Introduction
Il sera question dans ces pages de berceuses en latin écrites durant le Quattrocento italien. Au Quattrocento, le latin était une langue parlée, dans les écoles et les universités, les académies savantes, les milieux ecclésiastiques et pontificaux – mais pas dans les foyers, pas par les mères, pas par les nourrices ni auprès des berceaux. Dans l’Antiquité, des femmes ont certainement chanté des berceuses en latin à des nourrissons – mais de ces berceuses latines antiques, aucun exemple ne nous est parvenu1. Au Quattrocento, les femmes chantaient assurément des berceuses dans les dialectes italiens – mais si de nombreux recueils de berceuses traditionnelles italiennes sont rassemblés dès le 19e siècle2, rares sont les textes que nous pouvons faire remonter avec certitude aussi loin dans le temps3. Alors, que sont donc ces berceuses latines du Quattrocento ?
Elles sont dues à un humaniste, Giovanni Pontano (Cerreto di Spoleto 1429 - Naples 1503)4, actif à Naples à la cour des Aragonais, membre et bientôt directeur de l’Académie napolitaine renommée en son nom « Accademia Pontaniana ». Pontano a laissé une œuvre immense, exclusivement en latin, couvrant de nombreux genres et de nombreux sujets, en prose comme en vers. Le latin pratiqué par Pontano, toujours profondément classique, se révèle aussi, dans de nombreux textes, remarquablement vivant et expressif, Pontano cherchant à la fois à retrouver le latin couramment parlé dans l’Antiquité, et à le rendre apte à refléter la vivacité des échanges vernaculaires quotidiens de son propre temps (dans un milieu lui-même marqué par le plurilinguisme, entre variété des vulgaires italiques, influences espagnoles et françaises)5. Les berceuses de Pontano sont incluses dans un recueil de poèmes De amore coniugali (au livre II, poèmes 8 à 19), recueil qui, de façon assez originale pour son temps, chante son amour pour sa femme légitime ainsi que sa vie de famille6. Liliana Monti Sabia (1999 : 31), qui a beaucoup étudié ce recueil, a établi leur lien étroit avec la vie familiale réelle de Pontano ; il est ainsi établi que les berceuses ont été composées entre 1469 et 1471, dans les deux premières années de vie de Lucio, le fils premier-né de Pontano7.
Au fil des douze berceuses (qui comptent en moyenne une quinzaine de vers – 8 pour la plus courte, 22 pour les plus longues), nous faisons connaissance avec tout le petit monde qui peuple alors le logis des Pontano : les deux parents (Pontano et son épouse Adriana Sassone) ; les trois filles aînées (Aurelia, Eugenia et Lucia Marzia) ; la nourrice à domicile, Lisa ; le bébé, Lucio ; et même deux chiens. Les berceuses encouragent l’enfant à dormir, mais aussi à bien prendre le sein, ou les deux à la fois. Les sous-titres en précisent les locuteurs : quatre (ou cinq) sont prononcées par la nourrice (I, II, III, IV, IX)8, six par la mère (V, VI, VII, VIII, X, XI) et une par le père (XII)9.
Un certain nombre de caractéristiques distinguent ces compositions des berceuses populaires traditionnelles : le genre de leur auteur (un homme), leur langue (le latin, langue savante), leur caractère littéraire, et enfin, dans une certaine mesure, leur contenu même. Marco Santagata (2007 : 126) a souligné qu’il s’agit de berceuses personnalisées et contextualisées, qui parlent à l’enfant de sa propre vie, ce qui en soi est relativement rare. Le corpus conservé de berceuses vernaculaires italiennes de la même époque est bien trop maigre pour en tirer une quelconque conclusion10. Mais une comparaison avec les corpus abondants de berceuses italiennes des 19e et 20e siècles11, pour anachronique qu’elle soit, peut nous permettre de mettre efficacement en évidence la spécificité des berceuses pontaniennes. Les berceuses populaires italiennes contiennent certes, comme les Naeniae, des appels au sommeil et des marques d’affection à l’enfant ; mais elles présentent aussi toute une série d’éléments totalement absents des berceuses de Pontano : des successions d’images oniriques, des suites de propos apparemment sans queue ni tête, des évocations de circonstances dramatiques (famine, guerre, violence), des expressions de nostalgie, de fatigue ou de dépit de la mère (avec une possible agressivité à l’encontre de son époux, voire de l’enfant lui-même)… En comparaison, les Naeniae apparaissent comme des berceuses à l’ambiance très positive et au discours très rationnel. Elles mettent en œuvre une série de moyens de persuasion ordonnés aux objectifs poursuivis (convaincre l’enfant de dormir et de manger), d’une manière conforme aux règles de la rhétorique classique (par le recours à des arguments, à des effets de style, l’appel aux émotions, l’adaptation du propos au public…). Certaines berceuses, très répétitives, présentent un caractère de mélopée incantatoire (c’est alors le jeu formel sur les rythmes et les sons qui est au centre du travail poétique), d’autres au contraire proposent des arguments tirés du quotidien, des taquineries, des jeux de rôle… Elles présentent alors un caractère presque théâtral, constituant autant de saynètes amusantes de la vie domestique, et de la vie du petit Lucio en particulier. Dans l’annexe 1, nous proposons une sélection de quatre berceuses illustrant ces deux tendances, avec une traduction française personnelle qui ne rend que très imparfaitement l’effet des originaux latins.
