Étude génétique du conte-poème de Jules Supervielle : vers une redéfinition des frontières génériques

  • Genetic Study of Jules Supervielle’s Tale-Poem: Towards a Redefinition of Generic Boundaries

Résumés

À plusieurs reprises, Jules Supervielle a souligné la porosité des frontières génériques de ses contes et poèmes : en effet, la forme du conte est détournée et intégrée dans l’oeuuvre poétique, tandis que le conte apparaît souvent proche de la prose poétique et du poème en prose. De là, on peut se demander dans quelle mesure les distinctions entre récit et poésie établies par Jakobson et Todorov sont toujours opératoires. L’étude de la genèse de deux contes-poèmes de Supervielle, Les B.B.V., à la frontière de la prose poétique, et L’Enfant de la haute mer, né du poème « Le Village sur les flots », permet de préciser la redéfinition des frontières génériques qui s’opère dans l’oeuvre supervillienne.

Jules Supervielle has often insisted on the elasticity of his tales and poems boundaries. The tale’s form is indeed turned away and inserted in poetical works, whereas the tale frequently looks like poetic prose or a prose poem. In these conditions, are Jakobson and Todorov’s distinctions between narrative and poetry still valid ? Through a genetic study of Les B.B.V., a tale close to poetic prose, and L’Enfant de la haute mer, a tale born of the poem « Le Village sur les flots », we will define the redefinition of boundaries which takes place in Supervielle’s work.

Plan

Texte

À plusieurs reprises, Jules Supervielle souligne la porosité des frontières génériques de ses contes et poèmes :

La logique du conteur surveille la rêverie divagante du poète. (Supervielle, 1996 : 562)

Certains de mes textes sont entre le conte et le poème en prose. (Lettre à Étiemble du 30 Juillet 1941, Étiemble, 1969 : 79)

Cette conception d’une manière de conte-poème permet de préciser la forme particulière que prend le conte dans l’œuvre de Jules Supervielle. L’écrivain, qui se considère comme l’un des principaux utilisateurs de cette forme dans la littérature française de la première moitié du xxe siècle, l’adapte et la remanie sans relâche tout au long de son œuvre, dans les recueils L’Enfant de la Haute Mer, L’Arche de Noé ou Premiers pas de l’univers. En outre, la forme du conte est détournée et intégrée dans l’œuvre poétique : La Fable du monde comporte notamment une section intitulée « Fables » qui amène à s’interroger sur l’insertion, en poésie, de la forme du conte. Les distinctions entre le récit et la poésie établies par Jakobson (Jakobson, 1973), à la faveur du couple métonymie et métaphore, ou par Todorov (Todorov, 1987), qui retient comme critères le caractère transitif ou intransitif du signe, la nature de la temporalité représentée et le thème (Sandras, 1995 : 35), sont-elles toujours opératoires ?

Pour répondre à cette question, il convient de concentrer l’analyse sur deux cas particuliers qui révèlent de manière exemplaire le traitement original de la forme du conte opéré par l’écrivain. D’une part, l’étude du dossier génétique du conte Les B.B.V. dévoile qu’au cours du travail de l’écriture prend place un travail de poétisation qui rapproche le conte de la prose poétique. D’autre part, il est éclairant de se pencher sur le conte L’Enfant de la haute mer, précisément né du poème de Gravitations « Le Village sur les flots » : Supervielle a en effet utilisé la forme du conte pour développer les images que l’espace restreint du poème l’avait contraint de concentrer, remplaçant la logique de la suggestion propre au poème par celle de l’explication, qui permet de rendre plus sensibles les articulations de la vision poétique. L’idée semble alors émerger d’une reconfiguration des frontières génériques, le conte retrouvant certains des traits du poème en prose.

À la faveur d’une étude génétique, il s’agit donc d’analyser ces deux exemples de conte-poèmes afin de déterminer la forme particulière de ces contes supervilliens, situés « hors des catégories bien définies » (Michel, 1989 : 57), selon l’expression de Jacqueline Michel, ou constituant même un « nouveau genre » (Blair, 1960 : XI) à part entière, pour Dorothy Blair.

