Ernoux 1963 : « il n’est pas chez lui : on m’a dit qu’il était allé à la campagne »).
k. Cfr Térence, Heautontimoroumenos, 590 : « Tu pol istas posthac comprimito manus! » (traduction Marouzeau 1964 : « Et toi, par Pollux, retiens ta main dorénavant »).
l. Cf. Virgile, Enéide, I, 687 (Cupidon est invité à se rapprocher de Didon sous les traits du jeune Iule) : « Cum dabit amplexus atque oscula dulcia figet » (traduction Bellesort 1948 : « lorsqu’elle t’embrassera et te couvrira de doux baisers »).
m. Cf. Ovide, Amours, III, 5, 1 : « Nox erat et somnus lassos submisit ocellos » (traduction Bornecque 1968 : « Il était nuit et le sommeil avait fermé mes paupières fatiguées »).

Annexe 2 : motifs rythmiques dans les Naeniae

La liste ci-dessous reprend les cas dans lesquels une même répartition des dactyles (pieds composés d’une syllabe longue et de deux syllabes brèves ; ici : D) et des spondées (pieds composés de deux syllabes longues ; ici : S) aux quatre premiers pieds de l’hexamètre s’observe, dans une même berceuse, au moins quatre fois au total, ou au moins trois fois de suite, ou dans plus de la moitié des hexamètres.

Naenia 1 : le schéma DDDS apparaît trois fois (sur un total de huit hexamètres), dans les hexamètres 1, 2 et 3.

Naenia 4 : le schéma SSDS apparaît quatre fois (sur un total de huit hexamètres), dans les hexamètres 2, 3 et 6, 7.

Naenia 5 : le schéma DSDS apparaît trois fois (sur un total de cinq hexamètres), dans les hexamètres 1, 2 et 5.

Naenia 6 : le schéma DDDS apparaît trois fois (sur un total de quatre hexamètres), dans les hexamètres 1, 2 et 3.

Naenia 7 : le schéma DSDS apparaît quatre fois (sur un total de onze hexamètres), dans les hexamètres 4, 5, 6 et 9.

Naenia 8 : le schéma DSDS apparaît quatre fois (sur un total de six hexamètres), dans les hexamètres 1, 2, 3 et 6.

Naenia 10 : le schéma DDDD apparaît quatre fois (sur un total de onze hexamètres), dans les hexamètres 2, 3, 9 et 11.

Naenia 12 : le schéma DSDS apparaît quatre fois (sur un total de sept hexamètres), dans les hexamètres 1, 4, 5 et 7.

Notes

1 Pour une tentative de reconstitution du répertoire des ‘contes de nourrice’ dans l’Antiquité, voir Wolff 2003. Retour au texte

2 Des bibliographies étendues sont fournies notamment par Paccassoni 1939 et Del Giudice 1988. Retour au texte

3 Signalons un texte de berceuse italienne, « Ninna nanna li miei begli fanti » transmise dans le commentaire de Benvenuto da Imola (14e siècle) à la Divine Comédie de Dante (voir Mazzoni 1929). Une autre berceuse tirée d’un manuscrit du 17e siècle (cod. Riccard. 2641, fol. 141, incipit « Figlio, dormi ») est imprimée dans Stracciali-Ferrari 1886 : 21-22. Retour au texte

4 Pour des synthèses bio-bibliographiques récentes sur cet auteur, voir notamment Holtz 2006 et Figliulo 2015. Retour au texte

5 Voir Bistagne 2005 et 2019. Retour au texte

6 Sur le recueil De amore coniugali, on pourra consulter notamment Monti Sabbia 1999, Ehlers 2000 et Nassichuk 2011. Une édition en ligne du recueil (basée sur l’édition de Soldati 1902) est disponible sur le site Poeti d’Italia in lingua latina (http://mizar.unive.it/poetiditalia/public/testo/testo?codice=PONTANO%7Camo2%7C008). Une édition récente du recueil avec traduction anglaise est fournie par Luke Roman en 2014. Une étude approfondie de la tradition textuelle des douze berceuses, accompagnée d’une édition critique, est procurée par Monti 1969-70 (rééd. 2010). On trouvera des traductions italiennes et allemandes des berceuses chez Arnaldi 1964 (texte latin et traduction italienne par Liliana Monti Sabia) et Thurn 2002. Pour des traductions partielles en français, voir Nespoulos 1972 : 106-107 (berceuses 3 et 5) ; Laurens 1975 : 136-139 (berceuses 1, 6, 7 et 10) ; Laurens 2004 : 120-123 (berceuses 1, 6 et 10). Retour au texte