Les représentations de la vie familiale que les Naeniae proposent méritent d’être scrutées avec attention ; mais avant d’aborder ce point, il importe d’étudier ce corpus pour ce qu’il est au premier chef : une production littéraire inscrite dans la tradition poétique latine.
1. Les berceuses comme textes poétiques latins de tradition classique
Il s’agira donc dans un premier temps d’envisager le cycle de berceuses comme un objet littéraire, à la forme travaillée, appartenant au domaine fondamentalement érudit et référentiel qu’est la poésie latine humaniste. Avec ses berceuses poétiques latines, Pontano crée un genre, qui n’a pas d’antécédent antique conservé, et aura aussi très peu de postérité. Pontano lui trouve un titre, mais aussi un langage et un style appropriés, tout en récupérant un schéma métrique classique, celui du distique élégiaque.
1.1. Titre, mètre et langage
Le titre choisi, Naeniae, est original en ce qu’il ne répond pas aux usages poétiques latins, mais plutôt aux suggestions du vernaculaire italien (Smeesters 2005 : 152-156). En latin en effet, la ‘naenia’ (ou ‘nenia’) est le plus souvent un poème de deuil. Le sens premier du terme dans l’Antiquité est celui de ‘plainte funèbre’, qui a donné ensuite les acceptions de ‘litanie’, ‘mélopée’, ‘incantation’, puis, dans un registre différent mais avec un même caractère de musique lancinante aux paroles répétitives et peu intelligibles, celles de ‘chanson enfantine’ et ‘berceuse’. Pontano peut donc bien se fonder sur des précédents classiques, mais son choix est certainement lié aussi et surtout à l’italien et à la panoplie de termes qui y est alors utilisée pour désigner les berceuses : ‘nenia’, ‘nanna’, ‘ninna’, ‘ninna-nanna’. Le titre peut aussi être relié à un des mots italiens désignant la nourrice, ‘nena’ : c’est ce que suggère Jules César Scaliger dans ses Poetices libri septem en 1561 (édition Deitz I 1994 : 414-415). Scaliger, bien conscient de l’étymologie latine du terme, ajoute d’ailleurs que les nourrices sont ainsi nommées « à cause de leurs chansonnettes qui ressemblent aux chants des pleureuses »12.
Le cadre métrique adopté par Pontano est celui du distique élégiaque, qui impose un rythme que les anciens qualifiaient tantôt de caressant (‘blandus’), tantôt de plaintif, et qui servait à toutes sortes d’usages mais tout particulièrement à la poésie d’amour et à la poésie de deuil. Le maniement que Pontano fait ici du distique élégiaque, tout en s’inscrivant parfaitement dans la pratique antique et humaniste13, se signale par un travail remarquable effectué sur le rythme de l’hexamètre (celui des deux vers du distique qui offre le plus de possibilités de variations). D’une part, par le jeu sur les césures, Pontano donne à l’hexamètre une ligne rythmique bien reconnaissable et distincte de celle du pentamètre14 ; d’autre part, par le jeu sur la répartition des syllabes longues et brèves dans les quatre premiers pieds de l’hexamètre, le poète introduit dans plus de la moitié des poèmes un motif rythmique récurrent, qui varie de berceuse à berceuse et contribue donc à les caractériser15.
À l’intérieur de ce cadre métrique classique, Pontano déploie une expérimentation verbale qui se fonde sur des traits langagiers eux aussi classiques mais qui, dans une telle ampleur, sont sans équivalent dans l’Antiquité – les deux traits principaux étant l’usage abondant de diminutifs et les figures basées sur la répétition.