1. La genèse des B.B.V. : vers une prose poétique

Dans « Éléments d’une poétique », Supervielle expose le rapport de complémentarité qui unit ses contes et ses poèmes, mais également les distinctions qui les opposent :

Il va sans dire que l'on ne corrige pas les vers de la même façon que la prose, le concept ayant bien moins d'importance en poésie qu'en prose. En poésie, et surtout depuis Rimbaud et Mallarmé, ce sont les mots et les images, bien plus que le concept lui-même, qui importent. (Supervielle, 1946 : 29)

L’écrivain propose une définition particulièrement intéressante du récit, qu’il oppose au poème, par l’inclusion de l’analyse génétique dans le champ de la réflexion. Adoptant une perspective différente de celle de Todorov ou de Jakobson, Supervielle exprime l’idée que c’est le travail de l’écriture qui permet de distinguer les deux formes. La genèse du récit serait guidée par l’épanouissement et le développement d’un « concept », c’est-à-dire d’une représentation abstraite, d’une idée. Supervielle semble ainsi introduire une dissociation non pas entre le mot et la chose, puisque c’est précisément entre ces deux entités qu’il s’agit de créer un lien en saisissant la chose par le mot, mais entre le mot – ou l’image – et l’idée. Cette distinction sous-tend une opposition entre la vision, l’hallucination d’une part, dont procèderait le poème, et la logique d’autre part, qui serait l’attribut du récit. Comment comprendre cette opposition ? La genèse du récit se concentre-t-elle sur un enjeu logique, prenant exclusivement la forme d’une recherche de plausibilité ? Dans une certaine mesure, il semble que cela soit bien le cas : le travail de l’écriture du conte supervillien en témoigne par la place capitale accordée au lecteur. Contrairement à la structure du poème supervillien, où le sujet lyrique occupe une place centrale, il s’agit moins de s’exprimer que de conter, et la relation avec l’auditoire ou le lecteur devient alors essentielle. Il semble que se dévoile une des distinctions fondamentales entre le poème et le conte supervilliens, touchant à la place du sujet ou du narrateur ainsi qu’au rapport entretenu avec le lecteur. En effet, comme le souligne Alain Montandon (Montandon, 2001 : 89), la forme du conte relève à la fois du récit et du discours, ce qui amène au premier plan la question de la mise en scène du conteur et de la sollicitation du lecteur. À partir de là, Supervielle reprend à son compte une rhétorique propre au conte : le travail d'écriture place au premier plan le lecteur, dans la mesure où il implique une recherche de simplicité, au niveau de la forme, de la syntaxe et du lexique, ainsi qu'une dramatisation fondée sur le suspense, et un appel aux compétences herméneutiques du destinataire qui doit dégager la morale du conte.

Cependant, il convient de distinguer dans la genèse des contes de Supervielle un second aspect : en effet, l’écriture du conte n’implique pas seulement le développement cohérent et plausible d’un « concept », ni la structuration d’une intrigue selon une logique linéaire, afin de répondre aux attentes du lecteur. L’étude de la genèse des contes supervilliens, et notamment des B.B.V., révèle que se déploie en contrepoint tout un travail de poétisation : un savant mélange est opéré entre le mot et l’idée, la logique linéaire et la logique concentrique, qui débouche sur l’élaboration d’un véritable conte-poème. Le dossier génétique des B.B.V. se compose de fragments manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale de France sous le titre NAF 27019, folios 90 et 91, que nous nommerons manuscrit A ; d’un manuscrit en six folios, le manuscrit B ; d’un dactylogramme de cinq folios comportant des ajouts manuscrits, tous deux conservés au Harry Ransom Center de l’Université d’Austin, au Texas ; et d’une prépublication dans les numéros 7 et 8 de la revue Valeurs en octobre 1946-janvier 1947, des pages 66 à 69. Le texte final est ensuite publié en 1949 aux Éditions de Minuit, sous le titre Les B.B.V. Ce conte merveilleux, rédigé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, porte le sous-titre « conte de Noël » : prenant place dans une petite ville dévastée par les combats, une fois la paix revenue, il relate les efforts conjugués d’un inventeur et du père Noël pour mettre en place des « bombes de bonne volonté » qui reconstruisent la ville et recréent la vie de manière miraculeuse le jour de Noël.