7 La démonstration repose sur une édition des Opuscula du poète Gregorio Tifernate (Venise, 1498) qui inclut les Naeniae de Pontano, recopiées d’un manuscrit plus ancien où elles portaient le titre de « Ioviani Pontani poetae Umbri Naeniae » ; or le qualificatif d’‘Umber’ (Ombrien) n’est plus affiché par Pontano après 1471, date à laquelle il reçoit de Ferrante I la citoyenneté napolitaine (Monti Sabia 1999 : 31). Retour au texte

8 La première berceuse n’est attribuée à la nourrice que dans certains témoins textuels (un manuscrit et deux éditions anciennes) : Monti 2010 : 641. Retour au texte

9 Ehlers 2000 : 94, note 55 propose un tableau récapitulatif de la structure du recueil. Retour au texte

10 Voir la note 3. Retour au texte

11 Del Giudice 1988 fournit un utile aperçu des thèmes et motifs récurrents de ce corpus. Retour au texte

12 « Iovianus Pontanus neniae vocem traduxit ad nutricias cantilenas, propterea quod vulgus nostras bellas, aliis locis in Italia nutrices nenas dicunt – ut opinor, a cantiunculis quae sint similes cantibus praeficarum ». Traduction : « Giovanni Pontano a appliqué le mot ‘nenia aux chansonnettes de nourrices, parce que chez nous on appelle populairement les nourrices ‘bella, et en d’autres endroits d’Italie ‘nena – en raison, à mon avis, de leurs chansonnettes qui ressemblent aux chants des pleureuses ». Retour au texte

13 Sur la métrique humaniste, voir Charlet 2020. Retour au texte

14 L’hexamètre peut présenter des césures à trois endroits différents : après le troisième, le cinquième et/ou le septième demi-pied (césures dites trihémimère, penthémimère et hephthémimère) ; le pentamètre par contre a par convention une césure penthémimère. Les poètes élégiaques antiques comme humanistes ont tendance à favoriser la césure penthémimère dans l’hexamètre élégiaque – le corpus élégiaque de Pontano faisant exception par sa recherche de variété (Charlet 2020 : 117, 142). Dans les Naeniae par contre, on trouve une majorité très significative d’hexamètres combinant la trihémimère et l’hephthémimère (52 hexamètres sur 89, soit 58%, et 68 sur 89, soit 76%, si on inclut les triples césures) ; certaines berceuses, comme la première, la quatrième et la douzième, présentent des césures de type TH ou TPH à tous les hexamètres. Retour au texte

15 Voir l’annexe 2. Retour au texte

16 Liliana Monti Sabia (2009 : 331-332) parle de passages « suggérés par la mémoire poétique » de Pontano, à la suite d’un « processus d’appropriation intime ». Elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un jeu d’imitation à partir de la source antique, mais bien plutôt de concordances de situations qui permettent au poète de fondre le souvenir littéraire avec sa réalité présente. Retour au texte

17 Liliana Monti Sabia (1999 : 53-54) constate la présence sur l’ensemble du recueil De amore coniugali d’un intertexte tiré surtout des élégiaques latins, mais aussi de Virgile et de Stace (plus rarement d’Horace et de Lucrèce). Elle estime pourtant que les Naeniae sont « svincolate da ogni rapporto con gli auctores » (« déconnectées de tout rapport avec les auteurs classiques ») (1999 : 64). Retour au texte

18 Luke Roman remarque aussi que la procréation et la descendance étaient par contre des sujets délibérément et systématiquement bannis de l’élégie d’amour antique. Retour au texte

19 Voir Pontano, De Sermone, liber I, cap. XI, éd. Lupi-Risicato, 1954 : 16 ; id., éd. Bistagne, 2008 : 91-92 (où ‘blandus’ est traduit par ‘flatteur’). Sur ce texte, voir aussi Bistagne 2000. Retour au texte

20 « Cuius carminis angustiis divinus ille vir ita clausit lasciviam immensi sui ingenii, ut aliorum excluserit audaciam » (édition Deitz I 1994 : 414-415). Retour au texte

21 Il faut signaler les imitations de l’Italien Murtola (ca. 1570-1624 ; quelques exemples chez Sacré 2006), mais qui se perdent dans d’infinies variations, excessivement répétitives, sur les motifs pontaniens. Retour au texte

22 L’existence éventuelle d’autres émules notables de Pontano reste toutefois à explorer : la poésie néo-latine est un vaste domaine qui compte encore de nombreuses ‘terrae incognitae’. Lors du congrès de l’International Association for Neo-Latin Studies qui s’est tenu à Vienne en 2015, Eléonore Villalba a par exemple présenté une communication (restée inédite) intitulée « La fortune des Naeniae de Giovanni Pontano chez les poètes néo-latins espagnols au xvie siècle ». Retour au texte