En latin, les diminutifs se construisent par ajout du suffixe ‘-ulus’ (et ses variantes : ‘-iculus’, ‘-ellus’, ‘-illus’, ‘-olus’). Des poètes antiques comme Plaute et Catulle en avaient donné de nombreux exemples. Pontano reprend des diminutifs attestés dans l’Antiquité, et en invente d’autres sur le même modèle ; il utilise parfois plusieurs diminutifs alternatifs pour le même mot. Les formes diminutives concernent surtout : les prénoms (‘Lucius’ > ‘Luciolus’ ou ‘Lucillus’ ; ‘Lisa’ > ‘Lisella’ ou ‘Lisula’), des mots-clés comme ‘œil’ (‘oculus’ > ‘ocellus’), ‘sommeil’ (‘somnus’ > ‘somnulus’ ou ‘somniculus’), ‘larme’ (‘lacrima’ > ‘lacrimula’), ‘sein’ (‘mamma’ > ‘mamilla’), ‘enfant’ (‘pupus’ > ‘pupulus’ ou ‘pupillus’) ou ‘berceuse’ (‘naenia’ > ‘naeniola’) ; et enfin des adjectifs exprimant la douceur (‘blandus’ > ‘blandulus’, ‘dulcis’ > ‘dulciculus’ ; ‘tener’ > ‘tenellus’), la petitesse (‘parvus’ > ‘parvulus’), le charme (‘bellus’ > ‘bellulus’), le chagrin (‘miser’ > ‘misellus’), la fatigue (‘languidus’ > ‘languidulus’ ; ‘lassus’ > ‘lassulus’), la méchanceté (‘crudus’ > ‘crudulus’ ; ‘improbus’ > ‘improbulus’), ou encore le gonflement – des yeux pleins de larmes ou des seins pleins de lait (‘turgidus’ > ‘turgidulus’, ainsi que pour les seins : ‘lacteus’ > ‘lacteolus’)…
Les répétitions quant à elles jouent sur tous les niveaux de découpage du discours : les berceuses sont riches en répétitions de sons, de syllabes, de mots, de syntagmes, d’hémistiches et même de vers entiers. On ne rencontre pas vraiment de refrains récurrents, mais plutôt des enchaînements de répétitions partielles qui incluent de petites modifications, entraînant la berceuse en avant comme une marée avec ses flux et ses reflux. La première berceuse en est un bon exemple : l’attaque du vers 1, « Somne veni », est reprise au début du vers 2 ; ce vers 2 (« Somne veni, venias, blandule somne, veni ») est ensuite intégralement repris au vers 4 ; l’expression « blandule somne » réapparaît au vers 5, avant d’être modifiée par l’ajout d’un suffixe diminutif au vers 6 (« blandule somnicule ») ; et ainsi de suite…
1.2. L’intertexte classique et les rapprochements avec la poésie d’amour
Le latin pratiqué par Pontano dans ce cycle a pu être décrit comme une langue intemporelle, sans détermination historique (Santagata 2007 : 128). Mais au-delà de son apparente simplicité enfantine, le texte des berceuses recèle également de nombreux passages parallèles, c’est-à-dire des expressions, syntagmes, hémistiches ou vers entiers empruntés, avec des modifications plus ou moins importantes, aux poètes de l’Antiquité classique. La présence d’un intertexte classique est un phénomène récurrent dans la poésie néo-latine, phénomène qui peut relever de différents processus (imitation consciente ou inconsciente, avec volonté ou non d’une reconnaissance de la source par le lecteur, et activation ou non du contexte de la source)16. En tout cas, pour les poètes néo-latins qui écrivent dans une langue seconde, ces passages parallèles sont autant de gages de bonne latinité (cela ‘se dit bien comme cela’ chez les bons poètes latins).