L’étude de ce dossier révèle un travail sur le rythme et les sonorités similaire à celui que met en œuvre l’écrivain au cours de l’écriture de ses poèmes : Supervielle applique à la genèse du conte les règles qu’il adopte pour la genèse poétique. Les allitérations et les assonances trop systématiques avaient été jugées artificielles et contraignantes par le poète dans une lettre adressée à Étiemble le 30 juillet 1941 :

Ce que je n’aime pas c’est l’allitération cultivée dans chaque vers et qui finit par devenir un procédé très embêtant [...]. (Étiemble, 1969 : 79)

De même, Supervielle conteur s’ingénie, au cours de l’écriture des B.B.V., à supprimer les effets de sonorités trop faciles ou trop récurrents. Sur le folio 5 du manuscrit B, l’adverbe « attentivement » contribue à créer une allitération en [t] assez lourde :

La petite ville [était entièrement reconstruite et] était attentivement reconstruite1 […]

Au folio 4 du dactylogramme, l’écrivain remplace dans un premier temps « attentivement » par « entièrement », qu’il avait déjà envisagé dans le manuscrit B, puis supprime finalement l’adverbe, nuançant ainsi l’assonance en [t] :

La petite ville était [entièrement] reconstruite2 […]

Lors de la rédaction du dactylogramme des B.B.V., la répétition de la sonorité [?l] dans l’expression « telle quelle elle », qui apparaissait au folio 2 du manuscrit B, est jugée cacophonique et supprimée dans le dactylogramme :

Ce n’est pas une raison pour [se] vous décourager, dit une voix au bout du fil. Mettez au point votre invention. Telle quelle elle m’intéresse déjà3 […],

Ce n’est pas une raison de vous décourager, dit une voix au bout du fil. Mettez au point votre invention. Telle qu’elle est-elle m’intéresse fort déjà4.

Cette recherche d’euphonie s’accompagne d’un travail sur le rythme. Entre la prépublication et la publication du texte en 1949, aux Éditions de Minuit, le texte est assez peu modifié, mais la ponctuation connaît de profonds bouleversements qui témoignent d’une structuration rythmique. De manière récurrente, des pauses sont ménagées et de nombreux vers réguliers sont insérés dans la prose du récit. Ainsi, à la page 10 du texte final, l’écrivain remplace la longue proposition de seize syllabes qui apparaissait dans la prépublication par un alexandrin, si l’on admet, comme souvent dans la poésie supervillienne, l’élision du e muet :

Certains prétendaient que son crâne, toujours sollicité par de nouvelles recherches fumait un peu […] (Supervielle, 1947 : 66),

Certains prétendaient que son crâne, toujours sollicité par de nouvelles recherches, fumait un peu […] (Supervielle, 1949 : 10).

Dans la version finale se succèdent ainsi un octosyllabe et un alexandrin : la réécriture se révèle très proche de celle qu’opère Supervielle dans son œuvre poétique, qu’il s’agit souvent de structurer en introduisant progressivement un vers régulier.

À partir de là, il est particulièrement intéressant de noter que le conte des B.B.V. se présente comme le creuset où est élaboré un véritable art poétique. Le conte, qui met en œuvre un processus de réparation, dans un sens littéral et spirituel, mais également au sens morphologique que lui donne Propp de réparation d’un méfait ou d’un manque (Propp, 1970 : 66), peut être lu comme une mise en abîme de la création poétique. À la faveur des images contenues dans les bombes de bonne volonté, il s’agit en effet pour l’ingénieur de recréer la vie et d’aider l’être à supporter la souffrance de la condition humaine. Cette définition rejoint précisément celle que donne Supervielle de son œuvre poétique dans En songeant à un art poétique :

Alors que la poésie s’était bien déshumanisée, je me suis proposé, dans la continuité et la lumière chères aux classiques, de faire sentir les tourments, les espoirs et les angoisses d’un poète et d’un homme d’aujourd’hui. (Supervielle, 1996 : 560)

Dès lors, il semble bien que la morale du conte soit d’ordre tout poétique. L’étude de la genèse des B.B.V. révèle que l’écrivain a particulièrement travaillé la qualification du miracle opéré par les bombes créatrices. Dans le manuscrit B, Supervielle a successivement envisagé les adjectifs « anonyme », « attendu », « qui dormait », « en sourdine » et justifié » :