23 Marco Santagata (2007 : 126) les imagine lui aussi chantonnées en situation : ce sont des textes « che dobbiamo immaginare cantati a bassa voce, anzi, ‘canticchiati’ (‘mater canticat’)…finché il piccolo non si addormenta » (« que nous devons imaginer chantés à voix basse, et même ‘chantonnés’ (‘la mère chantonne’)… jusqu’à ce que le petit s’endorme »). Retour au texte

24 Dans les manuscrits et les éditions de la fin du xve et du début du xvie siècles, on trouve tantôt ‘ne nenia’, tantôt ‘ne naenia’, tantôt ‘nae naenia’, ce qui relève d’un flottement courant à cette époque entre les graphies de la voyelle longue ‘e’ et de la diphtongue ‘ae’ (cf. Tifernate 1498 (‘ne nenia’), Pontano 1505 (‘nae naenia’), Pontano 1514 (deux fois ‘ne naenia’, deux fois ‘nae naenia’) et l’apparat critique de Monti 1969-70). Retour au texte

25 C’est le cas dans les éditions de Soldati (1902), Oeschger (1948), Monti Sabia (chez Arnaldi 1964, avec la traduction « ninna ninnananna ») et Roman (2014, avec la traduction : « lully lullaby »). Monti 1969-70 par contre n’introduit pas de points de suspension. Retour au texte

26 Erasme, une soixantaine d’années plus tard (en 1529), se fera encore l’écho de cette conception populaire dans son De pueris statim ac liberaliter instituendis : « Quomodo docent primum infantem humanas sonare voces? Blaesa lingua sermonem ad puerilem balbutiem accommodant » (traduction Margolin 1966 : 443 (509c) : « Comment apprend-on au bébé pour la première fois à émettre des sons humains ? D’une langue zézayante, on accommode son parler au balbutiement de l’enfant »). Margolin (note 694, p. 568) signale la contradiction avec les propos développés par le même Erasme au début de son traité. Retour au texte

27 C’est le cas en tout cas pour les deux aînées, Aurelia et Eugenia (De amore coniugali, III, 3 et 4). La troisième, Lucia, morte dans l’adolescence, est pleurée dans un ‘tombeau’ poétique (Tumuli, II, 2). Retour au texte

28 Roman 2014 : 348 note qu’Antinoüs est ici un prénom inventé pour un enfant imaginaire. Retour au texte

29 Ovide, Héroïdes, III, 79. Roman 2014 : 348 (note 62) renvoie pour sa part à la description des violences commises envers leur maîtresse par les amants jeunes et fougueux, dans l’Art d’Aimer d’Ovide (III, 567-570) : enfoncer la porte, griffer les joues, déchirer la tunique (‘scindere tunicas’), arracher des cheveux (‘raptus capillus’). Retour au texte

30 Le recours à une nourrice est critiqué par exemple dans le De re uxoria de Francesco Barbaro, dans le De educatione liberorum de Maffeo Vegio, (éd. Garin 1958 : 140-141, 172-173), dans les Libri della Famiglia de Leon Battista Alberti (éd. Pellegrini 1946 : 53), ou encore dans la Vita civile de Matteo Palmieri (éd. Belloni 1982 : 17-20). Retour au texte

31 Notamment dans son églogue 6, Quinquennius, qui met en scène un enfant de cinq ans (voir Smeesters 2008). Retour au texte

32 « Cavendum praeterea erit id quod et Plato nutrices admonuit, ne eis turpes aut inanes anilesque fabellae narrentur, quod quemadmodum manibus corpora, ita et sermonibus animi humani formentur; ne etiam, quod frequentius fit, dimidiatorum verborum ineptissimas quasdam murmurationes audiant. In quo curam quoque adhibebunt ne, qui mos est creberrimus feminarum, sinant per huiuscemodi blanditiunculas vel quae eis honestissima nomina indiderunt diminui, vel alia quae nescio quid feminile magis redolent innovari – ne succrescente aetate eisdem quoque, quod fieri videmus, perpetuo nominibus appellentur. […] » Retour au texte