S’agissant des berceuses de Pontano, les passages parallèles sont surtout tirés de Catulle et des élégiaques d’amour latins (Tibulle, Properce, Ovide). Ceux-ci figurent parmi les poètes favoris de Pontano et plusieurs manuscrits témoignent qu’il les a copiés, annotés, commentés au cours de sa vie (Monti Sabia 1999 : 52). Une partie de l’inspiration est également tirée des comiques Plaute et Térence, dont les comédies offrent une vaste réserve d’expressions familières et vivantes. Une variété d’autres auteurs sont également représentés, parmi lesquels je citerai seulement l’incontournable Virgile et le poète tardif Stace (Smeesters 2004 et 2005, passim)17. Quelques exemples de passages parallèles sont fournis en note aux textes latins reproduits dans l’annexe 1. Même si tous les passages parallèles ne sont pas forcément destinés à être identifiés comme tels, le nombre de passages inspirés de la poésie ‘amoureuse’ de l’Antiquité (qu’il s’agisse de l’élégie d’amour proprement dite ou d’œuvres relevant d’autres genres (comédie, épopée, épithalame…) qui mettent en scène des jeunes gens amoureux ou encore les dieux Vénus et Cupidon) donne en tout cas une coloration ‘érotique’ particulière aux berceuses. Cette coloration est renforcée par la forme métrique de l’élégie, mètre de prédilection des poètes d’amour de l’époque augustéenne.
Ce rapprochement formel n’est pas sans fondement thématique : les berceuses de Pontano sont des poèmes qui, comme les poèmes d’amour antiques, tournent autour de la persuasion (même s’il s’agit ici de persuader un enfant de dormir ou de boire, plutôt qu’une femme de céder aux avances de son prétendant), et autour du désir et de sa satisfaction (non plus le désir amoureux, mais le désir du sommeil, du sein, de l’affection de la nourrice et de la mère) ; enfin, les ‘blanditiae’, les ‘ioci’, les ‘amplexus’, les ‘basia’ (câlineries, jeux, étreintes, baisers) sont présents de part et d’autre, même s’ils revêtent un autre sens (Roman 2014 : xviii-xix)18. Pontano lui-même, dans son traité Du langage (De sermone), attribue le ‘sermo blandus’ (langage caressant) aussi bien aux amoureux qu’aux nourrices, et le définit par sa subordination à des objectifs précis : calmer la colère ou la mauvaise humeur, convaincre l’autre de se livrer à une activité plaisante (Smeesters 2005 : 163)19.
1.3. Des berceuses pour qui ?
Andrzej Budzisz (1981 : 117) a mis en évidence les deux niveaux de lecture possible de ces textes : sur le plan qui va du sujet au destinataire lyrique, les Naeniae possèdent les traits de stylisation enfantine, de simplicité et de réalisme qui conviennent à un discours adressé à un jeune enfant ; mais sur le plan qui va de l’auteur au lecteur, nous sommes face à une réinterprétation de la tradition littéraire, qui confère de nouvelles fonctions et significations à des éléments traditionnels (métriques, thématiques, lexicaux) et en font un objet littéraire raffiné apte à satisfaire un lectorat érudit.
Que les berceuses aient été lues par des lecteurs latinistes adultes, l’histoire de la diffusion du texte ne laisse aucun doute à ce propos. Salvatore Monti (2010) a démontré que les berceuses latines ont très tôt quitté le petit cercle familial de Pontano pour être diffusées, sous forme manuscrite, dans les cercles plus larges de ses amis lettrés. Le texte des berceuses présente de ce fait de nombreuses variantes, dues à la fois aux accidents de copie et aux retouches apportées par l’auteur lui-même au fil du temps. Deux éditions vénitiennes réalisées à l’insu de l’auteur témoignent d’une ancienne version du texte, tandis que l’édition de référence qui reflète la dernière volonté du poète est l’édition de Naples, 1505 réalisée par Pietro Summonte (en tant qu’exécuteur testamentaire de Pontano). Le cycle a sans doute commencé par circuler de manière indépendante, avant d’être intégré au recueil De amore coniugali (au plus tard en 1496). Dans la version définitive de ce recueil, qui compte trois livres, le groupe des berceuses est rassemblé à la fin du second livre, où il constitue une entorse au déroulé chronologique des poèmes : Liliana Monti Sabia (1999 : 32) suppose que Pontano a voulu en faire le ‘climax’ du second livre, aussi bien en termes de valeur sentimentale que de valeur poétique.
Le cycle a été reconnu très vite comme un chef-d’œuvre par le lectorat humaniste de l’époque. En 1561, le poéticien Scaliger note à propos des berceuses de Pontano que « ce poète divin a si bien enfermé dans les bornes étroites de ces poèmes l’enjouement de son immense génie, qu’il n’a pas laissé de place à l’audace d’autrui »20. Si Pontano a tout de même fait quelques émules chez les auteurs néo-latins21, il semble en effet que son coup d’essai ait aussi été un coup de maître resté inégalé22.