[Monsieur Noël lui avait communiqué son goût du silence et du miracle anonyme.] [et du miracle attendu et du miracle [qui dormait] qui [semblait] [en sourdine] Monsieur Noël, familier des neiges silencieuses et des miracles lui avait fait partager son goût de la discrétion. [Si justifié c’est à peine] [Si justifié qu’il paraissait] [Si on le remarquait] [partout à tous] [et d’un miracle qui, à force d’arriver à une date fixe en tirait comme un précieux anonymat5.

Deux isotopies, celle du naturel et celle de la discrétion, se rejoignent ainsi pour caractériser le miracle de la création. Il s’agit précisément des deux notions-clés de l’art poétique supervillien, conçu, ainsi que les bombes reconstructives dans les B.B.V., en termes de « miracle » :

Je n’aime pas en poésie (dans la mienne, du moins) les richesses très apparentes. Je les préfère sourdes et un peu confuses de leur éclat, quand elles en ont. S’il doit se produire, que le miracle s’avance à pas de loup et se retire de même après avoir fait son coup. (Supervielle, 1996 : 564)

L’étude de la genèse des B.B.V. révèle ainsi la mise en oeuvre d’un travail d’écriture paradoxal, que l’on pourrait qualifier de duel. S’il s’agit pour le fabuliste de rechercher la cohésion de l’intrigue, par la structuration simple du récit et par le travail sur un lexique et une syntaxe clairs, la genèse témoigne également d’une entreprise de poétisation, qui se donne comme un travail sur les sonorités et sur le rythme aboutissant à faire du conte, en contrepoint, un véritable art poétique où l’écrivain délivre une morale toute esthétique. A partir de là, le conte supervillien semble se rapprocher de la prose poétique telle que la définit Michel Sandras, dans la mesure où il met en oeuvre une langue rythmée et musicale qui est traditionnellement considérée comme l’attribut du poème versifié (Sandras, 1995 : 22).

2. Le cas particulier de « L’Enfant de la Haute mer » : « véhicule de poésie » ou poème en prose ?

Avant de traiter ce sujet dans un conte, je l'avais ébauché dans un court poème de Gravitations intitulé : Le Village sur les Flots. Je suis, en effet, tenté par certains sujets que l'on retrouve dans mes poèmes, mes contes et mon théâtre. (Supervielle, 1946 : 34)

Dans les années 1920 et 1930, Supervielle apparaît hanté par l'image du cimetière sous-marin : cette évocation, née dans le poème « Le Village sur les flots », publié dans le recueil Gravitations en 1925, l'obsède au point que les ressources offertes par la poésie lui semblent trop limitées, et les contraintes formelles qui s'attachent au poème trop prégnantes, pour mettre au jour cette vision dans toute sa force. C'est alors qu'il se tourne vers la prose et la forme du conte, qui lui apparaissent plus aptes à développer l'image née du poème : le sujet du poème sera repris dans le conte « L’Enfant de la haute mer », paru dans le recueil du même nom en 1931. Le dossier génétique de ce conte est très réduit : dans la mesure où ses différents états manuscrits ou dactylographiés ne semblent pas avoir été conservés, le document principal se rapportant à son écriture est le poème « Le Village sur les flots ». Dans une lettre à Paulhan, Supervielle expose les raisons de cette réécriture :

On peut dire en effet que mes contes (sauf le Boeuf et la Piste et la Mare et les Suites d’une course) sont sortis de mes poèmes. Avec mon consentement, à mon appel même : nécessité de m’expliquer à moi-même, avec la logique que suppose la prose, même poétique, (du moins telle que je l’entends) les images et les perspectives que me donnaient les vers. En prose on a l’impression d’avoir tout son temps et tout l’espace nécessaire, il y a des jours où je ne déteste pas cela. Et on se détend, la poésie étant du raccourci6.