33 « [Caput XI] Non sunt item deterrendi pueri monstruosissimis vel lemurum vel larvatarum formarum quibusdam nominibus, quae a feminis confingi, confictaque saepius stultissimo errore credi, solent, ne quo tenelli male imbuti fuerint, cum ad firmiores annos pervenerint, male etiam terrore semper afficiantur. Non sunt nominandae illis striges, quas recens opinio vulgi sub felium specie infantes necare perhibet […] Non nominent illis Orcum homines vorantem, non Silvanum summa aedium tecta incolentem […] non alia hisce similia, quibus et me recolo adeo deterreri solitum, ut ad multos usque adulescentiae annos vix a me terrorem illum ab unguiculis iam vehementer imbibitum evellere potuerim. Quotiens vero dum poetas legerem, antiqua ea atque elegantia, sed immutatis paucis litteris corrupta nomina perspicue intelligens ab ineptissimis imperitissimisque feminis ita retenta esse, non sine risu admiratus fui. » Retour au texte

a Cf. Martial, Epigrammes, I, 71, 4 (le poète boit à la santé de ses amies absentes) : « Et quia nulla venit, tu, mihi, Somne, veni » (traduction Izaac 1930 : « Et puisque aucune ne vient, viens du moins toi, Sommeil ! » Retour au texte

b Cf. Tibulle, Elégies, II, 5, 2 (appel à Phébus Apollon, le dieu inspirateur) : « Huc age cum cithara carminibusque veni » (traduction Ponchont 1931 : « Viens donc à nous avec ta lyre et tes vers »). Retour au texte

c Cf. Ovide, Métamorphoses, XI, 623-625 (Iris s’adresse au dieu Sommeil) : « Somne, quies rerum, placidissime, Somne, deorum, / Pax animi, quem cura fugit, qui corpora duris / Fessa ministeriis mulces reparasque labori » (traduction Lafaye 1930 : « Sommeil, repos de la nature, Sommeil, de tous les dieux le plus doux, ô paix de l’âme, toi qui mets en fuite les soucis, toi qui soulages les corps épuisés par de durs travaux et répares leurs forces pour de nouvelles tâches… »). Retour au texte

d Cf. Tibulle, Elégies, I, 8, 30 (évocation d’un amant âgé, offrant des présents à sa jeune amie) : « Ut foveat molli frigida membra sinu » (traduction Ponchont 1931 : « pour réchauffer contre un tendre sein ses membres refroidis »). Retour au texte

e Cf. Catulle, Poèmes, 61 (épithalame), 104-105 : « [non] a tuis teneris volet / secubare papillis » (traduction Lafaye 1932 : « [jamais ton époux] ne voudra reposer loin de tes seins délicats »). Retour au texte

f Cf. Pseudo-Tibulle, Elégies, IV, 3, 24 (une jeune femme à son amant) : « Et celer in nostros ipse recurre sinus » (traduction Ponchont 1931 : « et reviens vite te jeter dans mes bras »). Retour au texte

g Cf. Stace, Silves, I, 2 (épithalame), 103-104 (Cupidon et sa mère Vénus) : « Finierat ; tenera matris cervice pependit / blandus… » (traduction Izaac 1944 : « Il avait fini ; il se suspendit, avec des caresses, au cou gracieux de sa mère… ») Retour au texte

h Cf. Tibulle, Elégies, I, 4, 55-56 (conseils de Priape pour conquérir un jeune garçon) : « rapta dabit primo, post afferet ipse roganti, / post etiam collo se implicuisse velit » (traduction Ponchont 1931 : « il laissera d’abord prendre [des baisers], après il les accordera de lui-même à tes prières, et après c’est lui qui voudrait s’enlacer à ton cou »). Retour au texte

i Cf. Horace, Satires, II, 1, 58 : « seu mors atris circumvolat alis » (traduction Villeneuve 1932 : « soit que les noires ailes de la mort m’environnent déjà de leur vol »). Retour au texte

j Cf. par exemple Plaute, Mercator, 803-804 : « Non est domi. / Rus abiisse aibant » (traduction Ernoux 1963 : « il n’est pas chez lui : on m’a dit qu’il était allé à la campagne »). Retour au texte

k Cfr Térence, Heautontimoroumenos, 590 : « Tu pol istas posthac comprimito manus! » (traduction Marouzeau 1964 : « Et toi, par Pollux, retiens ta main dorénavant »). Retour au texte

l Cf. Virgile, Enéide, I, 687 (Cupidon est invité à se rapprocher de Didon sous les traits du jeune Iule) : « Cum dabit amplexus atque oscula dulcia figet » (traduction Bellesort 1948 : « lorsqu’elle t’embrassera et te couvrira de doux baisers »). Retour au texte

m Cf. Ovide, Amours, III, 5, 1 : « Nox erat et somnus lassos submisit ocellos » (traduction Bornecque 1968 : « Il était nuit et le sommeil avait fermé mes paupières fatiguées »). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Aline Smeesters, « Les berceuses latines de Giovanni Pontano (1426-1503) », Textes et contextes [En ligne], 18-1 | 2023, publié le 25 juin 2023 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4138

Auteur

Aline Smeesters

Chercheuse qualifiée du FNRS, centre GEMCA, UCLouvain ; adresse postale : 18, avenue de l’Espinette, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique

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