Le premier plan énonciatif (celui qui va du « je » poétique au destinataire lyrique) est-il pour sa part purement fictif, ou le jeune Lucio a-t-il vraiment profité de ses berceuses ? La question mérite d’être posée, et la réponse n’est pas forcément négative. Ces textes, simples, répétitifs et rythmés, se prêtent assez bien au chantonnement23. Certes, la langue latine devait constituer un obstacle pour la mère et plus encore pour la nourrice, qui se tournaient sans doute naturellement vers des propos et des chants en langue vernaculaire. Mais le père lui-même a-t-il pu les performer ? Dans la douzième et dernière des berceuses, Pontano se met en tout cas en scène en train de chanter auprès du berceau (ce qui indique déjà qu’il n’estimait pas cette posture indigne de son statut de ‘pater familias’).
Ce qui est frappant dans cette douzième berceuse (et uniquement dans celle-là), c’est la séquence ‘nae naenia’ aux vers 5, 7, 9 et 1324, dans laquelle le premier terme, tout en pouvant éventuellement être interprété comme un adverbe affirmatif, redouble en tout cas formellement la première syllabe du mot qui suit, créant une forme de bégaiement sur le terme ‘naenia’. Les choix de ponctuation de la plupart des éditeurs modernes (qui impriment « nae… naenia »)25 soulignent cet effet de bégaiement. Celui-ci peut être compris de deux façons : soit il suggère que le père ralentit régulièrement son débit de parole, pensant que l’enfant dort, avant d’être détrompé et de reprendre le fil de sa berceuse (Santagata 2007 : 126) ; soit (et c’est cette seconde interprétation que je favoriserai ici) elle mime la tendance des adultes à redoubler les syllabes quand ils parlent à de petits enfants (cf. en français ‘joujou’). Le phénomène lexical s’inscrirait donc dans la recherche de stylisation enfantine qui parcourt l’ensemble du cycle, et pourrait être la transposition littéraire savante du langage familier pratiqué par les membres du foyer auprès du bébé.
Mais pourquoi, dans le cycle de berceuses, seul le père est-il représenté en plein bégaiement ? Dans les traités pédagogiques contemporains, ces pratiques sont plutôt associées au langage des mères et des nourrices (nous en verrons un exemple ci-dessous, chez Maffeo Vegio). Cette habitude féminine était censée être dictée par le souci de faciliter l’apprentissage de la parole chez les jeunes enfants26– même si, nous le verrons aussi, l’efficacité de la méthode suscitait de sérieux doutes chez les humanistes. Si l’on considère que, dans la douzième berceuse, le code linguistique (c’est-à-dire l’usage du latin) est signifiant, le bégaiement devient tout sauf anodin : la scène qui nous est mise sous les yeux peut alors être interprétée comme celle d’un père en train de récupérer des pratiques de nourrice pour apprendre à son fils ses premiers mots latins – en répétant et découpant le mot ‘naenia’, avant de s’assurer qu’il l’a bien retenu (le refrain scande en effet : « nota tibi est naenia », « (re)connais-tu la chanson » ?).
Parmi les motivations qui ont entraîné Pontano à composer les berceuses, faut-il faire figurer l’espoir d’une familiarisation précoce de son fils avec la langue latine – un espoir qui aurait pu le pousser à prononcer effectivement ses textes devant l’enfant au berceau (Smeesters 2008 : 219-220) ? L’hypothèse reste bien sûr invérifiable, mais le fait que Pontano n’ait écrit de berceuses latines que pour son fils (et pas pour ses filles, qui ne reçoivent que, bien plus tard dans leur vie, des épithalames27) peut la renforcer : ce premier garçon était l’héritier, non seulement de son nom, mais aussi de son érudition dans le domaine des ‘studia humanitatis’, un cursus de formation qui restait alors, dans l’immense majorité des cas, réservé aux garçons.
2. Les berceuses comme représentations de la vie domestique
Après m’être intéressée aux berceuses en tant que textes (marqués par une langue, un style, un public, des fonctions…), j’aimerais m’attarder un peu sur les scènes familiales dont elles se font le véhicule. Jusqu’à leur entrée dans l’âge de raison, les enfants de cette époque étaient entièrement remis entre les mains des femmes, et c’est bien un monde féminin qui est ici représenté ; deux femmes (la mère et la nourrice) sont à la fois les personnages et les locutrices de la plupart des scènes.