Supervielle semble sur ce point rejoindre la position développée par Mallarmé dans l’entretien avec Jules Huret, « Enquête sur l’évolution littéraire ». Le vers et la prose seraient ainsi de même nature et procèderaient d’une même origine :

Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet, et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. (Huret, 1891 : 57)

Comme le rappelle Michel Sandras, le projet mallarméen consisterait alors en l’invention d’une langue de prose particulière, que les jeux de rythme et de sonorités rapprocheraient du vers. Cependant, une différence subsisterait dans la mesure où la prose, dans un mouvement d’enveloppement, procède du tournoiement, brisant « les énoncés […] dans leur syntaxe et leurs rythmes » (Sandras, 1995 : 73), tandis que le vers se trouve réglé et mesuré. Supervielle, quant à lui, établit également une distinction entre les deux modes d’écriture sans qu’elle soit tout à fait identique à celle que conçoit Mallarmé : en effet, cette différence tiendrait à leur longueur, la prose permettant de développer ce que le poème condense. Les principaux thèmes du « Village sur les flots », tels que l’impossibilité de la saisie, la solitude et l’attente, de même que les motifs de la vague, de l’enfant et de l’école, sont ainsi repris dans « L’Enfant de la haute mer ». Cependant, l’étude comparée des deux textes doit nous amener à nuancer la définition de Supervielle : la prose du conte peut être lue comme un développement du poème, mais elle ne s’y réduit pas. Dans une lettre à Larbaud, Supervielle définit le conte, qu’il nomme « nouvelle », « épisode » ou « mythe », par sa capacité à être détaché d’un recueil poétique ou d’un roman et à former un tout par lui-même :

Oui, je voudrais publier un jour en recueil quelques nouvelles où je reprends justement des thèmes de Gravitations. J'ai déjà l'Enfant de la haute Mer (Le Village sur les flots) qui a paru à la Revue Hebdomadaire et je voudrais écrire deux ou trois autres mythes de ce genre. J'y joindrais l'épisode de la Sirène de l'Homme de la Pampa qui peut aisément se détacher. J'ai souvent éprouvé le besoin de revenir en prose sur un sujet que la poésie ne pouvait songer à épuiser7.

La définition baudelairienne du poème en prose par son indépendance constitue une constante dans la pensée de Supervielle, qui le caractérise en 1956, de manière figurée, comme une île :

C’est une île, les ponts sont coupés, c’est un tout isolé. (Étiemble, 1960 : 274)

Cette autonomie du morceau choisi pour constituer un conte, clos sur lui-même, constitue précisément l’une des caractéristiques du poème en prose tel qu’il est défini par Michel Sandras, de même que la brièveté de la pièce (Sandras, 1995 : 42-43). Ainsi, le conte supervillien, loin de se réduire à un « véhicule de poésie »8 qui assurerait simplement la mise en récit d’un poème, se présente comme une forme hybride, complexe, à la frontière entre le récit et le poème en prose, dont il convient de prendre la mesure.

D’abord, l’étude comparée des deux pièces engage à constater que la logique de la suggestion propre au poème est abandonnée au profit de celle de l'explication. « Le village sur les flots » est constitué de neuf quatrains où se trouve développée l’image du village sous-marin. Le poème possède une forme circulaire : s’ouvrant et se refermant sur le thème de l’espoir ténu, il est marqué par l’emploi de l’octosyllabe et par la mise en œuvre d'unn schéma rimique, ce qui est encore assez rare dans l'œuvre poétique de Supervielle en 1925. Le poète n’emploie à cette époque qu’assez peu le vers régulier et préfère volontiers à la rime l’assonance ou l’allitération. Le retour régulier du même rythme et des mêmes sonorités à la rime est donc signifiant et vise à accentuer la structure cyclique du poème, encore soulignée par la répétition récurrente du terme-clé « village ». Contrairement aux nombreux poèmes narratifs de Supervielle, tels que les « Fables » du recueil de 1938, La Fable du monde, le texte n’est pas fondé sur la logique linéaire d’un récit mais se présente comme l’approfondissement d’une vision, le développement d’une image. « L’Enfant de la haute mer » possède une structure bien différente : le conte est composé de deux parties bien distinctes, selon le modèle traditionnel de la fabula et de l'anima. Après la longue évocation du village sous-marin et de l’enfant qui en est la seule habitante, la signification du récit se trouve exprimée clairement dans un paragraphe typographiquement séparé de la partie précédente, l’adresse finale aux « marins » : le narrateur apprend au lecteur que l’enfant de la haute mer est née du souvenir d’un marin, qui songeait avec une telle force à sa fille défunte qu’il a donné vie à ce fantôme.

Il semblerait ainsi que Supervielle reprenne certains éléments propres à la forme du conte, qui permettent de distinguer « L’Enfant de la haute mer » du poème qui lui a donné naissance. Cependant, il convient de se pencher plus précisément sur la structure narrative de ce conte afin d’en dégager l’originalité : si la structure en diptyque anima-fabula est bien conservée, il semble que l’écrivain s’écarte largement du modèle chronologique mis au jour par Propp dans son étude sur la Morphologie du conte. Considérant la structure archétypale du conte russe, le critique dégage plusieurs fonctions qui en rythment les étapes, dont les principales sont rappelées par Ricoeur dans son étude critique de Temps et récit (Ricoeur, 1984 : 67-77) : après une ouverture se constitue la partie préparatoire du conte autour de sept fonctions essentielles – éloignement, interdiction, transgression, interrogation, information, tromperie, complicité – puis se produit un méfait ou un manque, qui constitue le pivot de l’intrigue dans la mesure où il génère une quête, au terme de laquelle advient la réparation du méfait ou du manque, se soldant par le retour du héros. « L’Enfant de la haute mer » correspond-il à ce découpage chronologique ? D'emblée, une différence apparaît avec le modèle de Propp : l’ouverture, ou situation initiale, occupe la majeure partie du conte et présente de manière détaillée les activités de l’enfant de la haute mer dans le village sous-marin. L’usage de l’imparfait, tout au long de cette évocation, est signifiant : dès le début du conte, le récit est placé sous le signe de la répétition, la logique cyclique de l’éternel retour est instaurée comme un effet d’annonce de la fin du récit, où l’enfant se retrouvera enfermée dans la répétition des mêmes tâches pour l’éternité. Ensuite, la fonction préparatoire du récit, essentielle dans l’essai de Propp, semble évacuée du conte : aucune péripétie – éloignement, interdiction ou autre transgression – ne déclenche l’intrigue. C’est directement le manque, interne au personnage, qui est évoqué, sans qu’il soit provoqué par un stimulus extérieur : un sentiment de lassitude, une mélancolie aggravée du personnage, figé dans un présent éternel, l’amène à agir. Ce manque donne lieu à un récit dédoublé, que l’on peut définir comme une micro-quête suivie d’une seconde quête plus développée. La première, introduite dans le récit par la formule conventionnelle « un jour » et par l’usage du passé simple, qui vient rompre avec l’aspect itératif de l’imparfait, évoque une tentative de l’enfant pour se soustraire au temps immobile :

Un jour, lasse de ressembler avec ses nattes et son front très dégagée à la photographie qu’elle gardait dans son album, elle s’irrita contre elle-même, et répandit violemment ses cheveux sur ses épaules espérant que son âge en serait bouleversé. (Supervielle, 1931 : 17-18)

La quête, réduite à sa plus simple expression, est sensible dans deux verbes d’action présentés au passé simple, « s’irrita » et « répandit ». La réparation espérée n’intervient pas : l’Océan demeure vide et le temps conserve son immobilité. Ce premier échec donne lieu à une seconde quête, introduite à la faveur de la même expression, « un autre jour » : la répétition même de l’indication temporelle, qui crée un effet de refrain lorsqu’on la relie à sa première occurrence, inscrit dans la chair du texte l’échec de la quête. Tout se passe comme si les répétitions de la syntaxe annonçaient en creux l’impossibilité de briser l’éternel retour, la dimension cyclique de la temporalité. Le passage d’un « petit cargo » constitue l’élément perturbateur qui amène le manque : les cris vains que pousse l’enfant pour attirer l’attention de l’équipage amènent une vague, personnifiée, à prêter secours à l’enfant pour l’aider à se noyer. La mort constitue en effet le seul moyen de se soustraire à la demi-vie, ou demi-mort, qui enferme l’enfant dans une éternité inexorable. Au terme de cette seconde quête, l’enfant n’obtient pas non plus la réparation, le retour au village signifiant le recommencement à l’identique de la situation initiale :