Comme je l’ai déjà dit, il est certain que les berceuses ont été composées lorsque le fils de Pontano était au berceau, et qu’il y avait donc un nourrisson dans son foyer. Les scènes des Naeniae indiquent visiblement que, si la famille avait fait appel à une nourrice, celle-ci vivait avec l’enfant sous le même toit que les deux parents et les sœurs aînées : Pontano avait donc mille occasions d’observer les soins donnés à son fils. Il est ainsi tentant de considérer les Naeniae comme un reflet largement fidèle de la vie familiale du poète. C’est un fait déjà souligné par la recherche récente que la littérature latine de cette époque ouvre, paradoxalement, des perspectives beaucoup plus nombreuses et réalistes sur la vie quotidienne, ses joies et ses peines, que ne le font ses sœurs en langues modernes : peut-être parce que la langue latine n’a plus rien à prouver, que son usage même donne une stylisation et une noblesse aux sujets les plus triviaux, alors que les auteurs d’expression vernaculaire sont tout entiers tendus dans le désir d’ennoblir leur langue et de lui construire une littérature de haut vol (Santagata 2007 : 130). Mais il faut évidemment demeurer conscient aussi que les scènes des Naeniae ne sont pas des instantanés de scènes domestiques, mais des représentations filtrées à différents niveaux : même en supposant que chaque scène des berceuses ait été inspirée par une scène réelle (ce qui est loin d’être assuré), il n’en resterait pas moins que les Naeniae nous présentent une sélection de scènes, telles qu’observées (en sa présence donc) et interprétées par le père de famille, avant d’être reconstruites en des textes littéraires qui instaurent, nous l’avons vu, un jeu raffiné avec la tradition classique.
2.1. Jeux de peur, de jalousie, de hiérarchie
Tout le propos des Naeniae se centre autour du petit Lucio, enfant adulé dont la satisfaction des besoins est au cœur de l’attention de tous. Les personnages de mère et de nourrice mis en scène par Pontano se montrent inventifs dans la mise au point de stratégies destinées à convaincre l’enfant de dormir et/ou de s’alimenter. Les berceuses concernées par ces astuces éducatives (III, IV, VI, VII, IX, IX) sont généralement qualifiées de ‘nugatoriae’ ou ‘iocosae’ (‘badines’, ‘taquines’), et/ou leur sous-titre précise que mère et nourrice ‘iocantur’ ou ‘ludunt’ (‘jouent’, ‘plaisantent’).
Parmi les stratégies traditionnellement déployées par les femmes pour endormir les enfants, figurent les menaces de croquemitaines. L’ogre, ou plutôt l’‘Orco’, fait son apparition dans la septième berceuse, « nugatoria » selon le titre (voir le texte en annexe). Pontano y mêle la fable populaire avec l’érudition classique, donnant à son ogre un attribut (les ailes noires) typique de la personnification de la Mort dans l’Antiquité. Il retisse ainsi les liens entre l’‘Orco’ italien et l’‘Orcus’ latin (nom des Enfers et de leur dieu) (Smeesters 2004 : 106-107 ; Smeesters 2008 : 227-228).
Dans la plupart des berceuses ‘badines’, mère et nourrice encouragent l’enfant à téter à travers des jeux de rôle où la nourrice devient le centre d’une rivalité, d’autres enfants risquant d’accaparer les seins convoités. M. Korenjak (2016 : 178) envisage que Lucio ait réellement eu un ‘Milchbruder’ (frère de lait). Si la chose n’est pas entièrement impossible, les titres et la formulation des berceuses concernées laissent plutôt penser à un jeu entre la nourrice et Lucio.
Dès la troisième berceuse (« blanditoria et iocosa »), la nourrice négocie un partage de ses deux seins entre Lucio et elle-même, avant de lui céder les deux tout en l’avertissant de se hâter d’en profiter, « de peur qu’un méchant ne les emmène » (v. 11-12 : « ne quis malus illas / auferat »). Le thème du rival se précise dans la quatrième berceuse, « nugatoria » (voir annexe) : la nourrice fait planer le risque qu’elle puisse vouloir réserver ses seins à un certain Antinoüs28. Le prénom choisi est révélateur en ce qu’il renvoie dans la tradition classique à des personnages célèbres d’amoureux (le plus assidu des prétendants de Pénélope et le jeune favori de l’empereur Hadrien) ; le poème est en outre parcouru par un intertexte qui renvoie à la poésie de thème amoureux des poètes Catulle, Tibulle et Stace (Smeesters 2004 : 110-111). Dans la sixième berceuse (sous-titre : « mater ludit »), la mère participe au jeu : elle prétend voir arriver un intrus (‘puer malus’) et enjoint à la nourrice de cacher ses seins pour les réserver au petit Lucio, encouragé à prendre le sein sans traîner. Dans la neuvième berceuse (« iocosa »), la nourrice vante les qualités de Lucio par rapport à d’autres enfants moins beaux et moins sages (Eunomius, Titius), et le montre dormant accroché à sa nourrice de peur que quelqu’un ne la lui prenne. Nespoulos (1972 : 106), en évoquant ces ‘taquineries’, y voit à la fois un certain réalisme, des traits pétrarquistes et une impudeur rabelaisienne. Sur la base à la fois du propos et de l’intertexte, on peut parler aussi d’une forme d’érotisation des rapports entre l’enfant et la nourrice, qui peut être choquante aujourd’hui mais ne l’était sans doute pas à l’époque.
Dans les berceuses qui viennent d’être évoquées, mère et nourrice apparaissent complices dans leurs stratégies pour encourager l’enfant à bien se nourrir. Dans la onzième, badine elle aussi, la complicité relie cette fois la nourrice et le bébé, qui font tous deux mine de ne plus vouloir l’un de l’autre, en présence de la mère qui d’abord s’étonne, puis se met en colère, avant de constater que tous deux simulent et de les sermonner… Le sous-titre de la berceuse indique « mater nugatur » (« la mère plaisante »), ce qui laisse entendre qu’elle n’est pas dupe et rentre dans leur jeu dès le début. Malgré ce caractère ludique, cette berceuse, dans les paroles de colère qu’elle prête à la mère, laisse transparaître de manière assez crue le rapport hiérarchique qui devait bel et bien exister entre maîtresse et servante, et donnait le droit à la première de donner des ordres à la seconde, de la licencier si elle ne donnait pas satisfaction, et sans doute aussi de lui infliger des sévices physiques : la mère encourage d’abord l’enfant à prendre ce qui lui revient et à se venger en mordillant les seins de sa nourrice, en frappant sa poitrine, en arrachant ses cheveux (‘scindere comas’, c’est ce que Briséis craint que lui fasse l’épouse d’Achille si elle devient sa servante dans les Héroïdes d’Ovide29) ; elle appelle la nourrice ‘improba serva’ (‘esclave/servante malhonnête’) et lui laisse entendre qu’elle n’échappera pas à ses mains ; dans les deux derniers vers, quand elle fait mine de les sermonner tous deux, elle menace l’enfant de le priver du sein, et la nourrice de la priver de l’enfant. Dans la huitième berceuse, c’est sans connotation ludique que la mère appelle impatiemment la nourrice et la morigène de son retard à venir nourrir le petit Lucio qui pleure (vers 1-2 : « Quid, lenta, moraris? En age, quid cessas? » ; « Pourquoi traînes-tu, lambine ? Allons, qu’attends-tu ? »).
Les stratégies de persuasion mises en place à l’égard de l’enfant (persuasion au sommeil, à l’alimentation) sont ainsi fondées sur des jeux, des badineries autant que sur des affects intenses (peur, désir, jalousie, colère…) qui contaminent également les relations mère-nourrice.
2.2. Le ‘négatif’ des traités pédagogiques du temps
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer (Smeesters 2008), un certain nombre de convergences peuvent être mises en évidence entre les scènes familiales des Naeniae et ce que les traités pédagogiques du Quattrocento nous disent de l’attitude et des procédés éducatifs traditionnellement adoptés par les femmes envers les jeunes enfants (par exemple les câlineries, le langage infantilisé, le recours à des croquemitaines…). Il est frappant que, alors que les pédagogues se montrent généralement extrêmement critiques envers les procédés éducatifs des femmes, et envers le fait même de recourir à une nourrice30, Pontano tout au contraire affiche une insouciance amusée face à ces types de comportements féminins : il prend visiblement plaisir à les dépeindre, sans s’inquiéter explicitement d’autres enjeux éducatifs que le bon sommeil et la bonne alimentation de son bébé. Pontano ne semble pas dénoncer, mais plutôt considérer avec un tendre amusement ces ‘scènes de bonnes femmes’ qu’il se plaît ailleurs aussi à représenter31.