Et la fillette qui n’avait pas une égratignure dut recommencer d’ouvrir et de fermer les volets sans espoir, et de disparaître momentanément dans la mer dès que le mât d’un navire pointait à l’horizon. (Supervielle, 1931 : 21-22)

Ainsi, Supervielle fait subir à la morphologie du conte dégagée par Propp un infléchissement capital : si le modèle chronologique est conservé, c’est pour être paradoxalement vidé de son sens. Il s’agit de pervertir l’ossature de l’intrigue afin de l’empêcher, de remplacer un temps linéaire par un temps cyclique, immobile. Tout se passe comme si l’essence du poème, caractérisé par sa forme circulaire, sa logique concentrique, était de manière virtuose instillée dans le moule du conte à nouveaux frais. Dans « Éléments d’une poétique », Supervielle propose une définition de certains de ses poèmes, en les rapprochant du conte par le recours à une image unique, qui donne un éclairage intéressant à ce déplacement des frontières génériques :

Autrefois j'avais beaucoup d'images dans mes poèmes, maintenant il m'arrive de n'en avoir qu'une qui sert d'épine dorsale à tout le poème. […] Quand il n'y a qu'une image d'un bout à l'autre, on obtient une sorte de mythe qui se dégage du poème et a sa vie propre. Alors le poème se rapproche du conte, il en a le déroulement. (Supervielle, 1946 : 31)

Cette structuration par l’image en vient parfois à lier si intimement la forme du conte avec celle du poème que la confusion s’instaure. En opposition avec la définition contrastée que donnait Supervielle du conte et du poème sous le rapport du concept et de l’image, le conte se fonde alors davantage sur l’image que sur l’idée, selon la lecture proposée par Étiemble :

Reçu, relu (ou lu) vos contes. Léda me paraît acceptable ; toutefois je vois les images pour lequel (sic) il fut écrit et sous lesquelles, d’abord, j’en fis connaissance. (Étiemble, 1969 : 84)

Au cœur même du conte, la logique linéaire du récit se trouve remplacée par la logique concentrique du poème : comme dans « L’Enfant de la haute mer », à l’enchaînement des faits fondé sur une structure causale, marqué par un début et une fin, est substituée l’image ou la vision, dont le déploiement s’opère non pas de manière horizontale mais verticale, par une série d’approfondissements successifs. Le conte supervillien se rapproche alors beaucoup de la conception du poème comme une investigation, une plongée au sein des abîmes, développée par l’écrivain à partir de 1925. Comme l’écrit Supervielle à Étiemble, le récit risque dans ces conditions de céder le pas à la description, et la structure du conte est bouleversée au point qu’il en arrive à changer de forme et à se faire poème en prose :

Voici mes contes. S’il en est qui vous paraissent ne pas devoir figurer dans le recueil n’hésitez pas à me le dire. Ex : le Concert de Léda. Je n’ai pas eu le courage de le retirer du lot. Il ne me déplaît pas mais je crains qu’il ne soit trop uniquement descriptif. Certains de mes textes sont entre le conte et le poème en prose. (Étiemble, 1969 : 79)

Cette définition, applicable en bonne part à « L’Enfant de la haute mer », permet de prendre la mesure du déplacement générique opéré : le récit n’est plus tout à fait conte, ni tout à fait transposition d’un poème, mais il se situe pour ainsi dire à la croisée des chemins.

Ainsi, l’analyse génétique semble permettre de préciser la nature de la forme utilisée par Supervielle au sein de ses recueils de contes. Il s’agit moins d’un « nouveau genre », comme l’écrit Dorothy Blair, que de l’adaptation d’une forme préexistante à la faveur de la reconfiguration des frontières génériques. Le conte devient conte-poème, par l’usage d’une langue qui le transforme en prose poétique, comme dans les B.B.V., ou par la perversion du modèle morphologique qui substitue à la linéarité du récit la logique concentrique du poème, fondé sur une image, une vision plutôt qu’un concept, ainsi que dans « L’Enfant de la haute mer ». Cette reconfiguration semble avoir été pressentie par Supervielle, qui s’en inquiète :

En réalité j’ai peu de véritables contes mais je me prends comme je suis, un peu trop peut-être ! (Étiemble, 1969 : 79)

Provoquant les craintes du fabuliste, cette redéfinition peut également être interprétée comme la possibilité du renouvellement, voire de la renaissance d’une forme traditionnelle : l’influence du conte-poème a en effet été importante dans la seconde moitié du xxe siècle, qui témoigne d’un travail assez semblable sur les frontières génériques et sur la langue utilisée par le conte.

Bibliographie

Œuvres de Supervielle

Supervielle Jules, 1996, Œuvres poétiques complètes, sous la direction de Michel Collot, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.

Supervielle Jules, 1931, L'Enfant de la Haute-Mer, Paris, Gallimard.

Supervielle Jules, 1938, L'Arche de Noé, Paris, Gallimard.

Supervielle Jules, 1938, La Fable du monde, Gallimard.

Supervielle Jules, avril 1946. « Éléments d’une poétique », in : Valeurs, n° 5, 27-35.

Supervielle Jules, octobre 1946-janvier 1947. « Les B.B.V. », in : Valeurs, n°7 et 8, 66-69.

Supervielle Jules, 1949, Les B.B.V., Éditions de Minuit.

Supervielle Jules, 1950, Premiers pas de l'univers, Paris, Gallimard.

Bibliographie critique

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Étiemble Jeanine, 1969, Correspondance 1936-1959 : René Étiemble, Jules Supervielle, SEDES.

Huret Jules, 14 mars 1891. « Enquête sur l'évolution littéraire : Stéphane MALLARMÉ », in : L'Écho de Paris. Journal littéraire et politique du matin, 55-65.

Jakobson Roman, 1973, Questions de poétique, Paris, Éditions du Seuil.

Michel Jacqueline, 1989, « Supervielle et le tracé d’un trait d’union », Le Pays sans nom, Paris, Archives des lettres modernes, Minard.

Montandon Alain, 2001, Du récit merveilleux ou L’ailleurs de l’enfance, Éditions Imago.

Propp Vladimir, 1970, Morphologie du conte, Seuil, collection « Poétique ».

Ricoeur Paul, 1984, Temps et récit, tome 2, Éditions du Seuil.

Sandras Michel, 1995, Lire le poème en prose, Dunod.

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Todorov Tzvetan, 1987, « Les deux principes du récit », La Notion de littérature, Éditions du Seuil, collection « Points ».

Notes

1 Nous transcrivons le folio 5 du manuscrit des B.B.V., Harry Ransom Center, Université d’Austin, Texas. Les mots que nous plaçons entre crochets sont barrés dans les manuscrits. Retour au texte

2 Nous transcrivons le folio 4 du dactylogramme des B.B.V., Harry Ransom Center, Université d’Austin, Texas. Retour au texte

3 Nous transcrivons le folio 2 du manuscrit des B.B.V., Harry Ransom Center, Université d’Austin, Texas. Retour au texte

4 Nous transcrivons le folio 2 du dactylogramme comportant des ajouts manuscrits des B.B.V., Harry Ransom Center, Université d’Austin, Texas. Retour au texte

5 Nous transcrivons le folio 6 du manuscrit des B.B.V., Harry Ransom Center, Université d’Austin, Texas. Retour au texte

6 Nous transcrivons une lettre de Jules Supervielle à Jean Paulhan datée du 23 mars 1931, Archives Paulhan / IMEC. Retour au texte

7 Nous transcrivons une lettre de Jules Supervielle à Valery Larbaud datée du 29 juillet 1929, Bibliothèque Municipale de Vichy. Retour au texte

8 Nous transcrivons une lettre de Jules Supervielle à Valery Larbaud datée du 29 mai 1930, Bibliothèque Municipale de Vichy. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sophie Fischbach, « Étude génétique du conte-poème de Jules Supervielle : vers une redéfinition des frontières génériques », Textes et contextes [En ligne], 8 | 2013, publié le 01 décembre 2013 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=413

Auteur

Sophie Fischbach

Équipe des Littératures françaises des XIXème et XXème siècles, École doctorale III, Université Paris-IV Sorbonne, 3 rue de Mon Désert 54000 Nancy

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0