Le traité De l’éducation des enfants de l’humaniste Maffeo Vegio (1407-1458) est intéressant en ce que les conseils qu’il donne pour l’éducation des nourrissons sont presque exactement l’inverse des attitudes illustrées par les Naeniae de Pontano, dont il constitue en quelque sorte le ‘négatif’. Il vaut la peine d’en citer ici de larges extraits :
Il faudra veiller en outre (Platon donne déjà ce conseil aux nourrices) qu’elles ne racontent pas aux enfants des fables de vieilles femmes, indécentes ou stupides : en effet, les âmes humaines sont façonnées par les mots de la même façon que les corps le sont par les mains. Que les enfants n’entendent pas non plus, comme cela arrive trop souvent, des balbutiements ineptes remplis de mots tronqués. On veillera aussi à ne pas laisser les femmes, chez qui cette habitude est très fréquente, remplacer, dans cet esprit de câlineries enfantines, les prénoms très honnêtes que les enfants ont reçus par des diminutifs ou des noms inventés, enveloppés de je ne sais quel parfum féminin. Le risque est que quand les enfants auront grandi, on continue de les appeler de ces mêmes noms, comme nous en voyons des exemples autour de nous. […]32
[Caput XI] De même, il ne faut pas terrifier les enfants avec des noms de monstres affreux, de revenants ou de fantômes, tels que les femmes ont l’habitude de les inventer, et une fois qu’elles les ont inventés, bien souvent d’y croire stupidement, pour ne pas que les enfants, devenus grands, restent affectés de ces terreurs dont ils auront été imprégnés dans leurs jeunes années. Qu’on ne leur parle pas des striges qui, selon une opinion récemment répandue dans le peuple, prennent la forme de chats pour tuer les bébés ; […] qu’on ne leur parle pas de l’Ogre qui dévore les gens, ni de Silvanus qui vit au sommet des toits […] ni d’autres monstres semblables. Je me souviens en avoir été moi-même à ce point terrifié que, jusque tard dans l’adolescence, je peinais à me débarrasser de cette terreur dont j’avais été pénétré dès mon plus jeune âge. Mais en lisant les poètes, il m’est apparu clairement qu’il s’agissait de noms antiques et élégants, que des femmes stupides et incultes avaient repris en les corrompant et en les déformant, et je m’en suis étonné en souriant »33 (Ed. M. Walburg Fanning 1933 : 30-32 (=liber I, cap. X-XI), traduction personnelle).
Pontano paraît lui aussi avoir constaté en souriant la déformation populaire de l’Orcus antique, dont son poème relie, comme nous l’avons vu, les deux traditions. Mais le poète ne partage visiblement pas les craintes de Vegio par rapport à l’impact psychologique désastreux de tels récits : pour sa part, Pontano ne semble pas voir d’inconvénient à ce que ce croquemitaine brandi par son épouse assure des nuits silencieuses à la maisonnée…
Nous observons donc, de part et d’autre, des scènes quasiment identiques, mais qui sont amèrement critiquées chez Vegio, alors qu’elles sont racontées sans jugement négatif chez Pontano. Dans un certain sens, cette convergence vient appuyer la réalité sociale de certains comportements (histoires d’ogres, babytalk…), comportements que l’on rencontre d’ailleurs dans la plupart des cultures et à la plupart des époques. D’un autre côté, l’attention que les deux auteurs portent à ces scènes et la manière similaire dont ils les décrivent précise aussi les contours d’un ensemble de représentations partagées (mais avec des jugements de valeur variables) par une certaine classe d’hommes cultivés de cette époque au sujet de ce qui pouvait se vivre et se dire dans la sphère partagée par les femmes et les jeunes enfants.
Conclusion
Derrière leur apparente simplicité, les berceuses néo-latines de Pontano se révèlent être un objet complexe. En termes de production, nous savons qu’elles ont été composées pendant la petite enfance du fils du poète ; mais en termes de réception, la seule certitude que nous ayons est qu’elles ont été lues et appréciées par un public adulte, masculin et érudit. Le travail formel que Pontano effectue sur la langue latine peut être compris comme une tentative pour rendre cette langue savante accessible à un jeune enfant (par des termes simples et souvent répétés, des diminutifs qui lui donnent une couleur tendre) ; il n’en reste pas moins que le résultat est truffé de subtiles références érudites à la grande littérature classique. Quant aux scènes de vie familiale auxquelles les berceuses nous donnent d’assister, elles puisent probablement à des sources diverses : l’expérience personnelle de Pontano ; les représentations partagées de son époque et de son milieu ; et enfin un ensemble de scènes littéraires tirées des poètes et dramaturges antiques, qui faisaient intervenir non des mères, des nourrices et des enfants, mais bien plutôt des jeunes gens amoureux, des maîtresses et des servantes.